Ulysse est l’homme à la mètis, le polumètis. Mais, dans mon interprétation du texte – tant dans mon dernier livre2 que dans celui publié naguère avec Françoise Frontisi-Ducroux3, dont une partie est précisément intitulée « Ulysse en personne » –, j’accorde aussi une place majeure au problème du soi, de l’identité, de la personne. Puisque ma conception de l’identité d’Ulysse est liée à la singularité de son personnage, on pourrait se demander comment je peux continuer à soutenir que l’archaïsme grec relève de ces cultures que des hellénistes comme Dodds ont appelées « cultures de la honte » par opposition aux « cultures de la faute », autrement dit, de ces sociétés où l’on est essentiellement ce que les autres voient et pensent de nous, alors qu’il y a parfois un dialogue intérieur (Ulysse peut dire en s’adressant à son cœur – pour reprendre le titre que Jacqueline de Romilly a donné à l’un de ses livres – « Patience, mon cœur ! », etc.). De fait, cependant, ces deux dimensions coexistent. La mètis, évidemment : je n’y insisterai pas puisque, avec Marcel Detienne, nous avons écrit tout un livre là-dessus4. Ulysse est le paradigme de la mètis chez les hommes, comme Athéna en est le modèle chez les dieux ; la mètis, c’est la ruse, avec tout ce que cela implique : capacité de berner autrui, de mentir, de raconter des sornettes... Il y a en Ulysse un côté, disons, de personnage méditerranéen – non pas le hâbleur, car il ne l’est pas tellement, mais le roué, le menteur, l’affabulateur capable de se sortir d’affaire par ingéniosité dans les situations les plus dramatiques. Il est tout cela, sans aucun doute. Et il manifeste au plus haut point cette aptitude, qui est celle du politique, du navigateur et de beaucoup d’autres dans le monde grec : de tous ceux, en fait, qui sont aux prises avec la mouvance de l’univers empirique. Mais, au fond, là n’est pas l’essentiel dans mon Ulysse. Il a ce caractère, et ne serait pas Ulysse sans cela, mais l’essentiel, c’est le problème du soi, de l’identité. Je crois que le lien entre ces deux aspects peut paraître problématique.
Oui. La question, c’est en partie comment articuler ce que vous avez écrit sur la personne, avec l’idée meyersonnienne qu’il s’agit d’une catégorie qui se modifie historiquement, et ce que vous dites par ailleurs d’Ulysse, puisqu’il semble que chez lui les modifications soient une caractéristique du personnage. C’est parce qu’il dispose de la mètis qu’il va changer de personnalité et devenir par là insaisissable, à la fois pour ses adversaires dans l’Odyssée et, peut-être, pour l’interprète moderne...
Je ne pense pas que cela fonctionne ainsi. Il est insaisissable : il se rend lui-même insaisissable devant le Cyclope ; Athéna le rend insaisissable, soit en le douant d’invisibilité, soit en le métamorphosant de pied en cap. Mais il s’agit là de procédures défensives, et cela ne touche pas fondamentalement au problème de l’identité, sauf peut-être quand elle le transforme – nous y viendrons. Quand il dit : « Je suis Ulysse, fils de Laërte, l’homme d’Ithaque dont les exploits montent jusqu’au ciel, le vainqueur de Troie... », il situe sa personne, selon l’usage traditionnel, au sein de toutes les relations qui la définissent, et donc de toutes les valeurs sociales qu’elle incarne. Mais, dans l’épisode du Cyclope, il s’éclipse derrière ce jeu de mots : Outis (Personne), qui est en même temps, pour le poète, et pour le lecteur ou l’auditeur, un clin d’œil parce qu’il y a mètis en filigrane (outis et mè tis sont deux formes alternatives de la négation, que nous traduisons par « personne », et mètis, le second terme, est homonyme, à l’accentuation près, du mot qui signifie « intelligence rusée »). Par conséquent, ce qui le caractérise se trouve en quelque sorte exposé au premier plan dans la façon même dont son image disparaît – paradoxe, jeu de mètis s’il en est, mais cet effacement constitue une nécessité vitale et, dès qu’il sera sur son bateau, bien que le Cyclope puisse encore l’atteindre de ses pierres lancées à l’aveugle, il réaffirmera haut et fort sa véritable identité en disant en substance : « Si on te demande qui t’a ainsi mutilé, tu pourras répondre que c’est Ulysse ! » Il cède au plaisir vaniteux de se nommer, ce qui permet d’ailleurs au Cyclope d’en appeler à son père Poséidon et de lui désigner Ulysse nominativement, conférant ainsi au dieu une prise symbolique sur lui.
Cette anecdote met-elle en jeu les problèmes fondamentaux de la personne ? Je n’en suis pas sûr. Car, si la personne est une catégorie – ce que Meyerson a, en effet, très bien montré –, ce n’est pas une catégorie simple : on peut y distinguer des sphères différentes. Il est vrai que pour nous, aujourd’hui, la personne se confond volontiers avec l’intimité du moi, comportant à la fois un caractère secret et irremplaçable. Chacun de nous est unique (comme les gouttes d’eau de Leibniz : il n’y en a pas deux qui soient semblables entre elles) et, en quelque sorte, l’essentiel de ce qu’on est tient à ce que personne ne peut voir, à ce qu’on est seul en mesure de voir, dans le secret de son intimité. Le regard sur soi est un regard intérieur, ce qu’il n’est pas chez Platon, puisque c’est dans l’œil de l’autre, au miroir de sa pupille, que l’homme accède à la vision de soi, ce qu’il n’est pas non plus chez Aristote, étant donné que toute pensée est pour lui pensée de quelque chose d’autre : seul Dieu se pense lui-même, il le dit textuellement. Mais nous, les hommes, ne pouvons nous penser nous-mêmes, la simple idée en serait absurde. Il n’y a aucune dimension d’intimité, de secret, de singularité radicale. Pas plus que l’idée, qu’on trouvera chez Augustin, qu’il existe un monde intérieur immense, infini, qui est Dieu en nous, et au sein duquel nous sommes seuls à pouvoir pénétrer. Quand Augustin essaie de définir la mémoire, il se la représente comme un immense palais, aux salles innombrables : tout est là, et même lorsqu’on croit avoir oublié, il n’en est rien, car si l’on avait vraiment oublié, on n’aurait même pas conscience qu’il y a quelque chose dont on peut se souvenir. Ainsi, quand on procède par élimination, en rejetant successivement les idées qui se présentent comme inadéquates (« Non, ce n’est pas ça ! Non, pas ça non plus !... »), cela prouve qu’au moment même où l’on prétend avoir oublié, le souvenir subsiste néanmoins quelque part en nous, et non en dehors de nous.
Les Grecs ne voyaient pas les choses ainsi... Cela veut-il dire qu’ils ignoraient le dialogue intérieur ? Certes non. Le dialogue intérieur ne doit pas être confondu avec la construction qui s’est élaborée à travers la réflexion philosophique, avec la pratique de l’examen de conscience, dans le christianisme – cet examen de conscience au cours duquel le prêtre vous incite à rassembler vos souvenirs, à vous remémorer tous vos actes et, en particulier, vos péchés ; cela suppose donc que vous scrutiez vos intentions, que vous vous jugiez vous-même. Ensuite, des produits littéraires sont venus refléter ces pratiques : le journal intime, les confessions, toute une série d’écrits qui ont pour objet la vie intérieure de l’individu. De là procèdent aussi, dans un genre comme le roman, les descriptions de la vie psychique des personnages placées dans leur propre bouche. On ne trouve rien de tel dans l’Antiquité. On m’objecte parfois que l’absence de mention ne prouve pas que cela n’existait pas. Peut-être, mais en ce cas nous l’ignorons, et ne sommes donc a priori pas en droit de le postuler.
Ulysse, du moins, ne laisse rien filtrer qui s’apparente à cela. Le texte offre même de claires indications contraires : quand Ulysse est aux frontières du monde et qu’on lui offre de demeurer à jamais tel qu’en lui-même, immortel, toujours jeune, il refuse, parce que personne n’en saurait rien, personne ne le verrait. C’est-à-dire que seraient définitivement anéantis sa réputation, le nom et le renom d’Ulysse, le souvenir d’Ulysse que sont susceptibles de garder, non seulement sa famille, mais les hommes en général, y compris les générations à venir : il ne serait plus rien, il aurait disparu, il serait rayé, effacé, beaucoup plus radicalement que devant le Cyclope. Et, s’il n’y a plus d’Ulysse, il n’y a plus d’Odyssée, plus de chant de gloire. C’est ainsi que Télémaque envisage la disparition de son père : il a disparu, il a été enlevé par les Harpies, ces divinités ravisseuses qui vous saisissent et vous entraînent dans les fissures de l’être... Vous n’êtes alors plus là : vous n’êtes plus. C’est cela qui le menace, qui menace son identité, non pas son identité psychologique, mais son personnage. Donc Ulysse refuse ce processus, il dit non. Il préfère mourir, vieillir, souffrir, plutôt que de renoncer à son kléos, sa gloire. Voilà le premier point : ce qui le menace, c’est qu’on ne parle plus de lui, qu’on ne connaisse pas son histoire, qu’il tombe dans l’oubli, et peu importe au regard de ce risque qu’il soit immortel, bienheureux, toujours jeune. D’autre part, il est allé jusqu’aux frontières du monde, au-delà de l’Océan, puisque le pays des Cimmériens, où il va accomplir le sacrifice et où les ombres des morts lui apparaissent, se situe au-delà, au-delà du monde, là où aucun rayon du jour ne perce. On pourrait alors le croire perdu corps et biens, et pourtant, il revient.
