Naissance du politique


Dans Démocratie ancienne et moderne, Moses Finley écrit : « Ce sont les Grecs, après tout, qui ont découvert non seulement la démocratie, mais aussi le politique, l’art de parvenir à des décisions par la discussion et d’obéir à ces décisions comme condition nécessaire à une existence sociale civilisée1. » L’accord de fond avec Finley laisse ouvertes plusieurs interrogations. De date d’abord. Si l’institution de la démocratie peut être assez facilement repérée et datée, à quel moment fixer l’émergence du « politique » ? S’agit-il de la Grèce des cités des VIIe et VIe siècles ? Ou encore auparavant ? Henri Van Effenterre pense pouvoir en discerner archéologiquement un indice (une place publique) dans le monde créto-mycénien. Avant, donc, et peut-être aussi, ailleurs : Marc Abélès, dans Le Lieu du politique, signale sa présence en Éthiopie du Sud-Ouest, chez les Ochollo, avec des places publiques, des assemblées, des formes de citoyenneté. Il peut donc y avoir, dans certaines communautés humaines, des aspects du politique. Mais le cas grec est particulier parce que le politique y a pris une forme suffisamment dense, organisée et consciente pour régenter tout le champ social et y imprimer son sceau. Les raisons, d’ordre historique, sont multiples et se situent sur des plans divers. C’est leur convergence qui a conduit à ce que nous appelons polis, la cité-État.

À cette invention de la polis, il y a, me semble-t-il, une condition préalable qui n’a pas été suffisamment analysée et que je crois essentielle. Il s’agit de la façon dont, à l’aube de la cité, vers le VIIe siècle, les Grecs ont conçu la souveraineté, comment ils se représentaient, en fonction de leurs traditions, les rapports du pouvoir et de l’ordre social, du roi et du groupe humain qui lui est soumis.

Dans le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Émile Benveniste a noté la différence entre, d’une part, la royauté indo-européenne (le rex latin, le raj indien) et, d’autre part, la royauté grecque. Dans la notion indo-européenne de souveraineté, l’accent est mis sur la fonction sacrale plus que sur la force guerrière, le roi est moins politique que religieux. Sa mission n’est pas de commander, d’exercer un pouvoir, mais de fixer des règles, de déterminer ce qui est droit. Il s’apparente davantage à un prêtre qu’à un chef. En Grèce, au contraire, le roi se définit comme despotès, celui dont la puissance est telle qu’il dispose à son gré de ceux qui sont soumis à son autorité. Aristote pourra dire que le roi établit vis-à-vis de ses sujets le même rapport d’entière domination que celui que le chef de famille exerce sur ses enfants, ou l’homme libre sur les esclaves dont il est le maître.

À ces remarques de Benveniste, il faut ajouter celles d’André-Georges Haudricourt, opposant les fonctions royales du souverain chez les peuples « jardiniers », comme l’ont été les anciens Chinois, et chez les peuples « pasteurs » voués pour l’essentiel à l’élevage, comme l’ont été les Grecs de l’époque homérique. Chez les premiers, le meilleur roi est celui qui ne fait rien : de sa personne irradie un ordre social où chaque être, à la place qui lui revient, se développe spontanément, suivant sa nature propre. L’action royale revêt toujours une forme « indirecte et négative » ; elle supprime les obstacles, elle déblaie le terrain, elle irrigue, elle ne contraint en aucune manière. La domestication des animaux conduit au contraire les pasteurs à concevoir le rapport du roi avec ses sujets sur le modèle de la domination exercée par le berger sur les bêtes de son troupeau. Le roi est « pasteur des peuples », poimèn laôn, comme le formule plus de quarante fois l’Iliade, et plus de dix fois l’Odyssée.

