XIXe siècle, au développement d’une telle situation. Car leur concurrence est allée croissante et les conflits de paradigmes, qui au début les opposaient les unes aux autres, opposent à présent chacune à elle-même. La psychologie, la sociologie, l’ethnologie, l’économie, l’histoire, la linguistique en sont autant d’exemples. Il est remarquable qu’elles n’aient pas fait taire la prétention des sciences de la nature à dire quelque chose de l’homme. La paléoanthropologie, notamment, le montre – et que dire des neurosciences et de leur programme de « naturalisation » de l’esprit et de tout ce qui, dans un passé récent, semblait être du seul ressort des disciplines évoquées à l’instant ? À la simplicité de leur modèle, elles ajoutent une impressionnante efficacité causale. Les conflits de paradigmes qui minent intérieurement les sciences humaines et les empêchent de réaliser leur unité trouvent ainsi leur solution dans un réductionnisme pour lequel l’homme s’explique dans son entier par ce qui n’est pas lui. Plus que son unité, c’est sa spécificité qui se trouve alors perdue de vue. Invité à se concevoir lui-même comme une chose parmi les choses, il pourrait bien, selon le mot fameux, s’effacer « comme à la limite de la mer un visage de sable1 ».
L’anthropologie est associée aujourd’hui à un ensemble de disciplines qui ont pour but commun la connaissance de l’homme. Ces disciplines sont aussi nombreuses que les aspects de la réalité visée sous ce nom. Nul doute qu’elles en reflètent la richesse et la complexité. Nul doute aussi qu’elles justifient, pour la plupart, leur prétention à l’objectivité. Mais, toujours plus spécialisées, elles sont toujours plus jalouses aussi de leurs méthodes et de la façon dont elles construisent leur objet. Aussi le miroir qu’elles tendent à l’homme est-il un miroir brisé. L’autonomisation des sciences humaines n’a pas peu contribué, depuis le2 que constitue pour la philosophie, aux yeux de Paul Ricœur, une réponse à la question : qu’est-ce que l’homme ? Cette réponse, explique-t-il dans les premières lignes du texte que nous avons placé en tête du présent ouvrage, n’est pas celle des « sciences de l’homme », qui « se dispersent dans des disciplines disparates et ne savent littéralement pas de quoi elles parlent ». Mais elle n’est pas non plus celle d’une « ontologie » qui, à l’instar de l’ontologie heideggérienne, croit n’avoir rien à apprendre de ces mêmes sciences et reste, de ce fait, par trop générale et indéterminée. Bien plutôt consiste-t-elle dans un effort toujours recommencé pour articuler les premières et la seconde. D’un côté, en effet, le philosophe ne peut se dispenser d’une interrogation radicale sur l’être de l’homme ; cette interrogation, qui commence avec Platon, montre que l’anthropologie a une histoire plus ancienne que celle des disciplines qui se disputent son nom – une histoire proprement philosophique qui justifie les appuis cherchés par Ricœur chez ce penseur ainsi que chez Aristote, Pascal, Spinoza, Kant, Hegel, Husserl ou Heidegger, pour nommer seulement les plus souvent sollicités. D’un autre côté, cependant, le philosophe ne saurait se priver des ressources des sciences humaines ni faire comme si ces dernières n’avaient contribué en rien, en dépit de l’image éclatée qu’elles renvoient de l’homme, à l’exploration de son être. Le dialogue de Ricœur avec la psychanalyse en témoigne exemplairement3 mais non moins son intérêt pour l’histoire, la sociologie ou les sciences du langage. Sa relation avec l’anthropologie structurale apparaît, certes, plus difficile ; il ne suit pas Lévi-Strauss lorsque celui-ci, tout en rejetant la philosophie traditionnelle, affirme la même ambition qu’elle et prétend construire logiquement des invariants de l’esprit et de la culture. Mais cette relation s’apaise lorsque la notion de structure est utilisée seulement comme un outil pour l’analyse de certains phénomènes sociaux tels que les mythes ou les rapports de parenté : cette analyse est reconnue alors à sa valeur et tenue même pour un moment nécessaire de l’intelligence que nous avons de ces phénomènes.
