’ORIGINE DE CET ESSAI est à chercher dans l’espèce d’insatisfaction qui est maintenant la mienne lorsque je considère, après près de vingt ans, la sorte d’analyse que j’ai donnée de la volonté dans Le volontaire et l’involontaire126. Cette œuvre voulait être une description phénoménologique de phénomènes tels que le projet, le motif, le geste, etc. Lorsque je considère maintenant les grandes philosophies de la volonté qui jalonnent l’histoire de la philosophie d’Aristote à Nietzsche, en passant par la scolastique, Descartes, Kant et Hegel, et si j’admets, comme je pense qu’il faut le faire, que ces philosophies ont dit quelque chose de significatif sur la volonté, la question se pose de savoir si les énoncés philosophiques variés concernant la volonté appartiennent à une ou à plusieurs sortes de discours. [Mais, dans le deuxième cas, une autre question se pose : celle de] l’unité du discours philosophique.
127 ; le second serait le discours de l’action signifiante, qu’il nous faudra identifier avec quelque sorte de discours dialectique ; le troisième serait une sorte d’ontologie indirecte et requerrait [un] discours herméneutique, c’est-à-dire [un] discours en forme d’interprétation.
Mon hypothèse de travail est que la philosophie de la volonté exige au moins trois sortes de discours dont chacun a ses règles, son type de cohérence et son mode de validation. J’appelle le premier « discours phénoménologique »Le premier discours remonte au troisième livre de l’Éthique à Nicomaque, consacré aux notions d’actions volontaire et involontaire, de préférence rationnelle et de vœu. [Certes,] cette première phénoménologie n’a pas encore trouvé son unité puisqu’il n’y a pas encore de concept unifié de volonté et que le concept de volonté comme tel n’est peut-être même pas encore formé ; [elle] n’a pas non plus trouvé sa justification [méthodologique], [même si] la méthode dialectique au sens d’Aristote, c’est-à-dire d’une confrontation d’opinions arbitrée par le travail de la définition, peut être considérée comme l’ancêtre de la phénoménologie. [Mais,] en dépit de ce défaut d’analyse et de ce manque de justification complète, le troisième livre de l’Éthique à Nicomaque peut être appelé à bon droit la première phénoménologie de la volonté. Ce traité a une autonomie relative parmi les cours et traités qui constituent l’Éthique. Le développement de la phénoménologie de la volonté peut être suivi comme un fil rouge depuis Aristote jusqu’à la phénoménologie post-husserlienne, grâce à la sorte de continuité et de relative autonomie qui permet à ce discours de conserver son identité en dépit de son insertion dans des problématiques philosophiques différentes.
Je fais seulement ici un bref rappel des occurrences principales de cette phénoménologie de la volonté, [en commençant par] la philosophie grecque [et] la conception stoïcienne du consentement en tant que contrepartie active de l’image passive. Cette articulation entre un pôle actif et un pôle de réceptivité constitue un modèle efficace qui fera retour dans la quatrième des Méditations métaphysiques de Descartes. Tandis qu’Aristote organisait sa phénoménologie autour de l’acte central de préférence, en tant qu’appliqué aux moyens, par opposition au vœu, en tant qu’impulsion évasive dirigée vers les fins, les stoïciens réorganisent le champ entier de la psychè en fonction de la polarité entre l’activité et la passivité. Toutes les phénoménologies ultérieures de la volonté, y compris les subtiles analyses des scolastiques et la description élégante et simple de Descartes, resteront fidèles à cette double détermination phénoménologique du concept de volonté : articulation des moyens et des fins dans le projet ; articulation entre un entendement plus ou moins passif et le pouvoir de décision dans l’acte de choix. De saint Thomas à Descartes – lequel ne rompt pas [en ce sens] avec la tradition scolastique –, la phénoménologie de la volonté apparaît comme un raffinement continuel des descriptions d’Aristote et des stoïciens. Cette phénoménologie culmine dans le concept de décision, qui implique : a) le projet, en tant qu’intention de la volonté ; b) le choix, en tant que l’acte lui-même pose le projet ; c) l’alternative tranchée, en tant que contenu de l’acte, que les scolastiques ont appelé pouvoir sur les contraires.
Cette tradition n’est pas [oubliée] pendant la grande période de l’idéalisme allemand de Kant à Hegel ; la description de la volonté comme arbitraire (Willkür) n’est jamais perdue de vue, même si le Willkür comme arbitraire est maintenant subordonné à une autre dimension de la volonté : le Wille proprement dit, lequel avec Kant ne peut plus être élaboré à l’intérieur du même univers de pensée, sur le même plan que projet, choix [ou décision]. Nous retrouverons ce tournant de l’analyse kantienne de la volonté quand nous considérerons le second discours sur la volonté mais, auparavant, il nous faut conduire à sa conclusion le premier discours, celui de la phénoménologie de la volonté.
