LES CONFÉDÉRATIONS. LES COLONIES
Il n’est pas douteux que l’esprit grec n’ait fait effort pour s’élever au-dessus du régime municipal ; de fort bonne heure, plusieurs cités se sont réunies en une sorte de fédération ; mais ici encore les pratiques religieuses ont tenu une grande place. De même que la cité avait son foyer du prytanée, les cités associées ont eu leur foyer commun621. La cité avait ses héros, ses divinités poliades, ses fêtes ; la confédération a eu aussi son temple, son dieu, ses cérémonies, ses anniversaires marqués par des repas pieux et par des jeux sacrés.
Le groupe des douze colonies ioniennes en Asie Mineure avait son temple commun qu’on appelait Panionium622 ; il était consacré à Poseidôn Héliconien que ces mêmes hommes avaient honoré dans le Péloponèse avant leur migration623. Chaque année, ils se réunissaient dans ce lieu sacré pour célébrer la fête appelée Panionia ; ils offraient ensemble un sacrifice et se partageaient les mets sacrés624. Les villes doriennes d’Asie avaient leur temple commun au promontoire Triopium ; ce temple était dédié à Apollon et à Poseidôn, et l’on y célébrait aux jours anniversaires les jeux triopiques625.
Sur le continent grec, le groupe des cités béotiennes avait son temple d’Athènè Itonia626 et ses fêtes annuelles, Pambœotia. Les cités achéennes avaient leurs sacrifices communs à Ægium et offraient un culte à Dèmèter Panachæa627.
Le mot amphictyonie paraît avoir été le terme antique qui désignait l’association de plusieurs cités. Il y eut, dès les premiers âges de la Grèce, un assez grand nombre d’amphictyonies. On connaît celle de Calaurie, celle de Délos, celle des Thermopyles et de Delphes. L’île de Calaurie était le centre où s’unissaient les villes de Hermione, Épidaure, Prasies, Nauplie, Egine, Athènes, Orchomène ; ces villes y accomplissaient un sacrifice, auquel nulle autre ne prenait part628. Il en était de même à Délos où, dès une très haute Antiquité, les îles voisines envoyaient des représentants pour célébrer la fête d’Apollon par des sacrifices, par des chœurs et par des jeux629.
L’amphictyonie des Thermopyles, plus connue dans l’histoire, n’était pas d’une autre nature que les précédentes. Formée à l’origine entre des cités qui étaient voisines630, elle avait son temple de Dèmèter, son sacrifice et sa fête annuelle631.
Il n’y avait pas d’amphictyonie ou de fédération sans un culte ; « car, dit un ancien, la même pensée qui a présidé à la fondation des villes a fait instituer aussi les sacrifices communs à plusieurs cités ; le voisinage et le besoin mutuel les rapprochant, elles célébraient ensemble des fêtes religieuses et des panégyries ; un lien d’amitié naissait du repas sacré et de la libation faite en commun632 ». Les cités confédérées envoyaient, aux jours marqués par la religion, quelques hommes qui étaient revêtus momentanément d’un caractère sacerdotal et qu’on appelait des théores, des pylagores, ou des hiéromnémons. Une victime était immolée devant eux en l’honneur du dieu de l’association, et les chairs, cuites sur l’autel, étaient partagées entre les représentants des cités. Ce repas commun, accompagné d’hymnes, de prières et de jeux, était la marque et le lien de l’association.
