RELATIONS ENTRE LES CITÉS. LA GUERRE.
LA PAIX. L’ALLIANCE DES DIEUX
La religion, qu’exerçait un si grand empire sur la vie intérieure de la cité, intervenait avec la même autorité dans toutes les relations que les cités avaient entre elles. C’est ce qu’on peut voir en observant comment les hommes de ces vieux âges se faisaient la guerre, comment ils concluaient la paix, comment ils formaient des alliances.
Deux cités étaient deux associations religieuses qui n’avaient pas les mêmes dieux. Quand elles étaient en guerre, ce n’étaient pas seulement les hommes qui combattaient, les dieux aussi prenaient part à la lutte. Qu’on ne croie pas que ce soit là une simple fiction poétique. Il y a eu chez les anciens une croyance très arrêtée et très vivace en vertu de laquelle chaque armée emmenait avec elle ses dieux. On était convaincu qu’ils combattaient dans la mêlée ; les soldats les défendaient, et ils défendaient les soldats. En combattant contre l’ennemi, chacun croyait combattre aussi contre les dieux de l’autre cité ; ces dieux étrangers, il était permis de les détester, de les injurier, de les frapper ; on pouvait les faire prisonniers.
La guerre avait ainsi un aspect étrange. Il faut se représenter deux petites armées en présence ; chacune a au milieu d’elle ses statues, son autel, ses enseignes qui sont des emblèmes sacrés596 ; chacune a ses oracles qui lui ont promis le succès, ses augures et ses devins qui lui assurent la victoire. Avant la bataille, chaque soldat dans les deux armées pense et dit comme ce Grec dans Euripide : « Les dieux qui combattent avec nous sont plus forts que ceux qui sont avec nos ennemis. » Chaque armée prononce contre l’armée ennemie une imprécation dans le genre de celle dont Macrobe nous a conservé la formule : « Ô dieux ! répandez l’effroi, la terreur, le mal parmi nos ennemis. Que ces hommes et quiconque habite leurs champs et leur ville soient par vous privés de la lumière du soleil. Que cette ville et leurs champs, et leurs têtes et leurs personnes, vous soient dévoués597. » Cela dit, on se bat des deux côtés avec cet acharnement sauvage que donne la pensée qu’on a des dieux pour soi et qu’on combat contre des dieux étrangers. Pas de merci pour l’ennemi ; la guerre est implacable ; la religion préside à la lutte et excite les combattants. Il ne peut y avoir aucune règle supérieure qui tempère le désir de tuer ; il est permis d’égorger les prisonniers, d’achever les blessés.
Même en dehors du champ de bataille, on n’a pas l’idée d’un devoir, quel qu’il soit, vis-à-vis de l’ennemi. Il n’y a jamais de droit pour l’étranger ; à plus forte raison n’y en a-t-il pas quand on lui fait la guerre. On n’a pas à distinguer à son égard le juste et l’injuste. Mucius Scaevola et tous les Romains ont cru qu’il était beau d’assassiner un ennemi. Le consul Marcius se vantait publiquement d’avoir trompé le roi de Macédoine. Paul-Émile vendit comme esclaves cent mille Épirotes qui s’étaient remis volontairement dans ses mains598.
Le Lacédémonien Phébidas, en pleine paix, s’était emparé de la citadelle des Thébains. On interrogeait Agésilas sur la justice de cette action : « Examinez seulement si elle est utile, dit le roi ; car dès qu’une action est utile à la patrie, il est beau de la faire. » Voilà le droit des gens des cités anciennes. Un autre roi de Sparte, Cléomène, disait que tout le mal qu’on pouvait faire aux ennemis était toujours juste aux yeux des dieux et des hommes599.
Le vainqueur pouvait user de sa victoire comme il lui plaisait. Aucune loi divine ni humaine n’arrêtait sa vengeance ou sa cupidité. Le jour où Athènes décréta que tous les Mityléniens, sans distinction de sexe ni d’âge, seraient exterminés, elle ne croyait pas dépasser son droit ; quand, le lendemain, elle revint sur son décret et se contenta de mettre à mort mille citoyens et de confisquer toutes les terres, elle se crut humaine et indulgente. Après la prise de Platées, les hommes furent égorgés, les femmes vendues, et personne n’accusa les vainqueurs d’avoir violé le droit600.