La phénoménologie de la volonté a trouvé chez Husserl sa justification et dans la littérature post-husserlienne son achèvement. Husserl lui-même n’a guère écrit sur la volonté. Ce fait peut avoir une signification importante en ce qui concerne les limites de la méthode phénoménologique, comme nous le dirons plus loin. Pour l’essentiel, l’analyse husserlienne repose sur la priorité des actes objectivants et, parmi eux, de la perception ; la phénoménologie est principalement, pour cette raison, une phénoménologie de la perception et des énoncés assertifs. Néanmoins, la phénoménologie a donné au discours classique sur la volonté un droit et une fondation. Grâce à la réduction phénoménologique, tous les énoncés naturalistes concernant les choses, les faits et les lois sont mis entre parenthèses et le monde apparaît comme un champ de signification. Cette réduction rend possible le phénomène de la volonté en tant que volonté. La notion de projet apparaît comme un cas particulier – et le plus frappant – du caractère intentionnel de toute vie psychique ; le projet a sa face noétique dans le choix lui-même et sa face noématique dans le projeté, comme quelque chose qui doit être fait par moi et qui peut être ou ne pas être rempli. La relation du projet aux instincts, impulsions et affects est placée sous le concept général de motivation, lequel est nettement scindé de la causalité naturelle par la réduction phénoménologique.
Tous ces traits phénoménologiques de la volonté trouvent dans la méthode husserlienne un instrument descriptif approprié qui n’a été élaboré en tant que tel ni chez Aristote, ni dans la scolastique, ni dans la tradition cartésienne. Mais la phénoménologie de la volonté n’est pas seulement justifiée par la méthode husserlienne ; celle-ci, à son tour, reçoit une extension au-delà de son expression classique. Nous pouvons dire ici que le primat de la phénoménologie de la perception, avant d’être une cause d’échec, donne une puissante impulsion à la phénoménologie des émotions et à celle du volontaire et de l’involontaire.
À ce point de ma réflexion, je voudrais dire que c’est à ce niveau qu’une confrontation s’imposerait entre la phénoménologie du volontaire et de l’involontaire, et l’analyse conceptuelle consacrée aux notions d’intention, de projet et de motif par la génération des philosophes de langue anglaise issue des Investigations philosophiques de Wittgenstein. Je pense aux travaux d’Elizabeth Anscombe sur l’intention128, de Stuart Hampshire sur la pensée et l’action129, à l’admirable « plaidoyer pour les excuses » de John Austin130, à l’explication du comportement de Charles Taylor131. En fait, l’analyse conceptuelle est une étude phénoménologique dans la mesure où elle ne s’enferme pas dans [le commentaire] des expressions mais, comme le disent ces auteurs, tente d’approcher la complexité de la vie par une connaissance des distinctions fines et des relations [mêlées] que le langage ordinaire a discernées au cours des siècles. En retour, la phénoménologie est une analyse conceptuelle, dans la mesure où elle prétend appréhender, non les vécus en tant que vécus, mais l’essence du vécu, ses articulations et ses connexions. Je dirais volontiers qu’aujourd’hui l’avenir de ce premier discours est dans une interpénétration de la description phénoménologique et de l’analyse conceptuelle du langage ordinaire.
Néanmoins ce premier discours n’a pas et ne pouvait pas épuiser la philosophie de la volonté. En fait, le discours phénoménologique sur la volonté a toujours été seulement une phase à l’intérieur d’un discours plus vaste que je propose d’appeler le discours sur l’action responsable et sur l’action signifiante. Le libre choix n’a jamais été le principal problème mais plutôt la question : quelle sorte d’action fait sens ?
Retournons un moment à Aristote puisque c’est lui qui a fondé la philosophie de la volonté. Ce que nous avons appelé sa phénoménologie est seulement un segment abstrait à l’intérieur d’un traité sur la vertu, sa nature, son acquisition et ses conditions d’efficacité. Avec le concept de « vertu » ou, mieux, d’« excellence », le problème d’un accomplissement significatif de la vie humaine est posé. Ce problème constitue pour ainsi dire l’enveloppe concrète de la phénoménologie de la volonté. Plus précisément, nous apprenons d’Aristote que la science architectonique à laquelle cette description est subordonnée est la politique, pour autant que le bien de la cité est plus général et plus concret que le bien de l’individu. En ce sens, le discours phénoménologique est seulement une phase à l’intérieur du discours éthico-politique. Seul ce [dernier] discours est autonome ; la description de la préférence est une composante dans un tout constitué par la détermination de la vie éthique qui est aussi la vie politique ; l’accent doit être alors déplacé de l’arbitraire du choix à sa norme, à l’intérieur du cadre d’une théorie de la volonté ; à cet égard, le traité sur la prudence (Éthique à Nicomaque, livre VI) constitue le pôle de ce second discours comme le traité sur la préférence (Éthique à Nicomaque, livre III) était le noyau du premier. Je ne considérerai pas ici les détails de cette théorie de la vertu et soulignerai seulement un point, à savoir la fameuse définition de la vertu comme une « médiété », un point d’équilibre entre deux extrêmes, un milieu entre un excès et un défaut. La juste tension de l’acte, dit Aristote, c’est cela la norme ; le milieu entre l’excès et le défaut est cette juste tension.
