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Le chemin de Washington


De 1948 à 1952, les fractures de l’année 1947 ne sont pas réduites. La guerre froide s’installe, les blocs se cristallisent et s’affrontent, frôlant la rupture. En France comme dans le reste du monde il faut compter désormais avec cette peur d’un conflit généralisé et suicidaire, amplifiée par les médias, qui périodiquement ameute les gouvernements et mobilise les ménagères devant les épiceries. On en connaît les manifestations les plus spectaculaires : « coup de Prague » en février 1948 ; purges, excommunications et pendaisons dans les démocraties populaires ; blocus de Berlin de juin 1948 à mai 1949 ; maccarthysme aux États-Unis ; naissance des deux Allemagnes et du pacte Atlantique ; tempêtes du communisme en Chine et en Indonésie ; guerre ouverte enfin en Corée de juin 1950 à novembre 1951, avec, en arrière-plan, les champignons atomiques de la bombe A soviétique et de la bombe H américaine.

Sur la France, ce contexte mondial a des effets plus stimulants qu’on pourrait l’imaginer. Ouvrir le parapluie de la protection économique et militaire des Américains n’y dispense pas de s’interroger sur la vocation atlantique et l’indépendance nationale. La hantise d’un relèvement allemand n’y conduit pas au repli frileux et excite au contraire les initiatives européennes. Mais les bienfaits d’une situation matérielle nettement améliorée plongent les Français dans une relative euphorie qui desserre l’angoisse accumulée depuis dix années : quelques « décideurs » discrets ont les mains libres à l’extérieur. L’escalade de la tension est donc moins forte, les alignements sont moins mécaniques qu’en d’autres pays. Pourtant, la guerre d’Indochine rappelle implacablement que l’illusion ne suffit pas à bâtir une politique.

Le parapluie américain.

Les choix de 1947 ont aligné la situation de la France, sa sécurité et sa prospérité ne peuvent plus être assurées sans l’aide américaine. Les effets bénéfiques du plan Marshall en offrent l’immédiate démonstration. On l’a vu, l’aide intérimaire assure un meilleur ravitaillement de la France en pétrole, en charbon et en farine ; grâce à elle l’hiver est moins rude et la fin des restrictions s’annonce. De Washington, l’Economic Cooperation Administration (ECA), nouvel organisme chargé d’administrer le plan, délègue des missions dans les capitales européennes. À Paris, les fonctionnaires de sa mission spéciale, passionnés par la construction de l’Europe, se gardent de toute ingérence dans les affaires du Quai d’Orsay mais offrent un appui déterminant à l’équipe de Jean Monnet, commissaire au Plan de modernisation : l’intervention directe dans la vie administrative et économique du pays n’est pas niable. Le 28 juin, au reste, le débat parlementaire sur la ratification de l’accord bilatéral souligne qu’avec ses engagements précis sur la stabilité financière, sur la protection des firmes américaines désireuses d’investir en France et son interdiction d’exporter vers les pays de l’Est des produits stratégiques, il ne met pas à l’abri d’une « colonisation ». L’aide américaine jette la France dans le courant commercial de l’Ouest, fort libéral en philosophie et en pratique, mais nettement délimité dans la nouvelle géographie mondiale des rapports de force.

Mais sa contrepartie économique est très profitable. Nous en verrons plus loin les effets internes sur la reconstruction et la modernisation du pays. La massivité de l’aide doit cependant être soulignée : elle constitue un argument de poids dans la conduite de la diplomatie. D’avril 1948 à janvier 1952, en effet, la France a reçu 2 629 millions de dollars, dont 2 212 en subsides gratuits, soit 20,2 % des crédits américains en Europe, contre 24,4 % pour la Grande-Bretagne, mais seulement 11 % à l’Italie et 10,1 % à l’Allemagne de l’Ouest. Elle vient en tête de tous les pays pour les subsides (23,8 % du total), sans doute à la fois pour la dédommager du prix diplomatique qu’elle doit payer sur la question allemande et en signe de reconnaissance pour ses initiatives décisives en faveur de l’Europe. Ces dollars, pour la même période, représentent 48 % des ressources du Fonds de modernisation et d’équipement. Ils arrivent au moment décisif, donnant le coup de fouet à l’investissement et à la planification1. En outre, le contrôle par les Américains de la gestion de cette aide a été peu sourcilleux, et nos fonctionnaires ont eu toute latitude pour la ventiler dans les différents secteurs de l’économie. Accroissement de la production industrielle, libération des échanges, réduction du dollar gap, modernisation de l’appareil productif : nul ne peut nier l’efficacité économique de l’aide Marshall.

Les réticences françaises à en reconnaître les bienfaits, en conséquence, étonnent. Avant d’en rechercher les causes, il convient d’observer que la volonté française d’élargir à l’Europe bénéficiaire de l’aide Marshall le volontarisme du plan Monnet, donc d’adopter en commun un programme de relèvement coordonné, n’a pas abouti. L’Organisation européenne de coopération économique (OECE) créée à Paris le 16 avril 1948 et installée au château de la Muette regroupe certes, sur volonté expresse des États-Unis, les 16 États qui ont accepté leur aide, auxquels s’adjoint la future Allemagne de l’Ouest le 31 octobre 1949. Mais bien vite il est clair que les Européens ne présenteront pas un front uni, et, par défaut, les missions de l’ECA doivent tenir compte des indéfectibles cadres nationaux. Les travaillistes au pouvoir en Grande-Bretagne, en particulier, n’entendent pas lier leur sort aux gouvernements de Troisième Force ou démocrates-chrétiens qui dirigent la France, l’Italie et bientôt l’Allemagne fédérale, préfèrent négocier directement avec l’oncle Sam et n’ont pas renoncé à faire de la livre la monnaie forte de l’Europe. Et les pays du Benelux entendent recueillir seuls les fruits de leur récente union économique. La France met donc en berne ses espoirs. Robert Marjolin, jeune adjoint de Jean Monnet, devient, il est vrai, secrétaire général de l’OECE, mais Paul-Henri Spaak en est nommé directeur général dès octobre 1948. Les structures de la nouvelle organisation sont peu efficaces. Les décisions prises à l’unanimité par son Conseil des ministres ne sont pas exécutoires dans un pays dont la délégation se serait abstenue au moment du vote. Les experts qui y fournissent un utile travail de documentation et de prospective sont ligotés par leurs gouvernements. L’OECE ne sera jamais dotée de la moindre parcelle de ce pouvoir supranational qui aurait peut-être pu dialoguer plus hardiment avec Washington. Jamais elle n’a donc pu imposer un plan unifié de reconstruction de l’Europe : en février 1949, une initiative belge tourne court, en avril il s’avère que les bases d’une union économique franco-britannique n’existent pas ; en 1950, les plans Petsche, Stikker et Pella sur l’investissement européen n’ont pas eu de suite ; pas davantage en 1951 et en 1952 ceux sur les transports et l’agriculture. Le nationalisme y tue toute initiative.

