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Nature et vérité

30. Il nous reste à considérer ce grand examen de la coutume ou de la loi effectivement établie au temps de Montaigne qu’est l’Apologie de Raimond Sebond, un examen de la coutume ou de la loi religieuse qui est ici considérée à part de la loi politique. Alors qu’elle n’est évoquée qu’occasionnellement dans le reste des Essais, dans l’Apologie elle est prise pour thème.

La démarche est surprenante dans la mesure où, semble-t-il, un tel examen n’a pas lieu d’être. Montaigne nous a déjà assurés dans les termes les plus formels de son adhésion très sincère à la religion catholique et de sa loyauté scrupuleuse à l’égard de l’ordre religieux établi1. En somme, il rouvre une question contemporaine pour le moins chargée qu’il déclare emphatiquement ailleurs vouloir tenir close. Non seulement il rouvre une question qu’il a dite close, mais il le fait dans ce qui est de loin le plus long chapitre des Essais, dans ce qui est en vérité un livre dans le livre, et qui a cette particularité qui le distingue du reste du propos : Montaigne y parle à peine de lui-même.

L’entreprise de l’Apologie commence par le commandement d’un père, le « meilleur père qui fut onques » certes, mais enfin le commandement d’un père2. Rappelons les faits tels que Montaigne les raconte. Pierre Bunel, « homme de grande réputation de savoir en son temps », avait fait cadeau au père de Montaigne de la Theologia Naturalis de Raimond Sebond, estimant ce livre « très utile et propre à la saison en laquelle il le lui donna : ce fut lorsque les nouvelletés de Luther commençaient d’entrer en crédit, et ébranler en beaucoup de lieux notre ancienne créance3 ». L’excellent père ne semble pas s’être précipité sur le salutaire volume. Toujours est-il que, selon Montaigne, « quelques jours avant sa mort, mon père ayant de fortune rencontré ce livre sous un tas d’autres papiers abandonnés, me commanda de le lui mettre en Français ». Montaigne poursuit : « C’était une occupation bien étrange [inusitée] et nouvelle pour moi ˙ mais étant de fortune pour lors de loisir, et ne pouvant rien refuser au commandement du meilleur père qui fut onques, j’en vins à bout, comme je pus ˙ à quoi il prit un singulier plaisir, et donna charge qu’on le fît imprimer ˙ ce qui fut exécuté après sa mort. » Montaigne juge le propos de Sebond hardi et courageux « car il entreprend par raisons humaines et naturelles, établir et vérifier contre les athéistes tous les articles de la religion Chrétienne ». Et comme ce livre a eu beaucoup de lecteurs, « et notamment les dames, à qui nous devons plus de service », Montaigne s’est trouvé en situation de défendre Sebond contre les objections que certains lui adressaient4. L’Apologie est en somme le développement écrit des arguments que le zélé Montaigne, bon fils et officieux auprès des dames5, employait oralement pour défendre ce livre de théologie apprécié dans le bon parti.

Tout, ou presque tout, est invraisemblable dans ce pieux récit6. Le plus invraisemblable est le jugement que Montaigne porte sur la Theologia naturalis : « je ne pense point qu’il soit possible de mieux faire en cet argument-là, et crois que nul ne l’a égalé. » Jugement invraisemblable, mais qui justifie que Montaigne avance, sur l’autorité de plus savant que lui, cette hypothèse : « je m’enquis autrefois à Adrien Tournebus, qui savait toutes choses, que ce pouvait être de ce livre : il me répondit qu’il pensait que ce fût quelque quintessence tirée de S. Thomas d’Aquin7. » Attribution extravagante, d’ailleurs retirée presque aussitôt qu’avancée, mais la pointe du propos, l’espace d’un instant, est apparue. Si ni Montaigne ni Turnèbe n’ont pu sérieusement penser que la Theologia Naturalis était une décoction ou un florilège de saint Thomas8, il nous est néanmoins signifié que, sous le nom de Raimond Sebond, ce qui est considéré ici, c’est sinon la théologie thomiste dans sa spécificité, du moins l’esprit général de la théologie prônée ou recommandée par l’Église, avec sa confiance dans les compétences de la raison humaine et son ambition d’articuler de manière cohérente la raison et la foi, la nature et la grâce.