C’est au moment du retour qu’il subit une véritable métamorphose. Athéna, qui l’avait fait et le fera paraître à plusieurs reprises semblable à un dieu – ce qui signifie qu’on l’identifie au premier coup d’œil comme un homme d’importance, un kalos kagathos, la fleur de l’humanité, un aristos : il suffit de le voir, de voir son allure, sa démarche, ses vêtements, sa prestance, tout ce qui fait son « apparaître » et, partant, son être –, Athéna lui dit donc : « Tu ne peux pas rester tel que tu es ; si on te reconnaît, tu es perdu. » Et elle le transforme. Ses cheveux, ses dents tombent, ses yeux deviennent chassieux, sa peau se flétrit, il est repoussant. Le voici ravalé au même plan que le cadavre d’Hector quand Achille le traîne derrière son char. Il ne ressemble plus à rien. Ainsi défiguré, est-il encore Ulysse, ou n’est-il plus Ulysse ? Il l’est toujours, bien entendu, mais uniquement parce qu’il l’a été et qu’il va le redevenir. Néanmoins, cette transfiguration qu’Athéna a opérée sur sa personne n’est pas un simple masque au sens moderne du mot – un masque qu’il mettrait et enlèverait, et derrière lequel se cacherait sa personnalité véritable –, ni un costume qui le recouvrirait sans altérer sa personnalité. Pas du tout. Il devient d’une certaine façon ce mendiant, il s’identifie à lui. C’est le résultat de l’intervention d’Athéna, bien sûr, mais c’est aussi la conséquence de sa position sociale de fait : il est frappé d’atimia, privé de timè, de reconnaissance sociale ; les prétendants lui lancent des projectiles au visage, l’insultent, et il ne peut rien dire, il est objectivement avili... Heureusement, il est sauvé parce que Athéna sait bien qui il est, et que, très vite, des parents et compagnons qui l’ont reconnu vont se joindre à lui. Son identité, néanmoins, n’est pas indépendante de la reconnaissance des autres. Voilà l’élément fondamental. Et c’est si vrai qu’il ne la retrouve véritablement, cette identité, qu’au terme d’un long processus, difficile, où interviennent notamment les sèmata, les « signes de reconnaissance », et qui culmine avec la reconnaissance par sa femme Pénélope. C’est seulement à travers les yeux de Pénélope, quand elle dit enfin : « Oui, c’est bien l’Ulysse de ma jeunesse », que la continuité est rétablie ; parce que, naturellement, il a changé physiquement : il a vingt ans de plus, ses mains sont celles d’un vieil homme, et le reste à l’avenant... Son identité est donc reconstruite, par lui-même et par les autres. Ce n’est nullement une âme qui demeurerait en lui, toujours semblable quels que soient les événements. Ulysse reste fidèle à lui-même, Athéna aussi lui reste fidèle, mais, pour se manifester, son identité exige une reconnaissance extérieure – le problème sous-jacent est en fait un problème métaphysique : quel est le rapport entre l’être et le paraître ? Je pense pour ma part que, dans l’épopée archaïque, il n’y a pas encore d’opposition entre les deux, que c’est seulement au VIe siècle qu’une telle opposition se dessine clairement : chez les philosophes... Auparavant, l’être coïncide avec la manière dont on voit les choses, avec les phénomènes, avec les « apparaître » ; les gens sont ce qu’on les voit faire. Ils peuvent dissimuler, ils peuvent tromper, certes, mais toute réalité, d’une façon ou d’une autre, doit se manifester par un « paraître ». Comment le formuler autrement ? L’idée n’existe pas que le véritable être est précisément ce qu’on ne voit pas. Non, il faut qu’on voie.
Ulysse récupère donc son identité. Comment cela se produit-il ? D’une façon qui illustre que c’est bien une identité sociale : il la reconquiert au fur et à mesure qu’il réintègre, à Ithaque, la position et le statut qui étaient les siens avant son départ. On peut comparer ce processus à une partie d’échecs : il a une place, et celle-ci n’est pas indépendante de la position qu’occupent les autres pièces sur l’échiquier. Il ne redevient lui-même – le roi ne redevient le roi – que dans la mesure où tous les autres sont réinstallés aux places qui conviennent.
Exemple : Télémaque. Son fils qui ne l’a jamais vu. Quand Athéna lui parle de son père, il répond qu’il en ignore tout, que certes il a entendu dire qu’Ulysse était son père, mais que pour sa part il n’en sait trop rien. Qu’aussi bien il a disparu, et que la fonction paternelle, par conséquent, ne représente rien pour lui. Donc, à son retour, Ulysse ne pourra pas utiliser avec son fils de sèmata, de ces signes identificatoires qu’il porte sur le corps et qui persistent malgré toutes ses transformations, comme la cicatrice qui le fera reconnaître de sa nourrice. Comment procède-t-il donc ? Je rappelle les faits : il est dans la cabane avec son fils, il est toujours tel qu’Athéna l’a transformé : un vieux mendiant tout à fait abject ; son fils le rassure, lui promet l’hospitalité au palais, lui garantit qu’il sera bien traité. Athéna arrive, elle entre, Télémaque ne la voit pas, mais Ulysse la voit, les chiens sentent sa présence ; sur un signe d’elle, Ulysse sort, elle le frappe de sa baguette et le revoilà lui-même, dans son éclatante beauté qui le rend semblable à un dieu : il est Ulysse. Et il rentre. Télémaque, évidemment, est stupéfait devant cette apparition. Il s’exclame : « Tu étais donc un dieu ! » – « Mais non, tu n’y es pas : je suis ton père. » Télémaque n’en croit pas un mot. Il objecte en arguant du contraste entre le vieillard hideux de naguère et son interlocuteur actuel, semblable à Zeus ou à Apollon. « Tu es un dieu ! » conclut-il. Difficile pour Ulysse de le convaincre, dans ces conditions... Comment y parvient-il malgré tout ? En se plaçant par rapport à Télémaque dans la position du père par rapport au fils. Il lui dit en substance : « Vas-tu donc continuer à mettre en doute ma parole ? Je te dis que je suis ton père, cela doit te suffire : il ne te reste plus qu’à m’obéir sans discuter. » Et, s’étant ainsi placé en situation de père, il redevient effectivement le père de Télémaque, mais il ne redevient le père de Télémaque que parce que, de son côté, Télémaque, qui n’avait pas de père, en retrouve un... donc redevient le fils et prend la place du fils, c’est-à-dire se met dans une relation interpersonnelle d’un fils par rapport à son père. Et Ulysse en use avec tous de manière analogue : il n’y a qu’avec sa femme que cela ne marche pas.
Second exemple, sans ambiguïté : les retrouvailles avec son vieux père Laërte, qui par son aspect ressemble à ce qu’Athéna avait fait d’Ulysse, ou au chien Argos, crasseux, couché sur le fumier, méconnaissable : il est complètement négligé, semblable à un serviteur sale et pouilleux. À ce moment du récit, Ulysse a repris son apparence normale – il n’est plus le vieux loqueteux – et il s’adresse à son père comme s’il parlait à un souillon d’esclave, lui conseillant de prendre un bain... Puis il l’abreuve de récits controuvés, de fausses informations. Mais, à un moment donné, Laërte fond en larmes à l’évocation d’Ulysse qu’il croit mort, et le cœur de son fils en est ému. Que fait-il alors ? À son père, comme à son fils naguère, il dit : « Mais non, il n’est pas mort : c’est moi ! » Laërte réagit comme Télémaque : il reproche à son interlocuteur la cruauté de ses mensonges. Même la vue de la fameuse cicatrice n’emporte pas la conviction du vieil homme. Alors, Ulysse se met par rapport à Laërte dans la situation d’un enfant par rapport à son père. Il montre les pommiers, les poiriers, les vignes que Laërte lui avait donnés il y a vingt ans (peut-être même plus : trente ans, quand il avait dix ans...). Il se met dans la position de l’enfant à qui son père montrait comment on jardine, comment on plante les arbres... Or Laërte, à la simple évocation de son petit enfant, retrouve sa jeunesse : il se baigne et, quand il reparaît, Ulysse reconnaît son père tel qu’il l’avait connu, jeune et vigoureux comme s’il n’avait pas changé – et il tombe dans ses bras. Il n’y a, dis-je, qu’avec sa femme que cette méthode s’avère inefficace, mais quand elle aussi est enfin convaincue la question est réglée : le voilà redevenu Ulysse.
En résumé, je ne dis pas que les gens ne sont rien et que seul le regard social les constitue. Je dis que ce que les gens sont, leur identité, se construit et se déconstruit en fonction du rapport social qu’ils entretiennent et de ce que les autres voient d’eux. Que cet « apparaître » est le blason, le condensé visuel de leur statut, de leur gloire, de leur réputation (leur kléos), des honneurs qui leur sont dus (la timè ou les timai). C’est cela qui les définit. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de réflexion intérieure ou de sentiments personnels : bien entendu, les personnages de l’épopée peuvent, par exemple, éprouver du chagrin... Mais l’accent n’est pas mis, dans ce que nous appelons la personne, sur les mêmes aspects. Si l’on se place du point de vue, disons, d’un Maine de Biran, ou de quiconque écrit ses mémoires, tout cela constitue seulement les cercles extérieurs de la personne. Sans aller jusqu’à décréter que cela n’existe pas, ils n’en font pas le centre de leurs préoccupations : ils visent un noyau intérieur, qui n’apparaît pas chez les Grecs, ou n’est pas vu, ou n’est pas l’objet de leur réflexion, ni de leur soin, ni, en tout cas, de leur écriture.
Vous avancez toutefois, dans votre analyse de l’épisode du Cyclope, qu’au fond Ulysse ne dit la vérité sur lui-même qu’au moment où il ment, car celui qui dit la vérité et qui proclame : « Je suis Ulysse, fils de Laërte », n’est pas vraiment Ulysse puisque, pour l’être véritablement, le personnage doit intégrer la dimension du mensonge.
Oui, je m’amuse à pousser la logique du texte jusqu’au bout ! Cela fonctionne bien pour cet épisode en tout cas. Et peut-être même un peu au-delà, puisque, face aux personnages qui vont le reconnaître comme Ulysse, et lui restituer ainsi son identité, il ne dit jamais d’emblée la vérité, il commence toujours par mentir sur cette identité. Pour Laërte il invente des billevesées. Pour Télémaque, de même. À Pénélope, il raconte des histoires à dormir debout : qu’il est le frère d’Idoménée le Crétois, qu’il a vu passer Ulysse dans son île, il y a vingt ans... Autant dire qu’on n’a pas là une identité inébranlable, aux contours d’emblée bien dessinés ; l’identité d’Ulysse semble impliquer que, pour être reconnu, il lui faille commencer par mentir. Autrement dit, dans les mensonges mêmes il reste véridique, parce que, à un certain niveau, quand il ment, il dit la vérité sur lui. C’est comme ça, il faut en prendre acte.
Cela m’évoque vos analyses sur les divinités marines. Pourrait-on comparer Ulysse à ces divinités qui, lorsqu’elles ont parcouru la totalité de leur cycle de métamorphoses, reviennent à leur point de départ, qui donc se caractérisent à la fois par une labilité, un changement incessant, et par un centre de gravité auquel elles font inévitablement retour.