A son actif cependant, non pas l’union douanière (les Britanniques la refusent avec obstination en raison de leurs liens privilégiés avec le Commonwealth), mais de sérieux progrès dans la libération des échanges. Profitant des ajustements de parités monétaires indispensables après la dévaluation de la livre de septembre 1949, l’OECE fait adopter le mois suivant un Code qui, sans toucher aux droits de douane, engage les partenaires à supprimer à terme ces contingentements dans les échanges, dont ils s’étaient armés depuis la crise des années trente. Dès 1951, il a permis de les abolir sur 75 % des importations totales. Mieux encore, en juillet 1950, elle crée l’Union européenne de paiements, qui permet la compensation entre banques centrales des États membres et leur propose automatiquement des crédits exprimés en unités de compte. Étendu à la zone franc et à la zone sterling, cet organisme de clearing a incontestablement permis d’affiner les politiques commerciales et amorcé une solidarité financière européenne face au FMI et aux investisseurs américains. Sans pouvoir néanmoins orienter les flux du crédit et de l’investissement2. De ces échecs, la Grande-Bretagne porte une large responsabilité, mais l’inflation chronique en France, stimulée par les coûts de la guerre d’Indochine et la hausse des prix des matières premières consécutive à la guerre de Corée, bloque elle aussi toute évolution.

De fait, les réticences françaises tiennent pour l’essentiel au système d’alliance militaire qui double l’aide Marshall. En ce domaine, l’Europe qui relève à grand-peine ses ruines, la France qui engage ses meilleures troupes en Indochine, ne peuvent guère prendre l’initiative quand la guerre froide impose des solutions d’urgence. Sur un cadre européen mal assuré dans les structures molles de l’OECE et du Conseil de l’Europe, se superpose à la hâte un cadre atlantique qui militarise la procédure d’engagement des États-Unis sur le vieux continent.

A l’origine les Américains ne montraient aucun signe d’impatience « impérialiste ». À la fin de 1947, ils subordonnaient simplement leur aide à la construction d’une coopération réelle entre pays libres d’Europe. Et ce sont Bidault et Bevin qui quémandaient déjà leur appui militaire, non plus contre l’Allemagne mais contre le danger soviétique. C’est l’initiative européenne qui a répondu à l’attente de Washington. Britanniques et Français s’opposent certes sur les buts de la construction européenne. Les premiers, par la déclaration Bevin du 22 janvier 1948, aspirent toujours à une union politique formelle et estiment que la présence physique des Américains est une garantie suffisante contre tout relèvement agressif de l’Allemagne. Les seconds jouent la carte du fédéralisme, rêvant d’une Europe capable d’échapper un jour à l’attraction des blocs et reconnaissant le rang de la France à la tête de l’entreprise de construction. Mais le « coup de Prague » du 20 février met la Tchécoslovaquie sous la botte soviétique et accroît la tension entre l’Est et l’Ouest : la psychose de guerre coupe court aux tergiversations et aux arrière-pensées. Le pacte de Bruxelles, signé le 17 mars pour cinquante ans, crée donc l’Union occidentale, simple conseil facultatif des ministres des Affaires étrangères de la France, de la Grande-Bretagne et du Benelux à l’origine, en fait pacte militaire à cinq prévoyant assistance automatique en cas d’agression contre l’un des signataires en Europe et outre-mer. On parle même d’élargir les effets au plan économique, social et culturel. Ambassadeurs et experts se réuniront en comité permanent à Londres ; dès l’été un état-major commun des Cinq s’installe à Fontainebleau, dirigé par Montgomery, de Lattre recevant la responsabilité des forces terrestres. Mais nul n’est dupe : que peuvent faire les 9 divisions anglaises, françaises et belges contre les forces soviétiques, sinon tenter de tenir sur le Rhin ? Seule l’armée américaine peut donner crédibilité au pacte de Bruxelles. Face au péril immédiat, une défense européenne ne peut être qu’atlantique pour sauver en commun, affirmait dès le 4 mars Bidault à Marshall dans un message personnel, « la seule civilisation qui vaille ».

Dès lors, la réponse américaine ne se fait plus attendre. Le 11 juin, le Sénat vote la résolution Vandenberg qui autorise le gouvernement à conclure des alliances militaires en dehors du continent américain par temps de paix : éclatante rupture avec l’isolationnisme et signe avant-coureur d’une politique d’expansion. Le début du blocus de Berlin par les Soviétiques le 22 — la ville sera ravitaillée et défendue à l’aide d’un gigantesque pont aérien jusqu’à la fin de la crise en mai 1949 — vérifie la justesse de cette ligne nouvelle et donne une dramatique urgence à l’ouverture des négociations entre Washington et les Cinq. Elles seront longues, butant sur la gratuité des fournitures d’armements, sur l’intégration des territoires d’outre-mer au futur système défensif et surtout sur l’automatisme des interventions. La réélection de Truman en novembre lève les obstacles. Le 4 avril 1949, le traité de l’Atlantique-Nord est signé à Washington par les Cinq, les États-Unis et le Canada, auxquels s’adjoignent la Norvège, le Danemark, l’Islande, le Portugal et l’Italie (la Grèce et la Turquie seront admises en 1952). Présenté aux opinions européennes comme un heureux complément au pacte de Bruxelles, il le vide en fait de toute substance, tout comme, parallèlement, l’OECE offre le seul cadre à une éventuelle coopération économique. Les efforts obstinés de Bidault, puis de Schuman qui lui succède aux Affaires étrangères en juillet 1948, ont donné priorité absolue à la recherche du soutien américain. Ils sont récompensés : « Les États-Unis, proclame ce dernier, reconnaissent qu’il n’y a ni paix ni sécurité pour l’Amérique si l’Europe est en danger. »