La souveraineté est donc intimement liée dans l’esprit des Grecs anciens à l’idée du kratos, du pouvoir de domination, de la biè, la violence brutale. Deux exemples pour faire comprendre ce qu’implique cette conception. La Théogonie d’Hésiode, au VIIe siècle avant notre ère, est un grand poème racontant comment Zeus, promu roi des dieux, souverain du monde, va établir un ordre cosmique immuable. Cet ordre, pour exister et subsister, doit avoir été fondé, institué à l’initiative d’un monarque résolu à en assurer le maintien. Le pouvoir apparaît premier par rapport à l’ordre. Si Zeus est roi, c’est parce qu’il a su dompter ses adversaires par la force et les bras, biè kai khersi damasas, parce que les Olympiens, groupés derrière lui, ont réussi à « régler par la force leur conflit avec les Titans ». L’accès à la souveraineté, conquise par la victoire dans l’épreuve de force, se marque par la présence permanente, à côté de Zeus-roi, de deux personnages d’origine titane, les deux fils de Styx : attachés à la personne du souverain, ils ne vont plus quitter Zeus d’une semelle, l’encadrant où qu’il porte ses pas. Leur nom dit très clairement ce qu’ils sont : l’un s’appelle Kratos, l’autre Biè – Domination, Violence brutale.

Autre exemple. Dans le Prométhée enchaîné d’Eschyle, Zeus incarne la souveraineté absolue. L’attirail associé à sa suprématie comprend les entraves, le joug, les liens, le frein, le fouet, l’aiguillon. Zeus règne sans règle ; il tient le juste et l’ordre à sa discrétion. Tout être, divin ou humain, a reçu en partage un lot qui le définit, et le limite. Ce qui est échu à Zeus, c’est de ne pas tomber sous le coup de cette nécessaire répartition ; au lieu de la subir, il est le seul à l’effectuer pour tout un chacun, en régnant sur tous en maître absolu.

Pour un groupe humain qui partage cette conception si particulière, si positive du souverain, le problème ne sera pas de définir ce qui fonde et consacre le statut de roi, ce qui justifie la soumission à son égard, mais ce qui va permettre de « neutraliser » le pouvoir suréminent qu’il exerce sur autrui. Ce sont les modalités de cette neutralisation qui vont conduire à l’émergence d’un plan politique.

Il existe en grec trois termes pour dire le roi. Le premier, anax, est celui qui désigne, entre 1450 et 1200, dans le monde mycénien, le personnage qui régente depuis son palais, avec l’aide de ses scribes, toute la vie sociale, économique, guerrière, religieuse de son royaume. Anax est un terme absolu : on est anax ou on ne l’est pas. Dans l’épopée homérique, au VIIIe siècle, il s’est effacé, banalisé. C’est désormais basileus qui désigne le roi, mais le terme admet un comparatif : on est basileuteros, plus roi qu’un autre, moins qu’un troisième. On peut aussi être le plus roi de tous, basileutatos, comme Agamemnon. Il n’y a pas, dans l’armée achéenne engagée dans l’expédition contre Troie, un souverain unique, mais des rois, des personnages royaux, à la tête de leurs contingents ; ils sont indépendants et se tiennent pour égaux les uns aux autres. Ils forment une élite, les aristoi, les meilleurs, se définissant par leur supériorité de vaillance au combat, leur valeur guerrière, ou par la qualité éminente des avis qu’ils dispensent dans les conseils. Force du bras, mais aussi sagesse du discours, prudence de la langue. Quand l’armée, dans ses composantes diverses, est réunie en assemblée, elle fait cercle et dégage en son centre un espace libre, commun à tous, où chaque intervenant, s’il est qualifié comme l’un des aristoi, s’avance, se tient mese agore, au milieu de l’assemblée, prend en main, à son tour, le skeptron qui revêt déjà un caractère collectif, et parle comme il l’entend. Dans ce meson, espace commun, public, placé sous le regard et le contrôle de tous, Achille vide son cœur et sa querelle avec le roi des rois, en toute liberté de langage, traitant sans se gêner Agamemnon plus bas que terre. Le troisième terme, turannos, à peu près synonyme au départ de basileus, va assumer plus tard les valeurs négatives de la souveraineté, pour désigner à partir du Ve siècle, dans le personnage du monarque, celui qui ne connaît ni limite, ni règle autre que l’arbitraire de son bon plaisir, prêt à accomplir pour le pouvoir tous les forfaits ; si l’envie l’en prend, il couchera avec sa mère, tuera son père, mangera ses propres enfants : son statut hors norme l’exclut tout à la fois de la cité et de l’humain.