Ainsi donc, le commandement d’un père et le zèle pour le bon parti ont, pour ainsi dire accidentellement, forcé Montaigne à s’écarter de la voie qui avait sa préférence et qu’il recommande avec insistance dans les Essais, la voie de l’obéissance tranquille à la religion établie. Le commandement d’un père et le zèle pour le bon parti l’ont entraîné à développer un argumentaire qui s’annonce en somme comme une défense de la religion catholique établie, celle-ci représentée par l’œuvre et le nom d’un modeste théologien catalan du siècle précédent.

 

Ouvrons maintenant l’Apologie de Raimond Sebond. Montaigne entend donc répondre aux « deux principales objections » qu’on adresse à Sebond. Voici la première : « La première répréhension qu’on fait de son ouvrage, c’est que les Chrétiens se font tort de vouloir appuyer leur créance par des raisons humaines, qui ne se conçoit que par foi, et par une inspiration particulière de la grâce divine9. » Cette objection, dont les auteurs ne sont pas autrement précisés et sont peut-être une invention de Montaigne, est en tout cas plausible et en somme attendue. Montaigne montre de la sympathie, au moins de la compréhension, pour cette critique qui semble inspirée par un « zèle de piété ». Il concède que les « hauts mystères de notre religion » ne peuvent être embrassés « vivement et certainement » que par la « foi seule ». Il ajoute néanmoins qu’il faut « accompagner notre foi de toute la raison qui est en nous10 ». Le propos est très général, et fort conventionnel de ton, mais le théologien thomiste le plus strict n’y trouverait, je crois, rien à redire.

La suite est fort différente. Montaigne nous prend au collet. Il ne s’agit plus de « l’homme Chrétien » en général, et de ce que nous devrions faire en matière de religion. Il s’agit de ce que nous faisons, de ce que nous en faisons. Il s’agit de notre religion. Il s’agit de la vérité effective de la religion telle qu’elle est établie. Nous ne croyons pas effectivement, dit-il à ses contemporains, nous n’avons pas la foi, nous ne tenons pas à Dieu par la foi. Si nous avions une foi vive, réelle, « l’amour de la nouvelleté, la contrainte des Princes, la bonne fortune d’un parti, le changement téméraire et fortuit de nos opinions, n’auraient pas la force de secouer et altérer notre croyance11 ». Si nous avions un peu de foi, cela se verrait au moins un peu. Or, « comparez nos mœurs à un Mahométan, à un Païen, vous demeurez toujours au-dessous – Là où, au regard de l’avantage de notre religion, nous devrions luire en excellence, d’une extrême et incomparable distance ˙ et devrait on dire “sont-ils si justes, si charitables, si bons, ils sont donc Chrétiens”. Toutes autres apparences sont communes à toutes religions : espérance, confiance, événements, cérémonies, pénitence, martyres. La marque péculière de notre vérité devrait être notre vertu12 ». Ces lignes sont évidemment fort impressionnantes. Elles contiennent des formulations extrêmes et qu’on peut discuter, par exemple : « toutes autres apparences sont communes à toutes religions », mais ces exagérations peuvent traduire l’indignation d’un chrétien fervent, en tout cas sincère et qui prend sa foi au sérieux.

Montaigne pénètre ensuite plus profondément dans la condition morale de ses contemporains. Jetant une lumière très crue sur le désordre de leurs âmes, il souligne l’ignorance où ils sont des vrais motifs de leurs actions : « Les uns font accroire au monde qu’ils croient ce qu’ils ne croient pas. Les autres en plus grand nombre se le font accroire à eux-mêmes ne sachant pas pénétrer que c’est que croire13. » L’opposition entre les partis, aussi âpre et cruelle soit-elle, ou parce qu’elle est telle, recouvre une similitude de motifs et une même injustice : « Confessons la vérité, qui trierait de l’armée même légitime et moyenne ceux qui y marchent par le seul zèle d’une affection religieuse, et encore ceux qui regardent seulement la protection des lois de leur pays, ou service du Prince, il n’en saurait bâtir une compagnie de gendarmes complète14. » La religion n’est plus qu’un prétexte pour nos passions : « nous ne prêtons volontiers à la dévotion que les offices qui flattent nos passions. » Bref, « notre religion est faite pour extirper les vices ˙ elle les couvre, les nourrit, les incite15 ». Encore une fois la force du propos est impressionnante. Cependant, l’acuité du diagnostic ne nous livre pas la disposition ou l’intention de celui qui le porte. Sa radicalité peut trouver sa source dans deux perspectives très différentes et même opposées. Ce peut être, je l’ai dit, le langage d’un chrétien sérieux, voire fervent, affligé par les vices de ses contemporains, en particulier par leur hypocrisie en matière de religion. Mais une autre interprétation est possible. En décrivant un monde humain dans lequel les motifs spécifiquement religieux, en apparence omniprésents et tout-puissants, sont en réalité impuissants et pour ainsi dire inexistants, on dégage une vérité de la condition humaine dans laquelle la religion n’a pas de contenu ou de densité intrinsèque, n’étant qu’un mode ou un masque des passions naturelles. Sous l’indignation éloquente du « chrétien », il faudrait percevoir la froideur du « naturaliste ».

