CHAPITRE VII
– Il faut suivre Aija Sunblad à Leningrad, déclara péremptoirement le spécial agent du FBI. Elle y va théoriquement en reportage, Donald s’est renseigné. Le voyage était prévu de longue date par son agence. Un truc de tourisme. Mais peut-être lié à son passage à Zurich.
Malko lui adressa un sourire froid.
– Leningrad n’est qu’à 300 kilomètres d’Helsinki, remarqua-t-il, mais je vous rappelle que c’est en Union Soviétique... Et qu’ils, me connaissent là-bas. J’ai déjà été à Cuba et en Afghanistan, il ne faut pas tenter le diable...
– Jamais deux sans trois ! coupa Donald Gast avec un ton un peu grinçant. J’ai pensé au problème. Je suis très bien avec Serguei Chokolovov, le consul soviétique. Il m’a déjà dépanné. Il y a un groupe de touristes américains qui partent après-demain sur Aeroflot. On va vous filer un passeport de chez nous et vous partirez avec eux. Pour le visa, j’en fais mon affaire. Je lui expliquerai que vous êtes un ami personnel qui veut se joindre au voyage.
– Et votre ami Serguei va me réserver aussi un aller simple sur Air Goulag, continua Malko. Depuis la Perestroïka, il doit y avoir des premières.
Jim Mac Lane arborait un sourire chevalin et muet, plutôt gêné. Donald Gast fit avec une gaieté forcée :
– Malko est toujours pince sans rire. Il n’y aura aucun problème pour entrer en Union Soviétique avec ce groupe.
– OK, admettons, dit Malko. Et ensuite ?
– Vous ne vous éterniserez pas... Ici, les Soviétiques accordent des visas de cinq jours qui ne sont même pas portés sur le passeport. Ils ne vérifient pas avec Moscou. Ils sont juste valables pour Leningrad. Il y a trop de touristes pour qu’ils effectuent un criblage sérieux. Ils n’auront pas le temps de vous repérer...
« S’il y avait un vrai pépin, on pourrait vous exfiltrer par la Carélie qui est à cheval entre l’Union Soviétique et la Finlande. Là, il n’y a pas de rideau de fer. Nos amis finlandais nous donneraient un coup de main. Mais on n’en est pas là. J’ai besoin de trois photos de vous et je me charge du reste... OK ?
– Inch Allah, acquiesça Malko, de mauvaise grâce.
À ce petit jeu-là, il allait finir par se retrouver au goulag. Les gens du KGB en saliveraient de le voir entre leurs mains... Il avait tant de choses à leur apprendre et eux tant de comptes à régler... Son débriefing prendrait une petite vingtaine d’années, glasnost ou pas.
– Aija Sunblad va-t-elle souvent en Russie ? demanda-t-il.
– À notre connaissance, c’est la première fois, admit le special agent du FBI, j’ai vérifié avec nos amis de la SUPO. Les Finlandais n’aiment pas beaucoup les Russes, qui les ont envahis en 1938.
– Elle peut entrer en Union Soviétique avec des devises étrangères, si elle en possède ?
– Absolument, affirma Donald Gast, les Russes s’en foutent. Tous les dollars qui entrent sont les bienvenus. Je vous en donnerai, en petites coupures, pour vous
faciliter la vie de tous les jours. C’est la seule vraie monnaie qui a cours en URSS.
– Je croyais que c’était le rouble, remarqua ironiquement Malko.
– C’est du papier-chiotte, fit avec mépris le chef de station de la CIA. Ils ne peuvent rien acheter avec. Tandis que dans les « beriozkas
», il y a du matériel hi-fi étranger, Akaï ou Samsung, du Johnny Walker, du Gaston de Lagrange, des cigarettes.
Malko, bien que parlant parfaitement russe, n’avait pas mis les pieds en Union Soviétique depuis trente ans... En dépit du risque, l’idée l’excitait intellectuellement. Il avait toujours été fataliste.
– Vous êtes sûr d’obtenir un visa ? redemanda-t-il.
– À 90 %, affirma, péremptoire, le chef de station de la CIA. Serguei me prend pour un diplomate « ordinaire ». Je l’aurai, même si je dois me prostituer. Je veux savoir qui Aija Sunblad va rencontrer à Leningrad.
