Quoique la femme eût autrefois des compétences nettement distinctes de celles de l’homme, ce qui lui donnait dans les faits beaucoup de responsabilités et d’indépendance vis-à-vis de son mari, elle lui était, en droit, étroitement subordonnée. Dans toutes les circonstances de la vie commune, le mari était le chef — caput —, la femme le corps. Il était en tout responsable de sa conduite, et avait le droit et le devoir — dans certaines limites — de la punir et de la battre pour l’empêcher de mal faire, ou simplement pour lui rappeler sa prééminence. Elle, comme une enfant ou une servante, devait lui obéir en tout ce qu’il lui commandait d’honnête, et supporter ses réprimandes ou ses coups sans riposter. De tout cela, les moralistes ecclésiastiques, les juristes, les proverbes et les anciennes coutumes populaires témoignent abondamment1. Mais il était pourtant un lieu où la femme était en principe l’égale de son mari : le lit conjugal.
Dès l’origine, le même saint Paul qui, dans l’épître aux Éphésiens, avait consacré la subordination de l’épouse2, avait au contraire établi, dans la première lettre aux Corinthiens, qu’elle avait les mêmes devoirs et les mêmes droits sexuels que son mari : « Pour éviter l’impudicité, que chacun ait sa femme et que chaque femme ait son mari. Que le mari rende à sa femme ce qu’il lui doit et que la femme agisse de même envers son mari. La femme n’a pas d’autorité sur son propre corps, mais c’est le mari ; et pareillement, le mari n’a pas d’autorité sur son propre corps, mais c’est la femme3. » Après lui — du moins depuis la renaissance théologique du XIIe siècle —, tous les docteurs qui ont écrit sur la « dette conjugale » ont affirmé avec force et clarté l’égalité du mari et de la femme en ce domaine : « in hoc, enim, pares sunt », « ils sont égaux4 », formule qu’ils opposaient à la maxime générale subordonnant la femme à son mari dans toutes les autres circonstances de la vie commune, « mulieres subjectae sint viris suis ».
Il y avait là un paradoxe que les fidèles ont eu de la difficulté à comprendre et à admettre et que les théologiens ont peiné à expliquer et justifier5. Plus que leurs explications, d’ailleurs, c’est l’affirmation têtue de ce paradoxe qui doit attirer l’attention de l’historien. Il admet en effet que, d’ordinaire, chaque société, chaque époque, chaque classe sociale ne retient de la religion qu’elle professe que ce qui s’accorde avec ses structures mentales et matérielles. J’aurais même tendance à dire qu’aujourd’hui comme hier les théologiens ont eu pour fonction de rendre la doctrine assimilable par la société de leur temps. Or il n’en a pas été ainsi pour ce qui concerne ce point particulier : du XIIe siècle au xxe dans une société qui subordonnait en toutes choses la femme à l’homme, ils ont constamment proclamé que l’épouse avait sur le corps de son mari un droit égal à celui du mari sur le sien. Sans doute parce que ç’avait été depuis l’origine l’un des paradoxes caractéristiques du mariage chrétien.
Comme, dans les faits, la femme n’était pas habituée à une telle égalité, les théologiens sont allés plus loin encore : ils l’ont privilégiée, en rendant la servitude du mari plus étroite que la sienne : « Parce que, chez la femme, la froideur et la honte sont plus véhémentes que chez l’homme, il est permis à la femme d’attendre une demande explicite de l’homme [pour lui rendre ce qu’elle lui doit], tandis qu’à l’homme il n’est pas permis d’attendre la même chose de la femme : il doit prendre en considération même les demandes implicites, de même qu’un médecin est tenu de secourir un malade même s’il est seul à s’apercevoir que celui-ci est malade6. »
Ce privilège de la femme d’être comprise à demi-mot semble avoir été établi par Albert le Grand, au XIIIe siècle, et il a été depuis lors mentionné par la plupart des théologiens qui ont traité de la dette conjugale. Or il appelle plusieurs remarques. Premièrement, l’idée que la timidité de son sexe empêche la femme de réclamer clairement son dû n’a jamais été contestée, et elle me paraît donc significative du statut sexuel des femmes dans l’ancienne société occidentale, quelles que puissent être, à cet égard, les différences naturelles entre l’homme et la femme, et quel qu’ait pu être en réalité l’ancien comportement féminin.
Pour les théologiens, bien sûr, cette pudeur de la femme était une vertu naturelle à son sexe. Naturelle, elle était incorrigible. Et vertu, elle n’avait pas à être corrigée. Ils ne pouvaient donc songer qu’à en compenser les effets fâcheux. Dans ces limites, on peut dire qu’ils ont fait tout leur possible pour permettre à l’épouse de jouir pleinement des droits que lui avait donnés saint Paul sur le corps de son mari.
