CHAPITRE IX
– Vous allez arrêter de vous battre comme des voyous  !
La voix de femme avinée et éraillée retentit dans le couloir désert comme un coup de tonnerre. La silhouette massive de la «  babouchka  » qui venait de réapparaître, à l’autre bout du couloir  ! Jamais Malko n’avait été aussi content de parler russe. À pleins poumons, il hurla  :
Tovaritcha, appelle la milice, ils veulent me voler. Ce sont des hooligans.
Ses deux agresseurs le tenaient toujours, mais il les sentait hésitants. Ils échangèrent rapidement quelques mots en arabe et il se démena de plus belle. D’un dernier effort, ils tentèrent de le faire passer par-dessus la rambarde de la fenêtre, mais Malko, galvanisé par l’arrivée de la Soviétique, s’accrocha comme un beau diable. La babouchka fonçait vers eux en tanguant, proférant des menaces effroyables à leur égard.
Brusquement, ils lâchèrent Malko qui tomba lourdement à terre. Il les aperçut du coin de l’œil s’engouffrer dans l’escalier de secours. Tandis qu’il se relevait, il vit la babouchka les mains sur les hanches, le foulard noué sous le menton, qui contemplait la déroute des deux tueurs.
Karacho  ! lança-t-elle d’une voix de stentor. Dans quelle chambre es-tu, toravitch  ?
Grâce à l’éclairage chiche du couloir, elle prenait Malko pour un Russe. Il ne la détrompa pas.
– Je crois que je vais boire une vodka, avant de monter me coucher. Heureusement que tu étais là.
Elle retourna s’asseoir dans sa niche, derrière le samovar.
– Je suis là, proclama-t-elle, et si ces voyous reviennent, j’appelle la milice.
Malko appuya sur le bouton de l’ascenseur. Inutile de s’éterniser. Les deux tueurs avaient depuis longtemps filé, quant à l’homme qui se trouvait avec Aija, sa seule chance de l’identifier était de l’intercepter lorsqu’il sortirait de l’hôtel. Mais cela voulait dire passer la nuit en planque et risquer de se faire remarquer. S’il se faisait embarquer par la milice, cela se terminerait au KGB.
Arrivé en bas, il traversa le hall désert et eut un choc. Deux miliciens en casquette plate à parement rouge contrôlaient-les sorties. Ils barrèrent la route à Malko  :
Dokumenti  ?
Il tendit son passeport US qu’ils feuilletèrent avant de lui rendre et de le laisser passer.
Spasiba. Losvidanya.
Miracle  : son taxi était toujours là  ! Ils partirent dans les rues désertes de Leningrad. Malko était encore choqué. Sans le système soviétique, il serait en ce moment transformé en pulpe après une chute de seize étages. Malgré cet épisode, il ne regrettait pas son voyage. Un coin de voile s’était levé, mais il avait hâte de retourner à l’Ouest. Ceux à qui il s’était attaqué ne pouvaient être qu’au mieux avec les autorités soviétiques. À défaut de le défenestrer, le faire arrêter par le KGB ne serait pas mal non plus.
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La file d’attente s’allongeait devant le vol Leningrad-Helsinki-Paris. Pas d’Aija Sunblad.
Malko était nerveux, redoutant un problème de dernière minute. L’agression de la veille était aussi inattendue que féroce. Qui était l’amant d’Aija pour que ses amis veulent défenestrer un indiscret  ? Ce n’était sûrement pas pour protéger sa pudeur...
Il arriva devant l’Immigration, tendit tous ses papiers que le garde-frontière éplucha. Ensuite, ce fut le douanier. Il dut montrer ses kopeks. Bien que valant à peine son poids de papier, le rouble était interdit à l’exportation.
La salle d’attente était bourrée. Il ne fut tranquille qu’en montant dans l’Airbus et en retrouvant sa première coupe de Moët avec la civilisation. Les compagnies capitalistes étaient à Aeroflot ce qu’une Ferrari est à une Deux Chevaux. La campagne pelée fit place à la Carélie. Quarante minutes de vol jusqu’à Helsinki. Il regarda son passeport bidon  : il le garderait en souvenir.
