CHAPITRE X
Le Mossad  !
Tout devenait clair  ! Malko se dit que ce métier réservait vraiment des surprises. Celle-là, il ne l’avait pas vue venir. Sachant pourtant que la Centrale israélienne avait beaucoup d’agents dormants sous des couvertures diverses dans des tas de pays. Il allait peut-être enfin en apprendre plus. C’est Donald Gast, le chef de station de la CIA à Helsinki, qui allait en faire une tête... Lui aurait dû repérer Samira.
– Vous n’êtes pas libanaise  ? demanda-t-il.
Instinctivement, il s’était remis à la vouvoyer. Comme s’il avait affaire à une autre femme.
– Je suis juive, lança fièrement Samira. Israélienne et sabra, je parle arabe comme une Arabe et j’ai réellement vécu au Liban. Vous savez, on nous sélectionne très durement, mais je suis heureuse de servir mon pays. Après cette mission, j’irai me reposer quelques mois dans un kibboutz puis je repartirai. Nous sommes sans cesse en danger. Encore plus maintenant...
– Pourquoi  ?
L’agent du Mossad eut un sourire amer.
– Les Palestiniens ont mis un quart de siècle à comprendre que, pour nous gêner, il fallait avoir l’opinion internationale avec eux... L’Intifada est notre plus grande menace. Peu à peu, l’image d’Israël se brouille et nous perdons certains de nos alliés.
– Vous en avez encore, remarqua Malko. Mais j’ai beaucoup de questions à vous poser.
– J’ai préparé du café, dit-elle, venez.
Il y avait un plateau sur le grand lit bas. Cette phrase rappela quelque chose à Malko. L’Israélienne croisa un bref instant le regard de ses yeux dorés et eut la même pensée. Elle vint s’asseoir à côté de lui.
– Je suis aussi une femme, dit-elle. Rien, dans ma mission, ne m’obligeait à devenir votre maîtresse. Il y avait d’autres moyens pour vous approcher. C’était – elle hésita sur le terme – une... incartade très agréable. Même si j’ai été obligée de le dire à mes chefs. Parce que cela représentait un risque de sécurité, à leurs yeux.
Elle parlait d’une voix douce et lente, pressée contre lui. Malko, pour pratiquer le même métier, savait qu’on ne faisait pas toujours les choses sur commande. Mais son ego en prenait un coup... Les deux femmes avec qui il avait fait l’amour à Helsinki n’étaient pas vraiment motivées par des raisons personnelles. Samira se leva et sortit du réfrigérateur une bouteille de vodka et une de Cointreau. Elle remplit deux verres et en tendit un à Malko.
– Je connais tous vos goûts, vous savez. Je vous admire beaucoup. Même si parfois, nous n’avons pas eu les mêmes intérêts... 1
Malko but d’un coup. Il avait hâte de comprendre ce puzzle. Samira trempa les lèvres dans son verre.
– Comment et pourquoi êtes-vous à Helsinki  ? demanda-t-il.
– Au départ, j’ai été envoyée ici pour surveiller la délégation du PLO. Dans chaque ville où il y en a une, nous essayons de la «  pénétrer  ». Ce qui se passe en ce moment, le rapprochement des Palestiniens avec les États-Unis, est très grave pour nous. Et puis, il y a quelques mois, une de nos équipes a traqué un groupe terroriste à Chypre. Des mercenaires commandés par un chef que nous n’avons jamais pu identifier parce qu’il leur a filé entre les mains. Notre équipe a pu les liquider en faisant sauter le véhicule où ils se trouvaient. Dans les documents que nous avons ensuite récupérés, il y avait une photo à moitié brûlée.
– Celle d’Aija Sunblad  ?
– Oui. Au départ, bien sûr, nous ignorions qui elle était. Nous n’avons pu la relier à aucun des quatre membres de ce commando.
– Ils appartenaient à quel groupe  ?
– Aucun. C’étaient des mercenaires, d’anciens miliciens libanais sur le pavé, recrutés à travers différents intermédiaires, pour des gens qu’ils ne connaissaient même pas. Cela arrive tout le temps. Il y avait un chrétien et trois musulmans, dont deux Chiites. Nous les avons criblés sans trouver rien de significatif à leur égard.
– Et leur chef  ?
