CHAPITRE IV
Jim Mac Lane et Donald Gast écoutaient le rapport de Malko, muets comme des carpes. Le spécial agent du FBI mâchonnait une allumette d’un lent mouvement de sa mâchoire chevaline, le regard fixé sur les briques jaunâtres de la gare, de l’autre côté de la place.
– Ça a l’air de tenir, lâcha-t-il lorsque Malko se tut. Pourtant, cela ne nous explique pas pourquoi Khalil a cherché à me joindre en sortant de chez Aija Sunblad.
Donald Gast ne dissimulait pas son scepticisme.
– Je n’arrive pas à croire que c’est un simple crime passionnel, dit-il en allumant une cigarette. Je vais faire cribler ce Fredrik Skytten. Mais, étant donné son profil, ça m’étonnerait qu’il ait un lien quelconque avec un Service. Et Aija, vous n’en avez vraiment rien tiré  ?
– Lisse comme le lac Inari  ! confirma Malko. Ravissante et dure, sûrement intelligente, une femme de tête, mais ce n’est pas un crime...
L’Américain lui glissa un regard allumé.
– Et... rien.
– Rien.
Shit, shit, shit  !
– Il y a peut-être une double explication, avança Malko. Le meurtre de Khalil Aynam serait un vrai crime de fou, sans rapport avec ce qui nous intéresse. Mais avant d’être tué, Khalil Aynam aurait découvert quelque chose chez Aija Sunblad.
Yeah. Possible, admit le chef de station de la CIA. Mais, dans ce cas, il faut reprendre l’affaire à zéro. Cela peut demander un sacré bout de temps.
– En plus, il vaudrait mieux la traiter avec quelqu’un d’ici, proposa Malko qui n’avait aucune envie de s’éterniser à Helsinki.
Donald Gast consulta sa montre.
– Il est cinq heures du matin à Langley. Je vais télexer, pour savoir si vous rentrez ou non. On aura la réponse dans la journée. Si c’est négatif, vous prendrez l’Air France de demain matin, 9 h 45. En attendant, imprégnez-vous des beautés de la ville.
Malko retrouva sa voiture sans même une contravention et regagna l’Intercontinental. Il était en train de lire dans le Herald Tribune l’annonce des négociations USA-PLO quand son téléphone sonna. C’était Ilnari Kaarnola.
– Vous pouvez passer au bureau  ? demanda le stringer de la CIA. J’ai un truc pour vous...
– J’arrive, dit Malko.
Intrigué. Cinq minutes plus tard, il se garait devant le 22 Yrjönkatu, siège de l’agence de presse STT. Ilnari Kaarnola se trouvait dans son box, au téléphone. Il termina sa conversation et leva la tête.
– Je viens d’avoir un tuyau que les flics n’ont pas encore, annonça-t-il. À propos de Fredrik Skytten, l’assassin présumé.
– Ah bon, quoi donc  ?
– Il pourrait bien se cacher dans son möki, une cabane près d’un lac. Quelqu’un de chez nous qui s’occupait de l’enquête est tombé par hasard sur un de ses copains que Fredrik avait emmené à la pêche. Si vous voulez y faire un tour avant les flics...
– C’est loin  ?
– Une cinquantaine de kilomètres au nord. Tenez, venez voir la carte.
Il fit le tour du bureau, amenant Malko devant une grande carte de Finlande.
– Regardez, c’est près de Loppi, sur la route 54  : quand vous sortez de Loppi, il y a un sentier sur la droite qui mène à un petit lac sur les rives duquel se trouvent plusieurs möki. Celui de Fredrik Skytten est le troisième en partant de la route, avec une porte verte et un petit garage attenant,
– La police n’y a pas encore été  ?
– Non, ils ne l’ont pas encore découvert.
– Il va bien falloir que vous le leur disiez.
— Je vous laisse la priorité. Vous pouvez y être en une heure, Skytten se planque peut-être là-bas.
Il lui tendit un papier où il avait noté l’itinéraire et se remit au travail. Visiblement débordé et modérément intéressé par la suite donnée à son information. Malko ressortit de son bureau. Pas mécontent de s’activer un peu. Cinq minutes plus tard, il roulait sur le freeway E 79, dans un océan de sapins. Souhaitant que le meurtrier parle autre chose que le finnois. Il n’avait pas d’arme mais ne se sentait pas vraiment en danger  : il n’avait pas affaire à un tueur professionnel.