Si l’unité même du corps hellénique se manifesta nettement à l’esprit des Grecs, ce fut surtout par les dieux qui leur étaient communs et par les cérémonies saintes où ils se rassemblaient. À l’image des divinités poliades, ils eurent un Zeus Panhellénien. Les jeux olympiques, isthmiques, néméens, pythiques, étaient de grandes solennités religieuses auxquelles tous les Grecs furent peu à peu admis. Chaque ville y envoyait sa théorie pour prendre part au sacrifice633. Le patriotisme grec ne connut longtemps que cette forme religieuse. Thucydide rappelle plusieurs fois les dieux qui sont communs aux Hellènes634, et lorsque Aristophane adjure ses compatriotes de renoncer à leurs luttes intestines, il leur dit : « Vous qui à Olympie, aux Thermopyles et à Delphes, arrosez les autels de la même eau lustrale, ne déchirez plus la Grèce par vos querelles, mais unissez-vous contre les barbares635. »
Ces amphictyonies et ces confédérations avaient peu d’action politique. Se représenter les théories des Thermopyles, du Panionium ou d’Olympie, comme un congrès ou un sénat fédéral, serait une grande erreur. Si ces hommes ont été amenés quelquefois à s’occuper des intérêts matériels et politiques des associations, ce n’était que par exception et sous l’empire de circonstances particulières. Ces amphictyonies n’empêchaient même pas leurs membres de se faire la guerre entre eux. Leurs attributions régulières consistaient, non à délibérer sur des intérêts, mais à honorer les dieux, à accomplir les cérémonies, à maintenir la trêve sacrée pendant les fêtes, et si les théories s’érigeaient en tribunal et infligeaient une peine à l’une des villes de l’association, ce n’était que parce que cette ville avait manqué à quelque devoir religieux ou parce qu’elle avait usurpé quelque terre consacrée à la divinité636.
Des institutions analogues régnèrent dans l’ancienne Italie. Les villes du Latium avaient les féries latines : leurs représentants se réunissaient chaque année dans le sanctuaire de Jupiter Latiaris, sur le mont Albain. On immolait un taureau blanc dont la chair était divisée en autant de parts qu’il y avait de cités confédérées637. Les douze villes de l’Étrurie avaient de même leur temple commun, leur fête annuelle, leurs jeux présidés par un grand prêtre638.
On sait que ni les Grecs, ni même les Romains, n’ont pratiqué la colonisation de la même façon que les modernes. Une colonie n’était pas une dépendance ou une annexe de l’État colonisateur ; elle était elle-même un État complet et indépendant. Toutefois, un lien d’une nature particulière existait entre la colonie et la métropole, et cela tenait à la manière dont toute colonie avait été fondée.
Nous ne devons pas croire, en effet, qu’une colonie se formât au hasard et suivant le caprice d’un certain nombre d’émigrants. Une troupe d’aventuriers ne pouvait jamais fonder une ville et n’avait pas le droit, suivant les idées des anciens, de s’organiser en cité. Il y avait des règles auxquelles il fallait se conformer. La première condition était de posséder avant tout un feu sacré ; la seconde était d’emmener avec soi un personnage qui fût capable de pratiquer les rites de la fondation. Les émigrants demandaient tout cela à la métropole. Ils emportaient du feu allumé à son foyer639 ; ils emmenaient en même temps un fondateur qui devait appartenir à l’une des familles saintes de la cité640. Celui-ci pratiquait la fondation de la ville nouvelle suivant les mêmes rites qui avaient été accomplis autrefois pour la ville dont il sortait641. Le feu du foyer établissait à tout jamais un lien de religion et de parenté entre les deux villes. Celle qui l’avait fourni était appelée cité-mère642. Celle qui l’avait reçu était vis-à-vis d’elle dans la situation d’une fille643. Deux colonies de la même ville étaient appelées entre elles cités-sœurs644.
La colonie avait le même culte que la métropole645 ; elle pouvait avoir quelques dieux particuliers, mais elle devait conserver et honorer les divinités poliades de la ville dont elle était issue. Les douze cités ioniennes d’Asie Mineure, qui étaient réputées colonies d’Athènes, non pas pour avoir été composées d’Athéniens, mais parce qu’elles avaient emporté du feu du prytanée d’Athènes et emmené des fondateurs athéniens, rendaient un culte aux divinités d’Athènes, en célébraient les fêtes646, et leur envoyaient chaque année des sacrifices et des théories647. Ainsi faisaient les colonies de Corinthe, celles de Naxos648. De même Rome, colonie d’Albe et, par celle-ci, de Lavinium, faisait chaque année un sacrifice sur le mont Albain et envoyait des victimes à Lavinium « où étaient ses pénates649 ». L’ancien usage des Grecs était même que la colonie reçût de la métropole les pontifes qui présidaient à son culte et qui veillaient au maintien des rites650.
Ces liens religieux entre colonies et métropoles restèrent très puissants jusqu’au Ve siècle avant notre ère. Quant à un lien politique, les anciens furent bien longtemps sans penser à en établir651.