Pourtant, les silences du traité sont inquiétants. Son article 5 exclut tout automatisme dans l’intervention militaire d’un pays si un partenaire est attaqué : le Département d’État a tenu à respecter la souveraineté du Congrès sur toute décision d’intervention américaine, et les cosignataires doivent s’incliner. La diplomatie française observe une très pudique réserve sur la compatibilité du pacte avec le traité franco-soviétique de décembre 1944. L’optimisme de Schuman ne parvient pas à éclaircir l’avenir des rapports entre cette communauté atlantique et l’Europe en construction3. Car le traité donne naissance à des organismes qui forment l’ossature de l’Organisation de l’Atlantique-Nord (OTAN). Son organe exécutif, le Conseil des ministres, se double d’un Conseil des suppléants, d’un Comité de défense économique et financière, d’un Comité militaire de production dès 1950. Surtout, il rend sans objet le Comité de défense de Bruxelles. Les financements des budgets nationaux de défense et de l’Union occidentale sont subordonnés aux plans de défense atlantique ; dès le 20 décembre 1949, les Cinq ne peuvent que transférer de facto à l’OTAN les charges militaires qui leur incombaient. La guerre de Corée accélère le processus : une fois encore, l’événement, l’angoisse qu’il fait naître, ont commandé. Que pourraient faire les 12 divisions et les 1 000 avions de l’OTAN stationnés alors en Europe face aux 27 divisions et aux 6 000 avions soviétiques ? La diplomatie française fait donc chorus avec tous les inquiets qui veulent défendre l’Europe entre Rhin et Elbe, accepte que l’aide Marshall soit relayée par une assistance militaire, avant de buter sur la question de fond : le Pentagone exige que des troupes allemandes soient intégrées dans l’armée atlantique en gestation. Au printemps de 1951, l’état-major de l’OTAN est sur pied, le Supreme Headquarters of Allied Powers in Europe (SHAPE) s’installe à Rocquencourt, près de Versailles, Juin y reçoit le commandement du centre-Europe4. Le parapluie américain est en place, le cadre des querelles européennes ayant été débordé par la menace de la guerre généralisée. La stratégie de l’OTAN vise désormais à installer en Europe un « bouclier » de forces classiques assez solide pour supporter le premier choc des forces soviétiques et les contraindre à l’escalade vers la major attack. Alors, impériale, se déploierait la politique du deterrent, subtile dissuasion qui doit éviter de faire usage de l’ultime recours, la « lance », c’est-à-dire la frappe atomique de l’US Air Force.

En déroulant ainsi l’implacable enchaînement des traités et en soulignant le poids des circonstances — sans les coups de boutoir du camp oriental, à Prague, à Berlin, en Corée, y aurait-il eu nécessairement hégémonie américaine ? —, on laisserait trop facilement croire que la Troisième Force se laisse entraîner par fatalisme et sans résistance dans le camp atlantique. Il y aurait ainsi une logique interne de l’anticommunisme ou de l’impuissance des partis : les communistes et les gaullistes plaident sur-le-champ en ce sens. Le PC et ses « compagnons de route5 », bientôt suivis par les minoritaires de la « bataille socialiste » exclus de la SFIO, identifient l’indépendance nationale à la résistance contre la « colonisation » américaine : le plan Marshall et l’OTAN « vassalisent » l’Europe, livrent la France au capitalisme des monopoles et aux hystériques de l’anticommunisme primaire6. Le RPF aurait fait volontiers chorus si, au fil des mois, son anticommunisme ne l’avait conduit à trouver quelque vertu à un atlantisme de raison. Mais cette opposition souvent tumultueuse n’a pas assez de prise sur l’opinion pour menacer les tenants de l’atlantisme et de l’activisme européen, le MRP, grand maître des Affaires étrangères, la majorité des socialistes traumatisés par le coup de Prague, les radicaux, les modérés et la droite, bref, tous les « gouvernementaux ».

Mais les circonstances politiques qui soudent des majorités pour ratifier les traités, le halo de silence entretenu autour des décisions d’experts qui engagent l’avenir, ne doivent pas faire oublier ce qui nous apparaît clairement aujourd’hui par l’étude des sondages d’opinion : les Français, continûment, ont entretenu de 1948 à 1952 le très ferme espoir de sauver à l’intérieur de l’alliance occidentale une belle part d’indépendance nationale. Si les partisans d’une union de l’Europe sont très largement majoritaires dans le pays, l’opinion visiblement répugne à l’alignement inconditionnel dans un camp. Dès juillet 1949, au fort de l’aide Marshall, les sentiments sont très partagés : « une bonne chose » répondent 25 % des personnes interrogées, « plutôt bonne », 20 %, « mauvaise » ou « plutôt mauvaise » soutiennent 23 %, tandis que 32 % n’ont pas d’opinion. Une majorité est déjà installée dans une indifférence qui pourrait dériver vers l’hostilité. La militarisation du secours américain aggrave la confusion : en septembre 1952, 45 % des Français soutiennent qu’en cas de guerre entre les États-Unis et l’URSS leur pays ne devrait pas prendre parti, contre toute logique des traités ; 36 % s’enrôleraient dans le parti américain et 4 % seulement pencheraient du côté de l’Union soviétique7. Sur ce thème vital, on le voit, les clivages d’opinion ne recoupent pas le rapport de force partisan : les électeurs communistes ne soutiendraient pas l’URSS, les partis proaméricains n’obtiennent pas de consensus massif.

Mais l’aspiration au non-engagement reste en arrière-plan dans les préoccupations des citoyens et ne trouve pas de transcription politique. Ainsi s’explique que le débat sur le neutralisme reste confiné dans les cercles restreints du pouvoir et des intellectuels. Le constat initial qui le fonde est certes inattaquable : « Le réarmement de l’Allemagne est contenu dans le pacte de l’Atlantique comme le germe dans l’œuf », avertit Sirius dans le Monde du 6 avril 1949. Lancé, relancé par les articles du philosophe Étienne Gilson dans le Monde d’avril 1948 à septembre 1950, qui plaident pour le désengagement et le non-alignement de la France, il reste confiné dans la presse de gauche indépendante des partis et, sans perspectives concrètes, ne mobilise guère : une défense politique de la paix conduirait à soutenir implicitement les communistes, le respect du non-alignement supposerait un effort militaire en solitaire que l’état de l’économie française rend impossible8. La faible combativité des « majorités silencieuses » acquises à une indépendance ombrageuse laisse donc le champ libre aux gouvernements. Elle les contraint sans doute aussi à prendre des initiatives. Paradoxalement, l’alignement laisse ainsi aux gouvernements de la Troisième Force une marge de manœuvre.

Initiatives européennes.

La construction de l’Europe et la question allemande sont les deux points d’ancrage, complémentaires, d’une diplomatie française originale, offensive et impulsée par le MRP. Ses partenaires reconnaissant implicitement à la France un droit de regard déterminant sur le destin de l’Allemagne, elle pouvait bloquer les constructions européennes et les alliances. Quoi qu’en aient dit ses adversaires, la Troisième Force a su non seulement user avantageusement de cette rente de situation mais tenter des paris raisonnés.

