Les textes d’Ignace Meyerson que je voudrais présenter sont datés ; ils s’échelonnent entre le 1er mars et le 18 mai 1941. Il s’agit de lettres, sous forme de brouillons ou de doubles, et de feuillets reprenant et développant les thèmes évoqués dans la correspondance1.
La date est importante : effondrement de la France démocratique, succès du nazisme, régime de Vichy, législation antisémite. Meyerson est à un moment de crise, isolé, sur le sable et en désarroi : il se trouve séparé de ceux qui lui sont le plus proches, chassé comme juif de la chaire de psychologie qu’il occupait à la faculté des Lettres de Toulouse. Il écrit le 1er mars : « Ici, à Toulouse, mon horizon est barré... Pour moi, tant qu’a duré l’enseignement, j’ai pu m’imaginer qu’après tout ma place était aussi bien ici que là-bas. Depuis le 18 décembre, cette illusion a disparu. L’erreur a été absolue. Mais cela dit, quoi faire ? » L’essentiel, à ses yeux, serait, comme il le dit « de faire des choses, de construire ensemble », avec d’autres, et d’en avoir la force.
Dix ans plus tard, dans l’article intitulé « L’entrée dans l’humain2 », après avoir défini les caractères qui donnent aux actes des hommes leur spécificité en les distinguant nettement des comportements animaux, Meyerson écrira que cet ensemble de traits conduit à affirmer que l’homme est action. Quelques mois après les textes auxquels nous nous référons, Meyerson entrera effectivement dans l’action. En mai 1941, il fonde la Société d’études psychologiques de Toulouse qui tiendra, dès le 23 juin de la même année, une « Journée de psychologie et d’histoire du travail et des techniques » : action intellectuelle et scientifique ; un peu plus tard, il entre dans la Résistance militaire : action sociale et politique. En mars il s’interroge, il réfléchit sur l’homme-action ; il le fait en savant, à partir de son expérience personnelle du moment, solitaire et douloureuse.
Dans ce retour sur soi qui va déboucher sur une enquête plus générale, un premier constat, au départ. Le niveau de tension psychologique – au sens de Janet – et d’énergie intérieure n’est pas constant. Il y a des oscillations du courage, de l’engagement dans l’action, avec des éclipses, des reprises, des rebondissements. Or, dans la récupération et l’accroissement des forces personnelles d’un individu, l’apport d’autrui – le rôle que jouent en particulier les êtres qui ont la vertu de faire rayonner leur propre dynamisme interne – apparaît décisif. Que signifie cette nécessaire présence de l’autre dans l’affermissement de soi-même et de son vouloir ? En quoi l’« acte positif », le don, ce que nous recevons d’un autre ou que nous lui offrons, peut-il constituer une dimension majeure d’une génétique de la volonté ?
En date du 3 mars :
En marge des oscillations du courage, de la tension, etc.
1. Il y a des êtres et dans ces êtres des mots ou des attitudes qui augmentent notre force ; d’autres qui nous fatiguent et nous attristent. Nous gagnons ou nous perdons des forces. D’où vient cette impression ? Qu’y a-t-il de réel dans ce sentiment ? D’où vient la « contagion » de cette vertu, qui de ces êtres s’étend à leurs lettres, à celles qu’on leur écrit ? Quel genre d’apport extérieur, quel genre de transformation extérieure ?
J’ai parlé d’action positive ou négative, je n’ai eu l’expérience que des premières : des êtres peuvent augmenter mes forces, je ne crois pas qu’ils les aient jamais diminuées.
Apports extérieurs : problème d’autrui, angoisse de la limitation, du même, joie d’une porte qui s’ouvre, d’un horizon, d’une dilatation, on s’est dépassé ; à un degré plus faible, au moins une barrière qui s’abaisse. Et les richesses de l’autre sont inestimables : il a exactement tout ce qui me manque, et il a tout cela dans le prolongement de moi : jeu avec le même de l’autre. Mon ouverture aux choses et mon pouvoir sur les choses vont ainsi être illimités, comme aussi mon pouvoir de perfectionnement intérieur. À cet enrichissement, je ne donne pas de limite, dès l’instant où j’ai franchi les miennes. Il me semble donc illimité. D’où exaltation. Tout cela s’applique bien entendu au cas privilégié auquel je pense : l’être qui augmente le plus mes forces, que j’aime. L’explication peut ensuite s’étendre aux autres cas. Elle peut se prolonger ainsi du côté : enrichissement par perspectives nouvelles ou systèmes nouveaux (l’altérité dans les deux sens du mot). Très important pour quelqu’un qui raisonne et agit par systèmes, et même par systèmes passionnés. Ils doivent être corrigés à chaque instant : ils sont faits pour être corrigés. Ils supposent qu’on viendra dire : voyez un autre centre de vision et d’action, voyez de cet autre centre. Mais c’est difficile, il est difficile de sortir de soi ; nous enrichit celui qui nous sort de là, d’un système étroit, d’un moi trop étroit, non par une critique seulement, mais par la vision d’un autre, d’autres systèmes. Le choc. Bühler disait : Aha Erlebnis : la révélation qu’il y a autre chose, l’éblouissement d’autre chose. Et puis le travail intérieur de reconstruction.