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Depuis Loppi, la route étroite serpentait entre deux murailles de bouleaux entre lesquelles on apercevait parfois les eaux d’un lac. Malko roulait lentement, cherchant à s’orienter dans ce paysage bucolique... Il aperçut sur sa droite le sentier indiqué avec le lac en contrebas. Une douzaine de cabanes en bois s’alignaient le long des berges, toutes fermées. Les gens n’y venaient guère que le week-end.
Il s’arrêta, examinant les lieux. Il n’eut aucun mal à repérer le möki à la porte verte. Fermé comme les autres, ainsi que le garage. Aucun signe de vie. Il remit en route et tourna à droite dans le sentier rejoignant les rives du lac.
Il cahota dans des ornières boueuses jusqu’à une clairière où il stoppa, à quelques mètres de l’eau. Le temps était splendide et il faisait presque chaud. Silence absolu, sauf les oiseaux. Le claquement de la portière retentit comme un coup de tonnerre. Il avança sur le sentier en direction du möki à la porte verte. L’herbe étouffait le bruit de ses pas et le lieu semblait totalement désert.
Arrivé devant la porte du petit garage, il colla son visage au panneau de bois fendillé par le gel. Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Il distinguait vaguement la forme d’un véhicule dans la pénombre  !
Bien sûr, la voiture pouvait passer l’hiver là, mais c’était très peu probable. Il s’écarta un peu  : l’assassin présumé de Khalil Aynam devait se trouver à quelques mètres  ; il en éprouva un bref malaise, réalisant quand même qu’il n’était pas armé. Cette expédition était d’une imprudence rare. D’autant que le fugitif n’allait sûrement pas lui confesser gentiment son crime. La sagesse eut été de repartir avertir la police. Seulement, dans ce cas, il renonçait à toute information exclusive. Soudain, alors qu’il réfléchissait, il entendit venant de l’intérieur de la cabane quelques notes de musique  : le début du «  Temps des Cerises  »  !
Plus la peine de se poser de questions. Il examina la porte. Le battant était plein, impossible de voir à l’intérieur. Il fit le tour, apercevant une ouverture dans le mur de rondins, une sorte de lucarne rectangulaire. Il se dressa sur la pointe des pieds et il eut une vue panoramique de la pièce.
Un homme était assis sur un banc, accoudé à une table de bois, presque de face. Un rouquin au visage rond avec de grosses lunettes et les épaules très larges. Il écoutait la musique qui sortait d’un transistor posé sur la table, un radio-cassettes blanc avec un énorme haut-parleur sur le flanc et des boutons partout. De toute évidence, l’homme ne s’était pas aperçu de la présence de Malko.
Celui-ci quitta son poste d’observation, revenant vers la porte à laquelle il frappa. Il entendit un remue-ménage à l’intérieur et le battant s’ouvrit brusquement sur le rouquin qui lui jeta un regard peu amène.
Malko lui répondit par son sourire le plus charmeur.
– Fredrik Skytten  ?
– Yo1.
Il continua en finnois et Malko l’interrompit en anglais.
– Mr Skytten, puis-je entrer  ? Je voudrais vous parler. C’est important.
– Qui êtes-vous  ?
Son anglais était mauvais mais compréhensible.
– J’aimerais bavarder avec vous, commença Malko. Je viens d’Helsinki et...
Fredrik Skytten poussa une sorte de grognement. Il se retourna à demi, prit quelque chose sur la table et, lorsqu’il fit de nouveau face à Malko, ce dernier ne vit que le poignard à la lame impressionnante qu’il serrait dans sa main droite. Son bras se détendit et il effectua une sorte de moulinet horizontal, forçant Malko à reculer.
– Mr Skytten, dit Malko, je ne...
Le Finlandais fit un nouveau pas en avant, balayant l’air de son poignard. Il semblait affolé, de la sueur coulait sur son visage rond. Malko pensa qu’il voulait gagner son garage. Mais il fila sur sa gauche, suivant le sentier bordant le lac. Il courait maladroitement, son puukko toujours à la main.