Cette analyse anticipe, par sa relative formalisation (les extrêmes et le milieu), la formalisation plus radicale qui préside à la philosophie kantienne de la volonté. Pour Aristote, seule la volonté réglée selon le principe de mesure et animée par la vertu de prudence (qui joue le rôle de l’impératif catégorique) est pleine de sens et [c’est aussi], pour cette raison, [la] seule volonté véritable. Cette continuité entre Aristote et Kant ne peut être aperçue au niveau du premier discours ; [elle l’est, en revanche, au niveau] du second, à savoir le discours de l’action sensée. La révolution de pensée qui caractérise la philosophie kantienne de la volonté se produit à l’intérieur d’un seul et même univers de discours, celui [précisément] de l’action sensée. La question qui ouvre les Fondements de la métaphysique des mœurs s’énonce ainsi : qu’est-ce qui rend bonne une bonne volonté ? Cette question doit être mise sur le même plan que la question aristotélicienne : qu’est-ce que la vertu ? qu’est-ce que la prudence ? Cette sorte de question implique que le moment d’arbitraire qui constitue la volonté en tant que volonté au niveau phénoménologique s’articule sur le moment de normativité qui constitue la volonté en tant que volonté au second niveau. Cette dualité entre Willkür et Wille, entre la volonté arbitraire et la volonté normative, constitue la difficulté centrale de la philosophie kantienne de la volonté. Mais, avant d’entraîner la ruine de la philosophie kantienne, elle en fait la force. La Critique de la raison pratique n’est pas autre chose que l’analyse transcendantale de la bonne volonté, c’est-à-dire des conditions de possibilité d’une volonté bonne, de la même manière que la Critique de la raison pure portait sur les conditions de possibilité d’un jugement vrai de perception. Cette analyse transcendantale de la bonne volonté n’est pas seulement une nouvelle approche du problème de l’action sensée, elle radicalise une tendance qui était à l’œuvre chez Aristote – et peut-être, [avant cela], dans la conception déjà en partie formalisée de la vertu [que propose] Platon dans le livre V de La République – et conduit à la définition de la volonté comme raison pratique.
132. Le mal apparaît ici comme la plus extrême divergence entre la maxime du choix libre et la détermination de la volonté (objective) par la loi. On pourrait être tenté de dire que l’« Essai sur le mal radical » représente le retour du libre choix au premier plan d’une philosophie de la raison pratique, qui a été construite sur le principe de la subordination de la libre volonté à la volonté pour la loi. Cette priorité de la volonté pour la loi était le principe fondateur du discours sur l’action sensée ; le mal signifie la rupture de ce discours.
Mais cette radicalisation est en même temps l’origine d’un paradoxe qui conduit la philosophie kantienne de la volonté au naufrage. Ce paradoxe est celui-ci : selon son intention, la Critique de la raison pratique vise à expliquer comment une représentation produit un effet dans la réalité ; en d’autres termes, son problème est celui de l’actualisation de la pensée dans le champ de l’action ; c’est même la différence entre la nature et la liberté, la première consistant dans une action selon des lois, la seconde dans une action selon la représentation d’une loi ; ainsi, la liberté est une sorte de causalité qui produit des événements dans le monde ; or le résultat de la Critique détruit son intention : le principe de rationalité étant coupé du sol concret des impulsions et des désirs, la volonté en tant qu’unité du désir et de la rationalité est brisée en deux morceaux ; la volonté n’est plus une sorte de désir – un désir rationnel – mais une variété de la raison ; en même temps, la volonté est coupée de ses buts puisque les fins ne peuvent être données a priori mais appartiennent à la sphère du désir. C’est ainsi que le kantisme apparaît comme une philosophie de la scission. Dès lors, il devient très difficile de comprendre comment le mouvement de contingence, de subjectivité, de choix, qu’est le Willkür lui-même peut être réintroduit dans le champ de la volonté. Les premiers théorèmes de la deuxième Critique présupposent de façon axiomatique que la dualité de la volonté en général, déterminée par la loi, et de la volonté humaine, indéterminée dans son mouvement intime, est un donné, le fait éthique par excellence. La dualité constituée par une volonté objective déterminée par la loi et une volonté subjective et arbitraire est le résultat philosophique de ce second discours sur la volonté. Il ne pouvait pas être déduit d’une phénoménologie de la volonté (ou du choix libre, ou du pouvoir sur les contraires). La discordance entre deux sortes de volonté, si l’on peut dire, atteint son point culminant dans l’« Essai sur le mal radical »Cette antinomie de la volonté pose la question de la nature authentique du discours sur l’action sensée. Il me semble que nous devons reconnaître le caractère dialectique de ce discours.
