CHAPITRE 3

LE SALAIRE

1. DÉFINITION ET CARACTÉRISTIQUES

2. LES DÉTERMINANTS DU SALAIRE

1. DÉFINITION ET CARACTÉRISTIQUES

1.1. DÉFINITIONS

Le salaire correspond à la rémunération que perçoit le travailleur en échange de son travail. En contrepartie de sa rémunération, un salarié est lié à son employeur par une relation de subordination dont les termes sont explicités dans un contrat de travail. En principe, le salaire s’oppose au profit, rémunération de l’autre facteur de production, le capital, avec lequel il se combine. Ce partage primaire de la valeur ajoutée entre revenus du travail et du capital doit néanmoins être précisé. D’une part, certains travailleurs perçoivent un revenu qui, au final est à la fois un revenu du travail et du capital sans qu’il soit possible de les distinguer. Ce sont les revenus mixtes perçus par les entrepreneurs individuels (artisans, commerçants notamment). Ensuite, la rémunération des travailleurs peut comprendre des revenus du capital, au titre de l’intéressement ou de la participation aux bénéfices. Enfin, des cotisations sociales sont prélevées sur la masse salariale pour financer les systèmes de protection sociale. Sans oublier des formes de rémunération en nature comme des logements de fonction par exemple.

Du point de vue de l’employeur, la variable pertinente est le coût du travail qui comprend le salaire net perçu par le salarié et l’ensemble des cotisations sociales. Selon l’INSEE, en 2012, le coût horaire moyen du travail allait de 21 à 49 euros selon les secteurs d’activité ; l’écart par secteur s’expliquant par des différences dans la taille des entreprises, la structure des emplois (sexe, qualification…), la localisation géographique…

Si l’on déduit du coût du travail, parfois appelé salaire super-brut, les cotisations sociales à la charge des employeurs, on obtient le salaire brut ; il faut encore retrancher les cotisations sociales des salariés pour obtenir le salaire net. On parle aussi de coin salarial, de coin fiscal ou de coin fiscalo-social pour distinguer la différence entre le coût pour l’employeur et le salaire net reçu par le travailleur. Pour opérer des comparaisons internationales, on doit tenir compte des différences dans les modes de financement de la protection sociale ; certains pays la finançant par impôt, on tient compte de l’impôt sur le revenu (graphique 1).

1.2. COMPARAISON INTERNATIONALE : LE COÛT DU TRAVAIL

Il est intéressant de situer le niveau du coût du travail de la France en comparaison internationale. Ce dernier fait l’objet d’un suivi régulier par l’Insee et les autres instituts nationaux de statistique dans le cadre de l’Enquête Européenne sur le Coût de la Main-d’Oeuvre. Des données de coûts du travail sont également publiées de façon régulière par l’OCDE et elles présentent des écarts parfois importants avec celles d’Eurostat. Ces écarts sont liés à des différences de champs (par exemple, les entreprises de moins de 10 salariés et les apprentis ne sont pas considérés par l’enquête d’Eurostat) et à des conventions de mesures différentes pour la durée du travail. Nous présentons les données issues des deux sources.

On peut en premier lieu observer de façon agrégée le coût du travail horaire moyen (hors allégements de cotisations sociales). Selon les données d’Eurostat et par rapport aux autres pays européens, la France fait partie des pays dont le coût du travail horaire est le plus élevé. Il est de l’ordre de 31,60 € en 2009 et 32,60 € et 2010 tandis qu’il est sensiblement moins élevé en Allemagne (29 €), en Espagne ou au Royaume Uni (graphique 2). Selon les données de l’OCDE, la comparaison tourne à l’avantage de la France relativement au Royaume-Uni et à l’Allemagne. Au-delà des éléments qui viennent d’être évoqués pour expliquer ces différences de constats selon les deux sources (champs et conventions de mesure pour la durée du travail), on peut noter que la progression du coût du travail dans les années 2000 a été très faible en Allemagne, en Suède et plus encore au Royaume-Uni où il aurait même diminué selon les statisticiens européens, ce qui paraît peu vraisemblable.

Pour nuancer ce premier constat, il convient de prendre en considération les écarts de productivité de façon à raisonner en coût salarial unitaire. Le niveau de productivité relativement élevé de la France compense pour partie le niveau élevé du coût du travail. Il est utile également de regarder de façon plus désagrégée en raisonnant à secteur d’activité donné et à composition de la main-d’œuvre donnée. Les différences de coûts du travail sont en particulier fortes selon les secteurs. Selon l’Insee, le coût horaire d’un salarié va de 21 € dans l’hébergement et la restauration, à 49 € dans les activités financières et l’assurance (Demailly et alii, 2012). Des écarts de moyenne agrégée entre pays peuvent dès lors refléter des effets de composition et non des différences effectives de coût du travail. Dans le graphique 3, on mobilise les données de l’OCDE en exprimant pour chaque grand secteur, la position de chaque pays relativement à la France. On constate que, contrairement à une idée reçue, c’est essentiellement dans les services que l’écart de coût est le plus important. En revanche, dans la construction la France dispose d’un coût du travail plus faible que l’Allemagne et le Royaume-Uni.

1.3. PERSPECTIVE HISTORIQUE : L’INSTITUTIONNALISATION DES SALAIRES

Le salaire peut être perçu sous une forme monétaire ou en nature. Alors que le salaire aux pièces pourrait sembler la technique la plus efficace pour obtenir des travailleurs qu’ils fournissent les efforts souhaités par l’employeur, on observe une domination de la rémunération en fonction du temps de travail. Pierre Cahuc et André Zylberberg (1996) reprennent différentes sources qui estiment que près de 90 % des travailleurs américains et plus de 80 % des salariés français sont payés au prorata de leur temps de travail. Les travailleurs restant percevant un salaire combinant un « fixe » basé sur le temps de travail et une partie variable calculée en fonction de leur activité. L’explication peut être liée au caractère collectif de la production et à la difficulté d’individualiser la part de la production due à chaque salarié. Certaines professions permettent néanmoins cette individualisation et la rémunération indexée sur l’activité peut être choisie.