Il fut soulagé de trouver à l’aéroport d’Helsinki un vrai taxi qui ne demandait pas à être payé en cigarettes ou en saucisson. Direction l’ambassade US. Il avait beaucoup à raconter...
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Quand il pénétra dans le bureau de Donald Gast, ce dernier posa son cigare, se leva et vint l’étreindre  !
– Votre retour est la meilleure nouvelle depuis l’élection du Président  ! fit-il chaleureusement. On était quand même inquiets. Ça s’est bien passé  ? Vous avez réussi  ?
– Presque, fit Malko, commençant son récit...
Trente secondes plus tard, ils furent rejoints par Jim Mac Lane. La mine des deux hommes s’allongea quand ils découvrirent qu’il n’avait pas identifié le mystérieux amant de la Finlandaise. Le récit de la tentative de meurtre dont il avait été victime leur arracha une exclamation furieuse.
– Des types comme ça sont protégés par le KGB, commenta le chef de station de la CIA. Autrement, c’est impensable. Ce sont des Palestiniens, mais lesquels  ?
– Je n’en sais rien, avoua Malko.
Le special agent du FBI découvrit ses dents chevalines en un rictus dégoûté.
– Ça ressemble à une opération classique de «  logistique  ». L’amant d’Aija appartient à un groupuscule clandestin qui utilise la fille comme courrier et il la paie en nature. C’est courant. Seulement, il n’y a aucune preuve et les Finlandais ne nous aideront pas beaucoup.
– Je ne suis pas d’accord, objecta Malko. Ces gens-là ne tuent pas pour protéger leur logistique. Or, il y a déjà un mort – Fredrik Skytten – et il aurait dû y en avoir un second. Je pense que nous sommes tombés sur la préparation d’un attentat et ceux qui le préparent essaient de couper les pistes menant à eux.
– Dans ce cas, Aija Sunblad est en danger, remarqua Donald Gast.
– Ils doivent être sûrs d’elle, conclut Malko. Ou ils ne peuvent s’en passer. Vous n’avez pas de nouvelles de Zurich  ?
– Pas encore.
– Alors, je ne vois pas ce que je peux faire de plus. Ce qui s’est passé à Leningrad prouve que je suis grillé. Même si Aija ignore qu’on a voulu me tuer, elle seule a pu signaler ma présence. Donc, on lui a recommandé de se méfier de moi... Elle va fuir le contact.
– Qu’est-ce que cela coûte d’essayer  ? demanda Jim Mac Lane.
– Un coup de fil, fit Malko.
Une fois de plus, il allait jouer la «  chèvre  ». Il avait encore dans les oreilles les cris de plaisir de la jeune Finlandaise. Il ne la verrait plus jamais du même œil.
Ils prirent congé les uns des autres et Malko fila vers l’Intercontinental. Après l’Union Soviétique, Helsinki paraissait presque gai... Il sortait de sa douche lorsque le téléphone sonna. En une fraction de seconde, il eut reconnu la voix.
e9782360535019_i0037.jpg1, dit d’un ton léger Aija Sunblad
– Quelle bonne surprise  ! répondit Malko chaleureusement... Je n’osais pas vous rappeler, vous êtes si occupée.
– J’ignorais si vous étiez encore à Helsinki, fit la jeune femme.
S’engageant sur une telle base, la conversation ne pouvait qu’obtenir la médaille d’or de l’hypocrisie...
– Je suis toujours là et serai ravi de vous inviter à dîner.
Aija Sunblad soupira.
– Je vais voir si je peux me libérer ce soir. Je vous laisse un message tout à l’heure.
– J’espère qu’il sera positif, fit Malko.
Il raccrocha, pensif. Il n’aurait pas pensé qu’Aija revienne à l’assaut. Ce ne pouvait être de sa propre initiative... Elle devait avoir l’intention d’en savoir plus sur ce qu’il savait. De toute façon, la CIA allait être contente... Il hésita à prévenir Donald Gast, mais préféra attendre un peu.