Le problème des transformations intérieures. Il y a tous les élargissements, comme ci-dessus. Tout ce qui est, aussi, sentiment qu’on gagne dans l’ordre de l’universel et de l’humain à la fois : l’un par l’autre, réciproquement. Mais qu’on s’achemine vers l’universel tout de même. Et qu’il y a des êtres qui plus spécialement nous acheminent vers l’universel. À côté de cela, le déclenchement de réserves de forces. Une partie de ce qui semble à première vue apport extérieur peut venir de nous-mêmes. Mais l’être privilégié a enlevé une barrière, brisé une hésitation, donné une garantie, exercé peut-être une poussée initiale (« commandement » ou conseil). À symboliser l’acte indéfiniment, nous en arrivons à des redoublements esthétiques (dans le sens de Gide-Hytier) ou moraux qui nous détachent trop de l’accomplissement. Mais nous pouvons accomplir. Il faut seulement nous détacher un peu de la médiation symbolisante, dédoublante. Lorsque l’être privilégié a ainsi déclenché en nous des forces, libéré une réserve d’énergie, normalement nous lui attribuons notre nouveau courage, la dépense n’a pu venir que d’un apport fait par lui. D’où reconnaissance et confiance, qui augmenteront encore son efficace dans l’avenir.
2. Point de départ : le bonheur que donne l’acte positif, l’enrichissement par le don. Est-ce une attitude primitive, ou un niveau (un certain niveau) de l’action ? Les actes indifférents ou nuisibles représentent-ils génétiquement un niveau antérieur des conduites chez l’homme ? Éprouver la douleur est sur le chemin de la connaissance. En donner est-il sur le chemin de l’action ? Si oui, comment dépasse-t-on, comment a-t-on dépassé ce niveau ?
Difficulté de ce point : tout ce qu’on a écrit à propos de la primitivité de la sympathie. Peut-on pousser plus en profondeur ? Il doit y avoir une histoire de la volonté, comme il y a une histoire de la personne. Donner, ne plus donner la douleur, sont-ce des paliers de cette histoire, des stades de la formation de la notion de volonté et de la volonté elle-même ? L’analyse des actes magiques (de l’envoûtement entre autres), des sacrifices, des offrandes de différents types et de différents contenus spirituels offrirait-elle d’autres paliers ? Permettrait-elle d’élucider cette question ? L’histoire de la prière présenterait-elle aussi des points singuliers, des degrés ? Et celle des jugements moraux et des systèmes pénaux ?
En date du 21 mars :
On donne des forces quand on est au niveau du don. Quand on est au niveau de la volonté, de la volonté objective, créant pour tout le monde, créant des choses et des valeurs. On y arrive lentement dans l’histoire de l’homme : il y a une histoire de la volonté et du don. Y a-t-il, peut-il y avoir progression dans le cours d’une vie humaine ? Y a-t-il chez les êtres donnants, ou chez quelques-uns d’entre eux, une plus grande facilité, une plus grande capacité à donner quand ils ont « appris » ? Il est certain qu’il y a une difficulté à donner, qu’il peut y en avoir une tout au moins : être dépouillé, être sans porte, sans hésitations ni réserves : savoir donner à chacun ce dont il a besoin. On ne sème pas à tout vent, il y a des individus avec leurs traits personnels auxquels il faut s’adapter pour que le don soit réel. Et puis il y a ces faits globaux, difficiles à analyser : courage ou timidité dans les contacts humains : sens du concret. S’il y a progression, en quoi consiste-t-elle ? Orientation plus précise et plus efficace grâce à l’attention meilleure à autrui ? À une représentation meilleure des autres ? Peut-on parler d’un véritable apprentissage du don dans le cours d’une existence ? Comment se le représenter : non spécialisé, diffus d’abord – comme chez les enfants –, adapté à des individus ensuite ? Cela doit être plus compliqué. Et peut-on s’inspirer de cela pour chercher des repères pour un apprentissage du don dans le cours de l’histoire humaine ?