De la même manière que Husserl est le représentant de la méthode phénoménologique, appropriée à la description de la volonté comme projet, préférence, choix, etc., Hegel est le représentant de la méthode dialectique, seule adéquate à la problématique de l’action signifiante.
Si l’on considère l’histoire passée de la philosophie de la volonté de ce point de vue, il faut reconnaître qu’elle pose une série de questions qui ne peuvent être résolues sans une méthode dialectique, c’est-à-dire une méthode [capable] de surmonter les antinomies par le moyen de la médiation. On peut récapituler de la manière suivante les situations dialectiques impliquées par un discours sur l’action signifiante.
D’abord, la volonté est une transition du désir à la rationalité. Quand Aristote définit la volonté comme « désir délibéré », cette expression même implique que la réalité naturelle résumée dans le mot désir est niée et néanmoins retenue dans une réalité de rang supérieur apparentée à la rationalité. La décision requiert une conception dialectique de la réalité selon laquelle la racine du désir est sublimée dans l’énergie de la décision. Telle est la première situation dialectique ; elle est représentée dans la philosophie hégélienne par la transition d’une philosophie de la nature à une philosophie de l’esprit.
Deuxième situation dialectique : la scolastique et Descartes conçoivent le jugement comme interaction entre deux facultés : l’entendement et la volonté ; mais cette interaction est représentée sur le mode de la relation de causalité réciproque : l’entendement meut la volonté et la volonté meut l’entendement ; on peut y voir une expression pré-dialectique transposée dans le langage de psychologie des facultés, elle-même tributaire d’un concept cosmologique de causalité. Cette situation dialectique n’a pas disparu [cependant] avec la psychologie des facultés ni avec la cosmologie qui la soutient. La distinction kantienne entre raison théorique et raison pratique donne seulement une nouvelle expression à ce problème ancien et l’on sait les difficultés formidables que cette dichotomie soulève au seuil de la troisième Critique. Cette seconde situation dialectique constitue l’essentiel de la philosophie de l’« Esprit subjectif » dans l’Encyclopédie de Hegel.
Troisième situation dialectique : la transition de la volonté subjective, qui était l’objet de la phénoménologie, à la volonté objective, qui est l’objet de la détermination éthico-politique chez Aristote et Kant. Cette dimension est perdue dans une simple psychologie de la décision où seule la volonté individuelle est prise en compte, tandis que la dimension politique émigre en dehors du champ de la philosophie de la volonté et constitue le cœur d’une philosophie politique sous le titre d’une théorie du pouvoir et de la souveraineté. Hobbes et le Spinoza du Traité politique133 sont les témoins de cette autre philosophie de la volonté, qui s’est constituée en dehors du champ de la psychologie de la décision. L’unité dialectique du problème de la volonté, en tant qu’individuelle et collective, que psychologique et politique, est perdue. Aristote n’ignorait pas cette unité mais il n’avait pas d’appareil logique pour maîtriser ce problème de la relation entre une phénoménologie de la préférence et une philosophie politique. Cette troisième dialectique est le centre de ce que Hegel appelle la philosophie de l’« Esprit objectif ». [Elle] contient la philosophie authentique de la volonté au niveau du discours de l’action signifiante.
Le premier seuil de l’Esprit objectif est la relation de contrat qui lie une volonté à une volonté dans une relation réciproque. Cette duplication de la volonté constitue une relation spécifique qui ne saurait être dérivée d’une simple phénoménologie de la volonté basée sur les concepts de projet, de motivation, de motion volontaire. Avec la relation de volonté à volonté, de nouvelles déterminations entrent en jeu, principalement parce que cette relation est elle-même médiée par les choses en tant qu’objets de l’activité visant à la possession. La volonté solitaire, dans l’acte de prendre possession des choses, est encore la volonté arbitraire ; avec le contrat, chaque volonté renonce à sa particularité et reconnaît l’autre volonté comme identique à elle-même dans l’acte de l’échange ; tandis que la chose est universalisée dans la représentation abstraite de sa valeur, la volonté est universalisée par l’échange contractuel des choses. Ainsi, la chose fait médiation entre deux volontés en même temps que la volonté de l’autre fait médiation entre la volonté et la chose possédée. Tel est le premier seuil dans cette histoire pleine de sens de la volonté comme Esprit objectif. Le lien aux choses dans lesquelles ma liberté est actualisée est aussi important que le lien entre les volontés elles-mêmes.