Troisième remarque, la tradition établie en la matière a survécu jusqu’en plein XXe siècle7. Non seulement l’homme continue à attendre de la femme une pudeur plus grande que la sienne — et il est scandalisé, malheureux, lorsque la réalité dément son attente —, mais la femme, quant à elle, continue souvent à attendre de l’homme qu’il devine ses désirs, ou même, comme l’écrivait Thomas Sanchez au début du XVIIe siècle, que « l’homme perçoive mieux qu’elle-même qu’elle désire l’accouplement8 ».
En fait, le surcroît d’attention imposé à l’homme pour rétablir entre les conjoints l’égalité des droits sexuels a certainement contribué à perpétuer une relation inégalitaire. A force d’interpréter les désirs de la femme, l’homme risquait de l’en déposséder. C’est ce que suggère la formule de Sanchez. A la limite, le désir féminin pouvait même devenir négligeable, ce qui était le contraire de l’effet recherché.
En définitive, c’est l’asservissement à la dette conjugale qui, en théorie, a fait de la femme l’égale de l’homme. Cependant, si la femme n’osait pas réclamer ses droits, et si l’homme était laissé juge de ses désirs, il est clair qu’en réalité elle seule était asservie. Cet asservissement sexuel de la femme était, certes, antérieur au christianisme. Mais la doctrine chrétienne peut avoir contribué à le pérenniser.
L’égalité des droits sur le corps du conjoint n’impliquait d’ailleurs nullement une identité des rôles sexuels, ni même le sentiment d’une égalité dans la relation charnelle. Relisons Viguerius : « Dans l’acte conjugal, l’homme est actif [agens] et la femme passive [patiens], et pour cela [le rôle] le plus noble revient à l’homme9. » Ces rôles sexuels différents étaient considérés comme naturels, c’est-à-dire voulus par Dieu. Adopter le rôle du sexe opposé constituait donc un sacrilège, un « crime contre nature », une perversion de l’œuvre de Dieu. Cela apparaît clairement dans les discussions théologiques relatives aux positions adoptées par les conjoints dans l’accouplement.
« La manière naturelle, quant à la position, est que la femme gise sur le dos et que l’homme se couche sur son ventre, observant d’éjaculer dans le vase destiné à cet usage10. » Cette position est convenable, explique Sanchez, non seulement « parce qu’elle est plus propice à l’effusion de la semence comme à sa réception et à sa rétention dans le vase féminin », mais aussi parce qu’il est « plus conforme à la nature des choses que l’homme agisse et que la femme subisse11 ». Au contraire, « lorsque l’homme est dessous il subit, par le fait même de cette position, et lorsque la femme est dessus elle agit. Combien la nature a horreur de cette mutation, qui ne le voit ? » D’ailleurs, « Methodius, dans son commentaire de la Genèse, dit que la cause du déluge a été que les femmes, transportées de folie, avaient abusé des hommes, ceux-ci étant couchés dessous et elles dessus ». Ce que saint Paul aurait confirmé en écrivant aux Romains : « Leurs femmes changèrent l’usage naturel en celui qui est contre nature12. » Il faut remarquer que, pour justifier la condamnation de ce mode d’accouplement, les théologiens n’hésitent pas à prendre des libertés avec l’Écriture sainte : rien dans la Genèse, que je sache, ne permet d’attribuer cette inversion des rôles sexuels à l’humanité antédiluvienne, ni d’y chercher l’explication du courroux de Dieu à son égard13 ; quant aux pratiques contre nature dénoncées dans l’épître aux Romains, il me paraît clair qu’elles étaient homosexuelles et qu’il a fallu tronquer le texte pour pouvoir y lire autre chose14.
Mais ces commentaires abusifs de l’Écriture ne visaient pas à imposer aux fidèles la condamnation de pratiques que la morale commune aurait admises. Bien que les positions « contre nature » aient paru pervertir symboliquement l’ordre naturel — soit par l’imitation des animaux15, soit par l’inversion des rôles masculin et féminin —, les théologiens du bas Moyen Age et des temps modernes ne les ont pas absolument condamnées. Les uns ont remarqué qu’elles n’empêchaient pas la procréation, l’utérus ayant la vertu d’attirer le sperme aussi bien de bas en haut que de haut en bas. D’autres ont reconnu qu’il pouvait être nécessaire d’adopter telle ou telle de ces approches lorsque les époux étaient trop gras pour s’unir autrement, ou lorsque, la femme étant enceinte, ils craignaient d’endommager l’embryon. Or, bien loin d’aller dans le sens de la morale commune, il semble que ce libéralisme ait plutôt scandalisé les laïcs, y compris les moins bégueules16. S’agissant de l’égalité des droits sur le corps du conjoint, les théologiens ont maintenu l’enseignement paradoxal de saint Paul contre les préjugés de leur temps. S’agissant des rôles sexuels et des formes de la conjonction charnelle, ils semblent au contraire avoir parfois gauchi les textes sacrés pour leur faire justifier ces préjugés.