Plus Montaigne avance dans son développement, plus s’aggrave, si j’ose dire, la constatation ou l’affirmation de notre manque de foi. Il nous propose une sorte de preuve expérimentale, en tout cas une expérience de pensée. Si nous croyions en Dieu simplement comme nous pensons à nos amis, ou comme nous croyons à un argument philosophique, nous nous conduirions tout autrement, « nous n’aurions pas la mort en telle horreur que nous avons16 ». Ici cependant intervient une troublante péripétie. Montaigne semblait s’échauffer toujours dans le registre de l’indignation pieuse : « car quel goût nous attire au blasphémer, sinon à l’aventure le goût même de l’offense17 ? » Or, trois lignes plus loin nous lisons : « Diogène plus brusquement selon sa mode, et hors de notre propos : au prêtre qui le prêchait de même de se faire de son ordre pour parvenir aux biens de l’autre monde : “Veux-tu pas que je croie qu’Agésilaus et Épaminondas, si grands hommes, seront misérables, et que toi qui n’es qu’un veau seras bienheureux parce que tu es prêtre ?”18 » C’est en dénonçant notre goût du blasphème que Montaigne a introduit le blasphème qu’il met dans la bouche de Diogène. Blasphème païen, mais qui vise très précisément la théologie chrétienne du salut, ou plutôt de la perte, des Gentils. Diogène dit « hors de notre propos » ce que Montaigne juge très à propos19.

Reprenons le fil :

Tout cela c’est un signe très évident que nous ne recevons notre religion qu’à notre façon et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoivent. Nous nous sommes rencontrés au pays où elle était en usage ˙ ou nous regardons son ancienneté, ou l’autorité des hommes qui l’ont maintenue, ou craignons les menaces qu’elle attache aux mécréants, ou suivons ses promesses. Ces considérations-là doivent être employées à notre créance, mais comme subsidiaires : ce sont liaisons humaines. Une autre région, d’autres témoins, pareilles promesses et menaces, nous pourraient imprimer par même voie une croyance contraire. Nous sommes Chrétiens à même titre que nous sommes ou Périgourdins ou Allemands20.

Ainsi suivons-nous la vraie religion par les mêmes motifs et selon les mêmes ressorts que les autres hommes suivent leurs fausses religions. Or, ce qu’il importe déjà de noter, c’est qu’à la fin de l’Apologie, Montaigne recommandera ce qu’il semble déplorer ici :

Peut-être est-ce par la grâce de Dieu, c’est en tout cas par raisons et liaisons humaines que Montaigne est resté catholique, catholique comme il est périgourdin. Ainsi, vers la fin de l’Apologie, Montaigne avouera avec une satisfaction et pour ainsi dire un soulagement appuyés ce qu’il paraissait réprouver avec une indignation retentissante au commencement.