Le caractère incitatif du salaire aux pièces est discuté. Un des hommes qui a le plus œuvré pour tenter d’accroître la productivité des travailleurs, Frederic Winslow Taylor, le père du taylorisme considérait ainsi que le salaire aux pièces était paradoxalement en partie responsable de la « flânerie » des ouvriers, du fait du « système défectueux de direction qui est généralement employé » (Taylor, 1909). En effet, dans un tel système, la direction détermine le prix payé par pièce en fonction d’une estimation de la productivité potentielle des salariés. Si un ouvrier poussé par un tel système cherche à augmenter son revenu par des rendements supérieurs, le risque est que le prix moyen à la pièce soit à terme réduit pour inciter l’ensemble des salariés à suivre ce qui devient une nouvelle norme salariale. Dans un tel système, affirme Taylor, les travailleurs, seront bien avisés de limiter leurs efforts puisqu’à terme ils ne peuvent améliorer leur rémunération.

Quoi qu’il en soit, on observe depuis le xxe siècle que la détermination des salaires est de plus en plus institutionnelle. Suite aux décrets d’Allarde et aux lois Le Chapelier de 1791, le xixe siècle avait vu se développer un salariat assimilé à une prestation de service où « chaque homme est libre de travailler là où il le désire, et chaque employeur libre d’embaucher qui lui plaît grâce à la conclusion d’un contrat dont le contenu est librement déterminé par les intéressés » (décret d’Allarde). Les corporations, syndicats et autres associations de travailleurs étaient expressément interdits.

Le xixe siècle a vu émerger progressivement des revendications ouvrières portant sur la liberté d’association et la négociation salariale. Ainsi de la révolte des canuts lyonnais en 1831, ces ouvriers des soieries s’étant mis en grève pour faire appliquer un tarif minimal. La première convention collective française est signée à Arras en 1891 entre les syndicats de mineurs et les houillères du Pas-de-Calais. La loi du 19 mars 1919 donne un premier cadre juridique aux conventions collectives. Mais ce cadre n’est alors ni général, ni contraignant ; les non syndiqués par exemple ne sont pas couverts par une convention signée avec des syndicats. La loi du 24 juin 1936 fournit les bases des conventions collectives modernes en définissant les syndicats représentatifs et surtout en faisant que les règles négociées entre les signataires s’appliquent à l’ensemble de la branche. Entre 1936 et 1940, près de 6 000 conventions collectives sont ainsi signées. La loi de 1950 généralise les conventions collectives et crée un salaire minimum, le SMIG, étape supplémentaire d’une institutionnalisation des salaires. Une même loi fixe ainsi le principe de libre négociation des salaires et fixe un niveau plancher pour cette négociation, le salaire minimum.

Encadré 6 : Le salaire minimum

Dans de nombreux pays il existe un salaire minimum, généralement défini par l’État de manière centralisée ou par les partenaires sociaux dans le cadre de négociations de branche (cas de l’Allemagne). En France, c’est une loi de 1915 qui fixe le premier salaire minimum pour les travailleurs à domicile du textile ; les conventions collectives de 1939 prévoyaient des salaires minima par région et qualification (Cette et alii, 2008). C’est en 1950 que le salaire minimum interprofessionnel garanti (le SMIG) fut créé, valable dans toutes les branches et professions. Il sera transformé en salaire minimum interprofessionnel de croissance, le SMIC, en 1970 ; celui-ci s’applique à tous les salariés de plus de 18 ans sauf dérogations particulières (handicap, apprentissage…). La différence essentielle entre le SMIG et le SMIC tient à leurs modes de revalorisation : la croissance économique générale de l’après-guerre n’a pas profité au SMIG qui n’était indexé que sur le niveau des prix afin de maintenir le pouvoir d’achat du salaire minimal. On a observé un décrochage entre le SMIG et le salaire moyen (graphique 4). Le SMIC, lui, est revalorisé automatiquement lorsque les prix augmentent, mais également pour moitié de la hausse du salaire moyen ouvrier (pour moitié seulement afin d’éviter que ne s’enclenche une spirale inflationniste) ; le gouvernement conservant la possibilité de donner des « coups de pouce » discrétionnaires afin d’obtenir à moyen terme un écart stable entre le SMIC et le salaire moyen sans avoir la contrepartie négative du point de vue du risque inflationniste d’une indexation intégrale et automatique. Le rattrapage sur le salaire moyen a été net depuis les années 1970. Néanmoins, le SMIC reste un salaire horaire. Ce rattrapage a lieu pour des travailleurs employés à temps plein, et n’est pas garanti pour la totalité des travailleurs.

Dans une économie de quasi-plein emploi comme l’était l’économie française dans l’après-guerre, le salaire minimum constituait un outil de lutte contre la pauvreté. Instrument puissant de lutte contre les inégalités de salaires, le salaire minimum permettait aussi de limiter les inégalités de revenus et de niveau de vie. Dans un contexte de chômage persistant à un niveau élevé et de développement des emplois précaires et à temps partiel, son efficacité vis-à-vis de cet objectif est aujourd’hui discutée : le chômage crée un clivage entre les personnes ayant un emploi dont la rémunération est garantie par le SMIC et les autres. Il est même possible que le salaire minimum ait une responsabilité vis-à-vis de la formation et de la persistance du chômage (voir chapitre 5).

On observe bien depuis les années 1980 des évolutions allant dans le sens d’une plus grande décentralisation des négociations à l’échelle des entreprises (notamment depuis les lois Auroux de 1982) et d’une plus grande individualisation des salaires. De nombreuses entreprises développent une gestion des ressources humaines avec des objectifs et des évaluations individualisées des résultats. Néanmoins, la dimension collective et institutionnelle des salaires reste importante. Le salaire a ceci de particulier qu’il oscille entre dimension individuelle et collective.