Il me semble que les êtres qui nous donnent le plus sont ceux qui nous apportent le plus de choses du monde extérieur soulevées par eux. Nous sentons les choses, l’objectif : nous sommes donc riches de toute cette nouveauté de choses, nous sentons aussi leur effort : nous sommes riches de leur force, nous avons l’illusion d’avoir participé à leur effort puisque nous le refaisons après eux. Tout cela peut rester impersonnel, sans la nuance de don personnel de l’être donnant, aux choses ou à nous. Et cela peut aussi avoir cette double empreinte subjective. Dans le second cas, l’enrichissement est émouvant. Notre existence peut être engagée. Dans le premier, seulement notre capital de forces spirituelles.
D’une part donc : nécessité d’une adaptation, d’une spécialisation, d’une personnalisation des actes par le don. On part peut-être du diffus pour arriver à l’orienté, mais il semble qu’on y arrive par le chemin des [ ?], l’adaptation aux personnes se fait par l’appréhension désintéressée des choses. Double objectivité en quelque sorte au terme. Cela signifierait que le don vrai suppose l’appréhension d’autres centres de vouloir, d’autres vouloirs. Réciprocité : le vouloir se forme par le don. On ne sait vraiment vouloir que quand on sent des actes pleinement positifs. Mais les actes pleinement positifs ne sont tels que quand ils vont au-devant des volontés autres que la nôtre. L’appréhension des vouloirs autres que le nôtre doit se faire en même temps que la prise de conscience de notre propre volonté.
« Il doit y avoir une histoire de la volonté. » En ce début de mars 1941, Meyerson jette sur le papier – lettres ou feuillets personnels – une ébauche de ce qui lui apparaît comme les grandes lignes programmatiques de sa recherche. L’axe majeur : « le fait fondamental c’est l’enrichissement par le don, qui suppose : échanges de forces, relations entre don et vouloir, et évolution du vouloir » (la formule se trouve dans un brouillon de lettre du 18 mai, qui commence par : « Travaillé à la volonté tous ces jours »). Le 7 mars, il retient, pour illustrer le rôle de l’acte positif dans la génétique de la volonté, trois thèmes d’analyse. D’abord, la magie et l’envoûtement ; ensuite, les faits de droit, civil et criminel, en tant qu’ils marquent, en particulier par l’évolution des sanctions, une dissociation progressive de la volition (intention) et de l’acte (accomplissement) et qu’ils tendent à éliminer dans les châtiments les effets directement négatifs, supplices, douleurs, etc. ; enfin, la préhistoire et l’histoire du contrat comme procédure engageant dans le présent pour l’avenir deux volontés libres et impliquant, par conséquent, la construction d’un présent qui surplombe le temps, passé et à venir. Mais, avant de donner les textes dont nous avons deux versions, à quelques variantes près, identiques, un mot sur le premier thème : la magie. Son importance, dans la perspective de Meyerson, tient à ce qu’elle constitue, aux périodes anciennes et dans la quasi-totalité des cultures, un premier système d’action sur le monde et sur autrui. Quels aspects du vouloir sont liés à ces pratiques et en quoi celles-ci ont-elles contribué à les dégager ? Quatre points sont évoqués par Meyerson. La magie permet une objectivation du vouloir. Elle détache nos actes du flux inconsistant de nos désirs subjectifs pour les constituer en objets stables, permanents, extérieurs à nous, impersonnels. De plus, elle donne à nos actes une forme réglementée, un style établi, un tour déterminé au lieu de l’agitation désordonnée. Elle souligne aussi, en tant qu’action symbolique, le caractère significatif des actes que nous produisons. Cependant et enfin, si la pratique magique participe à la fabrication de la volonté, elle ne peut en constituer qu’un palier en raison de son caractère négatif. Encore faut-il observer qu’elle peut, dans certaines de ses formes, s’orienter dans la voie de l’action positive.