Il était encore plongé dans ses pensées quand le téléphone résonna. C’était Aija.
– Bonne nouvelle  ! annonça-t-elle. Pouvez-vous me retrouver vers dix heures et demie devant le Kulosaari Casino, où nous sommes déjà allés  ? J’ai du travail à l’Agence jusque-là.
– Merveilleux, approuva Malko. À tout à l’heure.
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Il faisait encore grand jour. Pour se distraire, Malko, qui était en avance, se mit à flâner dans les allées bien peignées de Kulosaari. Des ambassades, des villas cossues, des bois, c’était le Neuilly d’Helsinki. Alors qu’il redescendait vers le Casino, il dut freiner brutalement pour ne pas emboutir une Mercedes qui sortait d’un garage. Une plaque diplo avec un homme à bord. 25 CD 53. En passant, il vit à côté de la porte d’entrée d’une villa une plaque de cuivre signalant l’ambassade d’Iran.
Mais, à part l’habituel panneau de photos à côté de la porte révélant les «  atrocités  » irakiennes, aucun signe n’indiquait une ambassade. Même pas une antenne sur le toit... Il continua dans les allées tranquilles pour déboucher sur le grand parking juste en face du Casino. Il n’y avait guère qu’une dizaine de voitures. Pour gagner le restaurant il fallait franchir un petit pont sur un bras de mer, à une centaine de mètres.
Malko mit la radio. Il était presque dix heures et demie. Il écouta les nouvelles sur Radio-Moscou et quelques instants plus tard, regarda dans le rétroviseur si la voiture d’Aija Sunblad ne débouchait pas du chemin remontant vers le centre de Kulosaari.
Personne, sauf un piéton qui venait dans sa direction. Une tête bizarre avec de grandes oreilles et des cheveux abondants et très noirs. Agacé par la voix sucrée de la speakerine de Radio-Moscou, il se pencha pour chercher une autre station. Le sentiment d’être observé lui fit tourner la tête, quelques secondes plus tard. Le piéton venait de s’arrêter à la hauteur de sa portière. Il vit deux yeux noirs, une grosse bouche trop rouge presque féminine et ces étonnantes oreilles de Mickey... Il crut d’abord que l’homme voulait lui demander un renseignement et posa la main sur le bouton déclenchant l’ouverture de la glace. Puis, quelque chose dans les yeux de l’inconnu l’alerta.
Instinctivement, il ouvrit brutalement la portière. Surpris, l’homme aux oreilles de Mickey tituba, sous le choc du lourd battant d’acier. Malko eut le temps de voir qu’il serrait dans sa main droite un pistolet automatique prolongé par un silencieux. Il leva son arme, visant Malko, et tira, déséquilibré. Le projectile heurta le montant de la porte, tandis que Malko se rejetait en arrière sur son siège.
L’inconnu recula encore, une lueur folle dans ses yeux noirs. Tenant le pistolet à deux mains, il visa cette fois soigneusement. Malko avait mis en route. Comme un automate, il passa la marche arrière et écrasa l’accélérateur.
Cette fois, il n’entendit même pas la détonation, mais un trou apparut dans la glace, à quelques centimètres de son visage... Il ne pensait plus, s’attendant à chaque seconde à recevoir une balle dans la tête. Du coin de l’œil, il aperçut le tireur, suivant le déplacement de la voiture. À moins d’être nul, il ne pouvait pas le rater.
Un coup de feu claqua.
Malko l’enregistra, surpris, et en même temps, aperçut l’homme au pistolet vaciller et abaisser son arme, comme pris d’une fatigue soudaine. Malko écrasa le frein, regarda autour de lui. Derrière sa voiture se dressait une silhouette féminine, un foulard dissimulant les cheveux, des lunettes noires en dépit du crépuscule et un pantalon. Elle aussi avait une arme  : un automatique au très long canon.. Malko reporta son attention sur le tueur. Celui-ci s’éloignait, tenant toujours son arme à bout de bras. Il le vit ouvrir la portière d’une Mercedes et se laisser tomber dedans. Malko déchiffra la plaque  : 25 CD 53. Celle qu’il avait vue sortir de l’ambassade d’Iran.
