Préface


Pour Lida

Quand on arrive en fin de course, c’est alors que se pose la question – ou plus exactement qu’on vous pose souvent la question – du chemin que vous avez suivi. La réponse est difficile. On s’était fixé au départ des directions. Je me plaisais quant à moi à proclamer dans ma jeunesse comme on affiche un mot d’ordre sur son drapeau : un grand amour, une grande tâche, un grand espoir. Beau programme ! En dehors de l’amour, dont je ne dirai rien, je vois aujourd’hui qu’au lieu d’un itinéraire unique, dont on pourrait reconstruire après coup la ligne, il y a eu des voies multiples où je me suis trouvé poussé autant que je les ai choisies, des pérégrinations, des détours. On avance avec le temps, mieux vaudrait dire : on est déplacé, non d’un bloc mais par morceaux pour se retrouver au terme là où on ne croyait pas devoir aller, ailleurs dans son chez-soi, autre dans sa façon de demeurer le même.

Si tant est que j’aie une plume, elle n’est sûrement pas autobiographique. Elle me tomberait des doigts à prétendre lui faire raconter le parcours de ma vie : comment en débrouiller les fils et à quoi bon ? Au reste parcourt-on la vie comme on le fait d’une contrée dont on veut explorer le terrain tout au long ou comme on parcourt un livre, le feuilletant en diagonale, sautant des pages, pour s’en faire en hâte quelque idée, sans vraiment le connaître ?

C’est pourtant le mot de « parcours » qui nous était venu en tête comme titre de ce livre quand j’en discutais avec Maurice Olender, dont l’amitié m’avait finalement décidé à entreprendre avec lui ce recueil et à lui en confier, en même temps qu’à Hélène Monsacré, la composition. Un recueil, c’est un peu comme une vie : un bric-à-brac fait de pièces et de morceaux. Pourtant, jusque dans le balluchon qu’un clochard traîne avec lui, et où l’on pourrait croire qu’il fourre tout ce qui par chance lui tombe sous la main, l’ordre qui préside à cet amas relève du choix autant que du hasard et, pour qui sait y regarder, il témoigne du profil et de l’itinéraire singuliers d’une personne. Du paquet d’écrits rassemblés pour constituer ce volume on pourrait dire, me semble-t-il, qu’en l’intitulant Entre mythe et politique on a justement balisé l’espace où se situent, pour divers qu’ils soient, l’ensemble des textes retenus. Quand je regarde en arrière, je me dis qu’en effet on peut représenter le cours de ma vie et ma démarche scientifique comme une trajectoire tendue, brisée parfois, entre les deux pôles ennemis, mais ennemis intimes, les deux pôles opposés et associés du mythe et du politique. Pour les gens de ma génération qui ont connu et, pour certains, accompagné le jeune antifasciste que je fus au Quartier latin, le résistant du Sud-Ouest, le militant anticolonialiste de l’après-guerre, inutile de leur faire un dessin. Entre mythe et politique, ils voient ce que cela, en un sens, peut vouloir dire. Mais pour les autres, plus jeunes, les temps que j’ai vécus avec mes copains, dont il reste si peu – le nazisme, le communisme, l’Occupation, la Libération –, doivent leur apparaître en quelque façon aussi étranges et opaques que l’époque de Jeanne d’Arc ou de Charlemagne. Sans doute est-ce en partie avec l’espoir de leur faire comprendre ce qu’était l’horizon où s’inscrivaient alors notre pensée et notre action, comment ce cadre tout en les limitant l’une et l’autre, en les aveuglant parfois, conférait à chacune sens et force, que j’ai choisi de rassembler, comme les pièces d’un puzzle, cette multiplicité d’écrits.

Entre mythe et politique, donc. Encore faut-il se garder d’interprétations trop simples, d’autant plus tentantes que la formule, en son apparente clarté, risque tout naturellement de les suggérer. Comme, par exemple, de ranger sous la rubrique mythe l’ensemble des études que j’ai menées sur la mythologie grecque et sous la rubrique politique mon action militante dans les événements contemporains. On aurait ainsi un cheminement qui, au gré des circonstances et suivant les moments, m’aurait conduit, en zigzag d’aller et retour, de l’Antiquité au monde d’aujourd’hui, de la recherche pure et désintéressée à l’engagement partisan, du savant isolé dans sa bibliothèque à l’homme public luttant au coude à coude avec ses camarades. Mais, dans un schéma de ce genre, ni l’helléniste ni le militant ne trouvent leur compte. Ils ne se reconnaissent pas plus l’un que l’autre dans ce portrait à double face.