On comprend mieux, dans ces conditions, la « tâche urgente »4. On pourra s’en convaincre plus loin pour le mythe5 – l’étude qu’en propose Ricœur apparaissant à cet égard comme exemplaire : la « cohérence du logos » ne peut égaler le sens du muthos et son intérêt pour la vie. Elle ne peut égaler non plus, d’ailleurs, la « profondeur du pathos » où le mythe plonge ses racines. Pathos, muthos, logos : entre ces trois dimensions de l’humain existe un nœud serré de relations auxquelles le philosophe ne peut faire droit sans briser la clôture du discours conceptuel. C’est pourquoi, contrairement à des entreprises dont l’ardeur théorique ne connaît, en principe, pas de limite, « l’anthropologie philosophique n’est jamais achevée6 ».
Cette intelligence, cependant, n’est jamais totale, non seulement parce que le sujet connaissant, ici plus qu’ailleurs, appartient à son objet, mais encore parce que la rationalité à laquelle il prétend ne peut « récupérer », sans rien en perdre, « l’irrationalité de sa source »7, où il lui donne le sens positif d’une avance de la vie sur tout ce que nous pouvons en penser ou en dire. Mais il révèle la difficulté à laquelle nous avons dû faire face en préparant cet ouvrage et qui présente elle-même deux aspects.
Cet inachèvement est, d’une façon générale, la marque de la pensée de Ricœur, comme il se plaît lui-même à l’écrire à la fin de son dernier grand livreD’un côté, en effet, « anthropologie » n’est pas un terme central du lexique de notre philosophe : il n’entre pas dans le titre de ses principaux ouvrages et ne correspond à aucune orientation particulière de doctrine ou de méthode. Son emploi dans plusieurs des textes qui composent ce volume ne doit pas faire illusion : il reste peu fréquent dans l’ensemble de l’œuvre publiée. On peut donc d’abord douter de sa pertinence et penser qu’il ne justifie pas l’importance que nous lui accordons. Mais la portée anthropologique de la pensée de Ricœur excède l’emploi d’un terme – tellement que c’est sa philosophie entière qui peut être envisagée dans cette perspective. Lorsqu’il revient, dans son autobiographie intellectuelle, sur le projet qu’il avait conçu d’emblée comme « l’œuvre d’une vie » et dont la Philosophie de la volonté, considérée dans son ensemble, réalisait la première étape, Ricœur caractérise expressément celui-ci comme un « projet d’anthropologie philosophique »8. Certes, il regrette ensuite l’imprudence de celui qui n’était alors qu’un « philosophe débutant » et constate que le dernier volet de son programme initial, qui devait traiter du « rapport du vouloir humain à la Transcendance », est resté irréalisé et, avec lui, toute « une poétique des expériences de création et de recréation »9 propre à répondre au « pathétique » de la souffrance et de la faute10. Mais il n’en résulte pas qu’il ait abandonné ce projet lui-même. Il n’en résulte pas même que rien, de cette poétique, n’ait été réalisé dans l’œuvre ultérieure, fût-ce au prix d’une épochè touchant la Transcendance et, avec elle, la vie religieuse, tenue désormais pour une application parmi d’autres de l’espèce de « création réglée » qu’est le langage et qui se trouve mise en évidence, de trois façons différentes, dans La symbolique du mal, La Métaphore vive et Temps et récit11. Qu’il s’agisse, en effet, du symbole, de la métaphore ou du récit, « l’idée de création réglée relève encore d’une anthropologie philosophique12 ». Et l’on peut penser que c’est aussi, à plus forte raison, le cas des notions élaborées dans les ouvrages suivants : l’action, la personne, la mémoire, l’histoire, la reconnaissance. Répétons-le donc : si l’anthropologie n’a pas, dans la philosophie de Ricœur, une place assignée, c’est parce qu’elle constitue le tout de cette philosophie elle-même.
Cependant, la difficulté alors ne disparaît pas : elle change de sens. Si, en effet, la philosophie entière de Ricœur est une « anthropologie », si donc tout ce qu’il a produit philosophiquement – livres, articles, conférences – se laisse ranger, d’une façon ou d’une autre, dans ce vaste ensemble, alors comment choisir ? Et, ce choix fait, quel ordre adopter ? Le risque, ici, était double, et double aussi la tentation d’oublier que Ricœur n’avait, de son vivant, pas exprimé l’intention de publier un tel ouvrage.