Neutraliser le pouvoir consistera pour le groupe de ceux qui se considèrent comme des égaux (groupe qui s’élargira jusqu’à englober tous les citoyens) à déposer le kratos au centre, pour le dépersonnaliser et le rendre commun, de façon que tous y aient part sans qu’aucun ne puisse se l’approprier.

Ainsi fait à Cyrène, vers 550, Démonax, chargé par l’oracle de Delphes d’instituer une nouvelle constitution. Il garde pour le roi Battos des domaines et des prêtrises, mais « tout le reste de ce que les rois possédaient auparavant, il le déposa au centre pour le peuple (es meson tô dêmô ethêke)2 ». Ainsi fait aussi Cadmos, à Kós, au début du Ve siècle : « Il avait reçu de son père une tyrannie solidement établie ; de son plein gré, sans que rien de fâcheux ne le menaçât, mais obéissant à un sentiment de justice, il avait placé le pouvoir au centre (es meson katatheis tên arkhên) pour les gens de Côs3. »

En 522, à Samos, le pouvoir, kratos, était aux mains de Maiandrios. Le tyran Polycrate, avant de mourir, le lui avait transmis. Que dit-il à ses concitoyens ? « C’est à moi, vous le savez, qu’ont été confiés le sceptre et toute la puissance de Polycrate ; l’occasion s’offre pour moi aujourd’hui de régner sur vous. Mais j’éviterai de faire moi-même ce que je reproche à autrui. Car Polycrate n’avait pas mon assentiment quand il régnait en maître sur des hommes qui étaient semblables à lui (despozôn homoiôn eoutô). Mettant le pouvoir au centre, je proclame pour vous l’isonomie (es mesô tên arkhên titheis isonomien humin proagorenô) et je vous octroie la liberté4. »

Déposer le pouvoir au centre veut dire que les décisions d’intérêt commun vont être prises au terme d’un débat public où chacun pourra intervenir, que leur exécution sera mise en œuvre par l’ensemble des citoyens : à tour de rôle ils viendront au centre occuper puis céder la charge des diverses magistratures, si bien que la loi, nomos, et la justice, dikè, se substitueront à la puissance du souverain. Pas d’autre roi que la loi commune : nomos basileus.

Cette neutralisation du pouvoir suppose aussi qu’il ait perdu son caractère de sacralité et que les intérêts communs du groupe, les affaires humaines, soient traités comme un domaine relevant, à travers le débat, de l’analyse intellectuelle, de l’expérience raisonnée, de la réflexion positive.

Dès le début du VIe siècle s’atteste une forme de pensée qui place les controverses et les décisions politiques de plain-pied avec la démarche rationnelle. Quand Athènes, au bord de la guerre civile, confie en 594-593 l’archontat à Solon pour qu’il réconcilie la cité avec elle-même en arbitrant le conflit, l’homme d’État, qui fait figure aussi bien de poète et de sage, explique dans ses élégies qu’il s’est refusé à agir par la force de la tyrannie, turannidos biè. Il a eu recours à la puissance de la loi, kratei nomou, ajustant l’une à l’autre la force et la justice, biè et dikè.

Kratos nomou. Cette loi, commune à tous, connue de tous, est humaine alors même qu’elle a valeur de souverain. Écoutons encore Solon : « La puissance de la neige et de la grêle vient du nuage, le tonnerre provient de l’éclair brillant, mais c’est des hommes grands [trop grands] qu’une cité est détruite et c’est son ignorance qui mène le dèmos, le peuple, à l’esclavage de la monarkhia, du pouvoir d’un seul. »

Déposer le pouvoir au centre, le mettre en commun, c’est aussi le dépouiller du mystère, l’arracher au secret pour en faire un objet de pensée et de débat public. Le mot politeia va s’appliquer aux diverses formes de constitution qu’on doit définir, classer, comparer entre elles, qu’on peut aussi imaginer, refaire mentalement en dressant le tableau d’une constitution idéale. Le politique, dès lors, ne se contente plus d’exister dans la pratique institutionnelle : il est devenu « conscience de soi », il donne à la vie en groupe, aux individus réunis dans une même communauté, leur caractère proprement humain.


1.

Paris, La Découverte, 1973, rééd. 1983, p. 13.

2.

Hérodote, IV, 161.

3.

Ibid., VII, 164.

4.

Ibid., III, 142.