Dans un ouvrage précédent, j’ai tenté de préciser la position qui fut la mienne, « entre mythe et politique », quand j’assumais un double engagement, contrasté et solidaire, d’une part dans mon travail scientifique, de l’autre dans ma vie de militant. Cependant, d’entrée de jeu, au seuil de ma préface, je déclarais qu’il ne pouvait s’agir pour moi d’écrire une quelconque autobiographie. L’entreprise me semblait à ce point étrangère à mes inclinations et à mes capacités que, si l’idée m’était venue de m’y essayer, la plume, à ce que j’affirmais, me serait dès les premières lignes tombée des doigts1.
Ai-je fait mentir, dans ce nouveau livre, ma déclaration ? Je ne le pense pas. Il est vrai que, dans la première partie de l’ouvrage, je me suis laissé aller à des confidences personnelles en évoquant des événements que j’ai vécus dans les années quarante – quand je dirigeais à Toulouse la Résistance militaire – et dont je n’avais jamais parlé auparavant. Mais les faits que je mentionne sont trop menus pour présenter en eux-mêmes de l’intérêt et, si j’en fais état, c’est seulement comme point de départ d’une réflexion générale qui dépasse largement ma personne.
Pourquoi me suis-je souvenu aujourd’hui de ces détails ? Pourquoi suis-je revenu sur eux alors qu’ils s’étaient depuis si longtemps éclipsés au fin fond de l’oubli ? Le hasard a joué. En m’efforçant de mettre un peu d’ordre dans l’accumulation chaotique de mes papiers et de mes livres, je suis tombé sur deux lettres que je croyais perdues parce qu’elles datent d’une période où, par précaution, je ne gardais avec moi aucun écrit. Peu de temps après cette découverte, je me suis rendu à un séminaire de l’École des hautes études en sciences sociales pour répondre aux questions que souhaitaient me poser, sur mes années de guerre et de Résistance, deux historiens du temps présent, Pierre Laborie et Laurent Douzou.
J’y allais sans trop d’inquiétude, les mains dans les poches mais avec, au creux de ma serviette, à toutes fins utiles, les deux documents retrouvés. Laborie et Douzou m’ont cuisiné sans complaisance et il a bien fallu, pour satisfaire leur curiosité légitime d’historiens, que je me mette à table, en réfléchissant, autrement et davantage que je ne l’avais fait jusqu’alors, sur mon expérience de jeunesse et sur le regard qu’arrivé au terme je porte aujourd’hui sur les débuts et le cours de ma vie.
Quel était, en dehors et au-delà de ses aspects subjectifs, l’objet véritable de ce questionnement ? Sans aucun doute il concernait les rapports du passé et du présent, les frontières qui les séparent, les moyens de franchir ces limites sans les brouiller, sans les fausser. Le problème se pose à bien des niveaux. Sur le plan d’abord de mon travail d’enquête concernant l’Antiquité, la civilisation hellénique, l’homme grec ancien. Y a-t-il un lien, m’a-t-on demandé, entre votre lecture de l’épopée homérique et votre action dans la Résistance militaire, avec les risques qu’elle comportait ? La question m’avait déjà été posée au cours d’un débat avec François Hartog. Sur le coup elle m’avait surpris et même, je crois, un peu scandalisé, dans la mesure où il me semblait incongru d’amalgamer ce qui ne relève, en principe, que de la pure science et les aléas de l’action, au gré des circonstances. Mais, à la réflexion, ces liens me sont apparus très clairement, qui ont tissé entre mon interprétation du monde des héros d’Homère et mon expérience de vie comme un invisible réseau de correspondances, orientant ma lecture « savante » et privilégiant dans le texte certains traits : la vie brève, l’idéal héroïque, la belle mort, l’outrage au cadavre, le véritable honneur au-delà des honneurs, la gloire impérissable, la mémoire du chant poétique – autant de thèmes que j’ai placés au premier plan. Entre un passé vieux de presque trois mille ans inscrit dans des textes, un passé tout récent encore vivant dans mes souvenirs et l’aujourd’hui où j’écris ce livre, si ces thèmes continuent à m’interpeller, c’est qu’ils se font écho, dans mon interrogation présente, mêlant leurs voix sans se confondre.
Comme si, dans ma personne, trois couches sédimentaires distinctes – l’Antiquité, le cours de ma vie, le maintenant de ma pensée –, chacune avec son propre mode de temporalité, entraient en résonance au moment de répondre aux questions difficiles qu’on a choisi de me poser. Frontières entre passé et présent, entre différents passés, entre l’objectivité distante du savant et l’engagement passionné du militant, distance enfin, en chacun de nous, entre ses souvenirs et sa présence à soi-même.
