CHAPITRE XIX
Aija Sunblad secoua lentement la tête. L’Halcion ralentissait ses mouvements et elle ressemblait à une somnambule.
– Je ne vous crois pas, fit-elle.
– D’abord, une question, répliqua Malko. Savez-vous sous quel nom il voyage  ?
Elle haussa les épaules avec un vague sourire ironique.
– Il a tous les passeports qu’il veut. Je ne sais jamais sous quel nom il se trouve. Il utilise rarement deux fois le même.
– Il vient souvent en Europe de l’Ouest  ?
– Très rarement. Et pour très peu de temps.
– Bien. Vous avez une possibilité de le joindre  ?
– Le numéro d’Athènes et un autre à Beyrouth que je ne dois appeler que d’une cabine.
– Très bien. Vous allez appeler Athènes d’abord. Pour lui annoncer qu’il y a un problème avec la banque à Zurich.
L’idée mit quelques secondes à cheminer dans sa tête, puis son regard devint moins flou.
– Mais ce n’est pas vrai, protesta-t-elle.
Malko sourit, indulgent.
– Évidemment  ! Vous allez lui dire que le FBI est intervenu auprès de la Banque qui vous a prévenue. Ils recherchent tous les dépôts suspects et vous ont posé des tas de questions.
Elle l’arrêta d’un geste.
– Je ne peux pas dire tout cela au téléphone. Je laisse seulement un message prévenant qu’il y a un problème urgent. Il me rappellera.
– Chez vous  ?
– Oui. Mais il faudrait que j’y retourne dans ce cas.
La ficelle était un peu grosse. Malko sourit.
– Pas la peine  : votre ligne est dérivée sur ce bateau... Il ne peut se rendre compte de rien. Donc vous lui expliquerez ce que je viens de vous dire. Que la banque vous a demandé de transférer votre compte et de reprendre le contenu de votre coffre.
Les mains de la jeune femme jouaient avec les draps. Nerveusement.
L’Halcion avait beau la déconnecter, le sujet était tellement sensible que son angoisse reparaissait.
– Et ensuite  ?
– Ensuite  ? Cela m’étonnerait beaucoup qu’il ne vienne pas. Si vous ouvrez un nouveau compte à deux, il faut qu’il se montre au moins une fois avec vous et qu’il dépose sa signature. Sinon, il est totalement entre vos mains. Un homme comme lui ne l’acceptera pas. Dites-lui aussi que vous avez trouvé une autre banque. En Autriche.
– Il me demandera comment.
– C’est votre banque de Zurich qui vous l’a recommandée. Il ne demandera pas le nom.
Elle demeura silencieuse, la main posée sur le téléphone. Son regard croisa celui de Malko  : ses yeux verts étaient pleins de larmes.
Ils s’affrontèrent du regard des secondes qui semblèrent interminables à Malko. Enfin, la jeune femme étendit une main tremblante vers le téléphone, décrocha et commença à composer le numéro. Malko n’osait pas dire un mot pour ne pas rompre le charme. Trois fois, elle recommença  : les circuits étaient occupés. Enfin, cela passa. Malko attendit, suspendu à ses lèvres. La voix d’Aija était troublée à souhait lorsqu’elle dit  :
«  Prends contact avec moi, le plus vite possible. Il y a un problème à Zurich  ».
Elle remit l’appareil en place  : les dés étaient jetés.
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Deux jours d’angoisse. Le téléphone avait sonné plusieurs fois, mais toujours pour des communications anodines... Officiellement, grâce à la collaboration d’Ilnari Kaarnola, Aija Sunblad était souffrante. Le temps passait lentement sur le bateau pour Malko. Sa tension était telle qu’il n’arrivait même pas à lire. Il se contentait de regarder les nouvelles sur une petite merveille technique, une mini télévision Sony à piles, avec un écran à cristaux liquides de 8 cm de côté. Les Américains, eux, alternaient le Johnny Walker sans eau et le café sucré pour rester éveillés. L’équipage, des hommes de la CIA, était quasiment invisible et le médecin n’intervenait que pour doser l’Halcion administré à Aija Sunblad. Une seule question obsédait Malko.
Que faisait Ali Muganieh  ?