Montaigne considère ensuite l’argument cosmologique par lequel Raimond Sebond conclut de l’ordre du monde à l’existence de son « facteur ». Son effort est méritoire, dit-il, mais ses arguments ne valent effectivement que si la foi s’y joint : « La foi venant à teindre et illustrer les arguments de Sebond, elle les rend fermes et solides ˙ ils sont capables de servir d’acheminement et de première guide à un apprenti22. » Le propos de Montaigne est équivoque. Il semble reprendre le thème traditionnel des « préambules » rationnels de la foi, mais il ne reconnaît à la raison aucune capacité intrinsèque de conclure à l’existence de Dieu23. En tout cas, il a reçu des témoignages du caractère persuasif des arguments de Sebond : « Je sais un homme d’autorité nourri aux lettres, qui m’a confessé avoir été ramené des erreurs de la mécréance par l’entremise des arguments de Sebond24. » En validant dans une certaine mesure les arguments de Sebond, Montaigne s’est « sans y penser à demi déjà engagé dans la seconde objection25 » à laquelle il s’était proposé de répondre, à savoir que, selon certains, « ses arguments sont faibles ». Pour ces nouveaux objecteurs, Montaigne montre moins de patience que pour les premiers, car ils sont « plus dangereux et plus malicieux ». Il enfle la voix, et se prépare à employer les grands moyens :

Le moyen que je prends pour rabattre cette frénésie, et qui me semble le plus propre, c’est de froisser et fouler aux pieds l’orgueil et humaine fierté, leur faire sentir l’inanité, la vanité et dénéantise de l’homme ˙ leur arracher des poings les chétives armes de leur raison ˙ leur faire baisser la tête et mordre la terre, sous l’autorité et révérence de la majesté divine26.

Quelle sortie ! Instinctivement nous rentrons la tête dans les épaules. Nous nous demandons ce qui nous arrive. De fait, si nous restons capables de réfléchir sous cette grêle, nous remarquons une sorte de disproportion entre l’objection et la réponse à l’objection. Montaigne ne nous présente le contenu d’aucune objection particulière, et n’entreprend donc pas de répondre avec précision à aucune objection de la deuxième sorte. Il s’en prend à la raison humaine comme telle et à ses prétentions. On ose à peine remarquer que si la raison humaine en tant que telle est inane, alors l’entreprise même de Sebond est au minimum vaine. En vérité, si Montaigne met en scène une dispute scolastique, il est engagé dans une tout autre démarche. Essayons de le suivre.

Il s’avance d’abord avec les accents de la piété outragée. Il est toute véhémence et fulminations. C’est qu’il prend à cœur l’honneur et les intérêts de la majesté divine : « Abattons ce cuider [orgueil], premier fondement de la tyrannie du malin esprit27. » Il cite les Écritures. Il se réfère respectueusement à saint Augustin, mais, nous dit-il, « il faut plus faire » que le saint docteur. Il faut « apprendre » à ces présomptueux qui contestent la valeur des arguments de Sebond que « tous sujets également, et la nature en général, désavoue [la] juridiction et entremise » de la raison. Il pourrait se contenter des « sentences du saint esprit », mais puisque ces dangereux et malicieux adversaires ne veulent rendre les armes qu’à la raison, il va les fouetter « à leurs propres dépens », et combattre leur raison par elle-même28. Ici commence proprement l’Apologie.

 

Dans le premier mouvement29, qui vise à rabrouer et même à « fouler aux pieds l’orgueil et humaine fierté », Montaigne s’en prend à la supériorité que l’homme s’attribue sur les autres créatures : « Considérons donc pour cette heure l’homme seul, sans secours étranger, armé seulement de ses armes, et dépourvu de la grâce et connaissance divine, qui est tout son honneur, sa force et le fondement de son être. Voyons combien il a de tenue en ce bel équipage. Qu’il me fasse entendre par l’effort de son discours sur quels fondements il a bâti ces grands avantages qu’il pense avoir sur les autres créatures30. » Avant d’entrer dans l’argument proprement dit, Montaigne, il faut le relever, dénonce ainsi l’homme présomptueux : « Et ce privilège qu’il s’attribue d’être seul, en ce grand bâtiment, qui ait la suffisance d’en reconnaître la beauté et les pièces, seul qui en puisse rendre grâces à l’architecte, […] qui lui a scellé ce privilège ? qu’il nous montre lettres de cette belle et grande charge31. » On est surpris de cette apostrophe, car les contemporains de Montaigne n’avaient aucune peine à montrer les titres réguliers des privilèges de l’homme. Il leur suffisait d’ouvrir leur Bible32. On est d’autant plus surpris que, quelques lignes plus haut, Montaigne avait multiplié les références aux « sentences du saint esprit ».