Engagée au départ sur le rappel de ce que j’avais vécu dans mon refus de Vichy et sous l’occupation allemande, cette confrontation ne pouvait manquer de déboucher sur les problèmes de la mémoire et, en particulier, sur les difficultés que rencontre l’historien pour parler de ces années noires, de ces années écoulées, certes, mais qui ne passent pas, qui restent trop présentes dans les souvenirs, leurs enjeux encore trop actuels dans la vie collective pour qu’on puisse en traiter avec le détachement et le recul propres à ce qui est entièrement révolu. Témoignage des survivants racontant ce dont ils ont gardé mémoire, documents écrits, archives, sur quoi s’appuyer, à qui, à quoi se fier ? C’était le moment de sortir mes deux lettres, d’y joindre le récit de la fabrication d’un document à la fois authentique et faux, pour montrer qu’au même titre que le souvenir des témoins un document ne prouve rien tant qu’il n’a pas été soumis à une critique systématique. Comme l’acte de mémoire, le document est une construction humaine dont il faut élucider le conditionnement social et psychologique pour en saisir les significations, le plus souvent multiples.
C’était le moment aussi d’évoquer l’« affaire Aubrac », qui a constitué dans le débat des historiens entre eux, comme dans la confrontation entre résistants et historiens, un point de non-retour en mettant en pleine lumière le fossé qui sépare l’enquête du savant et la mise en scène journalistique.
Embarqué dans cette voie, il m’a bien fallu vider mon sac, concernant les problèmes de la mémoire, et rappeler brièvement ce dont j’ai traité dans une étude plus étoffée, qu’on trouvera en seconde partie de ce volume, au côté d’un autre texte où je développe plus largement mon analyse de l’Iliade.
La mémoire, selon moi, n’est ni une, ni constante. Les opérations mentales qui nous permettent de rendre présent à la conscience un objet de pensée qui n’est pas là, qui n’est pas donné à nos sens mais reconstruit par l’esprit en tant que représentation d’une absence, sont multiples. Elles utilisent des procédures acquises parfois par un apprentissage difficile, et qui ont varié suivant les moments et les civilisations. De la mémoire divinisée des Grecs de l’époque archaïque, cette Mnèmosunè omnisciente qui, en inspirant le poète épique, lui confère, avec le don de voyance, la capacité de connaître et de chanter « tout ce qui a été », de raconter, comme s’il y était, l’ancien temps, l’autrefois des héros légendaires, jusqu’à notre mémoire d’aujourd’hui, ou plutôt nos formes multiples de remémoration, il y a des changements, des ruptures, des abandons, de profondes transformations. Pour schématiser le statut actuel des activités que nous rangeons sous la rubrique mémoire, il faut faire la distinction entre la mémoire individuelle, avec les souvenirs de chacun, la mémoire collective, celle des groupes sociaux qui se fabriquent un passé commun pour y enraciner leur présent, et celle des historiens pour qui, depuis l’avènement de leur discipline, le passé, du seul fait qu’il a eu lieu, acquiert le statut d’un objet de recherche scientifique et relève dans son être même de l’établissement contrôlé du vrai. Ces trois formes de mémoire, en dépit de leurs différences, ont en commun d’être des reconstructions, plus ou moins laborieuses, du passé, et non son appréhension directe et immédiate.
Outre les textes sur « la mort héroïque » et sur « l’histoire de la mémoire », qui complètent directement ce qu’avaient de trop rapide et de trop personnel les propos de la première partie, j’ai inséré dans ce volume, en même temps qu’un commentaire à des pages de mon maître Ignace Meyerson sur « l’histoire de la volonté », plusieurs essais où je m’explique sur ma situation presque toujours d’entre-deux, occupé à frayer une voie de passage entre des domaines opposés : passé et présent, mythe et raison, monde archaïque et cité, soi-même et l’autre. Leurs titres – « Entre exotisme et familiarité », « Penser la différence », « Naissance du politique » – disent suffisamment qu’il s’agit chaque fois de franchir des frontières, non pour les effacer mais pour dégager plus clairement, par la comparaison, les traits caractéristiques de cela même qu’elles séparent.
D’autres écrits plus brefs, plus circonstanciels, viennent ponctuer mon parcours : passage d’un espace urbain à un autre, liens successifs avec la Tchécoslovaquie, depuis Munich jusqu’à l’installation du régime communiste et au soutien actif à la dissidence par la fondation, avec Jacques Derrida, de l’association Jan-Hus, traversée de la rue des Écoles pour passer des Hautes études au Collège de France ou, pour finir, sous le titre « Franchir un pont », un texte que le Conseil de l’Europe m’avait commandé pour représenter la France et qui figure parmi ceux d’autres nations sur une des stèles jalonnant le pont de l’Europe qui relie à travers le Rhin les rives française et allemande.
Mais, avant de clore cette préface, encore un mot. On a raison de dire : il est un temps pour parler, pour écrire, et un temps pour se taire. Que le lecteur me pardonne de les avoir mêlés et confondus, une dernière fois, dans ce livre où, imprudemment, il m’arrive d’effacer les frontières entre les âges de la vie.
Entre mythe et politique I, Paris, Seuil, 1996, p. 7.