Elle démarra aussitôt, s’engageant à toute allure dans le chemin menant au centre de l’île.
La femme qui avait tiré se jeta, elle, dans une Golf grise qui se lança à la poursuite de la Mercedes  ! Malko fit jaillir le gravier sous ses roues et démarra à son tour, en proie à des sentiments multiples. Qui était le tueur et surtout, qui l’avait sauvé  ?
Les trois véhicules débouchèrent sur Kulosaarentie, l’allée centrale filant vers le freeway 170. La Mercedes y plongea, en direction du centre, suivie des deux autres véhicules. La Mercedes roulait à tombeau ouvert, zigzaguant légèrement, talonnée par la Golf.
Ils traversèrent Helsinki en trombe et la Mercedes 190 bifurqua vers le nord, prenant l’autoroute 79. Le diplomate iranien cherchait-il à les semer ou allait-il dans un endroit précis  ?
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Vantaa. Une agglomération de petits immeubles plutôt modestes perdus au milieu des bois. Ils avaient depuis longtemps dépassé l’aéroport et traversé le premier et le second Ring. La Mercedes tourna à gauche, dans une sorte de sentier sinuant entre des buildings disséminés dans un bois de sapins. De loin, Malko vit s’ouvrir la porte télécommandée d’un parking souterrain. La voiture s’y engouffra et le battant se referma aussitôt derrière elle.
La Golf avait continué, pour stopper devant l’immeuble. Malko, gêné par des promeneurs qui venaient de déboucher devant lui, dut ralentir. Il vit la conductrice de la Golf se précipiter à l’intérieur du bâtiment. Lorsqu’il y parvint à son tour, elle avait disparu. Il inspecta rapidement la rangée de boîtes aux lettres. Tous les noms étaient finlandais, sauf un  : Mr Moktar Godzadeh. Appartement 1208.
Un des quatre ascenseurs était là. Il appuya sur le bouton du 12e. L’ascension lui parut interminable.
Quand la porte s’ouvrit au 12e, il aperçut devant lui la femme qui l’avait sauvé, de dos. Elle se retourna au bruit, son pistolet prolongé par un silencieux à la main. Elle avait retiré ses lunettes noires. C’était Samira Beaj. La jeune Libanaise adressa à Malko un signe impérieux.
– Viens vite.
Elle attendait devant un des ascenseurs desservant les appartements en façade. Malko n’eut pas le temps de poser de questions  : la cabine arrivait. La porte s’ouvrit, révélant le visage livide de Moktar Godzadeh. Il n’avait plus son pistolet à la main et comprimait sa chemise où s’élargissait une grande tache de sang. Il esquissa un geste de défense. Samira, le bras tendu, comme au stand, tira.
Deux fois, une rafale de deux. Deux projectiles dans le visage, deux dans la poitrine. Quatre petits «  ploufs  ». Moktar Godzadeh s’effondra le long de la paroi du fond, tandis que la porte de l’ascenseur se refermait. La Libanaise se retourna vers Malko, le visage à peine altéré.
– Il faut partir vite, fit-elle, retrouvons-nous chez moi. Je t’expliquerai.
Son pistolet disparut dans la poche de son pantalon et elle s’enfuit par l’escalier. Malko revint à l’ascenseur par lequel il était monté. Il dut l’attendre un peu, et, quand il débarqua au rez-de-chaussée, la Golf avait disparu. Personne ne semblait encore s’être aperçu du meurtre de l’Iranien. Il regagna sa Volvo et reprit la route d’Helsinki. Une foule de questions se pressaient dans sa tête.
Quel était le lien entre Godzadeh et Aija Sunblad  ?