C’est vrai. Le centre de gravité, pour ces divinités marines, pour Métis ou pour Thétis, c’est précisément leur statut divin – le statut divin de Thétis l’attache à la mer ; quand elle se fait feu, sanglier ou lion, elle excède son domaine propre, elle dérape, si j’ose dire. Cela n’empêche pas toutefois qu’à l’intérieur de ce statut, qui implique une fonction stable, déterminée, qui leur confère leur singularité, qui permet de les reconnaître et de les classer, il y ait le cycle des métamorphoses. Et de fait, dans l’iconographie, c’est souvent parce que le peintre a représenté autour d’elle toutes les formes qu’elle est susceptible de revêtir qu’on peut identifier Thétis. Et quand on dit « divinité marine », on laisse entendre déjà par la simple épithète « marine » qu’il y a en elle une fluidité essentielle qui va lui permettre de se couler dans n’importe quelle forme. Donc le statut, même fixe, permet d’embrayer sur la diversité des formes, et cette diversité des formes renvoie au statut fixe. On peut en effet appliquer le même raisonnement à Ulysse.
En quoi les « images » qui se manifestent dans l’épopée (rêves, fantômes, dieux sous une apparence humaine...) diffèrent-elles de ce que nous appelons ainsi aujourd’hui, et qui, selon vous, ne se constitue vraiment qu’à partir de Platon ? Établiriez-vous une relation entre la nature de ces phénomènes et le statut de la « fiction » chez Homère, si vous acceptez ce mot ? Je pense notamment à l’opposition entre les récits « véridiques » chez les Phéaciens et les mensonges d’Ulysse à son retour à Ithaque. Dans un monde où l’image n’est pas encore susceptible d’être conçue comme pure semblance, mimèsis trompeuse, un discours proprement fictif est-il possible ? Le mécanisme de la comparaison homérique peut-il être mis en rapport avec la consistance particulière de l’image archaïque ? Est-il plus qu’une figure de style ?
Tout le problème de la mimèsis, avec tous les corollaires que vous soulevez, tient à ceci : je pense que c’est seulement, je ne dirais pas avec Platon, parce que cela s’esquisse déjà chez Xénophon et dans le courant du Ve siècle – mais il est vrai que c’est Platon qui l’a théorisé de façon systématique –, c’est en tout cas assez tardivement qu’apparaît l’idée que l’image, telle qu’on la produit dans la poésie, l’image parlée comme dirait Platon, ou l’image sur un vase, est un faux-semblant. Désormais, la conception de la mimèsis met en jeu trois termes : le spectateur, le produit et la chose imitée. La problématique centrale pour le spectateur devient alors celle du rapport entre le produit et ce qu’il imite, c’est-à-dire entre la fiction, le faux-semblant et la réalité qu’il reproduit. Il me semble en revanche qu’aux époques antérieures la mimèsis – qui est un terme de la famille de mimos, le « mime », et de mimeisthai, « imiter » – met en œuvre deux termes uniquement : celui qui fait apparaître, qui « mime », et celui qui regarde ; le problème crucial est, à ce moment-là, celui de la déception, du mensonge, de la relation entre celui qui fait apparaître quelque chose et son spectateur, sans que la question de la liaison entre l’image elle-même et la réalité vienne au premier plan. Naturellement, cette thèse est discutable, et on n’a pas manqué de la discuter. C’est en tout cas la théorie que je soutiens – et je ne suis pas le seul, puisque c’est au fond André Rivier qui l’a peut-être exprimée le premier de la façon la plus claire.
Comment, dans cette perspective, envisager le problème de la véracité ou de la fausseté des récits ? Cela nous ramène en fait à l’interrogation sur l’identité. Que sont, en effet, ces récits « véridiques » chez les Phéaciens ? Ils procèdent tout d’abord de l’habileté narrative du poète, qui transforme tout d’un coup son héros, qui n’était plus personne, qui était « Personne », qui avait été dépouillé de tout, en aède. Ulysse va ainsi chanter sa propre gloire, celle de l’endurant, celui qui supporte avec constance toutes les épreuves. Ces récits lui forgent donc un passé, dessinent la physionomie de son personnage, le font apparaître aux oreilles des Phéaciens et de leur roi comme un héros aux exploits innombrables, d’autant qu’il relie ses nouvelles aventures à ce qu’il avait fait à Troie et que chantait auparavant l’aède Démodocos. En fait, ces récits deviennent partie intégrante de son personnage, en constituent l’étoffe. Et, bien sûr, ils s’opposent aux récits qu’il invente pour tromper le Cyclope. Par exemple : Ulysse ment à Polyphème en lui racontant qu’ils sont des naufragés, qu’ils ont perdu leur navire, alors même que le bateau les attend non loin de là, dans la rade. Cela ressortit à son personnage de menteur, qui n’en est pas moins un élément constituant de la figure d’Ulysse en son tout. Et les menteries imaginées pour Pénélope ou pour Laërte, elles aussi, au bénéfice d’une dialectique subtile entre le vrai et le faux, fournissent l’étoffe de son personnage. Ce qui est fictif par conséquent, c’est le personnage d’Ulysse dans sa totalité, tel que constitué à la fois par les récits mensongers et les récits véridiques : je dirais donc volontiers que le caractère fictionnel est le même dans les deux cas.
Pourtant, on a quand même l’impression que l’aède prend à sa charge les récits chez les Phéaciens, considérés comme vrais, du moins dans la logique interne du poème...
Bien sûr. Ils sont vrais, puisqu’il les présente comme la vérité. Comme la vérité d’Ulysse. C’est Ulysse qui raconte ce qui lui est arrivé. Mais ce qui lui est arrivé fait partie de son personnage, c’est cela que je veux dire. Et les mensonges d’Ulysse également font partie de son personnage. Qu’il dise vrai ou qu’il dise faux, c’est toujours lui. Parce qu’il est essentiellement un être de fiction.
Néanmoins, on pourrait soutenir que les mensonges d’Ulysse constituent une ébauche de discours proprement fictionnel à l’intérieur du poème, qui ne se donne pas lui-même comme fiction...
Oui, on pourrait le dire. Mais cela vaudrait alors non seulement pour les mensonges, mais aussi pour les « vérités » d’Ulysse. Parce que, entre nous soit dit, son récit « véridique » lui-même a toutes les allures d’un récit fictionnel. Les péripéties extraordinaires, rocambolesques, qu’il raconte ne sont pas moins invraisemblables que celles que l’on trouvera plus tard dans le roman hellénistique, lorsque les amoureux sont séparés, tombent entre les mains de pirates, se retrouvent, sont à nouveau séparés, etc. Et cela vaudrait sans doute même pour l’Iliade.
La célébration des héros dans l’épos est étroitement corrélée, vous l’avez montré5, à l’idéologie aristocratique de la « belle mort », au point qu’il semble qu’ils ne puissent espérer survivre dans les mémoires qu’en périssant les armes à la main, en pleine jeunesse. N’y a-t-il pas cependant divergence, de ce point de vue, entre l’Iliade et l’Odyssée (entre l’Achille de la nékuia et celui du premier poème) ? Comment expliquer, dans cette perspective, que soit conservée la mémoire d’un Thersite, d’un Mélanthios ou même d’un Eumée, voire de l’« irréprochable » (amumon) Égisthe ? La survie d’Ulysse lui-même n’est-elle pas antihéroïque ?
Ces récits portent en effet sur des personnages héroïques. Et j’ai insisté (après d’autres et avec d’autres) sur le fait que, dans le statut héroïque qui justifie le chant, on trouve ces composantes essentielles que sont l’exploit guerrier et la mort jeune – parce que l’épopée chante, fait plus que chanter, constitue la gloire, le kléos de certains personnages, un kléos qui est le prolongement du rituel des funérailles et qui garantit que leur gloire perdurera dans la suite des générations. Or cette gloire se confond avec le récit du fait qu’ils ont mis leur vie en jeu à tout instant, qu’ils ont combattu au premier rang : Achille en est le paradigme.
Contre cette thèse, vous soulevez des objections. La première est qu’à l’intérieur même de l’Iliade il existe un kléos, on confère une immortalité mémoriale à un personnage comme Thersite, puisque l’aède raconte ce qui lui est arrivé. Il n’a pourtant, à l’évidence, rien d’héroïque. Ma réponse est double : d’une part, pour mettre en lumière ce qu’est l’héroïsme, il faut que le poète campe en face de lui un repoussoir, et c’est l’une des fonctions de Thersite. D’autre part, l’Iliade ne chante pas la gloire de Thersite, mais la honte de Thersite. C’est qu’il existe, et cela correspondra même ensuite à des genres littéraires distincts, une poésie dont la fonction est de dire la honte d’un personnage, une poésie de blâme, comme il y a une poésie de glorification. Mais l’Iliade (qui ne raconte que les événements d’une période très brève et qui, au demeurant, se soucie fort peu de la dimension temporelle de ces événements) est tout de même indubitablement centrée sur Achille : son refus de combattre, sa désertion sous la tente, puis son retour, sa victoire, sa mort enfin, qui n’est pas décrite mais annoncée. Bref, c’est cette destinée qui constitue la trame de l’Iliade et qui lui donne sa dimension héroïque.
Vient alors votre seconde objection : c’est justement Achille qui, dans l’Odyssée, quand Ulysse l’interroge au pays des morts, donne un cinglant démenti, en des termes on ne peut plus clairs, cet idéal héroïque qu’il paraît incarner dans l’Iliade. À Ulysse, qui le salue respectueusement et qui le flatte comme « le meilleur des Achéens », considéré comme le premier jusque dans les enfers, Achille répond : « Tu parles en homme qui ignore la mort ; pour ma part, je préférerais être le dernier des derniers, vivant sur la terre, à la lumière du soleil, plutôt qu’Achille mort, et que d’être devenu cette ombre inconsistante que je suis dans le monde de la nuit. Ce qui est beau, c’est d’être vivant. » Renversement total, donc, de l’idéologie de la « belle mort ». Comment l’interpréter ? En rappelant d’abord que l’Odyssée n’est pas l’Iliade. Et que même, d’une certaine façon – on l’a souvent montré –, l’Odyssée est une contre-Iliade. On comprend bien pourquoi : parce que l’Iliade chante la gloire de celui qui a décidé d’emblée que, pour lui, il n’y aurait pas de retour, qu’il ne reviendrait jamais chez lui, qu’il mourrait jeune sur le champ de bataille, tandis que l’Odyssée est l’histoire de celui qui n’a qu’une idée en tête, obsédante : rentrer chez lui ! Il y a un héroïsme du retour qui est exactement l’envers de l’héroïsme consistant à accepter par avance qu’on ne reviendra pas... Cela, c’est le premier point. Il en est un second : la rencontre d’Achille aux enfers ne sert pas seulement à créer un contrepoint pour mieux illustrer la volonté de retour d’Ulysse, elle donne aussi plus de force à un épisode que j’ai déjà mentionné, celui où Calypso lui propose l’immortalité et la jeunesse éternelle. Le mérite est alors d’autant plus grand pour Ulysse de les refuser qu’il a vu ce qu’était la mort : l’horreur absolue, un monde où il n’y a plus de visibilité, où on n’apparaît plus, où on ne se distingue plus – ne subsistent que des ombres impalpables, une foule privée de parole articulée, dont n’émane qu’un murmure confus.