De chaque côté de l’autoroute rectiligne et défoncée qui menait au cœur de Leningrad en devenant Moskovski Prospekt, la campagne morne et plate s’étendait à perte de vue, coupée par les blocs grisâtres des clapiers socialistes. Quelques trams brinquebalants qui tenaient uniquement par la peinture se traînaient à une vitesse d’escargot. Le ciel était gris, les gens mal habillés, on se serait cru pendant la guerre. Les voitures étaient d’une uniformité décourageante, toutes soviétiques. Des Volga, des Moskovitch, des camions copies des vieux GMC. D’interminables queues s’allongeaient devant les arrêts de trolleybus. La voiture
minuscule où Malko s’était entassé avec un autre Américain et une guide de l’Intourist qui ne parlait que trois mots d’anglais ralentit devant un énorme rond-point enjolivé de statues de bronze, la place Pobiedy.
– Monument aux Défenseurs héroïques de Leningrad, annonça la guide d’un ton pompeux.
La seule phrase qu’elle sache dire en anglais d’une seule traite. Malko s’était bien gardé de faire étalage de sa connaissance du russe.
Le vol Helsinki-Leningrad, dans un antique Illiouchyne de l’Aeroflot qui perdait ses rivets, au service purement symbolique, avait été une dure épreuve.
L’aéroport de Leningrad ressemblait à celui d’une petite ville américaine du Middle West avec un bâtiment carré au plafond de cathédrale auquel on avait adjoint des baraques en bois pour l’agrandir.
Lorsqu’il avait tendu son passeport au soldat garde-frontière portant les épaulettes vertes du KGB, Malko avait quand même senti s’accélérer les battements de son cœur. Mais le Soviétique avait tamponné son visa avec indifférence après avoir feuilleté rapidement son passeport fabriqué par la CIA.
La douane n’avait pas été plus féroce... Visiblement, ils avaient des instructions pour faciliter la vie des touristes.
– Moskovski Prospekt, annonça la guide.
Une immense avenue bordée de vieux immeubles noirâtres en pierre de taille, mal entretenus, alternant avec de hideux buildings modernes décorés de fresques d’art socialiste exaltant les ouvriers et les paysans d’Union Soviétique. Partout des trams, des trolleybus et des queues qui s’allongeaient devant la moindre boutique. Les vitrines auraient donné le cafard au paysan le plus démuni. À perte de vue, rien de beau, rien de gai. Tous les cent mètres, une cabine téléphonique peinte en rouge où généralement les vitres manquaient.
D’énormes numéros, comme dans les pays scandinaves, indiquaient les immeubles.
La petite Moskovitch continuait à rouler. Leningrad était une ville immense que la Wehrmacht n’avait jamais pu prendre, en dépit d’un siège de neuf cents jours. Plate comme la main, avec de majestueuses demeures qui n’avaient jamais été rénovées. Et des centaines de trams verdâtres. La Moskovitch franchit un pont sur des canaux qui faisaient de Leningrad une triste caricature de Venise. Après avoir emprunté Nevski Prospekt quelques centaines de mètres et être passés devant l’architecture rococo aux teintes pastel du musée de l’Hermitage, ils débouchèrent au bord de la Néva. Seules les couleurs des immeubles du siècle dernier apportaient un peu de gaieté : ocre, vert, jaune. Le reste était austère et triste. Des bateaux-mouches sillonnaient la Néva, bordée d’impressionnants palais ; quand Leningrad s’appelait encore Saint-Pétersbourg, cela avait dû être une des plus belles villes du monde, avec ses esplanades, ses avenues monumentales et cette rivière majestueuse, enjambée de ponts énormes.
Malko commençait à se sentir nerveux. Aija arrivait sur Finnair, deux heures plus tard. Comme tout en Russie était planifié, il savait qu’elle descendait à l’hôtel Sovietskaya, plus modeste que le Leningrad où il se trouvait. Seulement, ils seraient séparés par plusieurs kilomètres et les transports n’avaient pas l’air d’être faciles.
– Le Leningrad, annonça la guide, meilleur hôtel de la ville.
Elle emmena Malko à la réception où après lui avoir donné la clef de sa chambre on l’abandonna avec son sac Vuitton. Ici, le service était inconnu... Le hall grouillait d’étrangers, surtout américains. Sa chambre ressemblait à celle d’un hôpital. Par la fenêtre, il aperçut, ancré sur un bras de la Néva, le croiseur
Aurore,
vestige de la Grande Révolution de 1917, avec ses trois cheminées, envahi par les touristes comme par des fourmis... À côté de l’hôtel, les cadets d’une école d’officiers balayaient le trottoir avec des balais de bouleaux... Tout cela sentait le XIX
e siècle. On avait l’impression que la vie s’était arrêtée un siècle plus tôt. Il regarda sa montre. Il lui restait une heure pour récupérer Aija.