Seule une volonté soumise à l’objectivation, en ce sens, est capable de se reconnaître elle-même comme l’auteur responsable de ses actes. C’est ici le second seuil dans la dialectique de l’Esprit objectif : la liberté n’est plus seulement actualisée dans les choses en tant que possédées, mais dans des œuvres et des actions qui la représentent dans le monde. Par-delà la simple intention, la volonté doit passer par l’épreuve du succès et de l’échec, et lier son sort à quelque phase de l’histoire. Il n’est pas de projet effectif sans cette épreuve de la réalité, sans ce jugement exercé par les autres hommes et finalement sans le jugement du « tribunal du monde ».
La volonté apparaît alors comme une dialectique intérieure entre une exigence infinie qui reflète son pouvoir illimité d’auto-assertion et la tâche d’auto-réalisation dans une réalité finie. L’individualité n’est pas autre chose que cette confrontation entre l’infini de la réflexion et la finité de l’actualisation. Seule cette volonté a le droit d’être tenue responsable de cela seulement qu’elle a fait et non de tout ce qui arrive par le moyen de son action. Comme il est aisé d’apercevoir, c’est dans ce cadre de pensée que la philosophie de la volonté peut rendre justice à Kant et à la différence qu’il institue entre volonté pour la loi et volonté arbitraire. Mais ce n’est pas seulement la règle abstraite – la loi – qui fait la différence entre volonté objective et volonté subjective : c’est le cours concret de l’action intentionnelle dans laquelle les aspects subjectifs et objectifs sont mêlés, le désir et la rationalité réconciliés, et la quête de satisfaction liée à la quête de rationalité. Une simple éthique de l’intention, coupée de l’épaisseur du désir et soustraite à l’épreuve de la réalité, est seulement un segment abstrait dans le processus total d’actualisation de la liberté.
Finalement, une philosophie de la volonté, conçue comme discours sur l’action sensée, culmine dans une théorie des communautés concrètes dans lesquelles la volonté est capable de se reconnaître elle-même. Cette objectivation de la volonté dans la famille, dans la société civile (c’est-à-dire dans la vie économique) et enfin dans l’État réalise le projet aristotélicien d’une philosophie de la volonté qui serait une philosophie politique. [Ainsi,] Rousseau et Kant sont une fois de plus justifiés. Pas de philosophie politique sans cette équation entre la souveraineté de l’État et le pouvoir de la volonté. L’État qui ne serait pas une volonté objectivée resterait une réalité étrangère et hostile. C’était là le problème de Rousseau : Hegel le résout avec d’autres ressources que le contrat, lequel appartient seulement selon lui à la couche abstraite de la volonté.
Dire que le discours sur l’action sensée atteint sa fin dans une théorie politique, c’est dire que l’homme a des devoirs concrets, des vertus concrètes seulement lorsqu’il est capable de se situer lui-même à l’intérieur de communautés historiques dans lesquelles il reconnaît sa propre existence. On peut être aussi critique que l’on veut à l’égard de l’hypostase hégélienne de l’État, le problème posé par Hegel demeure : existe-t-il quelque médiation raisonnable entre le pouvoir individuel que nous appelons libre choix et le pouvoir politique que nous appelons souveraineté ? Si la vie politique est cette médiation, alors la dialectique entre la volonté individuelle et celle de l’État prend sens et avec elle tout le discours sur l’action sensée.
Maintenant, faut-il dire que le discours sur l’action sensée épuise la tâche d’une philosophie de la volonté ? Il me semble que nous n’avons pas encore atteint le fond du problème. Le libre choix sur lequel la phénoménologie se concentre renvoie à la tâche de réaliser la liberté à travers l’action personnelle et collective. À son tour, ce second discours pointe en direction d’une nouvelle sorte de recherche qui requiert un nouveau type de discours philosophique.
134, parce que l’être même est activité ; ou, mieux, c’est dans la vie vertueuse, dans la vie selon la vertu que quelque chose est révélé de la détermination de l’être comme acte. Il faudrait ici rattacher toutes les allusions de l’Éthique concernant les notions d’acte et d’activité à l’ontologie de la puissance et de l’acte selon la Métaphysique (principalement dans le livre Θ).