Qui était Godzadeh  ?
Et surtout, qui était vraiment Samira  ?
Il était encore sous le coup de ce qui s’était passé lorsqu’il parvint au centre. Il regarda sa montre  : à peine onze heures et quart. Ce fut plus fort que lui. Apercevant une cabine téléphonique, il stoppa et composa le numéro d’Aija Sunblad.
Pas de réponse. Il recommença pour plus de sûreté, puis pensa à l’agence STT. Cette fois, on la lui passa tout de suite.
– Aija  ?
Il y eut un long «  blanc  », puis la voix de la journaliste demanda  :
– Qui... Qui est-ce  ?
– Vous avez oublié notre rendez-vous  ? dit Malko.
Le «  blanc  » fut encore plus long... À distance, il pouvait sentir le trouble de la jeune Finlandaise. Elle parvint à dire avec une gaieté forcée  :
– Oh, mon Dieu, je n’avais pas vu passer le temps. Il y a tellement de travail.
Sa voix ressemblait à un croassement.
– Ce n’est pas gentil, insista Malko, je meurs de faim.
– Mais tous les restaurants sont fermés maintenant, objecta-t-elle.
Il la sentait aux abois. C’était peut-être le moment de la faire craquer.
– Écoutez, fit-il, je viens vous chercher, nous trouverons bien un endroit pour grignoter quelque chose.
Il raccrocha sans lui laisser le temps de protester. Samira Beaj attendrait.
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Aija Sunblad sortit du 22 Yrjönkatu et regarda autour d’elle. Malko agita le bras par la vitre ouverte de la Volvo et elle avança vers lui. Ses traits étaient crispés et elle prenait visiblement sur elle pour sourire. Elle prit place à côté de lui.
– J’ai un peu de saumon fumé et de harengs à la maison, dit-elle d’un ton enjoué, plutôt forcé. Si vous voulez vous en contenter... Avec de la vodka, ce n’est pas trop mauvais. Je suis désolée de vous avoir posé un lapin. Il fallait que je termine un article.
– C’est parfait, assura Malko, en redescendant vers Esplanaden.
Cette affaire était un théâtre d’ombres où les personnages changeaient d’allure selon la lumière. Aija Sunblad faisait partie de ses adversaires, mais à quel titre  ?
Dans l’ascenseur, ils demeurèrent silencieux, elle évitait son regard. Son intérieur était comme il pouvait s’y attendre assez impersonnel et confortable. Pour donner un peu de vie aux meubles scandinaves, il aurait fallu tout le talent de Claude Dalle. Aija mit de la musique classique et disparut dans la cuisine, laissant Malko dans un petit living. Elle revint avec un grand plateau chargé de tout un assortiment de poissons fumés et une bouteille de Finlandia, dont elle remplit aussitôt deux verres. Levant le sien, elle lança d’une voix plutôt fausse  :
– A nos retrouvailles.
Elle but d’un coup. Il lui semblait qu’elle tenait absolument à prendre un peu d’assurance. Ses gestes étaient encore brusques et ses yeux le fuyaient.
Ils se mirent à manger. Elle picorait.
Le saumon était délicieux, la vodka glacée et chaque fois que Malko croisait le regard des yeux émeraudes, il entendait les cris de Leningrad. Le cou de la jeune femme le fascinait. On aurait dit une ouled-nail. Elle buvait autant que lui et ses pommettes rosissaient.
– Je vais faire du café, proposa-t-elle.
La tension, entre eux, était presque palpable. De toute évidence, Aija ne pensait jamais le revoir.
Malko demeura seul quelques instants. Puis, mû par une impulsion irrésistible, il se leva et franchit la porte de la cuisine. Aija se retourna et il vit de la panique dans ses yeux. Il s’approcha par-derrière et, se collant à elle, il emprisonna ses seins, dans ses mains, enfouissant sa bouche dans son long cou. Elle frémit à peine et dit d’une voix tremblante, presque suppliante  :
– Soyez sage.