C’est ce que représente la tête de Gorgone : le chaos, un bruit indistinct, une foule grouillante où tout est confondu. On devient néant. Ulysse a donc vu tout cela, et voici qu’on lui offre de ne pas mourir, de rester toujours lui-même, dans la pleine jeunesse ; dans ces conditions, son refus est aussi héroïque que l’acceptation de la mort par Achille. Lui aussi accepte la mort, il en fait le choix, à sa manière. Ce n’est pas celle sur le champ de bataille, en pleine jeunesse, mais une mort conforme à sa nature, une mort conquise par la persévérance de la mémoire et la volonté de revenir chez soi (c’est une mort douce, en outre, telle qu’il l’imagine avec Pénélope, quand ils se disent que peut-être ils seront heureux quand ils seront vieux...). Cet épisode donc, où Achille et Ulysse sont campés l’un face à l’autre comme des figures antithétiques, chacune prenant tout son relief par sa confrontation avec l’autre, est d’autant plus fort qu’Achille n’y tient pas le rôle attendu en rappelant qu’il a fait le choix de la mort jeune tandis qu’Ulysse, après plus de dix ans, s’acharne à survivre et à vouloir rentrer. Achille dit seulement que la mort est terrifiante.
Un autre épisode raconte la même chose autrement : celui des Sirènes. Ulysse est là, sur son bateau, il entend tout. Les autres, ses compagnons, ont les oreilles bouchées, et les Sirènes chantent. Que chantent-elles ? Ce sont des Muses, elles chantent donc la gloire, la gloire des hommes. Elles appellent Ulysse, évoquent son renom, lui promettent des connaissances infinies. Peut-être font-elles miroiter quelque révélation mystérieuse, pour piquer sa curiosité et mieux l’attirer, mais l’enjeu véritable de l’épisode tient à ce qu’elles chantent sa gloire, comme s’il était mort. Car, pour chanter la gloire d’Ulysse, il faut d’abord qu’il meure ! Donc qu’il paie le prix qu’a payé Achille, qu’il devienne ce qu’il voit au pied du rocher des Sirènes : un corps en décomposition, des ossements blanchis au soleil, soit le revers, la face cachée de la gloire mémorable, de l’immortalité mémorielle, c’est-à-dire la mort dans ses conséquences physiologiques les plus crues. Il passe outre, mais serait tout prêt à accepter, s’il n’était lié.
Il existe une tension entre, d’une part, la gloire du mort et, d’autre part, la réalité concrète de la mort. C’est pourquoi je parle de polarité, ou d’ambiguïté, qui se manifeste dans le fait qu’à côté de Thanatos, qui est un mot et un dieu masculin, représenté sous un aspect qui n’a rien de repoussant, celui d’un guerrier (ainsi, quand Thanatos et Hypnos viennent enlever Sarpédon, ils ont l’apparence de deux magnifiques guerriers ailés : c’est splendide... on peut dire que la mort ainsi dépeinte correspond à la mort exemplaire du guerrier, puisqu’ils viennent prendre le cadavre d’un guerrier à la mort héroïque, et qu’elle est ici entièrement civilisée, entièrement socialisée, magnifiée), à côté donc de cette mort « positive », il y a l’autre mort, affreuse, celle des figures féminines : les Harpies, la Gorgone, les Sirènes, qui représentent dans la mort le côté monstrueux – ce qu’on ne peut ni penser ni voir : l’impensable stricto sensu, qu’on essaiera de civiliser par d’autres biais, en racontant l’histoire de Persée ou en peignant des têtes de Gorgone sur les vases. Mais cet aspect n’en existe pas moins, et la mort comporte ces deux faces, les Grecs reconnaissent les deux. Et beaucoup d’autres encore, puisqu’il y a aussi la mort des sectes, des orphiques notamment, avec les tablettes qui indiquent la voie à suivre pour devenir une divinité. C’est radicalement différent.
Il y a donc deux moyens pour accéder au kléos : la méthode d’Achille, qui est directe et rapide, et la méthode d’Ulysse, qui est l’acceptation de la mortalité à terme.
Oui, l’acceptation de la mortalité parce que l’essentiel, c’est d’être fidèle à la mémoire : de soi, des siens, de sa terre, de sa femme, et de revenir..., de redevenir soi, de redevenir l’Ulysse qui est l’homme du retour, l’homme de la mémoire, l’homme de la fidélité, et l’homme aussi qui supporte les épreuves. Ce qui n’est possible qu’en subissant effectivement ces épreuves. Mais quand vous parlez de deux méthodes, vous faites comme s’il s’agissait d’un produit pharmaceutique qu’on pourrait obtenir en pilules ou en potion ! Disons qu’au premier plan de l’Iliade il y a Achille, et la mort jeune, la mort du jeune homme dont le cadavre est beau, superbe ; tout est beau (panta kala) chez lui, tout convient (pant’ épéoiken) au jeune mort : couvert de sang, il est superbe. En voyant son corps, on est émerveillé. Il existe un pendant sinistre à ce tableau : l’image du vieillard égorgé, qui est abominable ; Tyrtée la reprendra en peignant le vieil hoplite tombé sur le champ de bataille – où il ne devrait pas être, parce que c’est la place des jeunes gens : il est affreux à voir. À cela s’ajoutent les morts déshonorantes, bien sûr, de sorte qu’on ne devrait pas parler de la mort, mais des morts. À la fois des individus morts et des façons de mourir.
Donc, Ulysse accède lui aussi au kléos du poème.
Bien sûr que oui, et comment !
Tandis que s’il restait chez Calypso, il serait...
Oublié, effacé, c’est cela. Il faut pourtant qu’il en passe par là, parce qu’il n’a le kléos qu’au retour, tandis qu’Achille l’obtient par son choix initial. Dans les deux cas, cependant, chacun met en jeu ce qui est essentiel pour un Grec : la timè, l’honneur, être le premier et rester fidèle à soi. Pour Achille, cela implique d’être fidèle à Patrocle, à sa réputation, de ne pas accepter de compromis. C’est pourquoi, quand Agamemnon lui propose une compensation somptueuse, sans proportion avec ce qu’il lui a pris – d’abord, bien entendu, de lui rendre Briséis, mais de lui donner de surcroît des vaches, des troupeaux, des terres, des richesses, une de ses filles... –, Achille ne peut que refuser ; de la même façon qu’Ulysse ne peut que refuser l’immortalité. Et Achille justifie son refus : ce qu’à chaque fois il met sur la balance de Zeus, c’est sa psukhè, son âme, son souffle, sa vie, qui, contrairement à tout ce que peut offrir Agamemnon est unique et, une fois perdue, ne peut pas être recouvrée. À chaque combat, il risque tout. Pour Ulysse, c’est un peu ça aussi, mais le « tout » n’est pas le même. Le tout, c’est justement son identité d’homme du retour, de la fidélité, de la mémoire : Ulysse le malin, Ulysse l’endurant.
Toutefois, comme arrière-plan de l’immortalisation éventuelle d’Ulysse par Calypso, il y a l’histoire de Tithonos et d’Éos. Or Tithonos, bien sûr, vieillit ; son immortalité n’est certes pas entièrement satisfaisante, mais elle n’en est pas moins chantée par les poètes. Y a-t-il donc un kléos de Tithonos ?
Il est vrai que cette immortalité fait l’objet d’un chant. Mais c’est un peu comme pour Thersite, que vous évoquiez tout à l’heure, c’est une immortalité un peu ironique, un peu ridicule, parce que Tithonos est complètement sénile, et que même l’Aurore, Éos, le regarde avec dégoût. Donc il y a une dimension sarcastique, comme il y avait dans le souvenir de Thersite une dimension satirique. Il y a une pointe d’ironie, mais aussi de pitié – sur nous-mêmes, sur la condition humaine – dans l’histoire de ce malheureux qui demande à être immortel, mais qui oublie de demander de rester toujours jeune, et qui devient un vieillard imbécile, décrépit à l’extrême, un insecte pour finir, puisque c’est en cela qu’il est transformé au bout du compte.
En cigale...
Ce n’est pas si mal, vous me direz.
Dans de nombreuses études – on pourrait presque dire dans toute votre œuvre d’helléniste –, vous avez montré que les mythes grecs ne peuvent se comprendre que replacés dans leur contexte, réinsérés dans un ensemble cohérent et original de représentations, ainsi que dans un univers social, politique, etc., singulier. Or, dans L’Univers, les Dieux, les Hommes, vous racontez ces mêmes récits à l’intention d’un public, d’aujourd’hui, et leur charme joue à plein – tant auprès de votre petit-fils, leur destinataire initial, qu’auprès de vos lecteurs, fussent-ils tout à fait profanes. N’y a-t-il pas là un paradoxe ? Autrement dit, pensez-vous qu’une partie du message de ces vieux mythes soit transmissible à un public qui ne possède plus, ou si peu, les référents culturels par rapport auxquels ils ont été conçus ? Ce qui les rend encore si attrayants, est-ce un contenu, une armature logique ?
Il me semble que votre question comporte plusieurs plans, aborde plusieurs problèmes. Le paradoxe – et en effet je crois qu’il y en a un, sur lequel je serai amené ou contraint, par vous ou par la logique des choses, à m’expliquer –, le paradoxe serait : d’une part, en tant que mythologue, vous vous efforcez de replacer les mythes grecs dans leur contexte, historique, social, mental, et d’autre part, comme grand-père, vous les racontez avec l’idée, peut-être naïve, que non seulement votre petit-fils y prendra plaisir, mais qu’il en retirera un enseignement. Il y a là au moins deux questions.
