La récente publication (1991) d’un article du grand physicien soviétique Sergej Kapitza, portant sur le déferlement de l’irrationnel scientifique en URSS, ainsi que le retour en force de l’orthodoxie et du fondamentalisme un peu partout dans le monde m’amènent à m’interroger sur certains aspects du moment historico-politique que nous traversons actuellement.
Le phénomène dont parle Kapitza n’est peut-être pas aussi nouveau qu’il le prétend. Dès les années soixante et sans doute même auparavant, on pouvait constater en URSS ce qu’il appelle un irrationalisme scientifique. D’abord, prenons un exemple que tout le monde connaît, celui de Lissenko : à l’intérieur même de la science biologique, il représentait un irrationalisme complet ; et je garde le souvenir d’un certain nombre de phénomènes qui m’avaient frappé, dans les années soixante, quand j’étais en Union soviétique, et qui même me laissaient complètement désemparé. Par exemple, le fait que, dans un des meilleurs laboratoires de neurophysiologie et de neuropsychologie, on se livrait à des études sur la vision extra-oculaire en ayant recours à de pseudo-expériences avec des voyantes, des voyantes au sens propre. D’autre part, une année où je me trouvais dans les montagnes du Caucase, je vis les préparatifs d’une véritable expédition avec camions et hélicoptères ; je demandai de quoi il s’agissait ; on me répondit que c’était une mission scientifique qui allait examiner, sur les montagnes du Caucase, les traces de l’homme des neiges. Il y aurait beaucoup d’autres exemples à donner, mais il n’y pas que Brejnev qui, de notoriété publique, soignait sa santé ou plutôt sa sénilité à Moscou avec une femme géorgienne voyante extralucide, qui lui imposait les mains et qui avait pignon sur rue, que tout le monde fréquentait et qui doit avoir toujours pignon sur rue là-bas ; non seulement tout le monde dans l’entourage du Parti avait les mêmes pratiques, qu’on justifiait en disant que la médecine soviétique était en retard, mais, à mon grand étonnement, beaucoup de mes amis, et parmi les meilleurs de l’intelligentsia soviétique, m’expliquaient le plus sérieusement du monde qu’en réalité ce type de médecine avait fait ses preuves. Donc le phénomène ne date pas de la Perestroïka, ni non plus de l’effondrement des structures d’État communistes, il est antérieur. Pour expliquer ce phénomène, il y a des raisons générales, puisque les mêmes faits se produisent en dehors de l’Union soviétique, et en particulier en Occident, mais peut-être y a-t-il aussi des raisons qui sont plus propres à l’Union soviétique : j’en vois plusieurs.
La première est qu’il s’agit d’un système où on prétend contrôler toute la vie sociale et diriger l’ensemble de l’activité intel-lectuelle, artistique, spirituelle. De ce système, un philosophe géorgien, parmi les meilleurs d’Union soviétique, Merab Mamardachvili a pu dire que sa fonction véritable était d’« empêcher la pensée1 ». En quoi ce système empêche-t-il donc la pensée ? Parce que, en lui et par lui, tout est déjà pensé d’avance, y compris vous-même. Vous n’avez pas à vous interroger sur ce que vous êtes, vous avez en face de vous-même comme un double qui vous dit ce que vous êtes. Alors, avec un tel type de système, lorsque la pensée réapparaît, comme des petites sources après une glaciation, elle prend des directions qui sont en effet très irrationnelles.
Deuxième raison : c’est que la vulgate dite marxiste et qui, à mon avis, n’avait que peu de rapport avec le marxisme authentique, celui de Marx, cette vulgate était elle-même pleine d’irrationnel.
Non seulement parce qu’elle était incroyablement simplificatrice, mais aussi et surtout parce qu’elle excluait tout effort de réflexion personnelle, toute attitude critique, toute mobilisation de l’intelligence. Elle était enseignée comme une sorte de credo, une bible à laquelle il fallait se rallier, et cette bible n’avait que peu de rapports avec la vie concrète des jeunes auxquels on imposait ce pensum. Donc, pour eux, la vérité « scientifique », l’enseignement étaient quelque chose à la fois de très plat, sans rapport avec leur réalité, à quoi tout de même ils devaient croire comme un dogme sans le mettre en question. L’effort personnel de réflexion se portait ailleurs : je me souviens de ce que me disait un communiste tchèque dans les années soixante, quand il était chargé à Prague de l’enseignement du marxisme ; c’était pour lui une tâche épouvantable parce qu’il était honteux de ce qu’il devait enseigner et il ajoutait : « J’aimerais encore mieux enseigner le catéchisme » – de fait, c’était une forme de catéchisme. Alors, quand la seule nourriture intellectuelle, qui est du même coup présentée comme une vérité totale et indiscutable, est de ce niveau et fait aussi peu appel à un effort personnel de réflexion, on ne s’étonnera pas que les gens aient besoin d’autre chose et que, en même temps, ce quelque chose soit n’importe quoi sauf la lucidité critique et la réflexion personnelle. Voilà toute une série de raisons propres à l’URSS, il y en a sûrement d’autres.