Elle prend acte des piétinements de l’idée européenne et des conditions nouvelles que la guerre froide pose à son épanouissement. Les résistances contre l’ennemi commun, le fascisme, avaient donné vigueur à l’idée d’une Europe démocratique qui réhabiliterait un idéal commun souillé par « l’Ordre nouveau » européen des nazis. Après 1945, la prise de conscience de l’effacement de l’Europe sur la scène internationale avait mis en effe vescence des groupes politiques, économiques ou idéologiques très divers dans lesquels des résistants se retrouvèrent9. Ils avancent des propositions et décident de coordonner leurs efforts en décembre 1947. Les encouragements ne leur ont jamais manqué du côté des politiques : de Gaulle, en septembre 1945, ne négligeait pas l’idée d’un regroupement, Van Zeeland a continûment plaidé le dossier du fédéralisme et Churchill lui-même, le 19 septembre 1946 à Zurich, souhaitait la constitution d’une petite Europe où Français et Allemands se seraient réconciliés et que la Grande-Bretagne bénirait de loin. La guerre froide et le démarrage des politiques de reconstruction économique actualisent leurs aspirations. Au congrès de La Haye de mai 1948, ces mouvements, qu’ils soient fédéralistes ou unionistes, parlent de Charte européenne des Droits de l’homme, de Cour suprême de justice et d’Assemblée européenne délibérante. Le Mouvement européen qui en est issu dès octobre 1948, présidé par Churchill, Blum, Spaak et De Gasperi, entame une campagne d’opinion, nourrit les dossiers politiques, économiques et culturels, s’érige en groupe de pression sur les gouvernements. Du côté français, ce n’est guère utile : dès le 19 juillet 1948, Bidault avait proposé aux Cinq du pacte de Bruxelles d’étudier un projet d’union économique et d’Assemblée européenne. Malgré les réticences britanniques, un accord se dégage entre les gouvernements pour tenter l’aventure d’une création : une Assemblée européenne consultative, tribune pour les mouvements d’opinion et lieu commode de rencontres et de coopération parlementaires et ministérielles.

Ainsi naît le 5 mai 1949 et s’installe à Strasbourg le Conseil de l’Europe, la première organisation internationale issue d’une volonté propre des Européens. Idéaux communs de civilisation et progrès à venir, droit et liberté figurent en bonne place dans ses statuts. Outre les Cinq, y adhèrent dès la fondation le Danemark, Norvège, la Suède, l’Irlande et l’Italie, auxquels s’adjoindront en 1949 la Grèce, la Turquie et l’Islande, puis la Sarre et l’Allemagne fédérale en 1950 et 1951 : la démocratie affichée rassemble des pays libres et exclut l’Espagne et le Portugal. Mais l’enthousiasme de l’été 1949 retombe bientôt. Au plan économique, le terrain est solidement occupé par l’OECE et ses dollars ; dans le domaine culturel, les commissions de l’ONU et l’UNESCO animent les projets les plus indispensables. Et surtout, le but premier du Conseil, « créer une autorité politique européenne ayant des fonctions limitées mais des pouvoirs réels », est sans avenir. À l’Assemblée consultative, où siègent par familles politiques, toutes nationalités confondues, des députés désignés par leurs parlements nationaux, Britanniques et Scandinaves s’opposent aux initiatives françaises, italiennes, belges ou néerlandaises qui pouvaient jeter, session après session, les bases d’un fédéralisme européen. Cette Assemblée sans pouvoirs réels crée certes des habitudes communes dans la classe politique, signe des conventions et avance des projets bien élaborés auprès des gouvernements. Mais le Comité des ministres, organe imposé par les Britanniques, sait opposer son veto à toute initiative qui empiéterait sur les prérogatives des parlements et des gouvernements. La spectaculaire démission le 10 décembre 1951 du premier et enthousiaste président de l’Assemblée, Paul-Henri Spaak, révèle — sans que les opinions publiques manifestent une quelconque émotion — que l’unification politique de l’Europe ne naîtra pas dans le forum de Strasbourg.

En France, à l’exception des communistes qui ont refusé de ratifier la création du Conseil de l’Europe et qui, au reste, ne seront pas conviés à y siéger, toutes les forces politiques ont suivi l’expérience avec attention. Mais ses limites sont bientôt soulignées, et force est d’admettre que la question allemande y constitue un point de blocage particulièrement fort. La politique de contrainte et de fermeté inaugurée par de Gaulle et suivie par Bidault sur l’Allemagne n’est-elle pas, murmure de plus en plus haut la Troisième Force, la meilleure façon de faire renaître un nationalisme allemand ? Faut-il s’obstiner à humilier un peuple vaincu que la guerre froide place géographiquement désormais aux avant-postes de la défense des valeurs occidentales face à la menace soviétique ? À Londres, par de laborieux compromis qui traînent du 23 février au 1er juin 1948, les Trois se sont mis d’accord sur un statut des zones d’occupation et sur la convocation d’une Assemblée constituante, mais la France a dû abandonner définitivement son plan de détachement politique de la Ruhr et d’internationalisation de ses industries. La restauration politique et économique de l’Allemagne est en route : le blocus de Berlin, qui ruine toute possibilité concrète de négociation entre les Quatre malgré les spectaculaires propositions de la diplomatie soviétique en juin 1949 sur la paix, en souligne l’urgence. À la suite des accords de Washington en avril 1949, la République fédérale allemande naît en septembre et Konrad Adenauer en devient le premier chancelier. Dès le 7 octobre, une République démocratique allemande surgit de l’autre côté du rideau de fer : l’espoir de l’unification s’envole. Le 22 novembre, par les accords de Petersberg, l’Allemagne d’Adenauer s’engage à refuser toute militarisation mais arrache en compensation d’importantes concessions économiques et le droit à afficher sa souveraineté nationale : les Alliés n’exigeront plus d’elle des réparations. Bousculée par les Anglo-Saxons qui souhaitent un rapide relèvement de l’Allemagne de l’Ouest, la diplomatie française ne peut que marchander âprement et manifester sa méchante humeur. Elle n’obtient satisfaction que sur la Sarre politiquement autonome depuis 1947, mais dont le charbon lui revient entièrement à partir du 1er avril 1949. Mais elle doit conclure une « convention provisoire » le 3 mars 1950 qui y réduit les pouvoirs du haut-commissaire français, tandis que le gouvernement de Bonn propose de son côté une union douanière et réclame déjà le retour de la Sarre à l’Allemagne.