Quand j’étudie les mythes pour comprendre, je ne dirais pas leur sens, mais leurs différents niveaux de signification – car souvent ces récits sont polysémiques –, je suis obligé d’avoir recours, en dehors des récits eux-mêmes, à toutes sortes d’autres documents (représentations figurées, textes poétiques, tragiques, philosophes, historiens, ou encore inscriptions) ; c’est-à-dire que je fais ce que toute espèce de critique de texte doit faire, j’essaie de déterminer les champs sémantiques, les valeurs des différents termes mis en œuvre, de comprendre comment ils jouaient à l’époque où ces textes ont été conçus, en un mot j’essaie de me placer, autant que faire se peut, dans la position du récepteur qui les entendait en disposant d’emblée du système de références de sa culture : les mots qu’il entend, ce sont les mots qu’il emploie quotidiennement, dans des contextes différents ou non de ceux dans lesquels ils apparaissent dans les récits. Sans ce travail préalable, je ne peux en aucun cas savoir comment fonctionne un récit mythique. Autrement dit, l’une des tâches du chercheur est de reconstituer ce que j’ai appelé, après beaucoup d’autres, l’univers mental, qui permettra de saisir les sens de ce texte. Mais cet univers mental comporte lui-même plusieurs niveaux. Vous envisagez l’hypothèse d’une forme de logique. Sans doute y a-t-il une certaine forme de logique, mais pas seulement. Il y a aussi, à l’arrière-plan, ce qu’un autre mythologue, bien plus doué que moi, un des fondateurs de notre science, Georges Dumézil, appelait une idéologie, c’est-à-dire une certaine façon de mettre en rapport une force naturelle, une attitude psychologique, une valeur morale, une forme sociale... Bien entendu, ces liaisons ne sont pas inhérentes à la nature des choses : c’est une façon possible d’organiser cela, qui s’explique à la fois par un héritage culturel et par un état social. Donc, dans mon analyse « savante », je m’efforce, en décortiquant les choses, de reconnaître la logique du récit et de déceler ce que le développement de cette logique implique comme problématiques sous-jacentes.
Dans une forme fréquente de mythe, on part d’un certain nombre de personnages placés dans une situation définie et, au bout du récit, tout a changé : le statut des personnages est modifié, la situation est modifiée et, par conséquent, le but du récit est d’expliquer comment on est passé d’un état à un autre. Par exemple, dans un mythe dit « cosmogonique », comment on passe d’un état initial qui est le chaos, c’est-à-dire la béance, le vide, la nuit, l’absence de direction, l’absence de visibilité, à un autre état qui est le cosmos organisé ; il n’y a pas de problème explicitement posé : il y a un récit, mais derrière ce récit, ce qui se révèle, c’est l’articulation, par oppositions ou au contraire par affinités, de la nuit et du jour, de l’indéterminé, de l’infini et de ce qui est au contraire précis et délimité, de ce qui a une direction et de ce qui n’en a pas, de ce qui n’a pas de forme et de ce qui en a une, de ce qui peut servir de support et ce qui tombe dans le vide. C’est cela que je mets en lumière, et peut-être que, plus fondamentalement, ce qui est au principe de ces mythes, c’est un effort pour penser l’ordre, sa nature et ses présupposés. En voyant à travers quels déchirements, quelles luttes – celles des dieux entre eux, par exemple – cet ordre s’est constitué, la notion de cosmos devient à la fois éclairante et problématique : l’ordre ne va plus de soi. Les questions surgissent : qu’appelle-t-on « ordre » ? Quelles en sont les composantes ? L’ordre ne contient-il pas des éléments qu’il a dû puiser dans le désordre ? Et d’autre part : quel est le rapport entre l’ordre et le pouvoir, la souveraineté ? Pourquoi l’établissement d’un monde stable, ou pensé comme tel, implique-t-il une lutte pour la royauté divine, des combats pour la souveraineté ? Qu’ont de particulier le règne de Zeus et la nature de ce dieu pour que, contrairement à ses prédécesseurs (Ouranos ou Cronos), il soit considéré comme fondateur de l’ordre, susceptible non seulement de l’établir, mais de le maintenir indéfiniment. Toutes ces questions fondamentales sont posées dans des récits accessibles à tout un chacun, amusants, d’apparence naïve, comme par exemple l’idée que le Ciel est couché sur la Terre, qu’ils copulent, qu’il faut bien à un moment donné lui trancher le sexe pour qu’enfin il s’écarte, que Cronos avale ses enfants, que Zeus réussit à le vaincre parce que lui-même a avalé une déesse aux mille tours, aux mille formes, qui s’appelle Métis.
Tout cela est en même temps très concret, très parlant à l’imagination parce que merveilleux, mais n’en véhicule pas moins des significations complexes et profondes. Donc, l’analyse du mythe ainsi conçu exige en effet un travail d’historien, de quasi-anthropologue pour définir la nature des concepts, un travail de linguiste aussi, parce que la logique du récit n’est pas la logique abstraite d’un philosophe ou d’une démonstration mathématique, mais une logique qui s’enracine dans les représentations concrètes d’une culture. Le mythe, comme le conte ou la fable, raconte des histoires qui n’ont l’air de rien, mais qui véhiculent en fait une signification profonde ; la différence avec la fable tient à ce que celle-ci comporte toujours une conclusion morale, alors que le mythe n’est qu’un récit dans lequel le lecteur – ou l’auditeur – est happé, entraîné, sans qu’aucune distance soit prise pour en dégager explicitement l’intention : la leçon coïncide, si l’on peut dire, avec le déroulement même du récit. Quand on décèle ces stratégies, à la fois complexes et cohérentes, on ne saurait douter que les différentes cultures, qui s’expriment dans leur art, leur peinture, leur religion, leur philosophie, leur vie quotidienne, leurs rituels, etc., ne s’expriment aussi dans ces histoires-là. D’ailleurs, si l’on compare les mythes grecs aux mythes babyloniens, par exemple, ou à leurs équivalents chinois, on voit que, pour différents qu’elles soient, toutes ces productions n’en ont pas moins en commun qu’elles impliquent, à travers un message toujours très concret et comportant une certaine dose de merveilleux – un élément de fantaisie imaginative, comme disaient les hommes des XVIIIe et XIXe siècles –, une certaine façon de voir le monde, de se situer par rapport à autrui, par rapport au divin, jusques et y compris par rapport à ce merveilleux du récit qui nous charme, par rapport à soi-même enfin. Donc, quand je raconte des mythes à mon petit-fils, j’ai l’espoir – l’illusion peut-être – que s’il s’habitue, dès l’âge de douze ou treize ans, à entendre ces histoires et à les attendre chaque soir, il va peu à peu s’imprégner de ce type de récits et de ce qu’ils charrient avec eux sur le plan tout à la fois de l’intelligence du monde et du caractère problématique de nos relations avec ce monde.
Je pense que, dans les civilisations traditionnelles, comme dans la France d’autrefois, quand, dans les campagnes surtout, les familles étaient assez stables, et que la plupart du temps les grands-parents s’occupaient des enfants, parce que le père et la mère travaillaient aux champs, il existait une représentation relativement stable et homogène des événements qui rythment l’existence des hommes et qui président à leur rapport au monde (le retour des saisons, les étapes de la vie, les catastrophes et les bonheurs), justement parce que l’on s’imprégnait de cette vision du monde insensiblement, à travers des récits que les grands-parents racontaient comme si de rien n’était, à la bonne franquette. Au fond, cette transmission traditionnelle est une des raisons pour lesquelles, par exemple, dans les premiers temps du développement du christianisme, au sein même du monde chrétien et des populations christianisées, les manières de voir et de sentir païennes se sont conservées, à tel point que nombre de saints sont seulement des divinités païennes qui ont été récupérées. Les vieux récits ont simplement continué à se transmettre, tout comme les récits chrétiens – même dans notre société dont on dit qu’elle est en grande partie déchristianisée – restent encore présents parce que les enfants les ont lus et entendu raconter, et pas uniquement au catéchisme, mais aussi dans la littérature qui est tout emplie de ces traditions... L’homme adulte que deviendra l’enfant qui s’imprègne de cet environnement culturel disposera ainsi, pour réagir et se guider dans la vie quotidienne, ou face aux épreuves de l’existence, d’une panoplie de références. Pour ma part, sans adopter une attitude antichrétienne de principe (comme le fait le néopaganisme d’extrême droite, qui considère que l’influence « judéo-chrétienne » a perverti et dénaturé ce que l’Antiquité avait à nous dire : Dieu sait que je suis loin de cela !), il ne me déplaît pas que se rangent dans cette panoplie – à côté des Lumières du XVIIIe siècle et des vieilles conceptions chrétiennes – ces récits grecs, où l’image que l’homme se fait du monde et de lui-même est si différente.
C’est cette représentation que véhiculent ces mythes, et quand je raconte, d’après Hésiode, la cosmogonie, la théogonie, la séparation des hommes et des dieux, la création de Pandora, c’est toute une vision du monde que j’essaie de faire sentir. Par exemple, dans l’histoire de Pandora, je suis sensible à l’explication originale qui est donnée du malheur des hommes ; la première femme est à la fois le bonheur et le malheur de l’homme et, en ce sens, elle marque la condition humaine consécutive à la séparation d’avec les dieux d’une manière décisive : les hommes vivent désormais dans un univers qui est l’univers du mélange – il n’y a pas de bien sans mal, pas de lumière sans nuit, pas de prospérité sans peine au travail ; tout est ambigu, tout repose, comme dans la philosophie d’Héraclite, sur la tension entre des contraires... Toutefois, si nous en sommes là, si nous sommes distincts et séparés des dieux, ce n’est nullement pour avoir commis une quelconque faute. Pandora elle-même n’a commis aucune faute, et tout se passe comme si les premiers hommes étaient les simples spectateurs du conflit qui décidera de leur destinée : c’est dans le monde divin que tout se joue, entre Prométhée et Zeus, qui rivalisent de ruse, de tromperie ; le résultat de l’affrontement est notre nouveau statut. Nous n’en portons pas la responsabilité, et malgré cela, bien que les hommes ne soient pas en état de péché, ou de faute à racheter – pas du tout –, ces récits véhiculent le constat fataliste de la situation précaire et ambiguë de l’humanité et, ce qui est essentiel, l’acceptation de cette situation. Les Grecs l’acceptent, sans pour autant chercher à se dissimuler ce qu’elle comporte de terrible : la mort, par exemple, la mort des êtres chers, pour ne pas parler de la sienne propre ; le fait que nous vivions dans un univers périssable, marqué du sceau de la limitation, de la fragilité. En même temps, c’est en cela que réside la beauté du monde : ils l’acceptent aussi parce que cette vie éphémère est merveilleuse et que l’autre terme de l’alternative, l’immortalité, est peut-être pire ; car l’éternité, c’est l’ennui continu qu’Ulysse expérimente auprès de Calypso : que deviendrait chaque jour si tout ce que chaque jour apportait n’était pas précisément aussi fragile, voué à disparaître ? Ce caractère précaire est partie intégrante de la beauté... Cela explique l’attirance qu’exercent sur certains dieux, Zeus tout spécialement, les jeunes mortelles, les jeunes parthénoi qui jouent au bord de la mer ou cueillent des narcisses ; sans doute les dieux eux-mêmes sont-ils sensibles au fait qu’elles sont d’autant plus belles qu’elles se trouvent dans la fleur de l’âge, qu’elles atteignent un point fugace d’épanouissement à l’horizon duquel se profile déjà la menace de la vieillesse et de la mort. Il faut saisir les belles choses au moment où elles se présentent ; et il faut les accueillir comme une bénédiction parce qu’elles sont mortelles. C’est ce type d’appréhension du monde que j’essaie de transmettre à mon petit-fils. Et peut-être en effet y est-il sensible...