Impossible même de savoir si le message lui était parvenu. Il priait le ciel pour que les chaussettes cloutées de la CIA d’Athènes aient été prudentes. Muganieh avait sûrement un dispositif de surveillance. S’il s’apercevait que l’appartement était repéré, il ne donnerait plus signe de vie... Accoudé au bastingage, Malko regardait l’eau noire lorsqu’il entendit des pas pressés derrière lui. C’était Donald Gast.
– Venez, lança l’Américain. Il est au téléphone.
Il était presque onze heures du soir.
Ils dégringolèrent dans une cabine aménagée en centre d’écoute. Un haut-parleur retransmettait la conversation en cours. Malko identifia aussitôt la voix d’Aija. La jeune femme était en train de raconter son histoire avec une intonation totalement authentique. De l’autre côté, il n’y avait que des monosyllabes... La Finlandaise termina et on n’entendit plus que des craquements d’électricité statique. Au point qu’ils crurent qu’Ali Muganieh avait raccroché.
– Tu es là  ? demanda anxieusement Aija.
– Oui.
Une voix sourde, volontairement distante. Donald Gast prit un bloc et écrivit pour Malko  : «  Il se méfie  »...
Aija avala sa salive et demanda  :
– Qu’est-ce que tu veux faire  ?
Nouveau silence. Interminable. Puis Ali Muganieh demanda  :
– Tu es seule  ?
Malko crut qu’on lui déversait un seau d’adrénaline dans les artères... Il échangea un coup d’oeil avec Donald Gast tandis qu’Aija disait d’une voix pleine de reproche  :
– Évidemment.
– Bien, bien, fit Muganieh. Je te rappelle.
– Je t’aime, tu me manques, cria Aija.
Trop tard, il avait déjà raccroché. Paniqué, Malko se rua dans la cabine de la jeune femme. Elle était assise sur son lit, une drôle de lueur dans le regard.
– Vous êtes content  ! dit-elle d’un ton plein de défi.
Elle avait complètement changé d’attitude, semblant presque fière de plaire à Malko. Confusément, celui-ci sentait que l’Halcion n’était pas le seul responsable de sa nouvelle attitude. La drogue avait, certes, brisé ses défenses psychologiques, mais il y avait autre chose. La jeune femme avait besoin d’un «  maître  » et elle était peut-être, sous la pression des circonstances, en train d’en changer.
– Pourquoi a-t-il demandé si vous étiez seule  ?
– Oh, il le fait toujours, il est très jaloux. Il fait semblant de croire que je le trompe.
Malko ne cacha pas son soulagement. Il s’assit dans son fauteuil habituel. Très vraisemblablement, Ali Muganieh avait appelé de Syrie ou du Liban. On allait le savoir vite grâce aux écoutes CIA. De là, il ne pouvait vérifier l’histoire de la banque. Il était obligé de venir à Zurich. Aija observait Malko.
– Pourquoi vous donnez-vous tout ce mal  ?
Il eut un sourire triste.
– Parce que j’ai de l’imagination... Près de 300 personnes sont mortes dans cet attentat. Une mort atroce. Sans raison. Ali Muganieh est un malade, un fou sanguinaire sous des apparences calmes, un tueur psychopathe. Comme...
Il s’arrêta brusquement. Aija le fixait, les prunelles dilatées. Deux grosses taches vertes.
– Comme moi  ?
– Non, fit Malko.
Les coins de la bouche d’Aija s’abaissèrent, déformant ses belles lèvres.
– Tout cela était abstrait  ! soupira-t-elle. C’est vrai, il m’avait dit que la bombe n’exploserait pas, qu’il voulait seulement leur faire peur. J’ai été assez idiote pour le croire. Maintenant, j’en rêve toutes les nuits. Donnez-moi encore de la vodka.
Il obéit, tout en sachant qu’elle était toujours sous Halcion. Aija vida son verre d’un coup, et le tendit à Malko, les pommettes rosies. Comme si elle se sentait soulagée d’avoir attiré son amant dans un piège. Il lui reversa à boire, et elle demanda  :
– Je voudrais aller sur le pont. Je n’en peux plus d’être ici.
Elle avait donné des gages. Il lui sourit.
– Bien, allons-y.
Aussitôt, elle rejeta ses couvertures  ; elle ne portait qu’un slip de dentelles et un soutien-gorge. Elle passa une robe légère par-dessus, et précéda Malko.