Quelle recherche et quel discours ? Les notions mêmes d’acte, d’action, d’activité disent quelque chose d’un mode d’être auquel ne rendent justice ni la théorie éthique ni la théorie politique. Dans l’activité humaine, un caractère de l’être comme acte est manifesté ; un accès au fondement de l’être comme créativité est découvert. Telle est l’ultime implication d’une philosophie de la volonté. Mais avons-nous un discours approprié pour dire cette émergence de l’être, un [discours] qui pourrait faire concurrence à la phénoménologie du projet et au discours dialectique déployé par la théorie de l’action sensée ? Quiconque est conscient des malheurs, pour ne pas dire plus, qui ont affecté l’ontologie dans le passé doit reconnaître que ce discours est au mieux un discours brisé, plein d’ambiguïté et qui a plus d’affinité avec les variations de l’interprétation qu’avec la cohérence de la connaissance absolue. Néanmoins, la question est de savoir si l’interprétation ne peut pas recevoir un statut philosophique en tant que forme spécifique du discours philosophique. Tel est le pari qui motive la troisième partie de cet essai. Si l’on demande pourquoi ce troisième discours est un discours brisé, la première réponse qu’il faut donner est que l’aperception de ce qui peut être appelé « modes de l’être » est liée à une histoire, laquelle semble être inévitablement liée à leur manifestation. Cette histoire profonde ne peut être réduite, semble-t-il, à un pur changement de théorie, lié lui-même à un changement culturel ; encore moins à quelque changement idéologique : cette histoire est d’une certaine façon l’histoire même des modes de l’être, l’histoire de la manifestation de l’être ; elle affecte non seulement les réponses mais [encore] les questions ; elle émerge à la surface de l’histoire de la philosophie sous la forme de nouvelles manières de questionner ; elle affecte la problématique même. Pour donner une idée de cette histoire profonde, revenons une fois de plus à Aristote ; les trois couches de discours sont ici aisées à démêler : nous avons le discours sur le volontaire et l’involontaire qui constitue le noyau phénoménologique de l’Éthique à Nicomaque (livre III) ; ce discours est incorporé à un discours plus large qu’Aristote désigne comme science architectonique de la politique ; [enfin,] ce discours, à son tour, renvoie au discours de l’être. Mais comment ? À travers la détermination de la recherche éthique comme recherche sur l’ergon, sur l’œuvre de l’homme. Cet ergon est la véritable émergence de l’être comme energeia. Quand Aristote dit qu’il y a une tâche ou une œuvre pour l’homme en tant qu’homme, une tâche qui n’est pas épuisée par les différentes technaï, les différentes habiletés, les différents métiers – une tâche qui unifie l’action humaine et qui donne à la vie son sens humain –, son éthique pointe en direction de la couche profonde dans laquelle la praxis humaine trouve son fondement. Il y a, dit Aristote, quelque chose comme une energeia humaine, « une vie selon l’activité »Mais, en même temps, nous, lecteurs modernes d’Aristote, sommes nécessairement frappés par les discordances entre la philosophie morale de la praxis et l’ontologie de l’acte ; finalement, l’acte par excellence, l’acte en tant qu’acte exclut changement et mouvement, et n’est plus dès lors exemplifié par la praxis humaine mais par l’activité divine de la pensée ainsi que par l’activité de contemplation qui, chez l’homme, est [la meilleure] approximation de la « pensée de la pensée ». Ainsi la praxis humaine flotte entre le mouvement naturel et l’acte par excellence, sans aucun fondement spécifique dans l’être. Ce manque de médiation entre l’ontologie de l’ousia-entelechia et l’éthique explique jusqu’à un certain point l’absence, chez Aristote, de tout concept de liberté et même peut-être de tout concept unifié de volonté, même au niveau phénoménologique. Ces insuffisances sont évidentes à nos yeux de lecteurs modernes d’Aristote parce que nous sommes les héritiers d’un âge métaphysique pour lequel la volonté a été identifiée avec un autre mode d’être, avec l’être comme subjectivité.
C’est la première fois que nous prononçons le mot de subjectivité. Ce n’est pas par hasard. Je pense que la subjectivité n’est pas seulement un trait du champ phénoménologique ni même une composante dans une théorie de l’action signifiante ; ou plutôt la subjectivité peut survenir comme une dimension dans les deux discours précédents parce qu’elle est à titre primaire un mode d’être qui appartient à un âge métaphysique, celui de l’être comme subjectivité. Finalement, l’émergence de la volonté comme problème philosophique exprime l’émergence progressive de la subjectivité comme mode prédominant de l’être ; c’est pourquoi il y a une histoire souterraine de la philosophie de la volonté qui exprime, aux niveaux phénoménologique et dialectique, l’histoire profonde des modes d’être.