Au fil de la plume, Meyerson évoquera, de façon allusive, quelques textes qui ont nourri sa réflexion. Il n’est pas inutile, pour éclairer sa pensée, de rappeler, concernant Wilhelm von Humboldt, Pierre Janet et Émile Bréhier auxquels il se réfère, ce qu’il en dira lui-même plus tard explicitement dans Les Fonctions psychologiques et les Œuvres ou dans le Journal de Psychologie, quand il aura les textes de ces auteurs sous la main. Commençons par Humboldt, qui a mis en lumière la contribution qu’apporte le langage à la construction du monde des objets : « Humboldt déjà avait vu cette action. Il écrit : “Quand l’élan spirituel se fraie un chemin par les lèvres, son effet revient frapper l’oreille. La représentation est par là transposée en une véritable objectivité sans être soustraite à la subjectivité. Cela, seul le langage le peut : sans cette transposition continue en une objectivité qui revient au sujet (même pendant le silence), la formation du concept, et donc toute vraie pensée, est impossible.” Le langage est ainsi un pont entre le subjectif et l’objectif3. » Passons à Bréhier : « Les actes significatifs les plus intéressants à étudier – écrit Meyerson dans sa thèse de 1948 – parce que les plus riches en contenu explicite ou discernable sont les actes “symboliques”. On entend par là habituellement soit des actes rituels au sens strict [...], soit des actes qui préfigurent un acte futur, et en particulier qui nous engagent à l’accomplir, ou encore qui prennent la place de cet acte futur, en constituent l’équivalent et dispensent d’y avoir recours [...]. Certains actes magiques permettent de bien analyser le second type : l’action préfigurante. Par son étude de l’envoûtement, M. Bréhier a pu préciser la structure de l’acte symbolique en général et mettre en évidence son rôle dans l’histoire de la volonté et de la représentation du vouloir. Si dans tout acte apparaît la signification, l’acte symbolique montre une signification générale, libérée de l’immédiat, du détail des conditions extérieures. De là son importance dans l’histoire du signe, dans le développement de l’autonomie du vouloir, dans l’édification de la vie intérieure4. » Concernant Janet, deux textes de Meyerson doivent être pris en compte pour mieux situer sa démarche de 1941. « Sur l’informe – écrit-il dans sa thèse – l’esprit n’a pas prise, ni la volonté. La tendance est informe, l’acte est doué d’une forme. P. Janet a eu grandement raison d’insister sur l’importance des délimitations dans le temps, surtout sur les conduites de commencement et de terminaison : on ouvre une séance, on présente quelqu’un, on inaugure un monument, on pose la première pierre : ces rites veulent marquer que les choses ne se passent pas n’importe comment, à leur manière ; ils leur donnent une surexistence : une existence d’action et non seulement de fait [...]. Il s’agit en somme de créer des points de condensation du vouloir5. » Le second texte figure dans l’étude intitulée « Pierre Janet et la théorie des tendances » : « L’homme a la notion de produire son action quand il peut se représenter une première forme symbolique et verbale de l’action et quand il peut percevoir ensuite l’action réalisée par des mouvements du corps grâce à des conduites intentionnelles et à des efforts. Formes et phases symboliques et verbales de l’action réalisée, confrontation des deux jugements, c’est de tout cela qu’est faite l’action véritable6. »
Dans le brouillon – ou le double – d’une lettre, on lit en date du 7 mars :
Dans les faits magiques, il semble y avoir quelques points d’attache. Vous savez l’importance que j’ai toujours attribuée à l’envoûtement. Il offre, pour la question envisagée, deux aspects à considérer. La fixité, l’impersonnalité. Fixité d’un rite, comprenant à la fois un acte, des volitions, des représentations, opposée à la mobilité des mouvements réels adaptés (ou non adaptés) et des représentations de mouvements possibles. Ici une comparaison. J’ai cru trouver, autrefois, dans Humboldt une idée dont j’ai dû vous parler (je ne suis pas sûr qu’elle y soit réellement, mais peu importe).
Dans les fiches que Meyerson, au même moment, établit sans doute pour lui-même, le texte débute autrement avant de rejoindre assez vite, pour en reprendre exactement les termes, celui de la correspondance :
Pour ne pas systématiser trop tôt, le mieux est de prendre séparément chaque grand groupe de faits. Il sera question, dans cette première ébauche, de deux groupes : d’une part la magie, d’autre part les jugements moraux et les sanctions pénales.
I. Le caractère essentiellement « négatif » du contenu des faits magiques fait que normalement on est porté à commencer cette étude par la magie. Elle est le pôle du maléfice, le pôle d’attraction d’attitudes négatives, des sentiments négatifs, du malheur. Si en principe elle est l’art des changements, et si les actes magiques, les états peuvent différer selon l’état dont on part – en fait la puissance qu’ils mettent en jeu le plus souvent est une puissance « mauvaise », et elle est utilisée à des fins « illicites ». Le mauvais « sort » ne s’attache pas seulement aux êtres, il pénètre les choses : il y a une propagation du négatif (voir par exemple, aussi entre beaucoup d’autres exemples, le Ring des Nibelungen). De là le caractère secret et dangereux des pratiques magiques. C’est pourquoi la magie participe un peu du cauchemar.
La forme des rites présente entre autres deux caractères importants (frappants par exemple dans l’envoûtement) : la fixité, l’impersonnalité.