Au départ, j’étais très réticent à l’égard de ce projet de livre, dans l’idée, sans doute prétentieuse, qu’il ne convenait pas à quelqu’un qui se prétendait un chercheur sérieux de raconter tout bonnement des histoires (avec tous les défauts que cela implique, puisque je choisis une version – alors qu’il y en a bien d’autres –, que je ne donne pas mes sources, que je me laisse aller à l’inspiration du moment). On m’y a poussé, et je me félicite maintenant de l’avoir accepté, en voyant que, par ce biais, cet ensemble de récits (naturellement, il ne s’agit que d’un petit corpus, prélevé sur l’immense continent de la mythologie grecque) a touché un public qu’il n’aurait peut-être jamais atteint sans cela. Quand on m’a donné les épreuves à relire, j’étais très inquiet : je me demandais ce qu’il fallait faire, prêt à renoncer ; j’ai donc interrogé mon petit-fils, qui n’a plus douze ans, mais trente, et qui est professeur d’histoire ; je voulais connaître sa réaction. Il a lu ces pages dans la soirée, dans la nuit, et le lendemain il est venu me trouver et m’a dit : « Merveilleux ! Je retrouve telles quelles les impressions de mon enfance ! » J’ai pensé que c’était un test décisif, que dans ces conditions je n’avais plus le droit de renoncer à la publication. Il m’a cependant reproché de n’avoir pas intégré à mon choix l’histoire d’Orphée, éveillant à son tour en moi l’un des souvenirs les plus forts de cette époque. Il devait avoir treize ans, et je lui racontais Orphée – l’un des Orphée faudrait-il dire, l’Orphée traditionnel, canonique. J’approchais de la fin, quand il sort des enfers, dont les souverains lui ont permis de ramener Eurydice à la lumière : il est dans ce vestibule souterrain interminable, avec tout au bout la lumière du jour où il va revenir, elle marche derrière lui et il ne doit pas se retourner. Alors que je lui racontais cela, Julien m’a crié : « Arrête ! Arrête ! Je sens qu’il va se retourner ! » – « Tu veux vraiment que j’arrête ? » Il a hésité un instant, puis m’a dit : « Non, continue... » Mais je voyais bien qu’il accomplissait un effort sur lui-même. J’ai donc continué. Il s’est retourné, et il a pleuré, longuement, puis il a conclu : « Ah ! Elle est terrible ! C’est la plus triste... C’est la plus belle ! » Autrement dit, et au risque d’avancer une banalité, il me semble qu’à travers ce récit je lui ai transmis, non pas l’idée, chère à Leibniz, que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, non pas l’idée que l’homme est à un carrefour où il doit choisir entre le vice et la vertu, mais une certaine vision tragique de l’existence. Et manifestement il y était sensible, il percevait cela ; il sentait que c’était l’histoire la plus triste qui était en même temps la plus belle... Et cela n’était pas pour me déplaire que, même petit, il ait déjà ce sentiment. Car, pour avoir vécu la période d’avant guerre, puis la guerre elle-même et ses atrocités, comment n’aurais-je pas en moi ce sentiment tragique de la vie, comment ma réflexion pourrait-elle ne pas s’enraciner dans ce terreau ?
Pensez-vous que vous auriez obtenu le même type de réaction en racontant la mythologie babylonienne, ou chinoise, ou n’importe quelle autre mythologie, ou bien croyez-vous au contraire que le fait que nous baignions tout de même encore un peu dans l’héritage grec contribue à cette sensibilité particulière de votre petit-fils Julien comme de l’ensemble de vos lecteurs ?
Je crois que l’on pourrait être sensible, par exemple, à l’histoire de Gilgamesh, quoique de façon différente. Mais, après tout, si l’on raisonne en termes d’héritage, ne sommes-nous pas aussi les héritiers des Babyloniens ? « L’histoire commence à Sumer », disait Jean Bottéro. Toutes ces traditions appartiennent à un même courant, dans ce monde du Proche-Orient et de la Méditerranée, où il y a certes des différences, mais où l’on trouve également une certaine continuité de l’expérience humaine. L’effet produit par la lecture de l’Ancien Testament sera encore d’une autre sorte. Vous insistez dans votre question sur la distance qui nous sépare de l’Antiquité, mais nos relations avec elle sont plus complexes que cela : elle est à la fois proche et lointaine. Sa proximité ne tient pas seulement à ce que ma génération encore a été profondément imprégnée de cette culture pendant sa scolarité : à l’époque, la filière classique était la voie royale, qu’empruntaient tous les enfants qui manifestaient quelque disposition pour les études ; les sciences venaient en complément. Tout a changé par la suite, il est vrai. On peut dire que, depuis quarante ans, le système éducatif français consent à laisser subsister quelques parcelles, quelques îlots de travail sur la langue et la culture grecques ou latines, tout en considérant qu’il s’agit de superflu. Cela changera peut-être de nouveau, mais pour l’heure il en est ainsi...
Un fait cependant subsiste, qu’il est impossible de récuser : toute notre tradition artistique, notre peinture par exemple, y compris la plus contemporaine – même si d’autres influences sont venues s’y greffer –, se réfère à l’Antiquité classique, à la mythologie gréco-romaine. À partir de la Renaissance, c’est constant. Il en va de même de notre littérature : le théâtre du XVIIe siècle, celui de Racine, qu’étudient encore les enfants au collège, est incompréhensible sans cet arrière-plan. Idem pour la philosophie : comment peut-on concevoir un philosophe qui se dispenserait d’aller voir du côté de ceux qui ont inauguré cette forme de réflexion qui, historiquement, allait devenir la philosophie ? C’est vrai aussi pour le type de sciences que nous pratiquons ; car les comparatistes, comme Joseph Needham, et actuellement Geoffrey Lloyd, ont très bien montré à quel point, par exemple, les mathématiques chinoises sont complexes et développées, sans être pour autant du même type que les nôtres, et il en est à l’avenant, bien sûr, de la physique chinoise, et ainsi de suite. Nous ne sommes ni les inventeurs ni les dépositaires exclusifs de ce type de sciences, mais les orientations que nous avons choisies sont originales. Malgré tout, le monde dans lequel nous vivons, même s’il s’est détaché de la Grèce ancienne, y plonge indubitablement ses racines et y puise ses références. J’en donne volontiers la preuve suivante : je pense que, si on faisait le calcul, on constaterait qu’au cours des vingt-cinq dernières années il y a eu plus de représentations, de mises en scène des tragédies et des comédies grecques, ou même des drames satiriques, que pendant tout le siècle précédent. Et les jeunes se sont précipités pour les voir ! Autre preuve : quand Sigmund Freud introduit une rupture dans l’image que le monde moderne se fait de l’homme et de la vie psychique, il se croit obligé de prendre ses exemples dans la culture classique – c’est le mythe d’Œdipe, c’est Électre, etc. On objectera que c’étaient là les références de son temps ; et de fait, à cette époque, c’étaient les modèles dominants, mais cela reste encore très largement vrai aujourd’hui. Une anecdote pour l’illustrer : un jour, dans les années soixante-dix, j’ai reçu au centre Louis-Gernet – qui s’appelait encore Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes – la visite du représentant d’une grande marque française de parfums, qui m’a demandé une liste de personnages masculins héroïques, avec quelques indications sur ce qu’ils avaient fait et ce qu’ils représentaient : ils avaient une gamme de parfums auxquels ils voulaient donner les noms de ces personnages. Nous l’avons renseigné, et il nous a offert une rétribution qui m’a paru, à moi, fastueuse (mais les jeunes membres du Centre, mieux informés que je ne l’étais, pensaient que nous aurions dû recevoir bien davantage, au regard des bénéfices en jeu...). Si ces sociétés agissent ainsi, si l’on donne à un parfum le nom d’un héros de la mythologie grecque, c’est que ces personnages sont encore présents dans nos représentations collectives, plus ou moins nettement, plus ou moins consciemment peut-être, mais présents néanmoins. Et je crois en gros exacte l’idée selon laquelle il y a dans notre culture un fonds « judéo-chrétien » et un fonds hellénique ; sans oublier naturellement que les chrétiens eux-mêmes se sont nourris de la pensée grecque : la théologie chrétienne a copieusement puisé dans la tradition antique. Ce fonds grec, comme d’ailleurs le fonds romain, est donc toujours présent, et, dans un monde en perpétuel changement, il me paraît constituer une amarre, un point de repère. Au bout du compte, il me semble bien préférable de préserver une référence de ce type plutôt que d’autres, moins... moins brillantes : la chasse, les fromages, ou autres traditions bien françaises.
Peut-être pouvons-nous revenir sur la fable : vous souligniez tout à l’heure qu’elle comporte une moralité. Il est vrai qu’il y en a dans nos fables, que nous comprenons sans difficulté ; c’est aussi le cas dans les fables grecques, mais on est souvent surpris, à la lecture de celles d’Ésope notamment, par l’inadéquation, de notre point de vue, entre le contenu de l’histoire et la moralité qui en est tirée...
C’est exact, mais le point important est qu’il s’y trouve une moralité : cela en fait un autre genre. Il y a, bien sûr, des similitudes entre les deux formes, mais même par rapport à une fable qui serait proche du récit mythique, celui-ci demeure quelque chose d’un peu différent, parce qu’il ne comporte pas de morale explicite ; dans sa logique, cela n’aurait aucun sens. Revenons à Hésiode : il raconte comment les hommes, qui auparavant vivaient dans un état paradisiaque – sans travail, sans fatigue, sans maladie, sans vieillesse, sans mort, festoyant comme des dieux –, se sont retrouvés, après la création de la femme, dans leur situation actuelle. Certes, Hésiode fait une remarque, à un moment du récit, qui pourrait s’interpréter comme une moralité, lorsqu’il constate, après l’échec de Prométhée, qu’il ne faut pas essayer de berner Zeus. Mais ce n’est nullement une conclusion, à peine une incidente : l’histoire continue comme si de rien n’était. Le mythe ne s’arrête pas avec le conflit des deux divinités.