D’abord parce que l’enquête « scientifique » sur la Grèce ancienne ne se limite pas au religieux et au mythique. Elle était orientée au départ en direction du politique, dont elle cherchait à saisir les conditions d’émergence en repérant la série des innovations, sociales et mentales, auxquelles était lié, avec la naissance de la cité comme forme de vie collective, son surgissement. Le terrain de l’Antiquité devait donner à l’historien l’occasion de mieux cerner les frontières séparant la pensée mythico-religieuse d’une rationalité grecque engagée dans le politique, solidaire de lui dans la mesure où elle apparaissait fille de la polis.

A l’autre pôle, celui de la politique moderne, le cours de l’histoire n’a pas manqué d’ouvrir les yeux du militant sur la part d’illusion, d’utopie, de mythe qui, à côté des motifs d’ordre rationnel et de l’analyse objective, commandait sa vision du monde et déterminait son engagement. Dans la cité antique comme dans nos États modernes, dans la démarche du savant comme dans les choix du militant, les deux pôles du mythe et du politique sont représentés plus ou moins sans que, entre eux, l’équilibre soit jamais entièrement et définitivement rompu au profit de l’un ou de l’autre.

Il faut aller plus loin. A peine l’historien a-t-il dessiné la frontière entre mentalité mythico-religieuse et rationalité politique qu’il est tenté, sinon de la remettre en cause, du moins d’en relativiser la portée en soulignant son caractère indécis, flottant, poreux. Si le mythe ne comportait lui-même ses formes propres de rationalité, on ne voit pas comment on aurait réussi à s’en dégager, à en sortir. On peut passer d’un ordre intellectuel à un autre, différent, non du chaos, du néant d’ordre à quelque chose. Aussi ma tâche, en ce domaine, comme celle des mythologues qui m’ont précédé ou qui se sont associés à moi, aura été de dégager, dans les traditions légendaires grecques, les structures qui commandent l’ordre des récits et, plus profondément, l’organisation intellectuelle sous-jacente au travail de l’imagination mythique, à cette œuvre de création foisonnante qui opère suivant une logique jouant sur l’ambiguïté des notions et des énoncés, au lieu de viser à la non-contradiction.

A l’autre bout de la chaîne, dans ce que le spécialiste de l’Antiquité parvient – difficilement – à saisir sur l’origine de la cité, sur la figure de ceux qui passent pour en avoir été les fondateurs, sur les finalités et les procédures de leur action publique, le religieux et le légendaire sont non seulement présents à côté du politique (le devin inspiré Épiménide à côté du nomothète réformateur Solon) mais inclus en lui. Dans le politique grec, même s’il implique un processus de « laïcisation », il y a une dimension religieuse. Alors même qu’un régime démocratique s’est établi, comme celui d’Athènes à l’époque classique, on ne saurait comprendre comment les institutions ont fonctionné ni ce qu’a été la pratique sociale quotidienne des citoyens si on ne prend pas en compte ce que Nicole Loraux a appelé une « Athènes imaginaire », sans laquelle la vie politique « réelle » n’aurait pu être ce qu’elle fut.

Cette intrication des contraires, leur union maintenue dans et par la tension qui les oppose ne font pas que rappeler à l’helléniste les formules d’Héraclite sur le monde comme accord de forces antagonistes, tensions tour à tour tendues et distendues à la façon de la lyre et de l’arc. Elles lui permettent de mieux saisir la portée actuelle d’un des aspects majeurs de sa recherche, quand il s’attache à dégager dans le monde antique d’un côté les raisons du mythe (pour reprendre le titre d’un des chapitres de Mythe et Société), de l’autre la dimension d’imaginaire au sein du politique. Entre passé et présent, entre l’enquête érudite sur les temps anciens et la participation active aux combats d’aujourd’hui, en dépit des contrastes qui les opposent, il y a des interférences, des glissements, des zones de recoupement dont ce recueil voudrait faire percevoir l’écho.