Le problème du choix ne s’est pas vraiment posé pour les textes qui traitaient explicitement du rapport entre la philosophie et l’anthropologie ou abordaient directement la question qu’est-ce que l’homme ? C’est le cas de « L’antinomie de la réalité humaine et le problème de l’anthropologie philosophique », « L’unité du volontaire et de l’involontaire comme idée-limite », « L’homme comme sujet de la philosophie » et « Le destinataire de la religion : l’homme capable ». Mais ces textes, on l’a dit, ne sont pas les plus nombreux. Pour les autres, le problème restait entier. Nos propres hésitations, en nous rappelant que tout choix suppose un abandon, n’ont cessé d’aiguiser la conscience que nous avions – et avons encore – que d’autres textes auraient pu légitimement figurer dans cet ouvrage. Nous avons finalement retenu ceux qui, outre leur valeur intrinsèque, nous paraissaient le mieux témoigner, rassemblés avec d’autres, de la diversité des perspectives, des méthodes et des concepts impliqués dans l’anthropologie ricœurienne. La diversité, d’ailleurs, n’exclut pas l’unité : parmi ces textes, certains éclairent la genèse des grands livres, d’autres les complètent utilement, d’autres encore peuvent être lus de manière indépendante, mais tous dessinent une trajectoire dont la cohérence triomphe aisément de l’apparente dispersion des thèmes et des problèmes.
Cette cohérence étonnera peut-être si l’on sait que quelque soixante-cinq années séparent le premier texte du dernier. Mais, plus on séjourne dans l’œuvre de Ricœur, plus on s’aperçoit de la constance de ses intuitions séminales. Entre la conférence sur « l’attention », prononcée en 1939 juste avant son expérience de la guerre et de la captivité, et le discours de réception du prix Kluge sur les « capacités personnelles » et la « reconnaissance mutuelle », rédigé en 2004 quelques mois avant sa mort, c’est une ligne continue que l’on pourrait tracer en dépit des tours et des détours.
13, n’est pas remarquable seulement parce qu’elle constitue la première contribution importante de Ricœur dans le domaine de la philosophie14, ni parce qu’elle est la première expression d’un style qui allie heureusement rigueur et profondeur, mais encore parce qu’on y trouve déjà toutes les « polarités » ou, comme notre penseur aime encore à dire, toutes les « tensions » qui structureront les œuvres ultérieures – à commencer par celle qui oppose le volontaire et l’involontaire. Mais ce n’est pas assez dire : le premier sommet que représente, dans l’anthropologie ricœurienne, L’homme faillible, qui suit de dix ans Le volontaire et l’involontaire15, peut être aperçu depuis l’étude sur l’attention. L’« homme faillible » est déjà dans l’homme attentif – et c’est le cas aussi de celui que le dernier Ricœur appellera l’« homme capable ».
Cette conférence sur « l’attention », restée inédite16.
Nous avons tenté de rendre aussi visible que possible cette cohérence. Cela nous a conduits à combiner plusieurs critères et à superposer trois ordres : chronologique, méthodologique et thématique. C’est une même trajectoire, par conséquent, que dessinent la « phénoménologie du vouloir », la « sémantique de l’agir » et l’« herméneutique du soi » déployées tour à tour dans cet ouvrage. Ces trois ordres ne sont pas, cependant, liés de façon rigide. Aussi avons-nous pris parfois quelque liberté avec la chronologie. La méthode phénoménologique mise en œuvre dans les premières études, en effet, n’est pas abandonnée ensuite pour la sémantique et l’herméneutique. Bien plutôt s’enrichit-elle de leurs apports. C’est pourquoi il est encore question, dans le dernier texte de la troisième partie, qui fait pourtant largement place à l’herméneutique kantienne de la religion, d’une « phénoménologie de l’homme capable »17 –, nous devons nous expliquer, en revanche, sur le choix du mot « sémantique » car il correspond, dans cette œuvre même, à des emplois distincts et non coordonnables18. Nous avons voulu d’abord mettre l’accent, pour notre part, sur la rencontre, au début des années soixante-dix, entre la phénoménologie et la philosophie analytique ; car de cette rencontre témoignent presque toutes les études publiées à partir de cette période et particulièrement celles qui ont pour objet l’action. En publiant, en 1977, La Sémantique de l’action19, Ricœur lui-même ratifie cet emploi du terme. Mais il ne se propose pas seulement, dans cet ouvrage, d’« enrichir l’une par l’autre [...] la philosophie analytique de langue anglaise et [...] la phénoménologie de Husserl », il veut encore souligner « la différence entre l’action [...] et le comportement » tel que l’expliquent les « sciences de la nature »20 ; et il suggère, pour cela, d’élargir la sphère du sens du discours sur l’action à l’action elle-même. C’est ce que suggère ce titre : « La structure symbolique de l’action » – où le symbolisme est « constitutif » et non seulement « représentatif »21. Ce pas franchi, d’ailleurs, rien n’empêche d’en faire un autre et de reconnaître la dimension signifiante – ou symbolique – de la vie humaine en général. C’est ce que nous avons voulu marquer en second lieu en parlant de la « sémantique de l’agir » – ce dernier terme ayant d’ailleurs un sens plus large que le concept d’action tel que l’envisagent les théories spécialisées, comme l’attestent tant de renvois à l’energeia selon Aristote, au conatus selon Spinoza ou à l’« affirmation » selon Nabert. Que l’homme soit un « animal symbolique », c’est ce que Ricœur n’a cessé de rappeler à tous ceux qui entendaient le définir selon d’autres critères – non sans préciser qu’une telle propriété, loin de s’ajouter à une infrastructure biologique préexistante, caractérisait son agir même. Il n’est pas difficile alors de comprendre pourquoi penser l’homme est penser « à partir du symbole », comme le prescrit le texte que nous avons placé en tête de cette deuxième partie22.
