Histoire de la mémoire et mémoire historienne


La mémoire n’est pas en nous comme un organe qui remplirait une fonction délimitée et précise. Nous rassemblons sous ce terme des activités mentales multiples, des opérations intellectuelles diverses dont les finalités et les modes de fonctionnement ne sont pas identiques, même s’il s’agit, en général, de procédures visant à actualiser dans la pensée des informations qui n’étaient pas présentes dans le champ de la conscience, qu’il s’agisse de savoirs impersonnels (la Terre est ronde, 2 et 2 font 4), de textes connus par cœur (poèmes que je me récite à moi-même), d’événements du passé dont j’ai appris qu’ils avaient effectivement eu lieu, de souvenirs de ma vie personnelle que j’évoque dans leur singularité. Comme toute activité humaine, ces opérations s’acquièrent et se façonnent par un apprentissage, un dressage mental qui, pour orienter la visée de l’esprit en direction de ce qui n’y est pas présent, utilise des techniques, des repères, des cadres variant en fonction de l’outillage mental propre à chaque culture.

Les activités mémorielles visant à rendre présent ce qui ne l’est pas sont donc des constructions liées à des contextes historiques. Il y a une histoire de la mémoire.

Quelques exemples pour me faire comprendre. Transportons-nous dans une civilisation sans écriture, une culture purement orale. Ainsi la Grèce archaïque, entre les Xe et VIIIe siècles, avant l’adoption et la diffusion de l’écriture alphabétique. Les groupes humains ne disposent alors d’aucun document, archives, état civil, fixant le statut social des individus. Généalogie, filiation, liens de parenté, mariage, propriétés, cadastre, règles institutionnelles, rien ne repose sur des attestations écrites, tout fait référence à une tradition orale que certains personnages, mémoire vivante de la collectivité, peuvent avoir la charge de conserver et de transmettre. Mais ce ne sont pas seulement les avatars de la vie quotidienne qui exigent, pour être tranchés, le recours à ces spécialistes de la mémorisation. Tout le passé du groupe depuis ses origines, ses croyances traditionnelles, l’ensemble des connaissances, le « savoir partagé » formant comme le ciment intellectuel d’une société – c’est tout cela qui doit être préservé, stocké, transmis, actualisé. Qui en a la charge ? En dernier ressort, aux yeux des Grecs, une divinité : Mnèmosunè, Mémoire. Les Grecs ont divinisé une certaine forme de mémoire. C’est elle qui illumine de son inspiration, en leur accordant le don de voyance, les rares élus qui vont incarner le pouvoir de remémoration et capitaliser, en quelque sorte, tout ce dont le groupe, pour demeurer lui-même, doit maintenir le souvenir. Qui sont ces hommes ? Les aèdes, poètes-chanteurs, qui emmagasinent, sous forme de récits chantés, la somme des savoirs qui constituent, pour les vivants, l’horizon commun d’où ils tirent leurs origines. Les poètes sont, dans ces confréries spécialisées d’aèdes, soumis à un apprentissage mnémonique leur permettant de retisser la trame de chants pouvant comporter des dizaines de milliers de vers. Ces inspirés d’une mémoire, fondée en grande partie sur le rythme, sont assimilés au devin. Homère, aveugle à la lumière, comme Tirésias, voit l’invisible. Comme lui, son privilège est de connaître « ce qui a été, ce qui est, ce qui sera ». La mémoire est omniscience. Son rôle n’est pas de reconstituer un passé aboli, de le re-présenter, mais de rendre présent, en franchissant les frontières d’un éphémère aujourd’hui, à ce qui demeure caché derrière les apparences : l’ancien temps, celui des héros, des dieux, des origines, du primordial. La mémoire n’est pas reconstruction du passé, mais exploration de l’invisible.

À côté de cette remémoration du savoir commun du groupe, il y a une remémoration individuelle qui comporte, elle aussi, une dimension religieuse. Elle est pratiquée, dans des milieux de sectes à orientation mystique, par des « hommes divins », comme Pythagore ou Empédocle. Par une discipline quotidienne de remémoration, associée à des techniques d’ascèse, de contrôle du souffle, d’extase pour purifier l’âme en la séparant du corps, ces sages parviennent à retrouver le souvenir de toutes leurs vies antérieures, de tout le cycle passé de leurs réincarnations. Cette réminiscence les libère de la chaîne indéfinie des renaissances ; ils peuvent rejoindre leur patrie céleste et s’unir avec le divin.

Savoir commun ou destin individuel, ce dur travail de mémoire ne cherche pas à construire le temps ni à explorer la vie intérieure d’un sujet, dans son contenu de passé personnel, mais à s’évader du temps et à devenir dieu. En dehors du cadre institutionnel et du contexte mental dont elles sont solidaires, ces conduites remémoratrices perdent leur signification et deviennent sans objet.