Les théologiens d’autrefois donnent souvent l’impression de croire que tout acte sexuel procurait nécessairement du plaisir à la femme aussi bien qu’à l’homme. Pourtant, il leur arrivait de débattre du droit de la femme à l’orgasme — si je puis employer ce concept anachronique — dans l’union conjugale17.
Selon la doctrine chrétienne, rappelons-le, la sexualité n’a pas pour fin le plaisir mais la reproduction de l’espèce. Le plaisir n’est là que pour nous appâter. Et nous pécherions gravement à nous saisir de cet appât sans nous laisser piéger. Si le mariage donne aux époux un droit sur le corps de leur conjoint, c’est comme instrument de procréation plutôt que de volupté. Chez le mâle, cependant, le plaisir est indissociable de l’éjaculation. La question était de savoir dans quelle mesure le plaisir féminin était aussi nécessaire à la procréation.
Si l’on suit Galien, la femme émettrait une semence aussi bien que l’homme, et cette émission lui procurerait, comme à lui, du plaisir. C’est du mélange de ces deux semences que serait conçu l’embryon, et il n’y aurait donc pas de procréation sans plaisir partagé18. Autrement dit, tout acte sexuel où la femme n’atteint pas à l’orgasme est un acte incomplet et devrait logiquement être condamné par les moralistes chrétiens.
Mais tout change si l’on suit Aristote. Pour lui, la femme ne contribue à la conception que par son « sang menstruel » : un sang qui s’accumule dans l’utérus à cette fin, et n’en est finalement évacué au bout du mois que lorsque aucune conception n’a eu lieu. Lorsque, au contraire, le sperme viril entre dans l’utérus et s’y maintient — et mieux vaut que ce soit peu après l’évacuation menstruelle, au moment où la matrice est irriguée d’un sang nouveau —, il agit sur ce sang comme une sorte de ferment. Cette fermentation aboutit au bout d’un certain temps — quarante jours dit-on le plus souvent — à la conception d’un embryon19. Ainsi, la femme joue dans le processus de génération le même rôle que dans l’acte sexuel : son sang menstruel est une matière passive, tandis que le sperme viril est un principe actif, organisateur et en quelque sorte immatériel. Mais, ce qui nous intéresse ici, c’est que ce sang par quoi la femme participe à l’œuvre de génération est émis sans plaisir, continûment, qu’elle ait ou non des relations sexuelles. En somme, le plaisir féminin n’est pas nécessaire à la procréation.
Il paraît difficile d’admettre à la fois ces deux théories, et selon que l’on choisit l’une ou l’autre on devrait aboutir à des morales conjugales très différentes. Or, soit en raison du caractère contraignant de la morale chrétienne, soit parce que, inversement, le choix fait entre ces théories était tributaire du statut sexuel de la femme dans la société considérée, l’évolution des idées sur la génération pourrait révéler une véritable histoire de l’orgasme. Il semble que la théorie d’Aristote l’ait emporté à la fin de l’Antiquité — chez saint Jérôme et saint Augustin, par exemple20 — et encore au XIIIe siècle dans l’œuvre d’Albert le Grand21. Plus tard, les médecins des XVIe et XVIIe siècles furent plutôt partisans de Galien, et la plupart des théologiens — bien qu’ils se soient rarement référés aux traités de médecine de leur temps — ont, avec plus ou moins de détermination, repris l’argumentation galéniste.