Fixité d’un rite qui comprend à la fois un acte, des volitions, des représentations, – opposée à la mobilité des mouvements réels (adaptés ou non adaptés) et des représentations de mouvements possibles. Ici une comparaison. J’ai cru trouver autrefois dans Humboldt la suggestion suivante (je ne suis pas sûr qu’elle y soit réellement, mais peu importe). La pensée objective (se représenter quelque chose comme un objet : issu de soi et indépendant de soi) est une opération difficile. Elle n’a pas pu apparaître d’emblée sous cette forme abstraite. Il lui a fallu d’abord une sorte de modèle concret. Le langage : le son émis et entendu (entendu par soi et par les autres) a été le modèle, le médiateur, – il a continué d’ailleurs à être le médiateur. Sa fixité relative a permis à la pensée, trop mobile et trop fugitive sinon, de se « condenser », de s’« agglomérer ». La généralité, les généralisations, déjà possibles (on avait atteint ce niveau), se réalisaient grâce à l’aide du médiateur concret. L’acte substitut de l’envoûtement, pour reprendre le même exemple – à la fois acte et volition –, serait, dans l’ordre de la volonté, un médiateur du même genre. Il n’est pas soumis aux incertitudes de l’acte réel, ni aux oscillations de la pensée et du désir. Manuel ou oral, il a une forme invariable. L’instrument, la matière, le lieu, le moment ne sont pas moins rigoureusement codifiés. Mais il n’est pas seulement fixe : il a une vertu de fixation, d’immobilisation. Toute une série de phénomènes, normalement successifs, idées, volitions, mouvements musculaires, satisfaction du désir viennent simultanément. Entre le souhait et la réalisation, il n’y a pas d’intervalle : l’efficacité est immédiate.
Impersonnalité. Elle apparaît dans la magie sous deux aspects : impersonnalité des forces agissantes, impersonnalité du magicien. La magie est syncrétique. Les dieux et démons qu’elle appelle ne sont que des forces cosmiques, qui n’ont comme propriétés que les facultés d’influence et de transport d’effet : elles n’ont gardé comme particularité que leur nom. Le choix de l’opérateur n’est pas arbitraire.
N’est pas magicien qui veut. Il y a des qualités requises. Mais ces qualités ne sont pas personnelles, – encore moins réelles. Ce sont des qualités génériques et mythiques. Il s’agit essentiellement de pouvoirs : le magicien réalise des volontés, la volonté. Sa désignation est liée à des sentiments forts dans le groupe qui désigne ; la force et la pathie de ses pouvoirs devront répondre à la force des désirs et des espoirs qu’il doit réaliser. D’autre part, la participation de l’individu intéressé quand l’acte a pour objet un profit purement individuel, ce qui est le cas de l’envoûtement, est très limitée. C’est l’agent général qui se charge de tout. Cette impersonnalité de l’acte magique a pu contribuer à former un caractère important de l’acte volontaire : son objectivité. Il y a dans la volonté comme dans la pensée, bien qu’autrement, une part d’objectivité dans deux sens : adaptations nécessaires des actes, des mouvements du corps, aux choses, et prévision de ces adaptations ; adaptations nécessaires aux hommes, aux groupes sociaux, à la société.
Un pouvoir impersonnel évoque, rend présentes et fixe des forces impersonnelles en les attachant à un acte rituel fixe et qui est un accomplissement. On a eu raison de dire que le rite magique donne à la volonté comme un miroir dans lequel elle peut se représenter elle-même. Elle pourra plus facilement se faire, pour s’être ainsi représentée.
L’envoûtement inflige la douleur et la mort. Mais il l’inflige de manière particulière : c’est un substitut, il remplace la vengeance. Au lieu de recourir à la violence matérielle, ou tout au moins avant d’y recourir, la victime d’un tort peut satisfaire son ressentiment par un rite magique. Le fait de remplacer une douleur réelle par une douleur symbolique, le fait de ne pas voir la souffrance, indiquent-ils, préparent-ils un passage ? L’impersonnalité, l’objectivité, indiquent-elles, préparent-elles le détachement de la représentation de la douleur, subjective ? Y aura-t-il « objectivité » dans le don ? Si oui, n’y a-t-il pas ici un point de rencontre, de croisement des deux séries analysées ?