2. LES DÉTERMINANTS DU SALAIRE

L’étude des déterminants des salaires confirme cette dualité. Le niveau de salaire dépend à la fois de facteurs individuels (productivité, capital humain…) mais aussi collectifs (importance de l’offre et de la demande relative) et institutionnels. Il existe d’ailleurs deux grandes familles d’approche dans les travaux appliqués des économistes sur la formation des salaires. Les macroéconomistes s’intéressent aux déterminants agrégés des salaires et étudient par exemple le lien entre le chômage et l’évolution des salaires, connu sous le nom de courbe de Phillips (voir le chapitre « chômage »). Les microéconomistes s’intéressent aux déterminants individuels des salaires, à l’effet de l’expérience ou du niveau du diplôme en étudiant des relations connues sous le nom d’équation de Mincer. Dans les deux cas, au niveau agrégé comme au niveau individuel, la productivité est un déterminant central de la formation des salaires.

2.1. SALAIRE, OFFRE ET DEMANDE DE TRAVAIL

Il est tentant d’adapter au marché du travail le raisonnement économique qui s’applique à l’ensemble des marchés. Le taux de salaire étant le prix du travail, son niveau serait comme tout prix le fruit de la rencontre entre offre et demande. L’offre des travailleurs et la demande des employeurs se rencontrent et leur confrontation aboutit à un prix d’équilibre, le taux de salaire. Les variations à court terme de l’offre ou de la demande se traduisent par des hausses ou des baisses du taux de salaire. Ces mêmes hausses ou baisses modifient le comportement des travailleurs potentiels et des employeurs, ce qui permet d’aboutir à un nouvel équilibre. Notons que dans ce cadre de raisonnement, le chômage n’existe pas ou en tout cas, n’existe pas durablement.

En fait, l’essentiel de la littérature économique sur le marché du travail, qu’il s’agisse des travaux contemporains ou des travaux plus anciens des penseurs classiques et néo-classiques, consiste à expliquer que ce raisonnement ne s’applique pas en ces termes. Le marché du travail n’est pas un marché comme les autres et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle le chômage peut se maintenir durablement.

Tout d’abord, l’hypothèse très restrictive de concurrence parfaite et d’homogénéité des travailleurs posée par le modèle microéconomique standard peut être levée en considérant qu’il existe différents marchés du travail. Chaque marché est considéré indépendamment des autres, avec son offre et sa demande. Une certaine mobilité des travailleurs entre ces différents marchés est possible, tout comme on postule une certaine substituabilité entre biens proches pour modéliser les marchés des biens. Ceci permet d’expliquer le maintien de différences de taux de salaire, que ce soit au niveau géographique, professionnel ou sectoriel… Les coûts de la mobilité (coûts monétaires, mais aussi en temps de formation nécessaire dans le cas de la mobilité professionnelle) expliquent alors le maintien d’écarts de taux de salaire entre ces différents compartiments du marché du travail (voir chapitre suivant).

La mobilité entre ces différents segments devrait néanmoins à terme égaliser le prix du travail sur chacun. C’est un principe que David Ricardo avait déjà théorisé dans ses Principes de l’économie politique et de l’impôt (1817). Ricardo, comme les autres économistes de son temps, considérait que ce niveau de salaire moyen tendait naturellement vers un salaire de subsistance (voir encadré).

Encadré 7 : Le salaire de subsistance dans la pensée économique classique

Il existe un certain consensus parmi les économistes du xviiie et xixe siècle pour considérer que le salaire est un salaire de subsistance qui ne peut s’élever durablement au-delà du minimum vital, qui dépend pour l’essentiel du prix du blé et de la quantité de pain nécessaire à la survie d’un travailleur. Les variations de l’offre et de la demande sur le marché du travail peuvent écarter pour quelque temps le salaire courant du salaire naturel, mais des forces de rappel le ramèneront à son prix de long terme. Seule une croissance économique continue à laquelle ces économistes ne croient guère serait susceptible de nourrir la demande de travail nécessaire pour éviter que le salaire ne tende vers le minimum vital.

Le débat entre classiques porte sur les facteurs qui font tendre le salaire vers ce niveau minimal. Pour Adam Smith, c’est l’asymétrie sur le marché du travail entre travailleurs et employeurs qui permet à ces derniers, moins nombreux et mieux organisés, de faire pression à la baisse sur les salaires. Pour Thomas Malthus (repris par David Ricardo), c’est la tendance à l’accroissement exponentiel de la population qui crée un excès structurel de main-d’œuvre sur le marché du travail. Chez Karl Marx, c’est la capacité du capitalisme à économiser le travail et à mettre en concurrence les salariés qui est responsable de ce surplus. Marx reprend la conception de la valeur travail des économistes classiques qui considèrent que le prix d’une marchandise (le travail en est une dans le système capitaliste) dépend de la quantité de travail nécessaire pour la produire. Et que faut-il pour produire la force de travail sinon les biens nécessaires à l’entretien du travailleur et de sa famille ? Le salaire est donc bien un salaire de subsistance, défini par le panier de biens nécessaires au travailleur et à sa famille, qui va dépendre pour l’essentiel du prix du blé.

La difficulté rencontrée par les économistes classiques – y compris Marx – est de relier la question du salaire comme salaire de subsistance à celle de la production. Les éléments qui favorisent l’augmentation de l’activité économique et l’efficacité du travail (division du travail, machinisme…) sont indépendants de ceux qui déterminent le salaire (essentiellement le prix des biens agricoles qui constituent les « biens-salaires »). Certes le salaire naturel tend à augmenter, mais c’est uniquement parce que la pression démographique tend à renchérir les produits agricoles. Le salaire nominal augmente, pas le salaire réel.

Partant, les salariés ne profitent guère de la croissance économique permise par le développement industriel sauf si cette croissance économique nourrit perpétuellement un déséquilibre entre l’offre et la demande de travail favorable aux salariés. La théorie classique des salaires ouvre ainsi la porte à une lecture marxiste de salariés exploités ne bénéficiant pas de la croissance au prorata de leur contribution, c’est-à-dire de leur productivité.