Ces deux blocages, la Sarre, l’échec politique de l’Europe seront pourtant contournés hardiment par Robert Schuman, ce Lorrain réservé et pieux, ce « Boche » calomnié par les communistes, ce vieux parlementaire, qui considère que la méfiance de la IIIe République envers l’Allemagne a fait son temps. Le contrôle de la démilitarisation, l’autorité internationale sur la Ruhr, le rattachement économique de la Sarre sont illusoires : seules comptent la réhabilitation morale d’un pays qui retrouve le goût de la démocratie et la volonté française d’une coopération loyale à égalité de droits10. Au printemps 1950, tout selon lui rend urgente une détente. Les Américains attendent que l’Europe montre qu’elle est capable de surmonter ses crises. La menace d’une crise de surproduction d’acier — révélant l’échec de l’OECE —, la recherche d’un accord de cartel entre les trusts sidérurgistes européens tracassent les experts. La tension internationale pourrait être réduite par l’affirmation d’un dynamisme européen. Sans oublier les impératifs de politique intérieure : la situation en Indochine est inquiétante, les socialistes quittent le gouvernement en février, la situation sociale est tendue et les élections générales approchent. Robert Schuman saisit ce faisceau de circonstances favorables, comprend qu’il donne une immense valeur diplomatique au très neuf projet de Haute Autorité commune du charbon et de l’acier élaboré dans le même temps par Jean Monnet et son équipe, et dont il prend connaissance le 29 avril. En quelques jours, il arrache un accord du bout des lèvres à son fort « atlantique » président du Conseil, Georges Bidault, qui a pris l’initiative solitaire de proposer la création d’un « Haut Conseil atlantique pour la paix » le 16 avril ; court-circuite ses hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay comme les milieux professionnels ; ignore superbement les Britanniques mais recueille les approbations d’Adenauer et d’Acheson. Le Parlement ne sera pas consulté, le Conseil des ministres l’est à la dernière heure et donne son accord sans avoir soupesé le dossier. Spectaculairement, le 9 mai 1950, dans le salon de l’Horloge du Quai d’Orsay, Schuman rend publique l’offre française11.

« Cette proposition réalisera les premières assises concrètes d’une fédération européenne indispensable à la préservation de la paix », prédisait le texte de Jean Monnet. Sa force est d’être hardie, de prendre acte de l’échec d’une construction européenne amorcée au plus haut niveau du politique et de promouvoir un progrès sectoriel, une première intégration partielle mais profonde : « Le gouvernement français propose de placer l’ensemble de la production franco-allemande de charbon et d’acier sous une haute autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe. » Ce marché commun limité à deux produits majeurs, libérés des droits de douane, modernisera la production, éliminera les entreprises non rentables, favorisera une planification souple sans toucher à la propriété mais sans céder aux appétits des grands producteurs. La Haute Autorité, composée de personnalités indépendantes désignées par les gouvernements, prendra des décisions exécutoires.

Si l’URSS condamne aussitôt le projet, les États-Unis acquiescent, convaincus qu’il lève le principal obstacle au relèvement allemand si nécessaire à la défense du monde atlantique. Tous les pays d’Europe occidentale lui sont favorables, à l’exception de la Grande-Bretagne où les travaillistes n’entendent pas mettre en compétition leur sidérurgie et leurs houillères fraîchement nationalisées. En France, les communistes et la CGT y voient une machine de guerre contre l’URSS et soulignent les risques de chômage qu’implique la rationalisation de la production. De Gaulle dénonce ce « méli-mélo » trop supranational. Les socialistes, quoique inquiets devant l’allant de cette Europe « noire » des démocrates-chrétiens Schuman, Adenauer et De Gasperi, sont favorables sans plus12. Les radicaux sont partagés, les indépendants conjuguent antigermanisme et peur du dirigisme. Seul le MRP salue à peu près unanimement l’initiative. Mais l’hostilité la plus déterminée vient des sidérurgistes, soutenus par le CNPF, qui souhaitaient organiser eux-mêmes un marché avantageusement cartellisé. Alors l’intervention du secteur nationalisé, les Charbonnages de France, puis la SNCF et la Régie Renault, forts consommateurs d’acier, donna un atout maître à Schuman et aux techniciens de la planification.

Seuls six gouvernements acceptèrent de s’engager dès juin 1950 sur le principe d’une telle autorité supranationale : Paris, Bonn, Rome, Bruxelles, La Haye et Luxembourg. Les négociations, rondement menées sous l’autorité de fait de Jean Monnet, malgré le déclenchement de la guerre de Corée, qui ruine largement les espoirs de détente internationale que portait l’initiative de Schuman, surmontent le plus grave obstacle, la décartellisation de la sidérurgie allemande, et débouchent sur le traité signé à Paris le 18 avril 1951, instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Certes, un Conseil des ministres doit donner son aval aux décisions les plus importantes, une Assemblée de parlementaires contrôle, une Cour de justice arbitre les litiges, mais la Haute Autorité conserve une sérieuse marge d’initiative : la réalité de la CECA ne sera pas trop éloignée de la proposition du 9 mai 1950. Belle victoire pour Robert Schuman. Malgré les efforts conjugués des communistes et des gaullistes, la ratification du traité en décembre fut possible dès lors que les indépendants, par la voix de Paul Reynaud, se rallièrent. Le 10 août 1952, s’installe à Luxembourg la Haute Autorité. Elle porte à sa présidence son père spirituel, Jean Monnet. Dès 1953, le marché commun du charbon et de l’acier sera ouvert : grâce à la France, l’avenir de l’Europe se joue désormais aussi à Luxembourg13.

La formule communautaire contenue dans le plan Schuman fut délibérément appliquée, mais sans succès comparable, à l’épineuse question du réarmement allemand. Le temps presse. La guerre de Corée ruine les velléités de neutralisme. Le redressement économique et politique de l’Allemagne de l’Ouest prend de vitesse les revanchards ou les attentistes. Sous la pression des Américains, qui combattent le communisme sous la bannière de l’ONU, le monde libre européen est contraint de se mobiliser. La France, pour sa part, envoie à partir d’août 1950 un bataillon sur le nouveau front d’Extrême-Orient, sans parvenir à jouer un rôle de premier plan dans les délibérations sur la conduite de la guerre et sur l’armistice laborieux qui y met fin à l’automne 1951. Mais, dans le camp atlantique, elle subit la pression d’un concert de voix unanimes à souhaiter une participation allemande à la défense commune : Churchill, Adenauer, l’Assemblée de Strasbourg, Acheson enfin qui, à la conférence des Trois à New York le 12 septembre 1950, ne mâche pas ses mots : « Je veux des Allemands en uniforme pour l’automne 1951. » Faut-il céder au chantage américain, renier les espoirs de la Libération, donner à l’Europe un bouclier allemand alors que les meilleures troupes françaises sont engagées en Indochine ? Peut-on, à l’inverse, prendre le risque de créer une crise au sein de l’OTAN quand la guerre générale semble inévitable ?