– Rien non plus. Il a été très habile. Mais au dos de la photo il y avait le cachet d’un photographe finlandais d’Helsinki... Je vous passe les détails, mais nous avons finalement pu identifier Aija Sunblad. Mes chefs ont étudié le problème et décidé que je me concentre sur elle.
– Et qu’ont donné vos recherches  ?
L’Israélienne baissa tristement la tête.
– Rien, jusqu’ici. Évidemment, j’ai fait une enquête d’environnement poussée, mais je n’ai pu devenir son intime. Ce qui était le but de ma mission. Elle se méfie. Je n’ai même pas réussi à aller chez elle. Et, ici, à Helsinki, nous n’avons pas d’équipe «  action  » pour pénétrer son appartement. De toute façon je pense qu’on n’y trouverait rien... Elle est extrêmement prudente.
Malko était de plus en plus intrigué.
– Mais enfin qu’est-ce qui vous fait «  être certaine  » qu’elle est impliquée avec des terroristes  ? Cette photo a pu se trouver dans cette voiture pour de multiples raisons.
Le visage de son interlocutrice se ferma.
– Vous parlez comme les Finlandais, dit-elle, avec une once de mépris. Jamais Aija Sunblad n’a mentionné un contact avec des gens du Moyen-Orient. J’ai fait le tour de tous ceux qui la connaissent. Elle prétend apprendre l’arabe pour faciliter ses reportages au Moyen-Orient. Or, c’est une région à laquelle la Finlande ne s’intéresse pas du tout. Donc, si elle dissimule ses liens avec un Arabe, c’est pour une bonne raison. D’ailleurs, ce qui s’est passé ensuite le prouve, conclut-elle triomphalement.
– Quoi  ?
– Le meurtre de Khalil Aynam, d’abord. Nous savions qu’il travaillait pour les Américains. Ensuite celui de ce Finlandais. Fredrik Skytten.
– Savez-vous pourquoi il a été tué  ?
– Non. Mais, maintenant, je suis presque certaine de savoir par qui  !
– Qui  ?
– Moktar Godzadeh, celui qui a voulu vous abattre ce soir. Celui-là aussi, je l’avais repéré. C’était un faux diplomate, une créature de Ali Akbar Mochtachami, le ministre de l’Intérieur d’Iran. Spécialiste en terrorisme.
«  Ensuite, il y a eu le voyage d’Aija à Zurich et Leningrad. Tout cela nous confirme qu’elle est liée intimement à un important réseau terroriste.
– Pourquoi votre pays n’a-t-il pas demandé la collaboration de la police finnoise  ?
L’Israélienne eut une moue pleine de mépris.
– Ils sont tout juste bons à attraper des voleurs de poules. Et leur loi interdit les écoutes téléphoniques... Quant aux terroristes, il n’en ont vu qu’à la télévision. Ils s’imaginent que parce que les étrangers sont très peu nombreux chez eux, ils sont à l’abri...
Malko se reversa un peu de vodka.
– Il y a quand même un mystère, dit-il. Comment vous êtes-vous trouvée tout à l’heure en face du Casino, armée et prête à intervenir  ?
– Remerciez ma Centrale, fit l’Israélienne. Ils ont intercepté des communications radio entre Téhéran et Moktar Godzadeh. Lui donnant des ordres pour une «  action ponctuelle  » aujourd’hui. J’ai reçu l’ordre de le suivre... Et j’ai agi. Que faisiez-vous à cet endroit  ?
– J’attendais Aija Suriblad, fit simplement Malko.
– Je crois que la cause est entendue, conclut l’Israélienne. Il me manque seulement un élément. Pourquoi ce groupe a-t-il pris deux fois le risque d’éliminer physiquement des adversaires, Fredrik Skytten et vous  ?
– Pour moi, je crois savoir, fit Malko. Aija m’a vu à Leningrad, elle a dû croire que j’avais identifié celui avec qui elle avait rendez-vous. Quant à Skytten, il en savait sûrement trop sur Aija.
– Il y a sûrement un attentat important en préparation. Ils ont décidé d’utiliser pour base un pays «  neuf  » comme la Finlande, où la police n’est pas familiarisée avec les problèmes du terrorisme.