2.2. SALAIRE ET PRODUCTIVITÉ À L’ÉCHELLE MACROÉCONOMIQUE

La productivité du travail est aujourd’hui considérée comme le déterminant principal du niveau des salaires. Néanmoins, d’autres facteurs peuvent jouer et le lien entre les deux variables peut s’avérer complexe.

À l’échelle macroéconomique, le lien entre productivité et salaire est évident, du moins sur le long terme, même si localement il peut exister un décalage. C’est plus qu’un lien, c’est presque une identité. En effet, la productivité par tête se mesure par le rapport entre la production (Y) et le nombre de travailleurs (L). Ces travailleurs représentant une fraction de la population totale (Pop), le lien entre la productivité du travail (Y/L) et le niveau de vie de la population, c’est-à-dire le niveau de richesse moyen (Y/Pop) est direct. Le passage du niveau de vie au salaire ne dépend plus que du partage de la richesse créée entre salaires et profit. Si la part des travailleurs dans la population et le partage salaire-profit sont stables, l’accroissement de la productivité du travail augmente forcément le niveau de vie et le salaire réel. Au niveau macroéconomique, dès que les salaires augmentent comme la productivité, la part des salaires dans la valeur ajoutée reste stable (elle diminue si les salaires augmentent moins vite que la productivité).

Deux choses peuvent entraver la traduction des gains de productivité en hausse des salaires : premièrement, les gains de productivité peuvent être collectivement utilisés pour réduire la quantité de travail plutôt que pour augmenter le niveau de vie. Cela se traduit par une diminution de la durée du travail (dans ce cas, la productivité horaire du travail s’accroît mais pas la productivité par tête) ou une diminution du taux d’emploi de la population (recul de l’âge d’entrée dans la vie active par un allongement de la scolarité, avancée de l’âge de la retraite…). En réalité, cet accès aux loisirs et au temps libre représente un gain pour la population et permet donc une augmentation du niveau de vie. Cette amélioration est bien réelle mais n’apparaît pas dans les statistiques officielles de niveau de vie car la Comptabilité Nationale ne prend pas en compte les loisirs et le temps libre dans la richesse nationale habituellement mesurée par le Produit Intérieur Brut (PIB).

Le partage de la valeur ajoutée est le deuxième élément qui peut faire diverger évolution de la productivité du travail et du salaire moyen. Temporairement, selon la nature et le fonctionnement des institutions qui organisent le partage de la valeur ajoutée (mécanisme d’indexation automatique ou pas, négociations centralisées ou locales, degré d’organisation et combativité des syndicats, pression du chômage…), productivité et salaire peuvent ne pas évoluer parallèlement, induisant une modification du partage de la valeur ajoutée, à l’avantage soit des salaires, soit des profits.

On a ainsi pu observer en France dans les années 1970 et 1980 une déformation importante du partage de la richesse nationale. Cette déformation illustre les écarts d’évolution de la productivité du travail et des salaires. Durant les années 1970, en France, les salaires ont continué d’augmenter à un rythme soutenu tandis que la productivité ralentissait, ce qui a déformé le partage de la valeur ajoutée à l’avantage des salariés. C’est l’inverse qui s’est produit dans les années quatre-vingt. Mais à long terme, on retrouve le lien entre productivité et salaires. Le graphique 5 permet de vérifier cette liaison.

La liaison entre salaires et productivité est donc réelle à l’échelle macroéconomique mais elle n’est ni automatique ni mécanique. Le graphique 6 montre la corrélation marquée entre les deux variables dans les économies développées depuis les années 1990, et également que les deux variables peuvent nettement diverger à court terme.

2.3. SALAIRE ET PRODUCTIVITÉ À L’ÉCHELLE INDIVIDUELLE

Le lien est plus complexe au niveau individuel. L’approche macroéconomique ne permet de vérifier qu’une corrélation entre productivité et salaire moyen. Qu’en est-il de la liaison entre salaire et productivité individuelle ? Pour la microéconomie, celle-ci devrait s’imposer : la condition d’un employeur pour embaucher une unité de travail supplémentaire est qu’elle lui permette de produire plus de valeur qu’elle n’en coûte. C’est d’autant plus vrai car le travail est partiellement substituable à d’autres facteurs de production, comme le capital, ou entre différentes sortes de travail, par exemple entre travail qualifié et non qualifié, ou entre travail local et travail étranger en cas de délocalisation. Dans ce cas, la théorie et le bon sens indiquent que le choix final sera tel que le prix relatif des différents facteurs soit égal à la productivité relative de ces facteurs (schéma 1). En effet, l’employeur va arbitrer entre le coût du facteur de production et sa productivité relativement à celle des autres facteurs.

En théorie donc, taux de salaire et productivité individuelle sont égaux. Le problème est que si les salaires sont en général bien individualisés, ce n’est pas toujours le cas de la productivité. En effet, la production moderne est largement une production collective basée sur une division technique du travail. Mesurer la contribution individuelle est souvent difficile. La question qui se pose alors, outre celle de la validation empirique du lien salaire-productivité est celle de la justification des écarts de salaires entre travailleurs contribuant collectivement à un même produit. Si des différences de salaires proportionnelles à la contribution productive sont conformes aux principes aristotéliciens de la justice distributive1, l’impossibilité de vérifier la contribution de chacun peut alimenter une contestation des écarts de salaires observés (voir chapitre « Inégalités et discriminations sur le marché du travail »).

2.4. LE CAPITAL HUMAIN : ENTRE PRODUCTIVITÉ ET MARCHÉ

La théorie du capital humain a été développée par Gary Becker (1964). Le capital humain regroupe l’ensemble des éléments qui déterminent l’efficacité du travailleur : connaissances, aptitudes, compétences et savoir-faire acquis par l’individu. On parle de capital car ces éléments sont accumulables et sont donc le fruit d’investissements comparables à ceux réalisés par les entreprises. La formation (initiale et continue), mais aussi les expériences professionnelles constituent les bases du capital humain. Cette approche permet de modéliser efficacement les attitudes vis-à-vis de l’éducation. Les individus qui décident de suivre une formation supportent des coûts : coûts directs liés au financement de ces études, coût en temps passé et en efforts, mais aussi un coût d’opportunité lié au fait que le temps passé dans les études pourrait être passé dans un emploi et rapporter un salaire. En contrepartie, la formation permet d’accumuler du capital humain, ce qui a deux effets positifs sur le salaire auquel le travailleur pourra prétendre : d’une part, ce capital humain fournit une compétence spécifique qui se traduit en gains de productivité. D’autre part, les détenteurs de ce capital particulier sont par définition plus rares que ceux qui n’ont pas réalisé cet investissement ; les offreurs de ce type de travail peuvent donc prétendre à une rémunération supérieure.