Pour gagner du temps et reprendre l’initiative, Pleven, président du Conseil, présente devant l’Assemblée nationale le 24 octobre 1950 un plan militaire communautaire, jumeau du plan Schuman et à l’élaboration duquel a veillé Jean Monnet, qui applique aux armées les règles en cours d’expérimentation sur le charbon et l’acier : créer une armée européenne, placée sous la responsabilité d’un ministre commun de la Défense contrôlé par une Assemblée européenne, avec un budget militaire et des programmes d’armement eux aussi communautaires, intégrant des unités nationales au plus bas niveau possible de commandement. Contingents intégrés, logistique supranationale, idéaux défensifs communs, la solution est ingénieuse, écarte pour un temps le spectre d’une armée nationale allemande et ordonne le débat autour d’un projet français. Son vice de forme tient à donner une armée à une Europe politiquement dans l’enfance. Surtout, elle installe un lourd malaise en France. Communistes et gaullistes s’unissent une fois encore dans le refus, mais tous les groupes tiennent ferme dans la volonté de rendre impossible la reconstitution d’une armée et d’un état-major allemands. À l’étranger, l’accueil fut tout aussi mitigé. À la Maison-Blanche, au Pentagone comme à l’OTAN, les Américains soulignent l’irréalisme du projet et ne dissimulent pas leur dépit. Mais, au fil des mois, quand la France refuse toutes les solutions négociées qui prévoient la constitution d’unités allemandes séparées, quand Bonn se rallie, Washington en vient à considérer le plan Pleven comme la seule solution raisonnable permettant de sortir du dilemme : réarmer les Allemands sans effrayer les Français14. Le prestigieux général Eisenhower, devenu en avril 1951 commandant suprême de l’OTAN, s’en laisse persuader par Jean Monnet. De tête-à-tête discrets en rapports de comités d’experts, l’affaire chemine sans bruit, tandis que l’étau de la guerre froide se desserre après l’armistice de Pam Mun Jon en Corée.

Lancé en février 1951, un long débat parvient donc à contourner péniblement les principaux obstacles du plan, taille des contingents intégrés, nature précise de la supranationalité, hostilité britannique. Un fragile accord est conclu à Paris en février 1952. Les unités de base nationales comprendront environ 13 000 hommes, l’intendance et l’armement pourront être européens, mais le recrutement, l’instruction et la gestion des réserves relèveront des défenses nationales. Les organismes communautaires (un commissariat qui reproduit la Haute Autorité de la CECA, un Conseil des ministres, une Assemblée et une Cour de justice) ont des pouvoirs restreints : l’armée européenne coalise plus qu’elle n’intègre. Le traité créant sur ces bases la Communauté européenne de défense, signé à Paris le 27 mai 1952, après accord en février du Bundestag et des signataires du pacte Atlantique réunis à Lisbonne, demeure fort imprécis aux yeux des Français qui en furent les parrains : douze divisions allemandes, fussent-elles commandées en chef par des non-Allemands, annoncent une vraie Bundeswehr face aux 14 divisions françaises ; la durée du stationnement des troupes britanniques et américaines en Europe n’est pas précisée ; les institutions communautaires sont faibles et le ministre commun a disparu. La contradiction éclate au niveau du commandement suprême, placé dans le cadre de l’OTAN et revenant donc nécessairement à un Américain : le parapluie du Pentagone coiffe un mélange d’espoir mal fondé, d’imprudence parée des vertus de l’initiative et d’échec potentiel. L’Allemagne de Bonn est définitivement émancipée de la tutelle des vainqueurs de 1945, la puissance américaine pourra saisir à pleines mains l’instrument fragile de la CED.

L’Europe militaire née des propositions françaises rejoint donc l’Europe économique et politique au rayon des ambiguïtés. Le Parlement l’a bien senti au cours du débat de février 1952 qui autorise à une faible majorité le gouvernement d’Edgar Faure à négocier le traité de Paris. L’opinion s’éveille, les arguments se simplifient déjà, pour ou contre la CED : la ratification du traité est loin d’être acquise. Cette querelle qui monte sanctionnera durement la politique des coups de force spectaculaires et solitaires, courageux mais sans audience populaire, qui a caractérisé pendant cinq années l’apport de la France au débat européen.

Impuissance outre-mer.

Outre-mer, l’événement commande, révélant l’absence de vues à long terme et contribuant à ruiner les efforts déployés sur les fronts de l’atlantisme et de l’Europe. Certes, les institutions de l’Union française fonctionnent, et Vincent Auriol prend fort au sérieux sa présidence. Mais, à Matignon comme au ministère de la France d’outre-mer, les modérés se contentent de régler les affaires courantes. Les MRP Coste-Floret — inamovible dans cinq ministères — et Letourneau tiennent la scène rue Oudinot, relayés par un indépendant, Jacquinot, après les élections de 1951 : la prestation est terne. Seul Mitterrand, ministre UDSR des cabinets Pleven et Queuille de juillet 1950 à juillet 1951, tente d’entrer en contact avec l’opinion métropolitaine et recherche en Afrique noire des interlocuteurs valables en réhabilitant les leaders du RDA. Il échoue, face aux administrateurs désuets, aux affairistes sans génie et aux Français indifférents15. Un consensus mou s’établit pour refuser d’examiner en face la décolonisation, de méditer les exemples indien ou indonésien, de chiffrer les écarts économiques grandissants entre la métropole et l’Union française. La « colonie » demeure une terre d’asile pour capitaux en mal de placement, un recours en cas de panique et un territoire sur lequel on saupoudre un peu au hasard des fonds publics : l’investissement reprend en direction de l’AOF, le Maroc reçoit des capitaux discrets au long de la crise coréenne, le Fonds d’investissement pour le développement économique et social des Territoires d’outre-mer (FIDES) créé en avril 1946 répand environ 50 milliards par an sans que le développement des territoires concernés semble en être particulièrement affecté.

L’attention générale est très médiocrement attirée par l’orage qui monte en Afrique du Nord. En Tunisie, la mort en septembre 1948 du bey Moncef exilé à Pau fait de Lamine bey un souverain légitime, parlant au nom d’un peuple, alors que l’échec des réformes de 1947 devient patent. Dès lors, sur le vide de la politique de Paris, les nationalistes progressent, galvanisés par le retour de Bourguiba en septembre 1949. Ils soutiennent la négociation avec Paris engagée par le bey, qui supplie Auriol de faire évoluer le protectorat dans le sens d’une coopération. Bourguiba lui-même, en avril 1950, plaide à Paris un plan en sept points qui séduit la gauche socialiste et communiste et secoue l’apathie générale. La situation semble se débloquer lorsque Schuman, le 10 juin, donne à Périllier, successeur de Mons, la mission « de conduire la Tunisie vers le plein développement de ses ressources et vers l’indépendance qui est l’ultime objectif pour tous les territoires de l’Union française16 ». Mais le gouvernement Bidault n’a pas les moyens d’imposer sa volonté conciliatrice aux Français de Tunisie qui se mobilisent contre tout ce qui pourrait conduire à une indépendance à terme. La presse amie de métropole, les milieux de droite et du centre, les militaires déclenchent un violent tir croisé qui contraint le gouvernement à renoncer sans gloire à sa politique dès l’automne. Aussitôt, des troubles graves, avec émeutes à Enfidaville le 25 novembre, montrent que le Néo-Destour et l’UGTT ne sont pas dupes : la reculade de Paris fait monter les enchères. En 1951, malgré la mise en place d’une réforme administrative en février, le bey s’enhardit à parler d’une « souveraineté nationale intégrale » et ses ministres portent le problème à la connaissance de l’ONU. Un Néo-Destour qui affirme sa volonté d’indépendance, une Assemblée de l’ONU qui demande avec insistance l’ouverture de négociations, des Français mobilisés en Tunisie contre toute évolution, le terrorisme des fellagha et le contre-terrorisme de la Main Rouge secouant le pays : au début de 1952, Paris a perdu l’initiative.