Malko, sans même réfléchir, démarra derrière lui. Si seulement il pouvait savoir pourquoi cet homme avait tué un informateur du FBI  ! Le Finlandais ne paraissait pas bien redoutable en dépit de son poignard. En tout cas, le tuyau d’Ilnari Kaarnola était bon... Malko courait souplement dans les herbes grasses de la berge, dérangeant quelques oiseaux. La distance qui séparait les deux hommes se mit à diminuer à vue d’œil.
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Aija Sunblad aperçut d’abord la Volvo garée non loin du möki de Fredrik Skytten, puis, quelques instants plus tard, deux hommes qui couraient le long du lac, s’éloignant d’elle  ! À sa silhouette, elle identifia immédiatement son ami d’enfance, mais ne reconnut pas Malko qu’elle n’avait rencontré qu’une fois. Son pouls monta à 120 et elle réprima une envie folle de repartir aussitôt.
L’homme assis à côté d’elle poussa une exclamation de surprise.
— Que se passe-t-il  ?
— Je... je ne comprends pas, balbutia Aija. Le premier est mon ami, l’autre, je ne le connais pas...
– La police, grommela son voisin.
– Non, non, ils auraient une voiture bleue et blanche.
L’homme regardait à présent la porte du möki restée ouverte. Ils ignoraient qui se trouvait à l’intérieur... Il sauta à terre. En temps ordinaire, il avait une apparence plutôt comique avec ses grandes oreilles de Mickey, son gros nez et son visage ingrat, surmonté d’une épaisse tignasse noire. Il portait une chemise sans cravate boutonnée jusqu’au cou et un costume mal coupé.
– Faites demi-tour, remontez un peu qu’on ne vous voie pas d’ici et attendez-moi, ordonna son compagnon. Et cessez de paniquer.
Il lui parlait brutalement comme à un enfant. Après avoir claqué la portière, il s’éloigna en direction du möki. Aija suivit aussitôt ses instructions et alla se garer un peu plus haut dans un endroit invisible du lac. Torturée par une question lancinante  : qui était l’inconnu lancé à la poursuite de Fredrik Skytten  ?
Elle se retourna  : l’homme au visage de Mickey était entré dans le möki. De l’autre côté du lac, les deux silhouettes s’étaient rapprochées au point de n’en faire qu’une.
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D’un plongeon de rugbyman, Malko encercla les jambes de Fredrik Skytten le faisant lourdement chuter en avant. Il était temps. Un point de côté sournois commençait à enfoncer une aiguille de feu à la hauteur de son poumon droit, là où il avait jadis été blessé à Hong-Kong2.
Fredrik Skytten poussa un grognement et roula sur le côté. L’herbe épaisse avait amorti sa chute et il n’avait même pas lâché son poignard. Malko se releva le premier. D’un coup de pied précis au poignet, il fit voler le puukko dans les hautes herbes. Le Finlandais se redressa sur un genou avec un cri de rage.
Il avait perdu ses lunettes et Malko fut confronté au regard affolé et flou de ses yeux de myope. Il respirait fortement, épuisé lui aussi, malgré sa carrure.
Malko tomba sur lui de tout son poids, passant une main autour de son épaule droite, le plaquant au sol, et en même temps, appuyant de son avant-bras sur sa gorge. Fredrik Skytten émit un gargouillement prolongé, fut secoué d’un spasme et s’immobilisa, évanoui, le sang n’arrivant plus à son cerveau. Malko se hâta de desserrer sa prise, ne voulant pas tuer le Finlandais. Il le tira ensuite par un bras et l’autre, reprenant connaissance, se releva sans offrir de résistance, secouant la tête et grognant des mots incompréhensibles. Malko profita de son désarroi pour lui prendre le bras dans un «  over arm stroke  », une prise de judo apprise jadis dans un camp d’entraînement de la CIA. Le poignet droit du Finlandais tenu solidement dans la main droite tandis que son bras gauche à lui était passé sous celui de sa victime. Si ce dernier manifestait de la résistance, une simple pression lui déboîtait le coude, ce qui était extrêmement douloureux...
Fredrik Skytten essaya d’abord de lutter, puis cessa avec un hurlement, comme Malko pesait sur son poignet.
– Laissez-vous faire, avertit ce dernier, sinon je vous casse le bras. Je ne suis pas de la police, je veux seulement parler avec vous.
– Yo, fit le Finlandais. Who are you  ?
– Peu importe, dit Malko.