Un ange passa. Malko revoyait le long cou gracile de Aija et entendait ses cris de plaisir dans la chambre de Leningrad. Comment une créature aussi féminine pouvait-elle s’être embarquée dans l’horreur  ? Ce n’était hélas pas la première fois qu’un terroriste séduisait une «  allumée  » et s’en servait. Quelquefois, la victime y laissait la vie... L’Israélienne l’observait.
– Vous n’êtes pas d’accord  ?
– Si.
Il lui raconta l’épisode amoureux de Leningrad et elle secoua la tête, accablée.
– L’idiote  ! Ces Finlandaises sont tellement assoiffées d’amour qu’elles perdent la tête dès qu’on les baise bien. Il faut absolument identifier cet homme. Celui qui a récupéré le sac. C’est la piste qui nous mènera à quelque chose.
Malko se souvint soudain d’une brève rencontre.
– Et le jeune Libanais que nous avons vu au Happy Days  ? Lui aussi connaît Aija.
– Walid Jaafar  ? Nous l’avons criblé, ici, à Beyrouth et aux États-Unis. Il est complètement clair. Un fils de famille qui fait ses études et n’a jamais été mêlé à la politique. D’ailleurs, il repart bientôt aux USA. Il est amoureux comme on l’est à son âge et cela doit amuser Aija.
– Et ce Moktar Godzadeh  ?
– Celui-là, nous le connaissons  ! Il a été entraîné dans la Bekaa par les groupes de Hezbollah. Il a déjà commandité plusieurs actions contre nous. Il est sûrement intervenu à la demande de l’homme de Leningrad. Aija vous a vu et le lui a dit.
«  À ce stade, vous êtes le seul susceptible d’avoir identifié le responsable de ce qui se prépare. Cela valait la peine de vous éliminer. C’est cela, la clef. Cet Iranien était diplomate, les risques étaient limités  : une expulsion, mais les avantages énormes. Et Aija a essayé de vous donner le change ensuite en vous laissant la «  séduire  ».
– Vous ne risquez pas des problèmes, après ce qui s’est passé ce soir  ? demanda-t-il.
Un sourire de l’Israélienne le rassura.
– Personne n’a pu m’identifier ni même me soupçonner. Le pistolet que j’ai utilisé est déjà dans notre ambassade. Et la SUPO n’a aucune expérience de ce genre d’affaires.
– La CIA sait qui vous êtes  ?
– Non. Nous sommes alliés, mais nous ne nous disons pas tout... À cause de l’incident de ce soir, mes chefs m’ont autorisée à vous parler. Bien entendu, vous pouvez aussi rendre compte.
Elle avait un langage totalement militaire. Cela intriguait Malko. Comme sa double personnalité. Cette femme épanouie et sensuelle avait froidement tué un homme deux heures plus tôt.
– Sans me dire votre nom, dites-moi au moins qui vous êtes, demanda-t-il.
– J’appartiens à Tsahal, j’ai le rang de capitaine, j’ai même servi en uniforme avant d’être recrutée par la branche militaire du Mossad. C’est tout ce que je peux vous dire.
Son sourire était un peu crispé. Elle rappelait à Malko Natalya, la jeune Soviétique de Kaboul1. Même physique attirant, même dévouement à son pays, même froideur et même passion amoureuse. Une nouvelle race de femmes qui vivaient vraiment comme des hommes... Ils s’observèrent quelques instants.
– Et maintenant  ? demanda-t-il.
– L’enquête continue. Il faut identifier l’amant d’Aija et ensuite essayer de prévoir ce qu’il prépare pour l’en empêcher. Yasser Arafat vient en Finlande dans quelques semaines. Ils ont peut-être l’intention de l’assassiner...
Malko sourit  :
– Vous ne pleurerez pas des larmes de sang...
Samira ne broncha pas.
– Je hais tous les Palestiniens, dit-elle simplement. Ils veulent nous détruire comme les Nazis pendant la dernière guerre. Mais mon gouvernement peut avoir des raisons d’épargner Yasser Arafat. Pour le moment. Les Américains sont tombés amoureux de lui, ajouta-t-elle avec une ironie amère. Ils oublient vite les crimes qu’il a commis.