Ils gagnèrent l’avant, une grande plage couverte de coussins. Il était plus de onze heures et le soleil brillait à l’horizon comme une grosse orange. On ne voyait pas l’île, située derrière eux. Aija s’installa sur les coussins, rejointe par Malko. Le calme était impressionnant.
Une brise fraîche soufflait de l’est. Aija frissonna et se rapprocha de Malko.
– Vous voulez rentrer  ? demanda-t-il.
– Non.
Ses yeux verts étaient fixés sur lui. Éclairés d’une lueur trouble. Elle posa d’abord la tête sur son épaule, puis son corps tout entier bascula contre le sien. Il la sentait trembler.
Elle leva le visage vers lui, sa grosse bouche entrouverte, et l’embrassa soudain avec violence. De tout son corps, son pubis pressé contre lui, à en perdre le souffle. Une main se crispa sur sa nuque, leurs dents s’entrechoquèrent. Puis, elle s’éloigna et il vit des larmes couler sur son visage.
– Rentrons, j’ai froid, dit-elle.
Elle le précéda dans sa cabine. Sans un mot, elle déboutonna sa robe et s’allongea sur le lit.
À peine l’eut-il rejointe qu’elle se lova contre lui, l’étreignant avec une sorte de passion désespérée, sans sembler réaliser ce qu’elle faisait. Le mélange d’Halcion et d’alcool la déchaînait. Ce fut elle qui déshabilla Malko, enserrant ensuite son sexe à lui faire mal. Puis, écartant le slip de dentelles, elle le plongea littéralement dans son ventre avec un cri d’agonie.
Malko s’engouffra dans le fourreau brûlant et onctueux, tandis que les jambes et les bras d’Aija se refermaient autour de lui. Ses reins venaient à la rencontre des siens, par saccades furieuses, essayant de l’enfoncer au plus profond d’elle.
Ça n’avait rien à voir avec leur première étreinte. Il ne résista pas longtemps à ce volcan. Lorsqu’il explosa en elle, Aija fut secouée d’un spasme violent, ses jambes se détendirent comme tétanisées. Il croisa son regard, presque révulsé, et elle dit d’une voix absente  :
– Je t’avais haï lorsque tu m’as baisée la première fois.
– Pourquoi l’avoir fait  ?
Elle eut un sourire triste.
– J’étais folle. Je voulais te faire croire des choses. Tu sais bien...
Elle se tut et sa tête tomba de côté. Elle dormait.
Malko demeura à côté d’elle, bercé par le bruit de la mer. Se demandant comment cette histoire allait se terminer. Il avait «  retourné  » Aija, mais n’en éprouvait qu’un sentiment de gêne...
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Aija Sunblad ouvrit les yeux et son regard croisa celui de Malko. Pendant quelques instants, elle sembla ne plus se souvenir de l’endroit où elle se trouvait. Puis, des larmes se mirent à inonder son visage.
– Qu’avez-vous  ? demanda-t-il.
– Tout cela est un cauchemar, murmura-t-elle. Et cela avait commencé si bien...
– Mais pourquoi avez-vous fait tout cela pour cet homme  ?
Elle lui adressa un regard apitoyé.
– Je suis tombée folle amoureuse de lui. Vous ne pouvez pas comprendre. J’ai toujours été une grande sensuelle. Mais ici, en Finlande, les hommes ne sont pas ainsi. Ils pensent surtout à boire. Quand j’ai fait l’amour avec lui, j’ai cru défaillir tant les sensations que j’éprouvais étaient violentes. Il s’en est aperçu, je crois. J’aurais fait n’importe quoi pour que cela continue...
«  Quand il m’a révélé sa véritable activité, son rôle de combattant de la guerre secrète, sa lutte pour libérer son pays, je me suis encore plus attachée à lui. C’était plus romantique qu’un businessman lybien. Et il était si gentil avec moi. M’expliquant même que les Arabes n’étaient pas responsables des persécutions anti-juives pendant la guerre. Que les Juifs leur avaient volé leur terre. Qu’il lutterait jusqu’à son dernier souffle. Mais il ne m’avait jamais demandé de participer directement à un attentat jusqu’à l’autre jour...