Cette histoire profonde ne coïncide pas avec les articulations conceptuelles des autres niveaux. Elle a une structure propre. Ou plutôt elle implique une série de seuils qui ne coïncident pas nécessairement avec un progrès dans la description phénoménologique, comme c’est le cas chez Descartes.
Pour ma part, je voudrais souligner trois de ces seuils entre Aristote et Hegel. Premièrement, la volonté doit être conçue comme infinie pour devenir subjective au sens fort du mot. Cette infinitude est inconnue d’Aristote. Pour lui, le pouvoir de choisir est effectif seulement dans un champ limité de délibération au milieu de situations finies ; comme dit Aristote, la délibération porte sur les moyens plutôt que sur les fins ; la vertu elle-même, en tant que milieu entre deux extrêmes, définit les règles de l’action finie. Une révolution s’est donc produite qui a inversé la relation entre l’infini et le fini. Ce premier renversement, comme l’écrit Hegel dans les Principes de la philosophie du droit135, est le tournant entre le monde grec et le monde chrétien. Ce tournant peut être reconnu chez saint Augustin : la voluntas se montre dans l’expérience du mal et du péché comme pouvoir de nier l’être. Ce pouvoir terrible est le pouvoir infini de la volonté.
Un second seuil dans l’émergence de la volonté comme subjectivité est représenté par le cogito cartésien. Avec le cogito, le sujet est celui pour qui le monde est une représentation. Mais la volonté que nous avons pu décrire dans la première partie à l’intérieur du même cadre de pensée que la description aristotélicienne de la « préférence » apparaît maintenant comme l’émergence du cogito sum, comme la liberté existentielle du cogito en tant que tel, comme libre pensée, au sens le plus fondamental du mot.
Le troisième seuil de cette conquête de la subjectivité, en tant que mode fondamental de l’être, serait constitué par la reconnaissance de l’antinomie entre la liberté et la nature. Cette antinomie n’a pu être conçue aussi longtemps que la nature elle-même n’a pas été unifiée sous une unique législation. Maintenant, la liberté est exilée du champ de la nature ; nulle unité systématique n’est plus capable d’embrasser, à l’intérieur d’une unique cosmologie, la notion d’un effet selon la nature et celle d’un acte libre imputable à un sujet éthique. Il était nécessaire que la pensée spéculative fût soumise à cette épreuve de l’antinomie ; celle-ci ne pouvait être reconnue à l’intérieur d’une phénoménologie de la décision ni dans le discours de la vie éthique et politique. L’antinomie est le point de crise dans le troisième discours de la volonté.
Arrivé à ce point, on pourrait être tenté de dire : n’avons-nous pas surmonté toutes les antinomies du discours kantien dans le discours hégélien ? En un sens, oui. En un autre sens, non.
En un sens, la raison hégélienne a surmonté l’entendement kantien – en ce sens que la dialectique de l’action sensée constitue en elle-même ce dépassement. Bien plus, il est parfaitement possible de lire la philosophie hégélienne comme la tentative de surmonter non seulement l’antinomie de la philosophie kantienne, [mais encore] l’antinomie de la philosophie occidentale prise comme un tout. D’un point de vue hégélien, toute l’histoire de la philosophie est une lutte entre les philosophies de la substance, illustrées par Aristote et Spinoza, et les philosophies du sujet, illustrées par Descartes et Kant. La philosophie de la volonté et toutes les dialectiques qu’elle développe entre désir et rationalité, représentation et volition, subjectivité et objectivité, impliquent une réconciliation entre substance et sujet. [Elles justifient de différentes façons la thèse hégélienne selon laquelle] la substance est sujet.
Comme on sait, cette réconciliation est la clé du concept hégélien de l’Esprit. Mais peut-on dire qu’une philosophie de l’Esprit a épuisé l’histoire des modes de l’être ? Ce concept d’Esprit n’est-il pas le signe d’une autre réduction du fondement de l’être – de cette réduction vers laquelle pointe la qualification d’« idéalisme » ? La difficulté fondamentale de la philosophie hégélienne de la volonté concerne la relation entre volonté et vérité. Le souci principal de Hegel [aux différents stades] de la dialectique est de montrer la vérité de chaque moment. Chaque moment a sa vérité dans le suivant, c’est-à-dire dans un autre moment dans lequel sa contradiction est médiatisée et surmontée. Finalement, tout le processus peut être embrassé par un regard rétrospectif : tout le mouvement a sa condition de possibilité dans la [supériorité] du philosophe, dans son avance à l’égard du développement entier, dans une parole placée en position absolue à la fin du procès. Cette revendication du philosophe de se situer à la fois dans le milieu et au-delà du procès – au dedans et en dehors – doit être mise en question en tant que prétention.