Au Maroc, les gouvernements laissent les mains libres à Juin qui se heurte au sultan dès que ce dernier refuse un programme de réformes aboutissant à la cosouveraineté. Menacé en permanence de destitution par le résident, harcelé par l’Istiqlâl, étroitement surveillé par les grands féodaux, caïds ou pachas hostiles au pouvoir central, Ben Youssef a une marge d’action très faible. Une atmosphère économique et sociale détériorée à partir de 1948, une répression sévère contre les nationalistes et les communistes : on s’achemine vers l’épreuve de force. Au cours d’un voyage officiel en France en octobre 1950, le sultan ne parvient pas à arracher d’Auriol la promesse d’une transformation du protectorat. En décembre, Juin fait éliminer les nationalistes du Conseil du gouvernement de Rabat. En janvier, il fait donner ses alliés : Thami el-Glaoui, pacha de Marrakech, docile et pieux « sultan du Sud », prend la tête d’une mobilisation des tribus berbères qui viennent camper sous les murs de Rabat pour contraindre le sultan à désavouer l’Istiqlâl au nom du Maroc éternel. Le cabinet Pleven, divisé et impuissant, laisse faire, Auriol rompt avec le sultan, qui doit s’incliner et se désolidarise des nationalistes pour sauver son trône. Cette politique de prétorien eut des effets désastreux sur l’opinion marocaine, elle soude tous les nationalistes au sein d’un Front national marocain et excite la vindicte de la Ligue arabe. Le rappel de Juin en août 1951 ne règle rien : il a imposé au gouvernement son successeur, le général Guillaume, aussi cassant et inefficace que lui. Tandis que l’ONU est saisie de l’affaire marocaine par les États arabes, un mémorandum du sultan demandant le 20 mars 1952 un véritable gouvernement chérifien est repoussé. Grèves, protestations, impuissance : la tension monte sans qu’un espoir de solution apparaisse.

Le fracas de la guerre d’Indochine couvre les signes annonciateurs de l’embrasement au Maghreb. Les Français, cette fois, sentent confusément qu’une affaire d’outre-mer prend mauvaise tournure. La « solution Bao-Daï », lancée par les accords signés en baie d’Along en juin 1948, fait long feu. Car ses contradictions éclatent bientôt. Le MRP s’y accroche, dans une conception paresseuse et anachronique du pouvoir et du nationalisme, mais la SFIO soutient le général Xuan, chef du gouvernement et plus républicain. La force de Bao-Daï est d’avoir arraché aux Français ce qu’ils avaient refusé à Hô Chi Minh, la promesse de l’indépendance et de l’unité des trois Ky. Mais Paris n’est plus en mesure d’imposer cette solution à l’armée, aux colons et à leurs groupes de pression en métropole. Au long de l’été 1948, le gouvernement André Marie se laisse intimider par ces derniers, refuse au Vietnam de Bao-Daï la cession de la Cochinchine et à Xuan le transfert des services civils tenus par l’administration coloniale française. Avec un aveuglement méthodique, les gouvernements au sein desquels le MRP impose sa loi détruisent une à une toutes les cartes dont pouvait user le nouveau souverain. On tergiverse de part et d’autre avant de l’installer enfin en mars-avril 1949, après accord solennel paraphé par Auriol. On fait surgir aux alentours des États associés au sein de l’Union française, à la souveraineté quasi nulle, le Laos en juillet et le Cambodge en novembre 1949. Et surtout, les échecs militaires comme les campagnes de presse « brûlent » BaoDaï auprès de l’opinion vietnamienne : tout espoir de paix est écarté, les Américains qui soutenaient le nouveau souverain sont découragés, la rupture du nouveau Vietnam avec le gouvernement communiste du Nord est saluée avec joie. Dès 1950, tandis que Hô Chi Minh est ainsi rejeté dans les bras des communistes chinois, Bao-Daï apparaît comme un fantoche manipulé par les Français, incapable de prendre en main l’administration du pays, de lever une armée nationale efficace, de mettre fin aux fructueux trafics sur la monnaie nationale, la piastre. Son « régime de palais », corrompu, sans légitimité démocratique, privé des attributs de l’autorité, tenu à bout de bras par l’armée française, ruine dans sa lente agonie dorée toute chance d’une solution nationaliste. Des patriotes vietnamiens de droite rêvent déjà d’un secours américain, ceux de gauche rejoignent le Viêt-minh.

Dans le même temps, l’espoir d’une solution militaire s’estompe. Jusqu’au printemps 1949 la situation est certes stabilisée, car chacun attend une solution politique. Mais la guérilla s’installe : attaques de convois français, comme à Dalat en mars 1948, avec protection solide des grands axes de circulation en réplique ; consolidation des réduits viêt-minh au Tonkin ; généralisation en Cochinchine des vieilles méthodes de Gallieni par saupoudrage de postes isolés dans les campagnes. Illusoire pacification ! Morne activité des hommes de garde, levée de milices indigènes, attente du courrier et des provisions, patrouilles dangereuses, jusqu’à la nuit finale où le poste est submergé par les « Viets » en noir, invisibles depuis des semaines, fondus dans la population et qui ont souvent trouvé des complices à l’intérieur du poste. Seul le prompt secours d’une colonne motorisée peut alors sauver parfois les Français. Avec des effectifs trop faibles, un haut commandement divisé, une tactique inadaptée face à l’ennemi insaisissable, le corps expéditionnaire s’est enlisé, la guerre se traîne. Mais la violente offensive de Giap au Tonkin en mars 1949 révèle que le Viêt-minh, malgré ses difficultés de ravitaillement, est prêt à profiter de la nouvelle situation créée par la victoire de Mao en Chine. Dépêché à la hâte pour une inspection, le chef d’état-major, le général Revers, conclut sagement qu’une solution par les armes est exclue mais préconise de résister jusqu’à l’inévitable intervention des États-Unis : la solidarité scellée au même moment par le pacte Atlantique doit passer par l’Indochine. Mission aussitôt accomplie par le corps expéditionnaire. Dans l’hiver 1949-1950, une offensive viêt-minh est enrayée au Sud, et le delta tonkinois définitivement quadrillé.