On peut aller plus loin, et trouver l’indication d’un stade ultérieur : le pouvoir par envoûtement par exemple, du magicien sur lui-même. Il est à l’origine un aspect de son pouvoir en général, complémentaire de son pouvoir sur les choses. Pour réaliser des miracles, il faut participer du miracle. À ce niveau le pouvoir est en quelque sorte passif : c’est la possession, le magicien est possédé. Mais il semble qu’on franchisse un pas de plus quand apparaît la notion que le magicien est, dans une mesure plus ou moins grande, responsable de sa possession. Il y a à partir de ce moment, semble-t-il, autonomie et spécialisation de l’action en soi. Initialement, les pratiques de possession ont pour but d’établir le contact entre l’opérateur et l’envoûté, ou entre l’opérateur et des choses ou des forces ; mais ensuite de mettre l’opérateur dans un état qui lui procure les forces et les avantages qu’il pourra utiliser. Là, il y a recherche, emmagasinement, dépense de forces. Les sentiments semblent ambigus, l’efficace n’est plus spécifiquement négative. Dans la possession elle-même, il n’y a pas de recherche de la douleur. L’effusion du sang de l’opérateur quand elle se produit n’utilise pas l’élément douleur, il est accidentel. Il peut y avoir des éléments de plaisir, de richesse biologique ou spirituelle (incubat, parentés par les esprits).
Le contenu des actes à ce niveau reste ambigu. Les faits nettement positifs ne viendront, semble-t-il, que plus tard, avec la religion, peut-être même avec certains aspects et certains niveaux de la vie religieuse seulement. Ce seront notamment les états de possession divine, d’assimilation au divin, d’enrichissement intérieur par l’amour divin, de dépense de ces richesses, etc.
Dernière question : l’interdiction des actes magiques, par tous les pouvoirs religieux et civils, sous tous les régimes. Parmi les explications proposées, une seule semble intéressante, celle d’Huvelin qui fait de la magie, vue par son aspect juridique, un rite religieux détourné de son but social régulier et employé pour réaliser des volontés, des croyances, des fins individuelles, une sorte de détournement de pouvoirs, non conscient en ce sens, mais cependant puni comme tel. Si c’est exact, la génétique de la volonté rencontre ici la génétique de la personne. Au stade magique, est négatif, prohibé, ce qui est personnel – préfiguration de la notion que l’affirmation de la personne est un péché –, et le principe de tous les péchés, que l’on trouve dans le christianisme.
II. Les faits juridiques et moraux sont difficiles à grouper. Ici une difficulté : caractère variable du « négatif », du « mal » objet de sanction : différence entre les jugements légaux, les jugements moraux, les jugements religieux, à un moment, sans doute à tout moment, déterminé. Différence dans l’histoire de chaque série. La question est à examiner de près : elle peut conduire à des inférences importantes.
Voici, sous la réserve des difficultés ci-dessus, quelques-uns des faits qui indiquent une succession négatif-positif et une élimination de la douleur et de la violence. Dans le criminel comme dans le civil, les sanctions restitutives sont seulement postérieures aux sanctions répressives (par exemple l’action en revendication apparaît, dans un certain nombre de législations, après l’action de vol, sur laquelle elle s’est greffée et dont elle se sépare difficilement). Dans les sanctions répressives elles-mêmes, il y a – il y a eu tout au moins – une évolution vers la suppression des violences physiques. Leur remplacement par la simple privation de liberté a constitué au cours de ces deux siècles derniers un trait caractéristique des systèmes de répression de tous les pays. Des efforts plus récents, encore peu efficaces, il est vrai, ont tendu à donner à la peine un caractère réformateur. Il n’est pas besoin de rappeler que cette évolution est liée à celle des faits et notions de personne. Dans le civil, si, aujourd’hui, contrat et convention signifient accord de volonté, originairement ils n’étaient que rapport de force. Dans le paiement d’une rançon, qui est un des types de la convention originaire, le créancier est le vainqueur, le maître, le débiteur le vaincu, l’esclave. Il n’y a pas accord, mais contrainte : soit force matérielle, soit emprise magique. Mais on aperçoit ici les indices d’une évolution, et qui va rencontrer quelques-uns des faits vus plus haut au cours de l’analyse générale de la magie. Dans le contrat sanctionné par un rite magique, la force magique remplace la force physique : premier point positif. D’autre part, le rite est conditionnel. Le maléfice de l’envoûtement est absolu et définitif ; celui du rite magique de contrat est relatif à certaines conditions, limitatif. Enfin, ce rite est, ou devient, conventionnel : le débiteur se soumet lui-même à l’emprise magique. La progression est nette.