Si le capital humain s’accumule, il se détériore également. Le chômage, en éloignant de l’activité, peut entraîner une dégradation du capital humain. Les relations entre capital humain et âge sont ambiguës : l’expérience acquise permet à l’individu d’accroître ses compétences en vieillissant. Mais l’âge peut entraîner une perte de capital humain : c’est le cas si le travail nécessite des capacités physiques importantes ou si des pathologies professionnelles apparaissent passé un certain âge ; l’éloignement de la période de formation initiale peut également rendre le capital humain obsolète (bien que la formation continue puisse compenser cet effet). Les économistes estiment généralement que la productivité en fonction de l’âge suit une courbe en cloche : la productivité individuelle croît avec l’âge mais décroît passé 50 ans (Aubert et Crépon, 2003).

2.5. DES LIENS PLUS COMPLEXES : LE SALAIRE D’EFFICIENCE

Si l’on reconnaît le lien entre salaire et productivité individuelle, cela n’explique pas lequel agit sur l’autre. La microéconomie standard considère que c’est la productivité qui détermine le salaire. Celui-ci est donc une variable résultante et non cause. Mais les théories du salaire d’efficience ont montré que la réciproque était également vraie : le salaire peut influencer le niveau de productivité. La première formulation de cette théorie est due à Harvey Leibenstein (1957) qui la formule à propos des pays en développement : dans des pays où le niveau de vie est très faible et les salaires proches du niveau de subsistance, une hausse du salaire donne des travailleurs mieux nourris et donc plus efficaces.

À partir des années 1980, d’assez nombreux travaux vont reprendre ce modèle et l’appliquer aux entreprises des pays développés en montrant que, sous certaines conditions, les employeurs sont amenés à proposer des salaires élevés pour obtenir une productivité supérieure. Les conséquences de cette inversion de la causalité sont très importantes : c’est à partir de ce type de modèle microéconomique que l’on pourra expliquer que le salaire d’équilibre n’est pas nécessairement celui qui égalise l’offre et la demande de travail, et que l’on pourra ainsi expliquer l’apparition et le maintien d’un chômage involontaire et durable (voir chapitre 5).

Il existe plusieurs explications de cet impact du salaire sur la productivité, mais toutes ont en commun de considérer que le marché du travail n’est pas un marché en concurrence parfaite comme le présente la microéconomie standard. On se situe dans le cadre de marchés avec information imparfaite, voire asymétrique : l’employeur n’a pas une connaissance précise de la productivité du travailleur avant de l’avoir embauché et ne peut pas toujours contrôler le niveau de productivité de ce travailleur après l’embauche. Cette asymétrie d’information est systématiquement présente lors de toute opération de recrutement et est constitutive de la relation de travail. L’employeur doit alors trouver des mécanismes visant à sélectionner en amont les travailleurs les plus productifs (multiplication des entretiens d’embauche, tests d’aptitude, période d’essai, utilisation de signaux positifs comme le diplôme, l’expérience, les références professionnelles, les recommandations d’autres employeurs,…) afin de garantir en aval une productivité suffisante. Les théories du salaire d’efficience montrent qu’un salaire élevé peut justement être un moyen de garantir cette productivité. Pierre Cahuc et André Zylberberg (1996) distinguent quatre types d’explications dans la littérature économique que nous reprenons ici.

Dans la première, le fait d’offrir un salaire élevé est un moyen d’inciter les travailleurs à fournir les efforts suffisants pour mériter celui-ci, dans un contexte où ils savent que ce salaire est supérieur à celui du marché. Il s’agit des modèles dits de « tire-au-flanc » (Shapiro et Stiglitz, 1984) : le salarié est supposé ne fournir des efforts que si la « carotte » est suffisante. Une autre explication tient compte simplement des coûts de rotation de la main-d’œuvre liés au turn-over. Remplacer un travailleur est coûteux pour l’employeur : d’une part il supporte des coûts de recherche dans un environnement où l’information est imparfaite et asymétrique ; d’autre part, un certain nombre de compétences acquises par le salarié le sont uniquement au sein de l’entreprise (connaissance du poste et de son environnement…). Un nouveau travailleur est alors moins efficace qu’un ancien. Offrir un salaire élevé est un moyen de limiter un turn-over coûteux pour l’employeur, sachant que la stabilité des travailleurs est une condition de leur productivité. Une troisième explication possible suppose que le salaire élevé attire les meilleurs travailleurs. Depuis l’article séminal d’Akerlof (1970), on sait qu’un manque d’information en amont des demandeurs sur la qualité de l’offre risque d’entraîner une antisélection : le salaire moyen du marché intégrant l’incertitude sur la productivité réelle des travailleurs n’est pas suffisamment attractif pour les travailleurs les plus efficaces. Offrir un salaire supérieur au salaire d’équilibre du marché du travail est alors le moyen d’attirer ces travailleurs plus efficaces et de les retenir. Réciproquement, le fait d’accepter un salaire faible devient un signal de faible productivité. Dans certains cas, ce type de logique peut conduire à des attitudes discriminatoires (voir chapitre inégalités et discriminations sur le marché du travail). Enfin, dans une logique plus psycho-sociologique, on peut penser que les salariés sont sensibles à une rémunération élevée qui reconnaît leurs compétences et satisfait leur conception de la juste rémunération. Réciproquement, l’employeur estime équitable que le travailleur fournisse un effort proportionnel à la rémunération qu’il lui octroie. Si la modélisation est délicate, l’idée telle que l’a développée Akerlof (1982) est qu’une logique de don – contre don inspirée des travaux de Marcel Mauss (1923) pourrait s’appliquer au marché du travail. Le travailleur attaché à son entreprise est prêt à offrir un effort plus important (don), effort que l’entreprise récompense dans une logique de contre-don. Et dans ce cas, contrairement à ce que Taylor pensait (voir ci-dessus), l’employeur n’est pas amené à augmenter la norme de travail de l’ensemble des travailleurs. Il n’est même pas forcément amené à sanctionner ou à inciter les travailleurs moins performants : le niveau d’effort élevé des plus efficaces peut être en partie motivé par la volonté de venir en aide à leurs collègues moins productifs. Un comportement altruiste confirmé par une étude fameuse sur des militaires américains où les soldats physiquement les plus aptes aidaient sans contrepartie leurs camarades plus faibles, faisant preuve d’une solidarité de groupe (Stouffer et alii, 1949). On voit ainsi que la modélisation de la relation salaire-productivité va aujourd’hui bien au-delà d’un « homo oeconomicus » égoïste.