Venons-en à l’argument, qui n’est pas si aisé à reconstituer. Si nous nous exprimons dans les termes les plus généraux, ce que Montaigne semble viser, c’est la thèse selon laquelle l’espèce humaine se distingue des espèces animales par la différence qualitative de la raison, notion qui enveloppe aussi la communication par le langage articulé – donc la thèse « grecque », reçue et confirmée par le christianisme, selon laquelle l’homme est l’animal rationnel, l’animal doué du logos. Ici se présente immédiatement une difficulté. Quelle est précisément la cible de Montaigne ? Il s’agit moins, semble-t-il, de contester le fait que l’homme soit doué de raison que de rejeter l’évaluation selon laquelle celle-ci est un privilège dont il conviendrait de s’enorgueillir. Cependant, si la raison n’implique pas de supériorité véritable, si la raison n’est pas un instrument fiable de connaissance, si la raison n’est pas capable de guider effectivement et judicieusement les hommes, alors elle ne comporte aucun des traits par lesquels les philosophes la caractérisaient.

Montaigne en tout cas ne se préoccupe pas de produire une description rigoureuse de la faculté rationnelle, ni plus généralement des diverses facultés humaines et de leurs relations. Il considère moins le contenu ou la nature de la différence spécifique, que le fait même de la différence et surtout la prétention, la présomption, le cuider que celle-ci induit. Sa rhétorique appartiendra donc davantage à l’ordre judiciaire, forensique, qu’à l’ordre démonstratif, ou scientifique. Cela ne signifie pas que Montaigne ne soit pas soucieux de pensée rigoureuse, mais cela signifie que la rhétorique judiciaire convient mieux à son propos dans ce premier grand mouvement de l’Apologie que je cherche à caractériser. Il s’agit pour lui de réduire l’accusé au silence, et même de le rabaisser et de le mortifier – l’accusé, c’est-à-dire finalement la présomption humaine, en y comprenant celle du lecteur. Montaigne rassemble, accumule, empile toutes sortes d’arguments. Ils ne sont pas tous d’égale valeur, Montaigne le sait bien. Certains sont laborieux et font soupçonner la mauvaise foi33, d’autres partent dans des directions opposées, mais tous ont le même objectif : forcer l’homme à renoncer à cette supériorité illusoire qu’il s’attribue sur les autres créatures.

L’argument principal consiste à réduire le plus possible la différence entre l’homme et les animaux. Cela peut évidemment se faire de deux manières opposées, soit en rapprochant l’homme des animaux, en le « naturalisant », soit en rapprochant les animaux de l’homme, en les « humanisant ».

Usant de la première manière, Montaigne s’en prend à ces « plaintes fausses » selon lesquelles l’homme aurait été traité plus chichement par la nature que les autres animaux. Il s’appuie sur les récentes découvertes : « Ces nations que nous venons de découvrir, si abondamment fournies de viande et de breuvage naturel, sans soin et sans façon, nous viennent d’apprendre que le pain n’est pas notre seule nourriture ˙ et que sans labourage, notre mère nature nous avait munis à planté [en abondance] de tout ce qu’il nous fallait – voire, comme il est vraisemblable, plus pleinement et plus richement qu’elle ne fait à présent que nous y avons mêlé notre artifice34. » Il cite aussi les « mères lacédémoniennes » qui n’emmaillotaient pas leurs enfants. Bref, il s’engage nettement sur le chemin que parcourra Rousseau.