Voici maintenant, toujours à propos du contrat, quelques observations concernant l’évolution de la texture de l’acte volontaire. Ici encore, on trouvera une certaine analogie avec les conclusions tirées de l’analyse de l’envoûtement. Comme l’acte de volonté individuel, la volonté commune a besoin de médiateur pour se réaliser, psychologiquement et juridiquement. La place qu’on lui accorde est d’abord très limitée, surtout limitée dans le temps : elle vaut pour l’immédiat, non pour l’avenir ; le troc, puis le comptant, précèdent le crédit. Il en résulte que l’accord des volontés a beaucoup de peine à l’origine pour se faire admettre et sanctionner comme source d’obligations. La convention primitive ne comporte pas comme telle de sanction restrictive. Les médiateurs ici sont l’otage, la caution, le gage, le serment ; ils s’accompagnent de malédiction conditionnelle, remplacée plus tard par la « clause d’injures », puis par l’injure simple, avant de devenir simple affirmation. Double évolution : élimination de la violence, figuration de la volonté commune par des actes symboliques d’abord magiques, réalistes et concrets, puis de plus en plus abstraits : les deux séries tracées au début semblent se rencontrer encore une fois.
L’étude de l’histoire de la texture de l’acte volontaire peut être continuée par celle des rapports entre l’intention, la volition, la préméditation, et la conduite (l’acte, l’événement), vus à travers l’histoire des sanctions (surtout dans le criminel). Il semble bien qu’en gros l’histoire des systèmes des sanctions indique la séparation progressive de l’intention et de l’acte. Mais ce n’est exact qu’en gros. La séparation entre la volition et l’événement n’a jamais été opérée complètement. L’intention n’est pas punissable. Certaines catégories de crimes commis sans préméditation ont toujours été, sont encore, punies. L’attitude de la plupart des morales, surtout des morales modernes, tend à s’opposer à celle du droit sur ces deux points. Il y a là, entre la pratique juridique et les attitudes moralistes, un hiatus. Mais la pratique n’est pas seulement plus près que les moralistes des croyances sociales communes : elle est, semble-t-il, aussi plus près de ce qu’on pourrait appeler le niveau psychologique présent. Si elle ne sépare pas davantage l’acte de la volition, si, dans un certain nombre de cas, elle prend l’événement en bloc, c’est sans doute en partie parce qu’elle est, et doit être, préoccupée des retentissements de l’événement, matériels, sociaux, moraux. Sa tâche est de conserver. Mais peut-être aussi la pratique juridique a-t-elle le sentiment qu’un acte vidé de ses motifs et de ses conséquences est hors des normes humaines, et que l’expression porte en elle la chose exprimée. Elle poserait ainsi, dans sa langue, le vieux problème de l’acte pur, que la psychologie de la pensée a récemment rajeuni. Des psychologues ont dit : il n’y a pas de pensée pure, avec quoi penserait-elle ? Le droit nous dirait, en somme : il n’y a pas de volonté pure, sur quoi voudrait-elle ?
Dernier problème, que pose l’ensemble des constatations précédentes : mais surtout celles qui ont été au point de départ de ces remarques sur le contrat. Si au terme du développement la construction du présent et la recherche d’une forme temporelle qui domine le devenir sont un des aspects de l’affirmation de la volonté, notre notion de présent doit contenir celle de création, d’acte créateur, de positif, de don. Comment les contient-elle ? Comment la richesse, la création, le don se transposent-ils en qualité temporelle et en être ? Et d’autre part, si la poursuite du présent a été la préoccupation et la nécessité de l’effort spirituel, cela implique aussi qu’elle a été le chemin le long duquel a été construite la notion de volonté. Les deux notions (celle du présent, celle de volonté), se sont peut-être construites l’une par l’autre. Quels ont été ces divers présents ? Quelle a été l’histoire du présent ?
Ces prolongements, ces interrogations trouvent un écho dans deux textes, dont le premier n’est pas daté mais reprend et résume, en des formules identiques, les écrits déjà présentés plus haut, en élargissant le problème à la construction du présent :
Le bonheur que nous donne l’acte positif : le sentiment d’enrichissement par le don. Est-ce une attitude primitive, ou un niveau de l’acte ? Les actes indifférents ou nuisibles représentent-ils génétiquement un niveau inférieur, antérieur, des conduites de l’homme ? Éprouver de la douleur est sur le chemin de la connaissance. En donner est-il sur le chemin de l’acte ?
Et puis il doit y avoir une histoire de la volonté comme il y a une histoire de la personne. Donner, ne plus donner la douleur, sont-ce des paliers de cette histoire ? Les actions magiques, l’envoûtement, entre autres, les offrandes religieuses de différents contenus spirituels seraient d’autres paliers.