2.6. RIGIDITÉS SALARIALES ET CHÔMAGE : ENJEUX MACROÉCONOMIQUES

Pour les théories du salaire d’efficience, les salaires résultent d’une politique de gestion du personnel qui veut à la fois inciter et fidéliser les salariés. Ils sont donc fixés indépendamment de l’état des tensions sur le marché du travail. Les macroéconomistes parlent de rigidité des salaires pour qualifier cette déconnexion entre les déséquilibres entre l’offre et la demande de travail, c’est-à-dire le niveau du chômage, et la formation des salaires. Les théories du salaire d’efficience constituent l’une des nouvelles théories du marché du travail développée à partir des années 1970 qui vont expliquer les causes des rigidités de salaires et partant, expliquer la persistance du chômage à un niveau élevé dans les économies développées (voir aussi le chapitre 5). Dans le même temps, ces théories fournissent autant d’arguments différents permettant de comprendre pourquoi le marché du travail n’est pas un marché comme les autres.

D’autres théories s’inscrivent dans la même perspective, qui consiste à expliquer en quoi le marché du travail est spécifique, pourquoi les salaires sont rigides à la baisse et pourquoi le chômage peut persister durablement à un niveau élevé. Avec la théorie des contrats implicites, la rigidité des salaires est un moyen de garantir au salarié, qui est averse au risque, une rémunération stable quel que soit l’état de la conjoncture. Le contrat de travail contient de nombreux implicites au sens où il ne précise pas toutes les tâches que devra effectuer le salarié dans tous les états de la nature. Mais il garantit au salarié une rémunération stable dans tous les états de la nature. Le salaire joue ainsi un rôle assurantiel et c’est la raison pour laquelle il est déconnecté de l’état des tensions du marché du travail.

Selon l’approche insiders/outsiders, développée par Assar Lindbeck et Dennis Snower, les salariés qui ont un emploi s’approprient une partie des coûts de remplacement ce qui leur permet de maintenir les salaires au-dessus du niveau permettant de réduire durablement le chômage. Les chômeurs ne peuvent pas « aller au rabais » en proposant d’être employé pour un salaire inférieur à celui qui est pratiqué sur le marché, ce qui les distingue des offreurs sur un marché traditionnel de biens et services. S’ils le faisaient, les employeurs ne les embaucheraient pas pour autant car il leur faudrait payer des coûts supplémentaires pour licencier les salariés en poste, pour rechercher des demandeurs d’emploi, et ce type de turnover risquerait de réduire la productivité de l’ensemble des collectifs de travail.

Selon les théories des négociations salariales, notamment à la suite des travaux de David Layard et Steve Nickell, les salaires sont déterminés de façon centralisée par des discussions entre les employeurs et les représentants des salariés. C’est la négociation elle-même qui fait la spécificité du marché du travail et qui est à l’origine de la déconnexion entre la formation des salaires et l’état des tensions entre offre et demande d’emploi. Cette négociation peut être formalisée comme un rapport de force et son issue dépend notamment des revenus de remplacement des salariés.

Tous ces arguments indépendants sont utilisés comme autant de fondements microéconomiques aux rigidités de salaires et à l’existence d’un chômage d’équilibre au niveau macroéconomique. Il est donc essentiel de bien comprendre les mécanismes qui organisent la formation des salaires parce que ce sont également des mécanismes explicatifs de la persistance du chômage.

2.7. LE SALAIRE, UN CONTRAT

De nombreux éléments institutionnels influencent le niveau de salaire. Les marchés du travail sont des constructions sociales, juridiques et historiques. Depuis le xixe siècle et même avant dans certains cas, les conditions d’embauche, le niveau des salaires et d’autres éléments liés à la relation salariale sont encadrés par des « règles du jeu2 », des normes… Certaines sont légales (durée du travail, salaire minimal…) ; d’autres sont conventionnelles et résultent des usages sociaux. On regroupe sous l’appellation d’institutionnalisme les différents courants de recherche qui empruntent à l’économie, mais également à la sociologie, à l’histoire et au droit pour étudier les formes plus ou moins durables et plus ou moins organisées dans lesquelles les individus entrent en relation et règlent les problèmes de coordination posés par ces relations. Certains de ces courants de recherche se situent en opposition ouverte avec le modèle néoclassique dominant en économie. Mais, montrant par là sa plasticité, le courant « orthodoxe » ou si l’on préfère, main stream, a lui-même développé des modèles expliquant pourquoi les agents économiques ont intérêt à mettre en place de telles institutions et conventions. La plupart des modèles que nous venons d’évoquer dans la section précédente sont autant d’illustrations de la capacité de ce courant dominant à intégrer des éléments institutionnels, sur la nature du contrat de travail ou des négociations salariales par exemple, tout en prenant en considération le calcul et les stratégies des acteurs, qui constituent le cœur du raisonnement économique.