Le tournant se produit en Grèce même, vers le VIIe siècle avec l’émergence de la cité et la diffusion de l’écriture. Les hommes vont désormais rédiger leurs lois, les inscrire de telle sorte qu’elles soient présentes à la vue de tous ; ils vont tenir des archives et les conserver avec soin. Toutes les productions intellectuelles, littéraires, philosophiques, scientifiques, médicales, techniques, vont être rédigées, textualisées, stockées et transmises sous forme de rouleaux de papyrus, alignés côte à côte dans des bibliothèques. Au lieu de l’omniscience inspirée de l’aède, on va mettre au point des procédés nouveaux de mnémotechnique, de caractère positif, accessibles à tout un chacun et qui ont recours à une mise en ordre systématique des éléments dont il faut se souvenir en les inscrivant dans un dispositif spatial qu’on va parcourir, unité par unité, comme on le fait dans la lecture d’un texte sur un feuillet. L’initiateur de cet outil de mémorisation serait un poète, Simonide de Céos, qui ne croit plus à l’inspiration divine, qui a pris conscience du caractère artificiel et savant de son art, qui se fait payer ses poèmes, qui aurait perfectionné le système graphique en y ajoutant certaines voyelles. Mais le véritable héros de cette mémoire laïcisée, c’est le sophiste Hippias, au Ve siècle : grâce à sa maîtrise en matière de mnémotechnique, Hippias prétend tout savoir depuis les techniques les plus humbles jusqu’aux connaissances les plus élevées. Par sa polymathie, sa science encyclopédique, il est devenu lui-même le réceptacle vivant de tout le savoir humain.

Cet art de la mémoire perdurera à travers toute l’Antiquité gréco-romaine et jusqu’à la Renaissance. L’idéal de polymathie auquel il est lié s’exprime sur le plan social par l’institution de grandes bibliothèques, comme celle d’Alexandrie, au IIIe siècle avant notre ère, où l’ensemble du savoir humain se trouve en un même lieu, rassemblé, classé, conservé, consulté, commenté. Cette conception d’une mémoire humaine générale, objective et extériorisée par concentration de la totalité des textes écrits en un même musée-bibliothèque – il y avait accumulés à Alexandrie près de 500 000 rouleaux –, a eu un tel impact qu’elle impose encore sa marque à la forme nouvelle de mémoire qu’Augustin instaure, dans ses Confessions. Augustin transforme la mémoire ; il l’intériorise et l’individualise en en faisant non plus l’instrument d’un savoir universel, mais une dimension du moi dont il s’émerveille et que chacun est seul à explorer. Écoutons-le : « Quelle force dans la mémoire ! C’est un je ne sais quoi digne d’inspirer un effroi sacré que sa profondeur, son infinie multiplicité ! Et cela c’est mon esprit, c’est moi-même1 ! » Mémoire du dedans déjà, intime, singulière, mais qui revêt encore l’apparence d’un édifice, salles d’un palais, rayons multipliés d’une bibliothèque, si riche, si diverse qu’on ne peut que s’y perdre et y percevoir comme l’écho en nous de l’infini divin.

Bien entendu, les conditions d’exercice de la mémoire et son champ d’application ont été profondément transformés, aux Temps modernes, par l’invention de l’imprimerie. Et le remaniement du travail de la mémoire est en cours, dans le monde contemporain, avec de nouveaux moyens d’information comme Internet. L’immense masse de savoirs érudits que le temps passé a produits, au lieu d’être logée dans la tête d’un Hippias ou d’un Pic de la Mirandole, au lieu d’être rassemblée en quelque lieu aménagé à cet effet, sera mise chez lui à la disposition de chaque chercheur qui pourra l’explorer et l’utiliser du fond de son fauteuil et la cervelle libre.

Mais là n’est peut-être pas l’essentiel dans l’histoire de la mémoire. La nouveauté, dans le travail de la mémoire, consiste en deux orientations dont l’importance est aujourd’hui décisive. C’est d’abord, dans la voie qu’Augustin avait ouverte, l’émergence de l’individu et de son enquête sur son propre passé, dans sa singularité. Confessions, mémoires, autobiographies, journaux intimes, certains aspects du roman moderne témoignent de la place qu’occupe, pour chaque personne, l’effort de reconstruction du passé individuel et de sa mise en perspective dans la conscience de son identité. Seconde innovation, décisive : l’avènement à côté de la mémoire individuelle et de la mémoire des collectivités, qu’on peut appeler mémoire sociale, d’une mémoire propre aux historiens. Pour cette mémoire historienne, tout événement passé, tout ce qui s’est produit dans le temps relève d’une approche scientifique, d’une reconstruction critique. C’est tout le passé humain, historique, préhistorique et, au-delà, celui du monde terrestre et du cosmos dans son ensemble qui est traité comme objet de connaissance désintéressée, de pur savoir, le travail de mémoire n’ayant pas d’autre fin que la vérité.

Entre ces trois formes de mémoire – individuelle, sociale, historienne –, il y a à la fois des connivences et des oppositions. Sans chercher ici à les développer, je dirai seulement que la mémoire historienne ne peut ignorer, à côté des documents « objectifs », l’expérience irremplaçable des témoins, de ceux qui ont vécu les événements. Ces témoins, en accomplissant leur devoir de mémoire, ne sauraient, de leur côté, négliger cette exigence de vérité qui est au cœur du travail de l’historien ; c’est à cette double condition que la mémoire sociale pourra faire son travail de rattachement au passé, en évitant la mythologie sans tomber dans l’oubli.


1.

Augustin, Confessions, livre X, 17.