Les bureaux d’Intourist étaient au premier. Des petites tables avec des employées débordées et aimables. Malko s’approcha de la section « transport ».
– J’aurais besoin d’un taxi, dit-il.
– C’est très facile, répondit l’employée dans un anglais parfait, attirant un bloc à elle. Pour quand ?
– Maintenant.
Elle resta le stylo en l’air et dit d’un ton plein de reproche :
– Maintenant c’est impossible. Demain.
– Pourquoi ?
Elle leva les yeux au ciel.
– Vous autres, Occidentaux, vous pensez que tout est facile ! Il faut prévenir le chauffeur, passer par le bureau Central de l’Intourist. Voulez-vous neuf heures demain matin ? Où voulez-vous aller ?
– Merci, dit Malko.
Ça commençait bien. Il dévala l’énorme escalier menant au hall. La CIA n’avait pas pensé à ce genre de problèmes. Parce que ses gens n’y avaient jamais mis les pieds. Du perron, il regarda les véhicules garés en face du Leningrad. Beaucoup de bus et quelques taxis, reconnaissables à leur macaron sur le toit. Il s’approcha du premier et demanda :
– Airport ?
Le chauffeur, plongé dans la
Pravda, ne répondit même pas... Malko attaqua le second qui lui fit un signe de dénégation. Au troisième, il montra quelques billets
de 10 roubles, une somme énorme. L’autre le fixa d’un œil torve et dit en mauvais anglais, avec une moue de dégoût :
– I don’t want roubles...
– Dollars ?
– Dollari ? Da, da, karacho.
Malko se refusait à étaler son russe. Trop dangereux. Les chauffeurs étaient sûrement tous des mouchards. Il tira un billet de cinq dollars que l’autre lui arracha presque des mains. Descendant même pour lui ouvrir la portière.
– Airport ? demanda Malko.
Le chauffeur secoua la tête.
– Niet, Tovaritch. Nie dokumenti.
Tant pis. Il était obligé de faire l’impasse sur l’aéroport. Pourvu qu’Aija n’y rencontre personne.
– Hotel Sovietskaya ?
– Da, karacho.
Trente secondes plus tard, ils roulaient sur les pavés défoncés du pont de Liteiny Prospekt.
L’énorme hall du
Sovietskaya était gai comme un crématorium. Des centaines de valises alignées au milieu attendaient leurs propriétaires. Cela sentait le chou et la crasse. De l’extérieur ce n’était guère mieux avec sa façade lépreuse et grisâtre. Deux anciens combattants bardés de décorations pour avoir arrêté la Wehrmacht devant Leningrad veillaient à la porte, interdisant l’entrée aux « hooligans » et aux femmes suspectes d’être des putes. Malko essayait de s’intéresser à l’étalage sinistre de la Beriotzka où on vendait, au poids de l’or, des poupées de bois emboîtées les unes dans les autres. Visiblement, les Soviétiques,
plutôt que de tuer les capitalistes, avaient décidé de les presser comme des citrons...
Il guettait les nouveaux arrivants. Beaucoup de Russes. Des Stakhanovistes de l’Oural ou de Silésie venant admirer l’Hermitage et le croiseur Aurore... Fagotés comme des clochards avec des valises en carton et des bonnes femmes en foulards, avec plusieurs épaisseurs de jupes.
Enfin, arriva une créature qui détonnait totalement dans cet environnement sinistre. Avec sa robe de toile bleue, ses escarpins, son long cou et ses cheveux blonds, Aija Sunblad avait l’air de venir d’une autre planète. Le cœur de Malko battit plus vite. À bout de bras, elle traînait deux sacs, dont celui en cuir fauve. Donc, elle n’avait vu personne à l’aéroport. Elle paraissait seule. Son guide de l’Intourist lui donna une clef et elle partit vers les ascenseurs. Malko attendit un moment puis s’approcha de la fille qui distribuait les clefs et demanda en anglais :
– Miss Sunblad, what room ?
Sans méfiance, la Soviétique consulta son tableau.
– 1634, gospodine.