Son idée était simple  : ramener son «  prisonnier  » au möki et tenter de le confesser. Ensuite, la police ferait ce qu’elle voudrait. La tête baissée, le Finlandais se laissait traîner, presque avec docilité. Ils approchaient. Brutalement, Malko réalisa que la porte du möki qu’ils avaient laissée grande ouverte n’était plus qu’entrebâillée.
Quelqu’un était venu  !
Il regarda autour de lui, sans rien repérer d’anormal, mais les bois de bouleaux étaient assez épais pour que quelqu’un puisse s’y cacher.
– Vous êtes seul ici  ? demanda-t-il à Fredrik Skytten.
– Oui, bougonna l’autre.
– Vous n’attendez personne  ?
– Non.
Il n’aimait pas cela du tout. Sur ses gardes, il s’arrêta, fixant le möki. S’il devait y avoir des complications autant confesser Fredrik tout de suite.
– Pourquoi avez-vous tué Khalil Aynam  ? demanda-t-il.
Il s’attendait à ce que le Finlandais nie violemment, mais Fredrik Skytten se contenta de baisser la tête en murmurant quelques mots en finnois, incompréhensibles pour Malko. Le finnois était comme le basque et le magyar, une langue totalement différente des autres langages européens.
– Pourquoi l’avez-vous tué  ? répéta-t-il. Vous le connaissiez  ?
– Non, grommela Fredrik Skytten, mais il l’avait violée.
– Qui  ?
– Aija.
– Aija  ! répéta Malko incrédule. Mais comment le savez-vous  ? Elle vous l’a dit  ?
– Je l’ai vu, avoua de mauvaise grâce Fredrik Skytten, de la rue d’en face je la surveillais. C’était un salaud. C’est une femme tellement merveilleuse.
Il semblait plongé dans un monde irréel, parlant d’une voix absente Comme s’il répondait à un interrogatoire de police... Malko ne comprenait plus. Pourquoi Aija Sunblad n’avait-elle soufflé mot à la police de ce viol  ? Si cela avait été le cas, le stringer de la CIA l’aurait su.
Du coup, il ne regrettait plus d’être venu jusque-là...
– Vous allez me raconter tout cela, dit-il.
La détonation claqua trois secondes plus tard. Fredrik Skytten poussa un cri étouffé. Malko sentit soudain le Finlandais peser très lourd à son bras puis s’effondrer d’un bloc, la tête dans l’herbe.
Le silence était retombé. Malko se jeta à terre et retourna son prisonnier. Fredrik Skytten avait un trou, d’où le sang s’échappait, juste sous l’œil gauche, près du nez. Ses yeux étaient déjà vitreux et un filet écarlate coulait sur son visage, contournant la bouche, suivant le menton, pour se perdre dans le cou.
– Mr Skytten  ! Mr Skytten  !
Penché sur lui, Malko ne recueillit qu’un faible gémissement. Le cerveau atteint, le Finlandais était mort ou mourant. Malko redressa la tête au moment où une autre détonation claquait. Il eut l’impression qu’on lui frottait le cuir chevelu avec de la toile émeri. D’un bond, il traversa l’espace découvert qui le séparait du bois et s’abrita derrière le plus gros des bouleaux.
Le pouls à 120, il essaya de percer le rideau de verdure. Où se trouvait le tueur embusqué qui venait de mettre fin à l’existence de Fredrik Skytten et avait failli le tuer lui aussi  ? Il se retourna avec la sensation horrible que le tueur inconnu était dans son dos, en train de l’aligner tranquillement. Il resta immobile, la respiration courte, l’estomac noué, se sentant complètement nu. À part les oiseaux, la forêt était silencieuse. Plusieurs minutes s’écoulèrent. Le calme bucolique rendait la situation encore plus irréelle. Quelques grosses mouches tournaient déjà au-dessus du mort. Malko quitta son abri et fit un pas en avant. Salué aussitôt par un coup de feu.
Il se laissa tomber à terre. Impossible de voir d’où était parti le coup. La route lui sembla tout à coup horriblement loin. Il vit soudain des branches bouger non loin de lui et distingua, dans la végétation, le rond noir d’un canon de pistolet braqué sur lui.
1. Oui.
2. Voir Les Trois veuves de Hong-Kong, SAS n° 12.