Par-delà cette opposition, on peut pour la clarté de la présentation distinguer d’abord les analyses montrant comment les institutions, règles et conventions constituent des réponses rationnelles d’agents économiques agissant dans un environnement imparfait et d’autre part des travaux plus critiques envers l’économie mainstream et se réclamant davantage des sciences sociales et historiques et étudiant les institutions comme des constructions d’acteurs encastrés dans un environnement social, culturel, juridique et politique (Favereau, 1989).

À l’échelle purement individuelle, la nouvelle microéconomie montre que dans de nombreuses situations, les échangistes que sont l’offreur et le demandeur de travail ont intérêt à établir un contrat de travail, c’est-à-dire à définir en amont les règles qui régiront durablement les conditions de cet échange de travail contre rémunération qui caractérise le salariat. On a vu à la section précédente que le marché du travail était parmi d’autres marchés confronté à une asymétrie d’information en amont de l’échange, asymétrie liée au fait que l’employeur ne connaît pas le niveau de productivité effectif du candidat. Mais cette asymétrie se poursuit en aval. En effet, dans de nombreux cas, l’employeur est dans l’incapacité de contrôler, voire de vérifier le niveau réel de productivité du travailleur. Les théories de l’agence s’intéressent aux échanges dans lesquels existe une incertitude pour le mandant (appelé également principal) que le mandataire (ou l’agent) réalise sa partie du contrat du fait d’une opposition d’intérêt. Dans ces conditions, la contractualisation peut être un moyen de réduire cette incertitude. Le contrat de travail organise l’ensemble des éléments de la relation d’échange travail contre salaire en définissant le contenu et les conditions de travail (horaires…), le niveau et le mode de rémunération…

Le contrat de travail définit donc bien les « règles du jeu » entre l’employeur et le salarié. Ces règles peuvent être plus ou moins institutionnalisées ; le marché « pur et parfait » de la microéconomie standard n’est plus qu’un cas limite où le degré d’organisation du marché est quasi-nul, le cadre institutionnel étant réduit à son minimum. La situation des travailleurs journaliers du xixe siècle est l’exemple historique le plus proche de cette situation : le contrat de travail est un contrat « de gré à gré » entre un employeur et un salarié placés dans une relation d’égalité formelle (mais non réelle : le salarié est dans une relation de subordination vis-à-vis de l’employeur), ce contrat peut être rompu rapidement et sans contrepartie par l’un ou l’autre des co-contractants. La microéconomie du contrat a l’intérêt de montrer qu’il est dans certains cas de l’intérêt des co-échangistes de rigidifier cette relation de subordination qui définit le salariat en élaborant un contrat de travail de plus longue durée. Le salarié y apparaît à l’évidence gagnant puisqu’il obtient une certaine garantie et stabilité de ses revenus, protégés des aléas de l’activité économique. Le contrat de travail apparaît alors comme comportant une clause d’assurance contre l’aléa pour des agents connaissant une aversion au risque (voir la théorie des contrats implicites évoquée ci-dessus et dans le chapitre 5). Mais l’employeur lui-même a intérêt à élaborer un contrat de travail qui semble pourtant lui être une source de contraintes. D’une part, le contrat protège également l’employeur en précisant des éléments vérifiables attendus en contrepartie du salaire versés (durée du travail, présence sur les lieux, contenu des tâches à effectuer…). D’autre part, les termes du contrat peuvent permettre de se couvrir contre certaines imperfections du marché en amont (périodes d’essai par exemple) et en aval (attraction des travailleurs les plus productifs, réduction du turn-over… voir ci-dessus).

La microéconomie des contrats étudie ainsi les clauses des contrats de travail susceptibles d’articuler au mieux assurance des revenus et incitation à l’effort. En fonction des caractéristiques précises de la relation d’agence de l’imperfection de l’information, des coûts du turn-over, de la difficulté à observer la contribution individuelle des travailleurs (liée à l’interdépendance des différents travailleurs participant à la production globale), de l’aversion au risque ce ceux-ci, les formes de contrat et de rémunération optimales sont très variables. La rémunération du travail peut alors dépendre d’autres facteurs que la productivité individuelle, telle que l’aversion au risque du salarié ou la productivité du groupe de travail. Dans une logique incitative, des formes d’intéressement aux résultats et aux bénéfices peuvent s’ajouter au salaire au sens strict. L’augmentation des salaires avec l’ancienneté du travailleur est également une clause qui permet de tenir compte des caractéristiques non observables ou non contrôlables de la productivité individuelle. Il en est de même de clauses garantissant une sécurité croissante avec la durée du contrat de travail. On vérifie d’ailleurs statistiquement que si salaire et productivité évoluent avec l’âge et l’ancienneté, le lien n’est pas mécanique (graphique 7).

2.8. LE SALAIRE, UNE CONVENTION

L’institutionnalisme « sociologique » s’interroge quant à lui sur la construction du marché lui-même, une forme parmi d’autres de coordination des relations entre les acteurs. Olivier Favereau et les autres auteurs du numéro spécial de la Revue économique consacré à « l’économie des conventions » en 1986 revendiquent une approche alternative, hétérodoxe des institutions. L’institution ici ne peut être ramenée à une forme particulière de contractualisation. Elle est partiellement irréductible à la notion de contrat inter-individuel. Le marché du travail est particulièrement adapté à ce type d’analyse institutionnaliste. En effet, de nombreux éléments de la relation de travail ne peuvent tout simplement pas être prévus et donc pas être intégrés au contrat de travail signé en amont. Les situations concrètes de travail sont trop nombreuses pour être l’objet d’un contrat écrit. Le marché du travail est caractérisé par une incomplétude radicale. Les agents ne peuvent donc agir en homo oeconomicus et utiliser la rationalité instrumentale, substantive des modèles néoclassiques. On parle alors, à la suite des travaux d’Herbert Simon (1976) de rationalité procédurale. Les acteurs sont rationnels, mais cette rationalité n’aboutit pas à rechercher la solution optimale (impossible ou trop coûteuse à découvrir du fait de l’imperfection des marchés). Elle s’applique au processus de décision lui-même : il devient rationnel d’utiliser des procédures, des conventions, des accords, des règles plus ou moins formels pour guider leurs actions. Il est ainsi rationnel de s’appuyer sur le diplôme par exemple pour inférer de la productivité individuelle, celui-ci agit comme un signal envoyé par le salarié à l’employeur (Spence, 1974). Le diplôme est ici une institution puisqu’il constitue un cadre grâce auquel les agents peuvent orienter leurs actions. Il va contribuer à définir le salaire correspondant. Ce diplôme peut être attribué et donc garanti par les pouvoirs publics mais il peut également être donné par des institutions privées, contrôlées ou non par les offreurs et les demandeurs ayant besoin de cette convention.