Mais, si l’idée d’une « phénoménologie herméneutique » n’est pas de nature à offusquer les lecteurs familiers de l’œuvre de Ricœur – qui ont appris à comprendre chacun de ces termes à partir de l’autre23. Aussi bien n’avons-nous pas voulu tracer une frontière nette entre ces concepts de méthode. Ils servent seulement à baliser un itinéraire dont la continuité, comme on l’a dit, l’emporte sur les ruptures.
Or cette prescription, encore une fois, ne peut être observée par aucune science, « naturelle » ou « humaine » : elle s’adresse, en l’homme lui-même, à l’art d’interpréter. On peut parler presque indifféremment, en ce sens, du tournant sémantique ou du tournant herméneutique de l’anthropologie de Ricœur. « Herméneutique de l’agir », c’est en ces termes d’ailleurs que ce dernier comprend parfois lui-même son entrepriseLa même remarque peut être appliquée aux thèmes auxquels s’appliquent respectivement cette phénoménologie, cette sémantique et cette herméneutique : le « vouloir », l’« agir », le « soi ». Il suffit, pour s’en convaincre, de considérer ensemble la structure intentionnelle du vouloir et la définition ricœurienne de la réflexion. En vertu d’une telle structure, en effet, la volonté trouve son sens dans l’action ; et c’est encore en agissant – et non « enfermé seul dans un poêle24 » – que l’homme se comprend et devient véritablement soi. Ajoutera-t-on qu’il doit, pour cela, se comprendre lui-même « comme un autre » et appliquera-t-on cette remarque non seulement à l’homme individuel – ou à ce qu’on appellera la personne – mais encore aux sociétés et aux cultures ? On mesurera mieux alors la complexité de la tâche assignée à une herméneutique du soi ainsi que l’importance accordée par celle-ci à la « multiple étrangeté » qui donne son titre à l’un des derniers textes ici réunis25. Mais cette étrangeté, ou cette altérité, n’est pas seulement celle de « l’autre humain, mon semblable » telle que l’implique la notion de reconnaissance mutuelle, centrale dans la dernière philosophie de Ricœur dont l’épilogue du présent ouvrage offre une sorte d’épure26. C’est encore en moi celle de la « chair »27 et de tout ce qui se trouvait marqué, dès les premières œuvres, du sceau de la vulnérabilité ou de la « fragilité affective ». Aussi le texte que nous avons placé à la fin de la troisième section fait-il correspondre, aux différentes capacités de l’« homme capable » – parmi lesquelles les capacités de parler, de faire et de raconter –, autant d’« incapacités spécifiques »28.
29 apparaît donc finalement comme le cœur de l’anthropologie ricœurienne. Elle explique la rencontre, en celle-ci, d’une ontologie de la liberté et de ce qui se donne moins pour une eschatologie que pour une pédagogie de l’espérance30. La place faite, dans ce cadre, à la religion, ne peut étonner. La thèse sur le volontaire et l’involontaire l’avait très tôt admis : la question de l’homme est aussi celle des « confins de l’homme »31. Mais une anthropologie de la religion n’est pas une anthropologie religieuse. L’espérance, d’ailleurs, précède toute croyance particulière ; et elle est également l’horizon de l’action dans ses dimensions éthique et politique. Sans doute faut-il voir en elle une forme originaire du temps humain – une forme distincte du projet dont dérivent toutes les capacités32. Mais c’est justement ce que Ricœur invite « le lecteur perplexe [...] à ruminer »33 sans fin.
Cette « corrélation entre capacité et fragilité »