L’histoire comporte peut-être aussi un éloge implicite de l’intelligence. Parce que, s’il est vrai que dans l’histoire de Pandora il n’y a pas de faute au sens de péché – au sens chrétien du terme –, il y a tout de même une petite « erreur » de la part d’Épiméthée.
En effet, Épiméthée accepte Pandora, le cadeau empoisonné de Zeus. Ce n’est pas une faute à proprement parler : juste un moment d’irréflexion... Il est l’envers de Prométhée. Il apparaît dans le récit de façon inopinée : le début de l’histoire ne le mentionnait qu’en passant, dans la descendance du titan Japet ; on ne savait rien de lui. Il apparaît alors, parle et agit au nom de l’homme. Car l’homme est à la fois « prométhéen » – il prévoit, il calcule, il est malin, astucieux, il tire des plans sur l’avenir, il est prudent : c’est un Ulysse – et « épiméthéen » – il a l’esprit de l’escalier, comprend toujours trop tard, est impulsif et ne se rend pas compte des menaces qui pèsent sur lui. Il réunit ces deux aspects contradictoires.
Peut-on pour autant comparer l’irréflexion d’Épiméthée à la faute de la tradition chrétienne ? Je ne le crois pas. Au demeurant, quand celui-ci intervient, le mal est déjà fait. Et cela, plus que tout, marque la profonde différence entre les deux traditions : en tout état de cause, Pandora – autrement dit le kalon kakon, ce « beau mal » ou ce « beau malheur » – est déjà là ; Épiméthée a beau lui ouvrir la porte, sa présence dans le monde signe à elle seule la nouvelle condition des hommes. On pourrait certes objecter que, s’il l’avait renvoyée, comme Prométhée le lui avait conseillé en lui enjoignant de ne jamais accepter de cadeau de Zeus, le beau mal serait peut-être resté à mi-chemin entre les dieux et les hommes... Irréflexion donc, tout de même.
Mais peut-être aussi, à l’arrière-plan, la force contraignante du don, qu’ont mise en évidence les anthropologues et que Louis Gernet montre à l’œuvre en Grèce ancienne. C’est-à-dire qu’en fait on ne peut pas vraiment le refuser...
Peut-être, mais le texte n’offre aucune indication en ce sens. Et surtout, je crois que l’ambiguïté est première. Je dirais que l’erreur – puisque, au fond, c’est bien ce dont il s’agit : une erreur, hamartia, à la fois une faute et une erreur de jugement – est présente dès le départ. Elle se confond avec le fait qu’il n’y a pas de Prométhée sans Épiméthée, comme il n’y a pas d’homme sans femme, comme il n’y a pas de bien sans mal : les choses sont doubles. Mais elles sont doubles d’emblée, structurellement. Il n’y a pas eu, à un moment donné, un interdit qui aurait été enfreint par désobéissance. Ils ne désobéissent pas. Épiméthée ne suit pas le conseil de son frère, mais cela n’a rien à voir avec la désobéissance à un interdit d’origine divine.
Vos narrations ne sont pas strictement mythographiques, ou naïves ; elles intègrent çà et là des amorces d’interprétation, mettent en relief telle opposition ou telle articulation qui vous sont apparues grâce à vos études antérieures. Comme si l’histoire s’était nourrie de l’analyse, qui oriente la manière dont on narre un épisode ou présente un personnage. Quel est donc le rapport entre texte mythique et analyse ? Sont-ils hétérogènes l’un à l’autre, relevant de deux types de rationalité différents, ou sont-ils en continuité, et diriez-vous avec Claude Lévi-Strauss que les mythes grecs faisaient déjà leur propre analyse structurale, et que les études modernes peuvent être comprises comme de nouvelles versions des mythes anciens ?
Il me semble avoir déjà en partie répondu, en tentant de définir quel type de contenu j’essaie de faire passer quand je raconte un mythe. Mais il est vrai que le travail d’analyse sur le mythe est d’un autre ordre, et requiert peut-être des formes, sinon de rationalité, du moins de rationalisation qui s’appuient sur des techniques intellectuelles, voire des techniques d’analyse qui ont été mises au point tout récemment. Y a-t-il pour autant discontinuité ? Je ne le pense pas. Il en serait ainsi si j’estimais que je plaque – ainsi que tous les analystes – sur le récit des schémas interprétatifs issus de mon imagination et sans rapport avec ses significations propres. Mais je n’en crois rien. Certes, je ne puis prouver de manière irréfutable l’exactitude de mes lectures – ce qui vaut d’ailleurs pour n’importe quel texte, pas seulement pour les mythes (c’est valable aussi pour une tragédie, par exemple) –, mais cela ne veut pas dire que toutes les interprétations sont fausses. De fait, si l’on ne peut pas prouver qu’une interprétation est vraie, on peut montrer qu’elle rend compte de la plupart des éléments du récit et que, lorsqu’elle établit une opposition entre des termes, cette opposition n’existe pas seulement dans la tête de l’interprète, mais se trouve effectivement dans le texte. Ce qui revient à dire aussi qu’on peut montrer que certaines interprétations sont fausses, c’est-à-dire qu’elles sont incapables de rendre compte de certains éléments du récit ; elles les laissent de côté, les gomment, ou au contraire les dénaturent. Cela peut se démontrer en toute rigueur. Et c’est la tâche des interprètes, qui toujours travaillent à partir d’interprétations antérieures. Il y a donc une chaîne ininterrompue : les mythes, la tradition mythique, avec ses versions différentes, puis les auteurs de la période hellénistique qui se sont intéressés aux mythes (des mythologues professionnels, pour ainsi dire, qui rassemblaient les récits en recueils : eux aussi avaient leur interprétation et, dans la façon dont ils faisaient leur choix, orientaient les mythes dans telle ou telle direction). D’un certain point de vue, nous continuons ce travail que les Grecs avaient commencé. Historiquement, nous sommes leurs successeurs. Lévi-Strauss a donc en grande partie raison : le travail scientifique des mythographes d’aujourd’hui, dans le domaine grec, se greffe sur ce que le mouvement même de la mythologie grecque a produit, a fait naître comme commentaires.
Établiriez-vous tout de même une différence entre, par exemple, une variante produite par un auteur grec, ayant vécu dans la culture grecque, et le type de modifications que vous faites porter sur le récit, ou plutôt, d’accentuations particulières que vous apportez, vous, à la suite de vos analyses ?
Cette question a probablement aussi plusieurs dimensions. Il existe, dans la mythologie grecque, des versions multiples et divergentes des mêmes épisodes. En dehors des versions dominantes d’Homère ou d’Hésiode, on voit revenir dans d’autres textes, parfois allusivement, les mêmes personnages, par exemple chez les poètes lyriques, ou dans d’autres cycles épiques : le cycle thébain, la Petite Iliade, etc. ; puis viennent les historiens, ces historiens qui ne sont encore ni Hérodote ni Thucydide, et pour lesquels écrire l’histoire d’une cité consiste simplement à raconter les mythes fondateurs de cette cité, comme si c’était la réalité. Dans ces conditions, les versions sont, bien sûr, innombrables. L’interprète d’aujourd’hui doit accepter cette multiplicité, sans déclarer que telle version vaut mieux que telle autre. L’intérêt est au contraire de montrer comment elles jouent les unes par rapport aux autres. C’est le principe même du comparatisme : c’est par ses relations à l’ensemble des autres, globalement et individuellement, que chaque version dégage son arête de signification. D’une nature différente sont, pour la poésie, notamment pour Homère, les scholies, ou les corrections : on supprime tel vers, on remplace un mot par un autre. Et ces interventions sont déjà l’œuvre des Grecs eux-mêmes. Les critères des savants qui se livrent aujourd’hui au même type d’émendation sont à la fois ceux des Anciens, dont ils ont hérité, et d’autres, fondés sur la paléographie, la science de la transmission des textes, les manuscrits. Cette science des textes se modifie donc, et le mythographe doit en tenir compte. Non seulement, par exemple, nous possédons les grands textes d’Hésiode – c’est une chance extraordinaire que de disposer de la Théogonie et des Travaux, mais nous avons aussi le Bouclier du Pseudo-Hésiode, et des fragments, à quoi il faut ajouter les versions des autres sources qui recoupent ou non ce qui est dit dans le texte : rien de tout cela ne doit être négligé.
Évidemment, quand je raconte les mythes à mon petit-fils, je renonce à prendre en compte tout ce foisonnement, pour me concentrer sur le fil narratif d’une version. Et c’est pour cette raison que j’avais mauvaise conscience. Il est clair aussi que l’interprétation est à la fois plus solide et plus facile quand elle s’en tient à un texte qui possède sa cohérence propre comme la Théogonie, même si on la complète de quelques éléments empruntés aux Travaux. Il en va autrement quand on a trente-six versions d’un mythe, et qu’on bricole pour tenter de montrer comment elles jouent les unes par rapport aux autres. Ainsi, pour Persée, ou pour Ulysse aussi bien, il existe des traditions diverses et divergentes. Dans ce dernier cas, j’ai choisi ouvertement la trame de l’Odyssée, même si on peut en discuter en arguant qu’il y a des chants qui ont disparu, ou d’autres, au contraire, qui ont été rajoutés a posteriori. J’ai retenu le thème d’une Pénélope fidèle qui attend Ulysse, même si je sais très bien que des versions prennent le contre-pied de celle-là et lui attribuent de multiples aventures, voire des enfants...
Comme le dieu Pan, qu’elle aurait eu en s’unissant avec tous les prétendants...
Par exemple, bien que Pan présente un cas tout de même un peu à part... Mais, pour la figure de Pénélope, je dirais que mon choix a été un choix « homérique », entre guillemets : j’ai suivi la version de l’Odyssée.
Pour résumer, vous n’introduiriez pas de coupure stricte entre ce qui relève de la logique de l’interprétation et ce qui relève de celle du texte ?
Il n’y a pas identité, il y a des discontinuités, mais ce ne sont pas des ruptures. Il existe certes des cas où les interprètes proposent des lectures tellement aberrantes que la rupture est manifeste – mais je ne veux citer personne !... Prenons un exemple dans un autre domaine : vous avez publié l’analyse d’une scène figurée sur un vase6. Plusieurs interprétations sont possibles ; aucune ne coïncide sans doute totalement avec ce que le peintre a fait. Vous pouvez cependant exclure telle lecture au motif qu’elle ne permet pas de rendre compte d’un élément central de l’image (un personnage féminin tenant un arc, en l’occurrence, qui ne peut guère représenter que la déesse Artémis). La même procédure vaut pour les mythes : c’est le même type de logique qui est en jeu, dès lors que l’on ne considère plus que les imagiers reproduisaient servilement ce qu’ils avaient sous les yeux (le « réel »), les scènes d’une pièce de théâtre précise, ou encore un épisode emprunté ne varietur à une œuvre littéraire. Une fois admis que la peinture possède sa logique propre, la méthode d’analyse qu’il faut lui appliquer est la même que celle qui convient au mythe.