L’étrange est qu’aucun d’eux ne paraît avoir été purement galéniste ni purement aristotélicien. Leur respect des Pères de l’Église et des grands docteurs du XIIIe siècle les empêchait sans doute d’abandonner totalement Aristote. De même, peut-être, le fait que beaucoup de femmes concevaient sans plaisir — fait que des confesseurs pouvaient ne pas ignorer, encore qu’il n’en soit jamais question dans les débats. En tout cas, nul ne qualifie d’actes incomplets, privés de toute vertu procréatrice, et donc de crime contre nature les accouplements desquels l’homme seul retirait du plaisir. D’un autre côté, il ne leur était pas non plus possible de renoncer à Galien. Car on ne pouvait douter de l’existence d’un plaisir féminin, même si toutes les femmes fécondes ne l’avaient pas connu. Or ce plaisir devait bien avoir une utilité pour la génération, puisqu’il était hors de doute que la sexualité n’avait pour fin que la procréation22. A trop suivre Aristote, on en serait venu à saper les fondements de la doctrine chrétienne du mariage et de la sexualité. Les théologiens cherchaient donc une solution moyenne, empruntant à la fois aux idées d’Aristote et à celles de Galien. Ils admettaient généralement que la semence féminine — et donc le plaisir féminin — est, sinon nécessaire à la conception, du moins utile à sa perfection : les enfants que leurs mères ont conçus avec plaisir sont plus parfaits, plus beaux que ceux qu’elles ont conçus sans plaisir.
Restait à apprécier la gravité du péché des époux qui concevaient ces enfants imparfaits, et à leur indiquer le moyen de ne pas le commettre. Tel est l’objet des débats théologiques que je vais tenter de résumer, en attirant l’attention sur la formulation des questions aussi bien que sur les réponses diverses qui leur étaient données.
Première question : la femme est-elle obligée d’émettre sa semence durant la rencontre conjugale ? Cette question fait partie du débat sur la contraception : on suppose que la femme retient son plaisir pour éviter de procréer. Cela serait tolérable si l’homme aussi avait retenu le sien, mais on est dans le cas où il ne l’a pas retenu et où la femme veut frustrer l’acte sexuel de sa vertu procréatrice23. Sur quinze théologiens examinant ce cas, huit pensent que la femme commet un péché grave, quatre jugent le péché véniel, et trois concluent qu’elle ne pèche pas du tout, la probabilité de conception étant diminuée mais non pas annulée par sa manœuvre.
Deuxième question : l’homme est-il tenu de prolonger l’accouplement jusqu’à ce que son épouse émette sa semence — autrement dit, atteigne à l’orgasme ? Quatre théologiens lui en font un devoir impératif. Les autres — la grande majorité — estiment qu’il n’y est nullement tenu. Mais tous « permettaient » au mari de prolonger l’accouplement jusqu’à l’orgasme de la femme. C’était, curieusement, une concession, là où l’intérêt de la procréation aurait dû susciter un conseil ou un ordre.
L’homme et la femme doivent-ils parvenir au plaisir en même temps ? Cette troisième question était posée elle aussi dans la perspective d’une perfection de l’œuvre de procréation. Galien, en effet, ne croyait la génération possible que si les deux semences étaient émises simultanément ; et son disciple Ambroise Paré écrivait au XVIe siècle : « Jamais conception ne se fait que les deux semences ne concourent ensemble et en un même instant24. » Pourtant, sur les vingt-cinq théologiens mêlés à ces débats, six seulement ont abordé ce problème. Et si tous les six conseillaient aux conjoints de tout mettre en œuvre pour émettre leur semence en même temps — le plus rapide des deux devant exciter le plus lent par des baisers et des caresses avant le coït —, c’était seulement parce que cette simultanéité facilitait la conception, ou rendait les enfants plus beaux, et non pas qu’ils aient cru la conception impossible autrement25.
Il faut néanmoins noter que les « baisers et attouchements honteux » faisaient l’objet d’un autre débat — sans rapport explicite avec le problème de la semence féminine et du plaisir féminin — et que la plupart des théologiens les autorisaient en tant que préparation à l’union conjugale. Lorsque les conjoints échangeaient ces caresses dans une autre intention, ils commettaient au contraire un péché véniel ou mortel, en raison du « danger de pollution ». Seul Thomas Sanchez les permettaient en toutes circonstances et malgré ce péril, « parce qu’elles entretenaient l’amour mutuel26 ».
Malgré leur volonté de minimiser la différence entre l’homme et la femme pour ce qui concerne le « devoir conjugal », il n’échappait pas aux moralistes chrétiens que la femme était généralement la plus lente des deux à parvenir au plaisir : « Parce qu’ils sont plus chauds, les hommes, plus fréquemment, émettent leur semence les premiers27. » Lorsque la femme avait ainsi été frustrée de plaisir, pouvait-elle donc, après le retrait de l’homme, s’exciter tactilement pour émettre elle aussi sa semence ? Sur dix-sept auteurs qui ont soulevé cette quatrième question, quatorze le lui permettaient et trois seulement le lui ont interdit.