Tout cela me paraît encore très obscur. D’autant qu’il doit s’y joindre le problème du présent : la construction du présent, la recherche du présent qui domine le devenir me semblent depuis quelque temps déjà un des aspects essentiels de la construction du moi et de l’affirmation de la volonté. Mais alors, si ce qui précède est vrai, dans notre notion du présent intervient celle de la création, de l’acte créateur, du positif, du don, etc. ; je voudrais pouvoir débrouiller cela aussi. Mais l’histoire de la volonté est autrement difficile à réaliser que l’histoire de la personne. Un seul aspect à peu près clair : l’apparition du rôle de la volonté, de l’intention, de la préméditation dans les jugements moraux et les systèmes de répression criminelle.
Le second texte, brouillon plus tardif d’une lettre, se présente comme une sorte de conclusion provisoire, le tracé, encore incertain et hésitant, d’un plan de travail. Nous y avons déjà fait allusion. Relisons-le dans son ensemble.
En date du 18 mai 1941 :
Travaillé à la volonté tous ces jours. En somme maintenant deux chapitres.
Le fait fondamental (enrichissement par le don) suppose : échange de forces, relation entre don et vouloir et évolution du vouloir.
Dans le premier chapitre : description, génétique : force spirituelle acquise par la participation au sacré, institution, repas en communion, etc.
Dans le second : description (caractère du don qui rencontre le vouloir et le crée en créant le nôtre), génétique : 3 lignes : 1/ le dépassement de la douleur ; 2/ la séparation de la volonté et de l’acte ; 3/ l’homme contre le temps, la construction du présent (le contrat, etc.). La volonté est au carrefour de ces trois chemins.
Ainsi présentées, les choses n’ont probablement aucun sens.
En lisant ces textes nous pensons, comme Meyerson et avec lui, qu’« il doit y avoir une histoire de la volonté comme il y a une histoire de la personne », mais contrairement à la seconde, dont il a tracé les lignes diverses, les étapes multiples dans le troisième chapitre des Fonctions psychologiques et dans le volume consacré aux Problèmes de la personne, Meyerson n’a pas écrit d’histoire de la volonté. La tâche lui apparaissait « autrement plus difficile à réaliser » ; on le sent dans ses notes et dans la formule même qui rapproche les deux entreprises : il y a une histoire de la personne et il doit y avoir une histoire de la volonté. Entre les deux on peut supposer, sinon des parallélismes, du moins certaines convergences : à plusieurs reprises Meyerson note des croisements ; si dans la magie est prohibé tout ce qui est personnel, alors, écrit-il, la génétique de la volonté rencontre en ce point la génétique de la personne. Les choses sont cependant plus compliquées. Au cours de la guerre, l’« action négative », la volonté de détruire, de néantiser l’autre prendra des dimensions gigantesques, monstrueuses. Quand, après mars 1941, Meyerson ne se posera plus la question « quoi faire ? » mais se trouvera personnellement engagé dans l’action, immergé en elle, avec ses tâches, ses responsabilités, ses risques, pour construire un rempart positif contre le mal, son expérience sera tout autre. Il écrit en 1948 ces lignes qui sonnent comme une confidence : « Le problème n’est pas plus simple pour les sentiments liés au moi qui accompagnent ou suivent l’action. On a souvent exalté le sentiment d’être cause, la joie d’être cause. On a tendu à proportionner ce sentiment à l’intensité de l’action. Il n’est pas sûr que ce soit exact, en tout cas que ce soit exact chez tout le monde. On peut être à la source d’une action intense qui comporte des responsabilités lourdes et des conséquences sérieuses, sans éprouver aucun sentiment personnel, sans même se sentir. Pendant l’action on a le souci de l’efficacité, et ici la difficulté ne suscite pas du tout une analyse réflexive sur soi, elle augmente le souci de l’efficacité. C’est peut-être quand l’action est la plus intense et la plus lourde de conséquences qu’on se sent le moins “je”, on est incorporé. Et ses effets les plus intensément voulus ne nous apparaissent pas nôtres et nous surprennent : comment est-il possible que le verbe soit fait chair7? »
Ces brouillons de lettres ne mentionnent pas leur destinataire ; ils sont déposés aux Archives nationales, cote 521 AP 35.
Essay in Psychology, Uppsala, 1951 ; repris in Revue philosophique, 1952, no 77 ; voir Écrits. 1920-1983, Paris, PUF, 1987, p. 71-80.
Les Fonctions psychologiques et les Œuvres, Paris, Vrin, 1948, p. 37.
Ibid., p. 26-27.
Ibid., p. 22.
Journal de Psychologie, 1947, no 40 ; Écrits, op. cit., p. 361.
Les Fonctions psychologiques et les Œuvres, op. cit., p. 155.