On ne faisait pas seulement la guerre aux soldats : on la faisait à la population tout entière, hommes, femmes, enfants, esclaves. On ne la faisait pas seulement aux êtres humains ; on la faisait aux champs et aux moissons. On brûlait les maisons, on abattait les arbres ; la récolte de l’ennemi était presque toujours dévouée aux dieux infernaux et par conséquent brûlée601. On exterminait les bestiaux ; on détruisait même les semis qui auraient pu produire l’année suivante. Une guerre pouvait faire disparaître d’un seul coup le nom et la race de tout un peuple et transformer une contrée fertile en un désert. C’est en vertu de ce droit de la guerre que Rome a étendu la solitude autour d’elle ; du territoire où les Volsques avaient vingt-trois cités, elle a fait les marais pontins ; les cinquante-trois villes du Latium ont disparu ; dans le Samnium on put longtemps reconnaître les lieux où les armées romaines avaient passé, moins aux vestiges de leurs camps qu’à la solitude qui régnait aux environs602.
Quand le vainqueur n’exterminait pas les vaincus, il avait le droit de supprimer leur cité, c’est-à-dire de briser leur association religieuse et politique. Alors les cultes cessaient et les dieux étaient oubliés603. La religion de la cité étant abattue, la religion de chaque famille disparaissait en même temps. Les foyers s’éteignaient. Avec le culte tombaient les lois, le droit civil, la famille, la propriété, tout ce qui s’étayait sur la religion604. Écoutons le vaincu à qui l’on fait grâce de la vie ; on lui fait prononcer la formule suivante : « Je donne ma personne, ma ville, ma terre, l’eau qui y coule, mes dieux termes, mes temples, mes objets mobiliers, toutes les choses qui appartiennent aux dieux, je les donne au peuple romain605. » À partir de ce moment, les dieux, les temples, les maisons, les terres, les personnes, étaient au vainqueur. Nous dirons plus loin ce que tout cela devenait sous la domination de Rome.
Pour conclure un traité de paix, il fallait un acte religieux. Déjà nous voyons dans l’Iliade « les hérauts sacrés qui portent les offrandes destinées aux serments des dieux, c’est-à-dire les agneaux et le vin ; le chef de l’armée, la main sur la tête des victimes, s’adresse aux dieux et leur fait ses promesses ; puis il immole les agneaux et verse la libation, tandis que l’armée prononce cette formule de prière : Ô dieux immortels ! faites que, de même que cette victime a été frappée du fer, ainsi soit brisée la tête du premier qui enfreindra son serment606 ». Les mêmes rites se continuent durant toute l’histoire grecque. Encore au temps de Thucydide, un traité se conclut par un sacrifice. Les chefs du peuple, la main sur la victime immolée607, prononcent une formule de prière, et s’engagent vis-à-vis des dieux. Chaque peuple invoque ses dieux particuliers608 et prononce la formule de serment qui lui est propre609. C’est cette prière et ce serment prêté aux dieux qui engagent les parties contractantes. Les Grecs ne disent pas : signer un traité ; ils disent : égorger la victime du serment, ὄρϰια τέμνειν, ou faire la libation, σπένδεσθαι ; et quand l’historien veut donner les noms de ceux qu’en langage moderne nous appellerions les signataires du traité, il dit : Voici les noms de ceux qui ont fait la libation610.
Virgile, qui décrit avec une si scrupuleuse exactitude les mœurs et les rites des Romains, ne s’éloigne pas beaucoup d’Homère lorsqu’il nous montre comment se forme un traité : « On place entre les deux armées un foyer, on dresse un autel aux divinités qui leur sont communes. Un prêtre vêtu de blanc amène la victime ; les deux chefs font la libation, invoquent les dieux, énoncent leur promesse ; puis la victime est égorgée et les chairs en sont placées sur la flamme de l’autel611. » Tive-Live est d’une remarquable clarté sur ce point du droit public de Rome : « Un traité ne peut être conclu sans les féciaux et sans l’accomplissement des rites sacramentels ; car un traité n’est pas une convention, une sponsio, comme entre les hommes : un traité se conclut par l’énoncé d’une prière, precatio, où l’on demande que le peuple qui manquera aux conditions qu’on vient d’exprimer soit frappé par les dieux comme la victime vient d’être frappée par le fécial612. »
Cette cérémonie religieuse donnait seule aux conventions internationales un caractère sacré et inviolable. Tout le monde connaît l’histoire des fourches caudines. Une armée entière, par l’organe de ses consuls, de ses questeurs, de ses tribuns et de ses centurions, avait fait une convention avec les Samnites. Mais il n’y avait eu ni victime immolée, ni prière prononcée, ni engagement pris envers les dieux. Aussi le Sénat se crut-il en droit de dire que la convention n’avait aucune valeur. En l’annulant, il ne vint à l’esprit d’aucun pontife, d’aucun patricien, que l’on commettait un acte de mauvaise foi.