Malko se leva, il n’avait pas envie de prolonger cette discussion. Maintenant, un grand coin de voile s’était levé... Il savait où se trouvaient ses amis et ses ennemis. Le pivot de tout était Aija Sunblad, qui était sur ses gardes et prête à tout.
– Je vais rendre compte, dit-il. Nous nous parlerons.
– Pas au téléphone, précisa l’Israélienne. On ne sait jamais. Je ne crois pas totalement les Finlandais.
Elle se leva à son tour et l’étreignit, levant le visage vers lui avec un sourire très doux.
– Un jour, j’espère que nous connaîtrons la paix, dit-elle. Et que vous viendrez dans mon pays.
Son corps transmettait le même message. Elle le regarda prendre l’ascenseur.
La rue était calme et sombre et ses pas résonnaient sur le macadam. Helsinki dormait. Il longea le port avec ses gros ferry-boats, regagnant l’Intercontinental. Se demandant comment remonter au mystérieux amant de la Finlandaise.
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– Le Mossad  ! Ah, les chiens  !
Le chef de station de la CIA ne décolérait pas. Penser que les Services israéliens avaient implanté un réseau sous son nez et celui des Finlandais  ! C’étaient vraiment les plus forts.
Une cellule de crise était réunie à l’ambassade U.S. Le meurtre du diplomate iranien faisait la une des journaux finlandais qui l’expliquaient par un règlement de compte. Les membres de la mission du PLO avaient tous été interrogés et juraient qu’ils n’y étaient pour rien... Jim Mac Lane rompit le silence  :
– La présence de cette Israélienne prouve au moins que j’étais sur la bonne piste. Il faut conjuguer nos efforts.
Le représentant de la CIA fit la grimace.
– Je n’aime pas beaucoup travailler avec les «  schlomos  », dit-il. Ils nous ont souvent baisés dans le passé. Ils sont trop tordus et nous n’avons pas les mêmes intérêts...
– OK, OK, fit le special agent du FBI. Au moins, faisons semblant pour le moment.
– D’autant, continua Donald Gast, qu’ils n’ont rien trouvé. C’est Malko qui a débusqué le lièvre.
– Sauf si elle ne m’a pas tout dit, objecta ce dernier. Moi aussi, je connais les Israéliens. Ils abattent rarement toutes leurs cartes...
Jim Mac Lane prit sa tête chevaline entre ses mains et gémit.
Wait a minute  ! On dirait que vous êtes en train de vous disputer une élection. Il s’agit de mettre des terroristes hors d’état de nuire  ! Un point c’est tout  ! Unissons nos efforts. Si nous allons raconter notre histoire aux Finlandais, ils vont tout balancer à Aija Sunblad qui rentrera dans sa coquille après avoir prévenu son copain. Il y a une opération en cours à partir d’ici. Il faut la démolir.
«  Avec ou sans les Israéliens, OK  ?
– OK, fit Donald Gast de mauvaise grâce.
Malko intervint alors.
– Je connais la silhouette de l’amant d’Aija et c’est tout. Nous supposons qu’il est arabe. À part ça, rien. Comme il y a peu de chances qu’il se pointe ici, c’est à nous de trouver sa planque et d’abord de l’identifier. Seulement, les éléments manquent.
Donald Gast prenait des notes. Il leva la tête.
– Il faut que je parle à Langley. Retrouvons-nous ici à trois heures.
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À l’expression tendue de Donald Gast, Malko comprit aussitôt qu’il se passait des choses graves. L’Américain n’y alla pas par quatre chemins.
– J’ai discuté de notre affaire pendant deux heures. D’abord, avec le Directeur Général, ensuite avec le Conseiller du président pour la Sécurité. Le Président a été avisé et a signé aujourd’hui même un «  finding  ». Nous sommes autorisés à employer tous les moyens pour identifier ce terroriste, empêcher l’attentat vraisemblablement en préparation et les mettre hors d’état de nuire, lui et son organisation. Le FBI nous offre son entière collaboration. Malko, vous êtes officiellement chargé de cette mission.
Malko le regarda, un peu estomaqué.
– Je crois que nous avons fait le tour du problème. Je n’ai rien de nouveau.
– Moi, si, annonça le chef de station de la CIA. À Zurich. Vous allez retourner là-bas.
1. Voir Le gardien d’Israël, SAS n° 51.