En ouverture du livre les « Fragments d’un itinéraire » rassemblent des textes prononcés à l’occasion de dates ou de cérémonies significatives qui ont jalonné mon chemin, de débats sur des questions de méthode et de fond, d’entretiens propices à quelques confidences. Il s’agit de marquer les principales étapes et les grandes orientations d’un parcours scientifique. Dans « Psychologie et anthropologie historiques » j’explicite mes racines intellectuelles, ma filiation en tant que chercheur. Je paie ma dette envers les deux maîtres qui m’ont formé : Ignace Meyerson et Louis Gernet. A ces témoignages j’ajoute, comme contribution personnelle à une anthropologie historique du monde ancien, l’analyse générale que j’ai dernièrement proposée, où je tente de brosser un tableau de l’homme grec1. Sur cet aspect de ma démarche on peut se référer aujourd’hui aux deux tomes du livre publié par Riccardo Di Donato sous le titre : Passé et présent. Contributions à une psychologie historique2. Ce qui intéresse R. Di Donato dans sa perspective d’historien et d’archiviste, c’est de répertorier et de colliger tous les documents, parmi mes écrits, qui se rapportent de près ou de loin à la psychologie historique et d’éclairer, à travers eux, la façon dont cette nouvelle discipline a pu être mise en œuvre dans l’étude du monde ancien, quelles voies elle a contribué à frayer, en quoi elle a modifié le regard de l’antiquisant.

On ne s’étonnera donc pas, après ces remarques, que deux des plus gros chapitres du présent recueil soient consacrés, l’un aux mythologies, l’autre aux rationalités grecques, toutes deux au pluriel comme il va de soi pour qui se refuse à poser une Raison unique et intemporelle confrontée à un Mythe qui ne le serait pas moins. Formes diverses donc de rationalité politique et de fabulation légendaire : à ces deux entrées il me fallait ajouter comme troisième volet le thème de l’image, de l’imaginaire, de l’imagination : à quel moment, selon quelles modalités, dans quels secteurs de la création plastique et littéraire les Grecs ont-ils conçu le fictif comme constituant un domaine spécifique d’expérience, différent aussi bien de la simple apparence que de la pleine réalité : le monde proprement humain de l’art ou des arts ?

Si deux ensembles de textes viennent en complément boucler le champ des études anciennes, c’est que les problèmes qu’ils soulèvent trouvent aujourd’hui, de façon très directe, leur prolongement : d’abord la tragédie et le tragique, ensuite le temps, la mortalité des hommes face à la permanence, à l’immortalité des dieux.

Les écrits regroupés en fin de volume sont d’une autre nature et demandent quelques explications. Deux rubriques, l’une intitulée « Politique : dedans dehors », l’autre « Paris-Moscou ».

Dans la première figurent trois textes que j’ai rédigés avant d’avoir quitté le Parti communiste, quand je suis encore dedans ; les autres, plus récents, sont postérieurs à mon départ. Ils ne sont plus destinés, si je puis dire, à la consommation interne ni spécialement adressés aux militants du PC. Je m’exprime désormais en mon nom propre ; je parle du dehors. Mais, là encore, les choses sont moins simples qu’il ne paraît.

Les trois analyses politiques internes, par les critiques qu’elles formulent, les propositions qu’elles avancent, se situent à l’extérieur de la ligne du PC, en opposition déclarée à sa pratique politique et à sa direction. Élaborée en commun par Victor Leduc et moi, la lettre de la cellule Sorbonne-Lettres qui mettait en cause toute la stratégie du Parti a naturellement été combattue et condamnée à tous les échelons de la hiérarchie. L’analyse critique de la politique algérienne du Parti a été publiée, sous le pseudonyme de Jean Gerôme, dans Voies nouvelles, que nous faisions paraître, au grand dam des officiels, comme tribune de l’opposition communiste.