«  C’est lui qui m’avait donné son téléphone, s’il y avait un problème, m’expliquant que le Mossad voulait le tuer et qu’ils risquaient de me tuer aussi, s’ils apprenaient que je l’aidais. Lorsqu’il y a eu le problème avec Fredrik, je l’ai appelé. Je ne savais pas qu’il voulait le tuer...
«  Ensuite, je ne pouvais plus reculer. J’étais comme dédoublée.
Malko écoutait, fasciné devant ce lavage de cerveau  : Aija était tout, sauf une imbécile... Elle vint se blottir dans ses bras et leva son visage vers lui.
– Je me sens terriblement seule. Prenez-moi dans vos bras.
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Ali Muganieh téléphona deux jours plus tard, alors qu’ils commençaient tous à se décourager. Il était six heures du soir, Malko et Donald Gast n’eurent que le temps de prendre l’écoute.
– C’est moi, dit le Palestinien. Je suis à Berlin.
– Tu veux que je vienne  ? demanda Aija.
Malko tiqua. Elle était presque trop naturelle. Chaque soir, elle le retenait dans sa cabine et ils faisaient l’amour. Ils ne parlaient jamais du passé, ni de l’avenir. Maintenant, ils touchaient au but. Malko avait l’impression de se trouver à la pêche au gros  : quand on a ferré un énorme marlin et qu’il commence à se débattre au bout de la ligne. Sachant qu’on a une chance sur dix de le ramener à bord.
– Tu vas aller à Vienne, dit Muganieh. Essaie de partir demain matin. Va à l’hôtel Bristol et attends-moi. Dis à tes employeurs que tu te rends dans une autre ville.
– Bien, fit Aija, je...
Clac. On avait raccroché. Malko et Donald Gast échangèrent un regard de triomphe  : le marlin se rapprochait.
– C’est normal qu’il passe par Berlin-est, remarqua l’Américain. Nous savons qu’il a été formé au maniement des explosifs par un officier de la Stasi 1. Il doit avoir conservé des liens. Ensuite, il passe à l’Ouest sans problème à «  Check-point Charlie  ».
– On va l’attendre là  ?
– Non, dit Malko. J’ai une meilleure idée. Aija m’a dit qu’à chacun de ses voyages, elle loue une voiture à son nom, à elle. Je sais comment nous allons procéder. Muganieh n’est sûrement pas seul. Je ne veux pas déclencher un massacre. Nous allons le prendre à son propre jeu.
– Comment  ?
Malko expliqua son plan à l’Américain. Lorsqu’il eut terminé, le chef de poste de la CIA lui lança un regard admiratif et vaguement inquiet.
– C’est diabolique  ! Heureusement que vous ne travaillez pas contre nous...
– Vous me féliciterez plus tard, fit Malko. Je vais voir Aija. Sans elle, rien ne fonctionne.
Il trouva la jeune femme en train de fumer nerveusement. Visiblement la conversation avec son amant l’avait perturbée. Elle adressa à Malko un sourire un peu forcé.
– Eh bien voilà  ! Ça va se passer très vite.
Elle souriait d’un seul côté de la bouche, comme si elle était atteinte d’hémiplégie. Et ses yeux ne souriaient pas du tout.
– N’ayez pas peur, dit Malko. Tout se passera bien  ; pour lui et pour vous.
Elle eut un léger haussement d’épaules.
– Oh, je n’ai pas peur, mais je ne sais pas comment je vais me comporter quand je me retrouverai en face de lui. J’espère qu’il ne se rendra compte de rien.
– J’espère aussi, dit Malko. De toute façon, nous serons là pour vous protéger.
– Qu’attendez-vous de moi exactement  ?
Il eut un sourire rassurant.
– Pas grand-chose. Que vous fassiez ce qu’il demande. Vous viendrez le chercher après avoir loué une voiture. Simplement, à un moment donné, vous vous esquiverez. Ensuite, vous pourrez revenir à Helsinki.
Les yeux verts en amande se voilèrent. Ils savaient tous les deux que cela risquait fort de ne pas se passer de cette façon idyllique.
– Vous me promettez de ne pas lui faire de mal  ?
– Je vous le promets.
– J’ai peur, dit-elle.
Malko aussi avait peur. Mais pas pour les mêmes raisons. Son estomac ne se dénouerait qu’une fois le marlin pris. C’était une question d’heures, mais il avait en face de lui un adversaire méfiant et dangereux. Et les meilleurs plans ont toujours une faille.
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