Cette mise en question est peut-être l’événement fondamental de l’époque post-hégélienne de la philosophie de la volonté. Elle concerne à titre primaire la relation entre volonté et vérité. Si la vérité est elle-même un aspect de la volonté en tant que « volonté de vérité », alors n’existe-t-il pas une recherche qui aurait à rapporter la quête de vérité à une certaine qualité de volonté ? Comme on l’a déjà deviné, cette recherche est celle que Nietzsche a inaugurée. Celui-ci ouvre une nouvelle époque dans la philosophie de la volonté. En un sens, elle exprime ce que la philosophie de la volonté a toujours essayé de faire : révéler le fond de l’être comme acte, comme énergie, comme pouvoir et non seulement comme forme, comme essence, comme logos. Quelque chose de la philosophie d’Aristote est non seulement préservé mais [encore] magnifié, quelque chose que la philosophie de l’Esprit avait en quelque sorte dévitalisé, vidé de sa force – je veux dire la priorité de l’acte sur la forme, de l’énergie sur l’essence, de la puissance sur le logos.
Mais, en un sens plus radical, cette redécouverte d’une intuition archaïque ouvre une crise dans la philosophie – une crise double.
[La première affecte] le concept même de subjectivité qui avait réglé la philosophie classique de la volonté. Comme Heidegger l’a montré dans son grand livre sur Nietzsche, [ce dernier se propose à la fois] d’achever la philosophie de la subjectivité et d’ouvrir une carrière pour un autre mode d’être. La « volonté de puissance » a [ainsi] la signification ambiguë de porter à une sorte de paroxysme l’exigence de la subjectivité et de briser cette exigence par le moyen de symboles puissants qui ne sont plus des symboles de la subjectivité mais des symboles cosmiques comme le Retour Éternel, Dionysos, Zarathoustra. La notion de surhomme est le témoin de cette ambiguïté d’une philosophie dans laquelle la subjectivité atteint son point culminant et s’effondre au terme d’un procès autodestructeur que Nietzsche appelle nihilisme. Telle est la première crise que Nietzsche ouvre dans la philosophie moderne de l’être. Il situe la recherche moderne sur la volonté entre deux temps : le temps de la subjectivité, qui a été celui de la philosophie classique de Platon à Hegel, et un autre temps au sujet duquel il parle seulement sur un mode kérygmatique.
La seconde crise exprime la première au niveau du discours philosophique. Cette crise peut être énoncée en ces termes : si la relation entre volonté et vérité doit être inversée, si, à l’inverse de Hegel, la vérité elle-même – ou la recherche de la vérité – rend manifeste une qualité de volonté – peut-être la pire – qui est celle d’une volonté faible, à la recherche du réconfort et de la sécurité, [alors] quelle sorte de discours pouvons-nous articuler concernant la volonté elle-même, sa force, sa faiblesse, son pouvoir de s’affirmer elle-même, ses stratagèmes dans la vengeance et le ressentiment ? Seulement un discours qui se qualifierait lui-même comme une interprétation, c’est-à-dire un discours apparenté à la symptomatologie et à la philologie : un discours en forme de sémiologie.
Cette crise dans le langage philosophique n’est pas nécessairement malsaine ; elle peut même devenir très saine si nous la rattachons à l’ambiguïté de l’être même. Aristote savait déjà que l’être doit être dit de multiples façons. Cette multivocité de l’être est reconnue dans une philosophie qui se caractérise elle-même comme philosophie de l’interprétation. Maintenant, cette reconnaissance elle-même pose plus de [problèmes] qu’elle n’en résout. Si la philosophie hégélienne posait la question de la place du philosophe lorsqu’il dit la vérité – la vérité absolue –, une philosophie de l’interprétation comme celle de Nietzsche pose la question des critères d’une interprétation qui prétend être l’interprétation juste. Je laisse ouverte cette ultime question. Je la laisse ouverte comme une blessure au cœur du discours philosophique. La clé de la réponse, selon moi, serait à chercher dans une meilleure compréhension de la relation entre les trois sortes de discours dans lesquels la philosophie est capable de parler de la volonté : le discours phénoménologique, qui décrit simplement la volonté comme projet et choix ; le discours dialectique, qui articule de manière logique les degrés de l’action sensée ; et le discours en forme d’interprétation, qui reconnaît derrière les changements survenus dans les deux champs précédents l’histoire profonde des modes de l’être dans lesquels l’être lui-même est à la fois caché et montré – montré et caché.