Malko était déjà dans l’ascenseur. L’hôtel vieillot était immense, avec au moins cinquante chambres à chaque étage. Au seizième, il tomba sur une « baba », une grosse femme en foulard et tablier qui veillait sur la bonne marche de l’hôtel et recueillait les clefs. Il lui adressa un gracieux sourire et prit le couloir. La 1634 était à quelques mètres. Il se hâta de regagner les ascenseurs, après avoir repéré les lieux. Trop dangereux. Il n’y avait plus qu’à attendre. Pour tromper son ennui, il redescendit et repéra les alentours immédiats de l’hôtel. Plusieurs taxis officiels et officieux traînaient dans le coin. Le mot « dollari » les attirait comme les chats la valériane... Donc, pas de problèmes de transport. Quelques filles baguenaudaient sur le perron, refoulées
par les cerbères médaillés. Pendant qu’il attendait, on lui proposa du haschich, des filles et surtout on lui demanda des dollars...
C’était le mot magique.
Son estomac commençait à se creuser quand Aija Sunblad apparut, seule. Elle se dirigea vers un groupe agglutiné devant un bus et y monta. Malko avisa un accompagnateur.
– Où va ce bus ?
Le Soviétique lui jeta un regard soupçonneux.
– C’est pour le ballet. Vous avez un billet ?
– Non, dit Malko en s’éloignant.
Aija Sunblad allait au ballet, un des rares plaisirs de Leningrad. Pas de boîtes, pas de discos, pas de cafés. Seulement le cirque et le ballet. Le Soviétique voulut rattraper Malko, soufflant à son oreille :
– Si vous avez des dollars, on peut s’arranger.
Malko, vertueux, s’éloigna.
Tranquille pour deux bonnes heures. Aija Sunblad n’était pas venue à Leningrad seulement pour regarder le Lac des Cygnes. Au seizième étage, la baba avait disparu. En face de son cagibi, au pied du samovar cabossé où il y avait toujours du thé, se trouvaient les clefs des clients. Après un coup d’œil où il s’assura que personne ne rôdait dans le couloir, Malko s’empara de la clé 1634 et gagna la chambre.
Clic-clac. Il se retrouva dans une pièce minuscule. Deux lits tête-bêche, une chaise et un fauteuil dont on n’aurait pas donné dix francs aux puces, une grande télé, une table basse et une salle de bains grande comme un placard à balais avec des serviettes grisâtres et une douche qui fuyait...
À ce niveau-là, on ne parlait même plus d’étoiles. C’étaient « 3 cafards » qu’elle méritait. Il y avait deux sacs sur la table. L’un ouvert d’où débordaient quelques affaires féminines, l’autre fermé, celui en cuir
fauve. Malko le prit et vit tout de suite le cadenas. Impossible à forcer. Il aurait fallu l’éventrer. À travers le cuir, il tâta le contenu, sentit des masses oblongues et dures. De toute évidence, des liasses de billets... Il fouilla rapidement l’autre sac sans rien trouver et entrouvrit la porte.
Pour la refermer aussitôt.
La baba était revenue et veillait, à cinq mètres de lui. Fatalement, elle le verrait sortir de la chambre.
Il referma vivement. Pour l’instant, il n’y avait pas péril en la demeure, mais si la situation se prolongeait, cela deviendrait risqué... Il fit un autre essai un quart d’heure plus tard. Idem. Il alla inspecter la fenêtre. Aucune possibilité de sortie... Il était bel et bien coincé. Rongeant son frein, il attendit. Enfin, une heure plus tard, un ronflement sonore s’éleva dans le couloir : la baba s’était endormie à son poste ! À pas de loup, Malko sortit de la 1634, n’osant pas donner un tour de clef et passa devant la Soviétique sur la pointe des pieds. Pas question de déposer la clef sur le plateau. Le bruit la réveillerait.
Les battements de son cœur ne se calmèrent que dans l’ascenseur. En bas, il posa la clef sur le desk et dit « good night ». La fille ne leva même pas la tête.
Trois taxis se battirent pour le prendre. Il traita pour un paquet de Marlboro et 1 dollar, avec un jeune Russe blond aux yeux immenses, déguisé en rocker des années 50. Au Leningrad tout le monde dormait. Malko sortit son réveil, Aija risquait de partir tôt. Il espérait que ce serait plus facile de trouver un taxi le matin.
Cette fois, il allait avoir une partie de la clef du mystère.