Malko n’avait pas envie d’être galant. Presque à coup sûr, Aija l’avait envoyé à la mort. Il la sentait fermée, sur la défensive. Elle avait eu le temps de se reprendre et il ne lui arracherait rien. Alors, autant se payer sur la bête... Il la fit pivoter et devina dans ses yeux verts une sorte de résignation muette.
Quand il l’embrassa, ses grosses lèvres s’écartèrent docilement. Puis elle lui échappa, filant dans le living.
Il la rattrapa sur le canapé. Elle ne luttait plus.
Il défit les boutons de son chemisier, révélant des seins aigus et pleins, puis fit glisser la jupe, découvrant un slip en dentelles noires. Quand Malko la caressa, elle se tendit juste un peu, mais le laissa faire. Elle se comportait comme une adolescente résolue à accomplir un rite sexuel sans en avoir vraiment envie.
Cette passivité résignée finissait par exciter Malko. Aija gardait ses yeux superbes obstinément fermés. Sa respiration s’était à peine accélérée. Il fit descendre le slip le long de ses cuisses, qui resta accroché à une de ses chevilles. Voulant voir jusqu’où irait cette étrange soumission, il se libéra et lui pencha la tête vers son membre raidi. Elle résista.
– Non.
– Si, dit-il.
Il pesa sur son long cou et, finalement, elle le prit dans son énorme bouche, lui administrant une fellation inouïe de délicatesse. Mais sans aucune passion. À tel point que ce fut Malko qui l’écarta. D’elle-même, elle se retourna, agenouillée, la croupe haute sur l’étroit canapé et dit d’une voix sans timbre  :
– Prenez-moi comme ça.
Il se rua en elle et eut du mal à la pénétrer tant elle était contractée. C’était presque un viol. La tête dans ses bras, elle le laissait la pilonner.
Quand il explosa au fond de son ventre, elle ne manifesta rien, demeurant dans la même position jusqu’à ce qu’il se retire. Puis, elle le fixa avec un regard absent et dit  :
– C’était très bon.
D’une démarche souple, elle partit vers la salle de bains, laissant Malko partagé entre des sentiments contradictoires. Il aurait pu aussi bien faire l’amour à une poupée de son. Aija réapparut, drapée dans un peignoir en éponge rose et lui adressa un sourire misérable.
– Je suis très fatiguée, est-ce que vous pouvez me laisser  ?
Malko, soulagé sexuellement, n’insista pas. Ce qui venait de se passer n’était qu’un bref épisode dans sa lutte contre ces ombres. Ce soir, Aija ne dirait rien. Elle n’avait pas craqué comme il l’avait espéré. Rajusté, il se leva et elle l’accompagna à la porte.
– À bientôt, dit-il en l’embrassant.
Ses lèvres étaient froides comme celles d’une morte.
– À bientôt, dit-elle.
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Samira Beaj ouvrit en laissant l’entrebâilleur. Reconnaissant Malko, elle le fit entrer. Enveloppée dans une de ses djellabas quasi transparentes, elle était intensément provocante. Pourtant, ses grands yeux noirs semblaient figés.
Elle toisa Malko et laissa tomber  :
– Vous n’avez pas pu vous empêcher d’aller voir Aija, n’est-ce pas  ?
– C’est exact, reconnut Malko. Je voulais vérifier quelque chose.
– Vous l’avez vérifié  ?
– En partie.
Elle eut un haussement d’épaules résigné.
– Elle sait donner le change quand il le faut. C’est une femme remarquablement intelligente. C’est dommage qu’elle se soit acoquinée avec des gens aussi dangereux...
Malko scruta son regard, soudain triste et froid.
– Pourquoi avez-vous abattu cet homme  ? Qui êtes-vous  ? Comment savez-vous tant de choses sur Aija Sunblad  ?
– Je suis une amie.
– Mais encore  ?
– Un de vos homologues, dit Samira Beaj. Je travaille pour mon pays, Israël. Et depuis des mois, je surveille Aija Sunblad.
1. Bonjour.