La qualification elle-même n’est plus alors considérée comme une variable exogène dépendant de la quantité de capital humain accumulé par un individu. La qualification définit une certaine qualité de travail, qui le rend distinct des autres formes de travail et donc moins substituable. Cette qualification est construite à travers la définition d’une « convention de qualité » (Eymard-Duverney, 1989) qui est elle-même une institution, une règle du jeu. La liaison entre le niveau de qualification et le salaire est également le fruit d’une procédure complexe par laquelle les acteurs engagés sur le marché traduisent la qualification de l’emploi en qualification salariale. La capacité par un groupe de professionnels à faire émerger une telle convention leur permet d’opérer une « fermeture » de leur segment de marché du travail (Paradeise, 1984), le mettant relativement à l’abri des règles concurrentielles et notamment des fluctuations de l’offre et de la demande. C’est par ce travail de fermeture que se définissent et se caractérisent d’ailleurs les « professions » (par opposition aux simples emplois) telles que les étudie la sociologie du travail anglo-saxonne du milieu du xxe siècle (voir encadré).

Encadré 8 : Un exemple de professionnalisation : les carrières médicales

Les professions médicales ont été particulièrement étudiées par la sociologie des professions (Hughes, 1955 ; Friedson, 1970). Elles constituent un idéal-type des conditions nécessaires à la « professionnalisation » d’un métier et à la construction d’une identité professionnelle propre qui aboutit à un marché du travail fermé. Les professions médicales, et au premier chef celle des médecins se sont construites comme profession par un travail de « conquête d’un territoire propre, production et monopolisation d’un savoir, contrôle de l’autonomie professionnelle, indépendance et monopole garantis par l’État » (Saliba, 1994). Les associations professionnelles (American Medical Association aux États-Unis, Ordre national des médecins en France) jouent ici un rôle central, réalisant un double travail de cohésion interne et de légitimité externe. Le professionnel est alors défini par un savoir spécialisé, contrôlé par la profession elle-même (à travers ses institutions) mais légitimé par le reste de la société à travers le diplôme. Une socialisation professionnelle permet l’acquisition des savoirs propres à l’exercice de la profession mais aussi l’incorporation d’une identité professionnelle spécifique, avec un langage particulier, des règles informelles, des valeurs partagées… Selon Everett Hughes (1955), cette socialisation professionnelle emprunte à la fois de l’initiation au sens ethnologique et de la conversion au sens religieux, grâce auxquelles l’individu change de statut social, de « conception de soi et du monde » (Dubar, 1996).

La dimension institutionnelle de la profession apparaît ici dans sa richesse : les médecins forment une institution économique capable de « fermer » leur marché du travail et de le faire échapper aux contraintes de la concurrence. Mais également une institution au sens sociologique du mot, construisant une identité professionnelle qui devient un élément de l’identité sociale des individus. Et enfin une institution au sens politique car les pouvoirs publics inscrivent dans la loi la profession dont ils vont contrôler les conditions d’accès et d’exercice.

Dans l’optique institutionnaliste, le salaire n’est donc ni le prix du travail correspondant à sa productivité, ni le résultat de négociations (implicites ou explicites) portant sur les termes d’un contrat de travail et d’assurance. Le salaire est une norme sociale dont le chercheur doit explorer l’émergence et la construction. Les pouvoirs publics jouent un rôle important dans ce processus d’institutionnalisation du travail et des salaires, soit en officialisant les règles et procédures construites par les acteurs privés, soit en participant à leur élaboration. C’est le cas notamment dans le cadre des conventions collectives. En 1945, les grilles Parodi (du nom du ministre du travail de l’époque) vont contribuer à définir le niveau de qualification des emplois et leur faisant correspondre un coefficient salarial. La liaison entre qualification de l’emploi et qualification salariale est également établie. Mais cette liaison intègre également des éléments individuels, comme l’atteste l’exemple de la branche de la métallurgie des années 1940 :

– Emploi

Salaire horaire

– femme manœuvre

4,25 francs

– homme manœuvre

5 francs

– Ouvrier spécialisé homme

6,10 francs

– Ajusteur

7 francs

– Professionnel sur machine (tourneurs, fraiseurs…)

7,20 francs

– Professionnels d’outillage

7,75 francs

(Saglio, 1988)

Parfois, la règle est légale. C’est le cas en France où un salaire minimum est établi en 1950. Mais même dans ce cadre, la négociation et la discussion ont leur place. Ainsi, le salaire minimum en France relève de la loi, mais ses revalorisations périodiques sont également l’objet de consultation et de discussions avec les partenaires sociaux.

Si la productivité apparaît comme le déterminant « fondamental » du salaire, l’économie, accompagnée ici de l’ensemble des sciences sociales et juridiques, montre que le salaire individuel est le résultat d’un ensemble de déterminants économiques, sociaux, juridiques et politiques.

1. Rappelons qu’Aristote distingue deux principes de justice. La justice commutative correspond à celle de l’égalité arithmétique ; l’échange de deux objets sera juste s’ils ont la même valeur (A = B). La justice distributive est une justice de proportionnalité, telle que A/C = B/D ; l’écart de prestige (ou de rémunération) entre deux individus sera juste s’il correspond à un écart équivalent dans l’honneur ou les mérites.

2. C’est la définition que le prix Nobel d’économie Douglas North utilise pour définir une institution.