Mon intervention lors des Journées de mai 68 prend place dans le concert de protestations que soulevait, chez la plupart des intellectuels et dans d’autres milieux, l’attitude de la direction du PC à l’égard de la contestation étudiante. Pour les dirigeants du Parti, dès le milieu des années cinquante, j’ai beau être membre du PC, je suis, avec bien d’autres de mes proches, déjà dehors. Et à mes yeux aussi il y a, entre eux et nous, une ligne de démarcation infranchissable.

Les deux textes brefs, très postérieurs, qui concernent 1940 et la bombe de la rue Copernic, n’ont rien à voir avec le communisme. Ils portent pourtant la marque de ce que j’ai vécu quand je suis passé par là. Comme il y a des fractures dans ce qu’on imagine monolithique, il y a des continuités par-delà les ruptures et les changements. Dedans et dehors, à la fois.

Pour le dernier chapitre, on se demandera et on me posera la question : pourquoi « Paris-Moscou » ? En 1932 – je viens d’entrer en communisme – je fais la connaissance, aux vacances d’été à Saint-Jean-de-Luz, de tout un groupe de jeunes Russes, garçons et filles, surtout des filles, dont les prénoms en a, masculins et féminins, ne laissent pas de me surprendre3. Enfants d’immigrés, leurs parents, anciens sociaux-démocrates ou socialistes révolutionnaires réfugiés en France, ne sont ni blancs ni rouges : roses. Unie et diverse, cette bande à laquelle je me joins m’est proche et le restera à la fois par tout ce qu’elle partage en commun avec moi et par ce qu’elle m’apporte de différent, d’insolite dans ses façons d’être, ses manières de vivre, de penser, de s’exprimer. A mon existence de jeune étudiant en Sorbonne, au cercle de mes copains du Quartier latin, elle ajoute une dimension nouvelle qui ouvrira sur la découverte d’un monde autre : un peu de Moscou dans mon Paris. Je pourrais dire, comme l’écrit Aragon : « J’aimais déjà les étrangères. » Lida avait, à cette époque, quatorze ans, moi dix-huit. Nous nous sommes mariés en 1939. Et c’est avec elle, à travers elle, par ses yeux et sa voix que j’ai connu la culture russe : romans, poésie, théâtre, peinture, danse, musique, chants, et que cette Russie est devenue une partie de moi4. Quand j’ai visité l’Union soviétique pour la première fois, en 1934, j’y ai rencontré une de ces jeunes filles, Lila, qui venait, depuis la France où je l’avais connue, de retourner dans son pays. Nous l’avons retrouvée bien plus tard, ma femme et moi, en 1962, après des années de silence forcé ; elle s’appelait alors Lounguina. Elle et son mari, Sima, nous ont fait découvrir, voyage après voyage, une autre Russie, celle des dissidents, du samizdat, des anciens déportés5. Dans « Rencontre à Moscou », publié dans Le Nouvel Observateur en 1982 sous le titre « Libérez Fiodorov et Mourjenko », évoquant la répression et les camps, j’ai écrit : « Si vous aimez les Russes et la Russie, vous aurez mal. » Lida et moi avons eu mal. Et dans la rage, l’indignation, le rejet de ce que je voyais en Union soviétique, il y avait, comme il y a encore aujourd’hui, mon vieil amour des Russes et de la Russie. En moi, Moscou et Paris, comme en chacun de nous sans doute l’autre et le même, en deux pôles opposés, n’ont jamais cessé de se nouer.


1.

L’Homme grec, sous la direction de Jean-Pierre Vernant, Paris, 1993, 370 pages.

2.

Rome, Edizioni di Storia e Letteratura. Raccolta di Studi e Testi, 1995, 2 volumes, n° 188-189, 798 pages.

3.

Beaucoup ne sont plus là. Je dis leur prénom comme ils me viennent : Lida, Goula, Zina, Lila, Ella, Lola, Nina, Nata, Tania, Maia, Fira et, pour les garçons : Tola, Lala, Kira, Valodia et Chourik, pour sauver la différence masculine. En revanche, pour assimiler à cette bande Henri Pierre, futur correspondant du Monde à Moscou, on l’avait baptisé Pia.

4.

Lida Vernant a enseigné la langue et la littérature russes à l’université de Paris-VIII.

5.

Voir Lila Lounguina, Les Saisons de Moscou, 1933-1990, racontées à Claude Kiejman, Paris, 1990, 220 pages.