À l’été 1950, cette guerre coloniale archaïque devient ainsi une guerre contre le communisme, et le conflit coréen l’internationalise. À Paris, à Saigon, dans les états-majors, l’occasion est inespérée : l’immobilisme devient soudain ténacité, l’argent et les armes des Américains sont bienvenus, le soutien ouvert accordé par l’URSS et surtout la Chine à l’oncle Hô donne l’ombre d’une légitimité nationale à Bao-Daï. Bref, l’impuissance se pare d’idéologie. Les désastres de l’automne accélèrent l’évolution. Car le Viêt-minh passe à l’offensive au Nord-Tonkin, prenant les postes qui surveillaient la frontière chinoise, trop éloignés des bases françaises et dont l’évacuation, décidée depuis des mois, a été retardée par les atermoiements du général Carpentier : après Dong Khé en septembre, Cao Bang tombe en octobre, puis Langson ; des colonnes sont exterminées, tout le dispositif défensif du Nord est transpercé, le delta et Hanoi sont menacés. Pour enrayer ce désastre, la nomination en décembre d’un chef prestigieux, de Lattre, suffit à galvaniser les troupes françaises : le 18 janvier 1951, l’assaut viet contre Hanoi est stoppé à Vinh Yen ; en juin, Giap a perdu la bataille dans le delta hérissé de blockhaus et il renonce aux batailles classiques pour relancer ses unités vers la guérilla. Tout est sauvé, mais rien n’est réglé. Le « roi Jean », dont l’ardeur électrise civils et militaires, le sait : « Je suis venu ici pour accomplir votre indépendance », déclare-t-il aux Vietnamiens le 19 avril. L’armée française et l’armée vietnamienne la défendront contre le communisme international. Pour y parvenir, il faut convaincre Washington : en septembre, il y arrache du matériel et des dollars. À la fin d’octobre, le chef d’état-major américain est à ses côtés pour inspecter le front d’Indochine.

Ces armes et cet argent soulagent la France : sur les 830 milliards de francs engagés de 1945 à 1951, près du tiers viendra de l’aide américaine. Blindés, aviation, camions équipent le corps expéditionnaire, mais tout autant la jeune armée vietnamienne, soumise aux militaires français, et dont Bao-Daï n’a pas renoncé à faire un outil de l’indépendance. Tenus à l’écart, les « conseillers » américains ne pourront pas rester éternellement muets. De Lattre meurt sur ces entrefaites, le 11 janvier 1952 : son panache ne dissimulera plus désormais l’humiliation inscrite dans les faits. Sur place, 54 000 soldats français, officiers et volontaires, noyés au milieu des troupes coloniales ou des légionnaires du corps expéditionnaire (120 000 hommes) et des forces vietnamiennes (260 000 hommes environ) : décimés, amers, oubliés, ils croient livrer un combat inutile ou se réfugient dans l’anticommunisme le plus désespéré. En métropole, cette guerre qui absorbe plus de 40 % du budget de défense trouble le jeu politique mais n’émeut pas en profondeur l’opinion publique. Pourtant, elle a déjà révélé au monde l’impuissance de la France et ramené ses dirigeants sur le chemin de Washington.


1.

Voir A. Grosser (44), p. 95 sq.

2.

Voir P. Mélandri, les États-Unis et le « Défi européen » 1955-1958, PUF, 1975, p. 21-32.

3.

« Dans les conseils du gouvernement dominait la tendance à se complaire dans le rôle d’ami privilégié et choyé des États-Unis », note R. Massigli dans (180), p. 143.

4.

Le 28 mars, autorisation est donnée aux États-Unis d’installer une importante base aérienne à Châteauroux. A partir de juillet, 7 bases au Maroc seront concédées.

5.

Regroupés dans l’Union progressiste où voisinent Emmanuel d’Astier, ancien fondateur de « Libération », Pierre Le Brun, de la CGT, Pierre Cot, ancien radical, Gilbert de Chambrun et nombre de résistants.

6.

Voir H. Claude, le Plan Marshall, Éditions sociales, 1948.

7.

Sondages, 1958 (1-2).

8.

Voir J.-N. Jeanneney et J. Julliard (132), chap. 3. On trouvera dans le numéro spécial d’Esprit (avril 1948) sur le Plan Marshall et l’Avenir de la France un large éventail d’opinions. Le neutralisme est à l’origine de la naissance de l’hebdomadaire l’Observateur à partir du 13 avril 1950.

9.

L’Union européenne des fédéralistes de Brugmans, le Mouvement socialiste pour les États-Unis d’Europe, les Nouvelles Équipes internationales démocrates chrétiennes, le Conseil français pour l’Europe unie, la Ligue européenne de coopération économique vantant le libéralisme, l’Union parlementaire européenne, sans parler des groupes nationaux, des rassemblements de syndicalistes ouvriers, agricoles ou patronaux.

10.

Voir R. Schuman, Pour l’Europe, Nagel, 1963, p. 153 sq. Portrait éclairant de l’homme dans L. Noël, la Traversée du désert, Plon, 1973, p. 63 sq., et R. Rochefort, Robert Schuman, Éd. du Cerf, 1968.

11.

Voir P. Gerbet, « La genèse du plan Schuman », Revue française de science politique, 1956 (3) ; le témoignage de J. Monnet (170), chap. 12, 13 et 14 ; de P. Uri dans le Monde du 9 mai 1975. Dossier complet dans 30 jours d’Europe, n° 202, mai 1975.

12.

Voir P.-J. Schaeffer, « Recherche sur l’attitude de la SFIO à l’égard de l’unification européenne », Travaux et recherches du Centre des relations internationales de l’université de Metz, n° 5, 1973/2.

13.

Par contre, échouent toutes les tentatives de création d’un « pool vert » pour les produits agricoles. Voir G. Noël, « Les tentatives de communauté agricole européenne (1947-1955) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, octobre-décembre 1979, p. 579-611.

14.

Voir P. Mélandri, « Les États-Unis et le plan Pleven », Relations internationales, n° 11, automne 1976, p. 201-229.

15.

Il s’en explique dans Présence française et abandon, Plon, 1957. Grâce à lui cependant a progressé l’idée qu’une évolution en Afrique noire n’y favorisera pas inévitablement le communisme.

16.

Voir L. Périllier, la Conquête de l’indépendance tunisienne, Laffont, 1979.