D’une façon générale, les gens manquent de points de repères, ils ne peuvent plus s’orienter dans une existence, dans un monde qui est déchristianisé, et qui en même temps ne leur offre pas un système d’explication valable : la science, telle qu’elle se fait, appartient à des gens qui sont des spécialistes, qui ont leur langue. Ce que le public en connaît n’est plus la science ; ce qui passe de la science à travers les grands moyens de diffusion collectifs, comme la télévision, c’est quelque chose qui n’est pas profondément différent de la magie ; quand, assis dans son fauteuil devant son poste, on voit les gens marcher sur la Lune dans leur scaphandre ou qu’on entend parler de Big Bang, rien ne distingue ce type de résultat scientifique de ce que peut raconter un astrologue ou n’importe quel autre charlatan. Entre la science de ceux qui la font et ce qu’en perçoit la masse de la population, il y a un fossé. Quand un Tchernobyl se produit ou quand on découvre que l’environnement naturel est atteint par le développement de la technique, les gens ont tendance à penser qu’au fond la science a fait faillite ; ils se réfugient dans d’autres solutions. C’est tout cet ensemble de raisons qui joue, me semble-t-il.
Est-ce que ce phénomène est aussi politique ? Oui, certainement : les gens, comme individus, ou comme membres de petits groupes : une famille, un village, ne se sentent plus directement responsables ni engagés dans la vie collective. Des gens qui prenaient les décisions en Russie, on disait toujours « ils » ou « là-haut » – un domaine absolument lointain, étranger et auquel on n’avait pas part. Aujourd’hui, dans nos démocraties dites libérales, il se produit un phénomène du même type : les gens ont le sentiment que la politique est une affaire de professionnels plus ou moins capables, plus ou moins honnêtes, et qu’eux-mêmes n’en sont pas partie prenante. Le désengagement politique est un aspect de ce phénomène beaucoup plus général qui est le retour en masse de l’irrationnel, ce qu’on appelle le retour du religieux dans ses diverses formes.
La raison, fille des Lumières, serait-elle alors l’apanage de notre Occident européen ? La question n’est pas aussi simple. Je ne crois pas que nous puissions continuer à croire dans ce qui a été une certaine image de la raison pour les encyclopédistes et pour la Révolution française, une espèce de déesse qui, en dehors du monde et au-dessus des événements, dirigerait du dehors tout le cours de l’histoire humaine. Non, il y a des formes différentes de raison. Celle du mathématicien n’est pas exactement la même que celle de quelqu’un qui travaille dans les sciences humaines, mais il y a pourtant quelque chose de commun : cette exigence de pensée critique, cette confiance accordée à la démarche de l’intelligence rationnelle dès lors qu’on s’efforce, avant de juger, de comprendre ; ce qui suppose aussi le rejet radical de comportements fondés sur le refus des autres, les engagements passionnels, le fanatisme, l’intolérance. Comprendre, ça veut dire que, en essayant de comprendre, vous sortez du cadre dans lequel vous êtes habitué à penser, vous vous situez ailleurs, pour essayer de vous voir vous-même avec l’œil d’autrui. C’est une opération, évidemment, qui n’est pas très facile à réussir, mais à laquelle je crois sur tous les plans, sur le plan scientifique, comme sur le plan politique.
Je ne crois pas pour ma part qu’il y ait d’autre attitude possible que d’être progressiste. Le progressisme, je l’ai souvent dit, c’est avant tout l’antifascisme. Il faut donc toujours examiner dans quelle situation nous vivons, essayer de comprendre, analyser, faire le point. Or, à un moment donné, le marxisme est apparu comme un instrument de type intellectuel et rationnel permettant de donner un sens à l’histoire, de comprendre le passé. Les choses se font sur cette terre, avec des hommes en chair et en os, avec leurs besoins, leurs techniques, et aussi leurs espoirs et leurs conflits.
Le marxisme reste pour moi une des analyses dont on ne peut pas se passer : on ne peut comprendre le développement du capitalisme au XIXe et au début du XXe siècle sans lui. Marx m’apparaît comme un des plus importants penseurs de la fin du siècle dernier ; c’est pourquoi je ne céderai pas à la mode qui consiste à cracher sur lui. En tant que lecteur de Marx, je pense que notre devoir d’intellectuels est de considérer le mouvement historique, la réalité sociale, les nouveautés, d’en entreprendre l’analyse, sans se laisser aller au pessimisme ni céder à ces inclinations habituelles, ces pulsions que sont le chauvinisme, l’exclusion, la haine de l’autre – tout ce qui, pour moi, est le mal absolu.
Alors, si je dis cela et si je me sens par conséquent encore engagé dans la vie publique, ça veut dire que je ne peux pas accepter une formule du type lévi-straussien, si c’est la sienne : « La seule chose qu’il faut savoir, c’est qu’il n’y a rien à savoir ! » Cette formule ne serait vraie que si savoir voulait dire : trouver dans une vérité éternelle résidant au ciel ou inscrite depuis toujours dans l’histoire la signification du monde, le sens de notre vie. Mais un tel type de savoir n’existe pas. La seule chose que nous pouvons, que nous devons savoir, c’est que l’aménagement du monde, l’aménagement de la société et la conduite de notre vie sont notre affaire, que c’est nous qui leur donnons un sens ; ça n’a pas d’autre sens que celui que, ensemble, les hommes veulent leur donner et que chacun de nous, sous sa responsabilité et par son choix, décide de donner à sa propre vie. C’est dans cette mesure que, avec toutes les réserves qui s’imposent à l’historien, on peut dire qu’en la vivant les hommes font aussi leur histoire.