La question que je vous posais visait aussi un peu l’opposition, qui était très présente dans vos premiers travaux, entre pensée mythique et pensée rationnelle...
C’est vrai que, dans mes premiers travaux, quand j’entreprenais d’expliquer comment on était passé du mythe à la pensée rationnelle, j’établissais une coupure nette entre des formes de pensée distinctes – une forme qui, au fond, serait indifférente au principe de non-contradiction, et une forme qui, au contraire, s’appuierait essentiellement sur une rationalité identitaire. Je ne dirais plus cela aujourd’hui, car je pense désormais que le mythe en soi n’existe pas ; il existe plutôt des formes diverses de récits mythiques : le récit mythique de l’Odyssée, qui est en même temps une œuvre littéraire, ne fonctionne pas exactement de la même façon qu’un conte africain oral. Là encore, il faut distinguer des niveaux (indépendamment de tout jugement de valeur, bien sûr).
Pourtant, dans ce que j’appelais alors le mythe – et où je faisais la part belle aux textes d’Hésiode, puisqu’il avait réfléchi, avant la philosophie, sur la genèse et l’ordre du monde, sur la condition humaine, c’est-à-dire sur des problèmes analogues à ceux que les philosophes allaient bientôt traiter à leur tour –, j’insistais sur la présence d’un élément de pensée que je persiste à considérer comme fondamental, qui est ce qu’on peut appeler la polarité des notions. Polarité sensible, par exemple, dans la notion d’elpis, que l’on traduit d’ordinaire par « espoir », mais qui signifie en réalité « attente de ce qui va arriver » et peut donc être à la fois, si c’est l’attente d’un bien, l’espoir, et si c’est l’attente d’un mal, la crainte : elpis est à la fois bonne et mauvaise. Aidos – « pudeur », « vergogne » – désigne aussi un sentiment à la fois bon et mauvais ; éris, la lutte, la rivalité, est à la fois la source de tous les maux, et siège aux racines du monde comme le meilleur des biens qu’on puisse obtenir. Donc, l’idée était que certaines notions foncièrement ambivalentes jouent un rôle fondamental pour comprendre l’univers : éris est à la racine du monde ; aidos quitte les hommes quand il n’y a pour eux plus rien à espérer ; elpis aussi est essentielle puisque, quand Pandora ouvre la jarre des maux, elle est seule à demeurer dans la maison des hommes. Des notions polaires... Ambiguïtés, ambivalences, renversements : les notions s’inversent en leur contraire, et la logique du récit suit ce mouvement ; brutalement, tout bascule d’un pôle à l’autre.
Il est vrai que le mythe joue de cette logique de l’ambigu ; vrai aussi, bien entendu, que les philosophes s’efforceront de définir des principes, comme le principe d’identité, qui excluront ce type de jeu ; ou que les mathématiciens essaieront de construire une procédure de raisonnement où il n’y aura pas de contradiction : la non-contradiction sera même dès lors la mesure de la vérité. Il y a un changement indubitable. Mais l’ambivalence est clairement présente dans la philosophie d’Héraclite, et même chez un Parménide peut-être, qui semble pourtant le penseur de l’identité par excellence. De fait, à côté de la voie de l’Être, il y a chez lui la voie de l’Opinion. Avec une bifurcation, mais on a montré, avec raison je crois, qu’aux yeux de Parménide tout n’est pas entièrement positif d’un côté, et entièrement négatif de l’autre : l’opposition n’est pas si tranchée... Quant à Héraclite, il fonde franchement tout le développement de sa philosophie sur une dialectique des contraires. Il peut donc y avoir, à l’intérieur même de la philosophie, utilisation de ce qui semblait le moteur de la pensée mythique. La conclusion s’impose : il n’existe pas plus le mythe que la raison. Il y a des raisons ; il y a des procédures de rationalisation qui ne sont pas les mêmes chez les philosophes, chez les mathématiciens, chez les médecins, ou encore chez les astronomes. Tout effort pour comprendre un plan du réel, un secteur de la réalité, implique la mise en jeu de techniques mentales, de procédures intellectuelles permettant de maîtriser ce champ-là. Or le champ, et donc les techniques, diffèrent quand il s’agit de l’astronomie, de la géométrie, de la philosophie ou de la médecine. La médecine repose sur la maîtrise du kairos, ce moment fugitif où tout peut basculer dans un sens ou dans l’autre. Cela rejoint le problème auquel, avec Marcel Detienne, nous avons consacré notre livre sur la mètis : tout un pan de la rationalité grecque, ou disons de l’intelligence grecque, repose sur elle, sur cet esprit de ruse ; il ne vise pas l’immuable et l’identique, mais cherche au contraire à s’adapter à ce que le monde comporte de mouvant, d’indécis, exposé à de soudains renversements. Voilà quelle serait ma position aujourd’hui.
Mais, parmi toutes ces procédures de prise sur le monde que vous distinguez, il y en a tout de même qui sont plus pertinentes, si l’on peut dire, que d’autres. Pour employer l’expression de Paul Veyne, tous les « programmes de vérité » ne se valent pas.
Non, tous les programmes de vérité ne se valent pas, mais il y a différents programmes de vérité, des vérités différentes. La vérité de la médecine, ou les vérités de la médecine, par exemple, parce qu’il y a au moins deux écoles : d’un côté les dogmatiques, les philosophes, qui veulent tout expliquer théoriquement, par l’existence des humeurs, et qui interprètent les maladies et la santé comme l’équilibre ou le déséquilibre entre ces humeurs. Par ailleurs, il y a ceux – les empiriques – qui notent consciencieusement l’évolution d’une maladie, tous les symptômes, l’aspect du patient, ses selles, ses urines, sa transpiration, ses odeurs... Ils notent tout et en tirent un pronostic. Mais ce « programme de vérité » diffère évidemment du tout au tout de celui qui consiste à calculer la proportion des quatre humeurs dans les corps.
C’est vrai, mais pourtant notre type d’interprétation scientifique n’est-il pas plus pertinent, plus exact que l’interprétation mythique ?
L’interprétation mythique n’avait pas les mêmes ambitions. Elle ne prétendait pas prévoir une éclipse de Soleil, par exemple. Elle racontait des histoires qui rendaient compte de l’état actuel du monde. C’est tout ce que faisait le mythe. Mais, si vous me demandez si je pense que les Grecs ont édifié une science – astronomique, mathématique, médicale (en partie) – qui a représenté une inflexion majeure dans le courant intellectuel, je ne puis que répondre « oui ».
Si j’insiste sur ce point, c’est que, lorsqu’on lit des auteurs comme Paul Veyne, par exemple, on a l’impression que tout se vaut, que n’importe quel discours peut être mis sur le même plan que n’importe quel autre. Du coup, comme le lui fait remarquer Richard Buxton7, si on pousse ce raisonnement jusqu’au bout, qu’est-ce qui permet de dire que l’histoire véritable de la Seconde Guerre mondiale est plus vraie que celle des négationnistes ?
C’est juste. Ce point de vue, s’il est celui de Veyne, point de vue purement « esthétique », une esthétique de vie peut-être, je ne le partage pas du tout. J’ai été l’un des membres fondateurs de la revue Raison présente, membre de l’Union rationaliste – pour essayer de les faire bouger un peu ! – et, si l’on me demande de me situer intellectuellement, je dirai que je suis rationaliste, bien entendu. Mon entreprise à l’égard des mythes est de part en part rationaliste. Quand j’entends, à propos de physique, de chimie ou d’astronomie, des théories mythiques ou gnostiques, cela me fait rire. Si quelqu’un me disait qu’il n’y a pas de différence entre astronomie et astrologie, je répliquerais qu’à mon sens les astrologues sont, dans le meilleur des cas, des imbéciles, dans le pire des escrocs... Je ne crois pas pour autant qu’il existe une raison intemporelle ; je crois que la raison se fabrique au fur et à mesure que la science évolue, qu’il y a des domaines nouveaux qui apparaissent, et qu’en ce sens les crises de la raison sont indispensables (j’ai publié un petit article sur cette question, qui s’intitule « Raison d’hier et d’aujourd’hui8 »). Il y en a eu pour les géométries non euclidiennes, en physique, en biologie. Au fur et à mesure qu’on progresse, les nouveaux champs qui apparaissent impliquent donc un remaniement complet, non seulement des procédures d’observation et des concepts, mais même du système de principes logiques qu’on utilisait. L’évolution est donc constante, le programme de vérité se modifie, mais il ne sera jamais le programme de ceux qui prétendent faire appel à ce que le mythe enseignait. Le mythe lui-même n’a de sens que si on l’interroge et l’analyse avec les procédures dont je parlais tout à l’heure, celles des linguistes, des anthropologues, des historiens, celles des philosophes à l’occasion, pour essayer de comprendre comment il fonctionne. Et sur ce plan aussi, quand j’affirme que le mythe en général n’existe pas, je prends position contre ceux qui, comme Eliade, ont érigé le mythe en catégorie absolue, tout mythe étant une variante d’un mythe matriciel du retour à la forme embryonnaire et aux origines de l’univers, ce que je crois tout à fait faux : il y a une multitude de récits différents, qui parlent de choses différentes.
Oui, il y a une dimension mystique dans l’œuvre d’Eliade, qui est franchement antirationaliste.
C’est très exactement cela. Pourquoi suis-je contre les théories d’Eliade ? Parce qu’il y a une dimension mystique dans sa vision du mythe, et non pas un effort d’analyse rationnelle.
Entretien avec Bernard Mezzadri.
L’Univers, les Dieux, les Hommes, Paris, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 1999.
Dans l’œil du miroir, Paris, Odile Jacob, 1997.
Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974.
« La belle mort et le cadavre outragé » et « Panta kala. D’Homère à Simonide », in L’Individu, la Mort, l’Amour, Paris, Gallimard, 1989, respectivement p. 41-80 et 91-102.
B. Mezzadri, « Artémis et la nourrice. Une lecture de la coupe Tarquinia RC6846 », Métis, VIII, no 1-2, 1993, p. 285-294.
R. Buxton, La Grèce de l’imaginaire. Les contextes de la mythologie, Paris, La Découverte, 1996, p. 174, n. 31.
Paru dans Les Cahiers rationalistes, no 235, février 1966 ; repris in Entre mythe et politique I, Paris, Seuil, 1996, p. 229-236.