Un grain de sable1


Monsieur le Recteur,

Mesdames et Messieurs,

 

Le diplôme de docteur que l’université Masaryk me décerne aujourd’hui représente pour moi, bien évidemment, un honneur au même titre que les distinctions analogues qui m’ont été conférées aux États-Unis et en Angleterre. Mais, venant de vous, il revêt à mes yeux une valeur particulière. Il me rend heureux comme s’il apportait à toute une partie de ma vie sa récompense et sa justification. Puisque l’usage, en pareille circonstance, veut que le récipiendaire prenne la parole, les quelques mots que je dirai auront, en raison même du plaisir singulier que cette distinction me procure, un ton plus personnel, plus intime que sans doute il ne convient dans ce genre de cérémonie.

Pourquoi ce diplôme, comme s’il répondait à mon attente, éveille-t-il en moi un écho si bienvenu ? C’est qu’étant français, et très vieux, je garde au cœur le souvenir des années trente, au temps de ma jeunesse et de mes études, quand je suivais, horrifié et honteux, le drame de votre pays et la lâcheté du mien. Les accords de Munich, qui vous livrèrent au Troisième Reich avec la bénédiction des Anglais et des Français, m’ont marqué à jamais ; ils me sont restés dans la gorge. J’étais de ceux qui voyaient dans l’abandon de votre pays le prélude à toutes les catastrophes, et je ressentais déjà vos malheurs comme s’ils étaient aussi les miens.

Quand les troupes allemandes, drapeaux nazis au vent, défilèrent à Paris sur les Champs-Élysées en 1940, je revis comme en surimpression les images, diffusées naguère aux actualités cinématographiques, des mêmes troupes entrant dans Prague entre deux haies de spectateurs effondrés. La guerre, les combats de la Résistance, la Libération, bien sûr, c’était toujours mon pays qui était en jeu, mais il y avait aussi le vôtre, que nous n’avions pas secouru quand il en était encore temps.

Comme bien des intellectuels antifascistes de ma génération, j’étais communiste après la guerre. J’espérais, j’imaginais qu’allait prospérer à l’est de l’Europe, spécialement en Tchécoslovaquie, un État ouvrier démocratique. Ce qui s’est passé chez vous, les drames que vous avez vécus ont joué un rôle majeur dans ma rupture avec le Parti communiste français. Ils m’ont laissé longtemps le goût amer de la déception et du remords.

Après l’échec du « printemps de Prague », quand s’est remis en place, pour étouffer toute pensée libre, le lourd couvercle de la bêtise, du fanatisme, de la répression policière, dès qu’il a paru possible d’aider les intellectuels bâillonnés et persécutés, de briser leur isolement en manifestant par notre présence à côté d’eux notre pleine solidarité, j’ai sauté sur l’occasion, avec le sentiment peut-être de racheter les fautes que j’avais pu commettre autrefois à leur égard. Avec Jacques Derrida, nous avons fondé l’association française Jan-Hus, que je préside encore aujourd’hui. J’ai été le premier Français à partir à Prague, en avril ou mai 1981, pour participer à des séminaires qui s’y tenaient plus ou moins clandestinement.

C’était le printemps ; on m’avait logé dans un petit hôtel vieillot, rue Vsehrdova dans Mala Strana, destiné aux sportifs en visite dans la capitale. Je me promenais dans la journée, le soir un ami passait me prendre pour me conduire là où j’étais attendu. Prague était dans tout l’éclat de sa beauté, plein de soleil, de fleurs, de lilas. Le contraste était saisissant entre la légèreté lumineuse du décor et l’étouffant climat du régime policier. C’est un des moments de ma vie où je me suis senti libre et heureux. J’ignore si, dans mes propos, j’apportais à mes interlocuteurs ce qu’ils étaient en droit d’espérer ; ce que je sais, par contre, c’est ce qu’ils me donnaient, eux, ce dont à leur contact l’évidence irrécusable me frappait. Le vrai courage c’est, au-dedans de soi, de ne pas céder, ne pas plier, ne pas renoncer. Être le grain de sable que les plus lourds engins, écrasant tout sur leur passage, ne réussissent pas à briser.

Je suis revenu d’autres fois à Prague dans des conditions analogues. Et aujourd’hui, alors qu’elles ont heureusement changé, j’aperçois plus clairement d’où venaient ces sentiments de paix et de joie que j’éprouvais quand mes séjours n’allaient pas sans quelque danger.

J’ai étudié la Grèce ancienne pendant plus d’un demi-siècle : sa religion, sa littérature, ses institutions, ses arts plastiques, ses sciences, sa philosophie. J’ai essayé, pour mieux comprendre, de me faire grec au-dedans de moi, dans mes façons de penser et mes formes de sensibilité. Quelles leçons en ai-je retenues ? D’abord l’exigence d’une totale liberté d’esprit : aucun interdit, aucun dogme, en aucun domaine, ne doivent faire obstacle à une recherche critique, une enquête sans a priori. Ensuite, que le caractère humain de l’homme est lié à son statut de citoyen, sa participation active à une communauté d’égaux où nul ne peut exercer son pouvoir de domination sur autrui. Enfin, que ce monde est beau, dont nous faisons partie, qui nous déborde et dépasse infiniment, qui peut nous détruire mais dont nous devons accepter avec gratitude, comme un don, toutes les occasions qu’il nous offre de découvrir ce qu’il recèle de merveilleux, ses lumières à côté de ses ombres et de ses nuits.

Ici, à Brno, je fais le rêve, certainement illusoire, que mes recherches savantes sur l’Antiquité et mes engagements passionnés dans les combats actuels se rejoignent, coïncident parce qu’ils relèvent d’une même confiance en certaines valeurs.


1.

Ce discours a été prononcé lors de la remise du diplôme de docteur honoris causa de l’université Masaryk, à Brno (République tchèque), le 3 octobre 1998.