C’était une opinion constante chez les anciens que chaque homme n’avait d’obligations qu’envers ses dieux particuliers. Il faut se rappeler ce mot d’un certain Grec dont la cité adorait le héros Alabandos ; il s’adressait à un homme d’une autre ville qui adorait Hercule : « Alabandos, disait-il, est un dieu, et Hercule n’en est pas un613. » Avec de telles idées, il était nécessaire que dans un traité de paix chaque cité prit ses propres dieux à témoin de ses serments. « Nous avons fait un traité et versé les libations, disent les Platéens aux Spartiates, nous avons attesté, vous les dieux de vos pères, nous les dieux qui occupent notre pays614. » On cherchait bien à invoquer, s’il était possible, des divinités qui fussent communes aux deux villes. On jurait par ces dieux qui sont visibles à tous, le Soleil qui éclaire tout, la Terre nourricière. Mais les dieux de chaque cité et ses héros protecteurs touchaient bien plus les hommes, et il fallait que les contractants les prissent à témoin, si l’on voulait qu’ils fussent véritablement liés par la religion.
De même que pendant la guerre les dieux s’étaient mêlés aux combattants, ils devaient aussi être compris dans le traité. On stipulait donc qu’il y aurait alliance entre les dieux comme entre les hommes des deux villes. Pour marquer cette alliance des dieux, il arrivait quelquefois que les deux peuples s’autorisaient mutuellement à assister à leurs fêtes sacrées615. Quelquefois ils s’ouvraient réciproquement leurs temples et faisaient un échange de rites religieux. Rome stipula un jour que la divinité de la ville de Lanuvium protégerait dorénavant les Romains, qui auraient le droit de la prier et d’entrer dans son temple616. Souvent chacune des deux parties contractantes s’engageait à offrir un culte aux divinités de l’autre. Ainsi les Éléens, ayant conclu un traité avec les Étoliens, offrirent dans la suite un sacrifice annuel aux héros de leurs alliés617. Parfois encore deux villes convenaient que chacune d’elles insérerait le nom de l’autre dans ses prières618.
Il était fréquent qu’à la suite d’une alliance on représentât par des statues ou des médailles les divinités des deux villes se donnant la main. C’est ainsi qu’on a des médailles où nous voyons unis l’Apollon de Milet et le Génie de Smyrne, la Pallas des Sidéens et l’Artémis de Perge, l’Apollon d’Hiérapolis et l’Artémis d’Éphèse. Virgile, parlant d’une alliance entre la Thrace et les Troyens, montre les Pénates des deux peuples unis et associés619.
Ces coutumes bizarres répondaient parfaitement à l’idée que les anciens se faisaient des dieux. Comme chaque cité avait les siens, il semblait naturel que ces dieux figurassent dans les combats et dans les traités. La guerre ou la paix entre deux villes était la guerre ou la paix entre deux religions. Le droit des gens des anciens fut longtemps fondé sur ce principe. Quand les dieux étaient ennemis, il y avait guerre sans merci et sans règle ; dès qu’ils étaient amis, les hommes étaient liés entre eux et avaient le sentiment de devoirs réciproques. Si l’on pouvait supposer que les divinités poliades de deux cités eussent quelque motif pour être alliées, c’était assez pour que les deux cités le fussent. La première ville avec laquelle Rome contracta amitié fut Cæré en Étrurie, et Tite-Live en dit la raison : dans le désastre de l’invasion gauloise, les dieux romains avaient trouvé un asile à Cæré ; ils avaient habité cette ville, ils y avaient été adorés ; un lien sacré d’hospitalité s’était ainsi formé entre les dieux romains et la cité étrusque620 ; dès lors la religion ne permettait pas que les deux villes fussent ennemies ; elles étaient alliées pour toujours.