Cette répartition des réponses peut surprendre, pour plusieurs raisons, et mérite donc quelques mots de commentaire. Aux hommes, en effet, la masturbation était rigoureusement interdite, en quelque circonstance que ce fût ; et elle était aussi interdite aux femmes, sauf dans ce cap précis. Ces interdictions, pourtant, n’étaient pas fondées, comme aujourd’hui, sur l’égoïsme de cette conduite sexuelle, mais sa stérilité. Il est donc compréhensible qu’on l’ait au contraire autorisée lorsqu’elle pouvait favoriser la procréation.
Il est vrai que sa fertilité pouvait être contestée : Sanchez note que, selon certains auteurs, « aussitôt que le membre viril est retiré, l’air entre en-dessous, pour éviter le vide », et que « la semence reçue en est corrompue ». Arrivant après cette corruption de la semence virile, « la semence de la femme ne peut donc plus servir28. » N’est-il pas étrange que tant d’auteurs aient toléré cette manœuvre d’utilité discutable, alors que si peu recommandaient à l’homme de prolonger l’accouplement jusqu’à l’orgasme de la femme, ou de la préparer par des caresses afin qu’elle émette sa semence en même temps que lui ? J’avoue ne pas être pour l’instant en mesure de fournir une explication rationnelle de ces incohérences apparentes. Peut-être les théologiens étaient-ils trop conscients de leur ignorance du phénomène de la génération pour prescrire une morale positive, se contentant de tolérer ou non ce qui faisait le plus problème.
Au reste, d’autres motifs, généralement moins explicitement formulés que l’intérêt de la génération, se mêlaient au débat. Certains théologiens remarquaient que, « si les femmes, après avoir été excitées, étaient obligées de réprimer leur nature, elles seraient constamment en danger de pécher mortellement, puisque les hommes, plus chauds, éjaculent plus fréquemment les premiers ». L’idée est que ce serait injuste pour le sexe féminin qui, aussi bien que le masculin, doit pouvoir trouver dans le mariage un moyen de salut. Et cet argument aurait pu servir à justifier la masturbation post-coïtale, même si la semence féminine émise après le retrait de l’homme se révélait totalement inutile. Alphonse de Liguori, qui le rapporte, le repousse immédiatement en observant que, « dans le cas où la femme serait plus rapide que son mari, il conduirait à donner à l’homme le même droit, ce qui lui ferait commettre un épouvantable péché29 ». Mais l’irréalisme de l’argumentation liguorienne soulignerait plutôt la force de l’argument adverse. D’une part, en effet, l’homme est plus rapide que la femme « parce qu’il est plus chaud » ; d’autre part, c’est lui qui, étant le membre actif du couple, décide du début et de la fin de l’accouplement, ce dont témoignent tous les débats sur le coït interrompu et l’étreinte réservée. Le raisonnement que combat Alphonse de Liguori pouvait donc justifier la masturbation post-coïtale de la femme, en l’absence de toute donnée scientifique sûre sur l’utilité de la « semence féminine ».
Remarquons d’ailleurs que Diana — l’un des trois théologiens qui n’admettaient pas cette pratique — la tient pour un péché mortel « si la femme peut se contenir ». Dans le cas contraire, c’est-à-dire lorsqu’elle ne peut maîtriser la fureur sexuelle allumée par le coït, on peut donc supposer qu’elle ne pécherait que véniellement, ou même pas du tout.
Les considérations étrangères au souci de la procréation apparaissent mieux encore parmi les motifs de condamnation de l’excitation volontaire après l’accouplement. Diana insiste, certes, sur le fait que « la semence féminine n’est pas nécessaire à la génération ». Mais ce n’est qu’un argument rhétorique, puisque tous les théologiens en convenaient et que le débat portait sur l’utilité de cette semence, non pas sur sa nécessité. Les deux arguments qui fondent réellement l’hostilité de Diana à cette pratique étaient d’une autre nature. C’est, d’une part, que « de tels attouchements, après l’accouplement avec l’homme, sont intrinsèquement mauvais » ; d’autre part, qu’à émettre sa semence séparément, la femme ne fait pas « une seule chair » avec son mari. Malgré l’antiquité des formules, on sent qu’une nouvelle vision de la sexualité est en gestation. Si l’argumentation du théatin allemand est moins rationnelle que celle des autres théologiens, cela ne signifie pas qu’elle soit moins moderne, bien au contraire : cette irrationalité est la manifestation des contradictions qui commençaient à se faire sentir dans la doctrine de l’Église entre l’ancienne vision « augustinienne » — en fait héritée, dès le IIe siècle de notre ère, des stoïciens et autres philosophes de l’Antiquité païenne — et la vision personnaliste qui n’a pas encore totalement triomphé aujourd’hui, ainsi qu’en témoigne l’encyclique Humanae vitae, bel exemple de fuite dans l’irrationnel30.