C’est cependant la seconde manière, l’« humanisation » des animaux, qui est surtout développée, donnant à cette partie de l’Apologie son charme singulier. Montaigne rassemble pour nous une ménagerie merveilleuse capable de nous faire oublier les enseignements les plus formels de la Bible. Dieu donnait à l’homme pouvoir légitime sur les animaux, Montaigne élève les animaux au niveau de l’homme, ou plus haut. Tirant la plupart de ses exemples de Plutarque, il nous met devant les yeux le renard raisonneur, le chien dialecticien, le chien comédien, le bœuf comptable, les rossignols professeurs de musique, les éléphants danseurs ou joueurs de cymbale, la pie trompettiste, les chiens physiciens ou soldats, les éléphants adorateurs du soleil, les fourmis négociatrices, le hérisson météorologue, le mulet malicieux, les thons mathématiciens, le chien magnanime, le tigre clément, les alcyons charpentiers de marine, etc. L’interprétation des conduites animales est très généreuse. Nous n’essaierons pas de mesurer la part qui en revient à Plutarque ou à Pline. Montaigne en tout cas attribue à des facultés analogues aux facultés humaines ce que le sens commun attribue à l’instinct des animaux : « Je dis donc […] qu’il n’y a point d’apparence d’estimer que les bêtes fassent par inclination naturelle et forcée les mêmes choses que nous faisons par notre choix et industrie. Nous devons conclure de pareils effets pareilles facultés, et confesser par conséquent que ce même discours, cette même voie que nous tenons à ouvrer, c’est aussi celle des animaux. Pourquoi imaginons-nous en eux cette contrainte naturelle, nous qui n’en éprouvons aucun pareil effet ? » Mais Montaigne ajoute immédiatement : « Joint qu’il est plus honorable d’être acheminé et obligé à réglément agir par naturelle et inévitable condition, et plus approchant de la divinité, que d’agir réglément par liberté téméraire et fortuite35. » De fait, il écrit un peu plus loin : « Car d’alléguer, pour les déprimer, que c’est par la seule instruction et maîtrise de nature qu’elles le savent, ce n’est pas leur ôter le titre de science et de prudence : c’est la leur attribuer à plus forte raison que à nous, pour l’honneur d’une si certaine maîtresse d’école36. » Nous ne savons donc que penser, d’autant que, quelques pages plus loin, l’argument est à nouveau retourné : « il faut bien qu[e le vol des oiseaux] soit conduit par quelque excellent moyen à une si noble opération, car c’est prêter à la lettre [donner une interprétation abusive], d’aller attribuant ce grand effet à quelque ordonnance naturelle sans l’intelligence, consentement et discours de qui le produit ˙ et est une opinion évidemment fausse37. » Ainsi, c’est très délibérément, très systématiquement même, que Montaigne soutient tantôt que les animaux possèdent et emploient des facultés analogues, et parfois supérieures aux nôtres, tantôt qu’ils ont sur nous cette supériorité de faire par mouvement naturel ce que nous faisons par choix et en recourant à toutes sortes d’artifices. Il est clair qu’il n’est pas très soucieux de l’exactitude de ses affirmations. Il ne s’agit pas d’être bon « naturaliste », mais de gagner le procès, fût-ce en parlant « des deux côtés de la bouche ». Les deux arguments sont deux manières physiquement opposées d’obtenir le même résultat moral, à savoir l’élévation des animaux et l’abaissement de l’homme. Il ne s’agit pas d’être « naturaliste » exact, mais de bien situer l’homme, de le mettre, ou de le remettre à sa place :

Montaigne admet qu’il y a quelque violence dans sa démarche, mais il faut bien cela pour répondre à l’excès de la présomption humaine, pour la rabrouer et pour ainsi dire la punir.

Qu’il s’agisse principalement d’un effort de nivellement, ou d’égalisation – d’égalisation des « conditions » – on en a confirmation dans le fait qu’après avoir comparé les hommes en guerre à une « fourmilière émue et échauffée », Montaigne, comme emporté par le mouvement, égale les empereurs aux savetiers : « Les âmes des Empereurs et des savetiers sont jetées à même moule. Considérant l’importance des actions des princes et leur poids, nous nous persuadons qu’elles soient produites par quelques causes aussi pesantes et importantes ˙ nous nous trompons : ils sont menés et ramenés en leurs mouvements par les mêmes ressorts que nous sommes aux nôtres39. » Cet effort pour égaliser d’abord les conditions animale et humaine, puis, entre les hommes, la condition des princes et celle du commun, n’empêche pas Montaigne d’affirmer abruptement l’inégalité naturelle entre les individus humains : « Mais cet animal [l’éléphant] rapporte en tant d’autres effets à l’humaine suffisance, que si je voulais suivre par le menu ce que l’expérience en a appris, je gagnerais aisément ce que je maintiens ordinairement, qu’il se trouve plus de différence de tel homme à tel homme, que de tel animal à tel homme40. » La pointe du propos ici ne vise pas tant à soutenir l’inégalité naturelle entre les êtres humains qu’à ruiner l’idée d’une espèce humaine douée d’une excellence particulière. Montaigne accroît la distance entre les hommes pour diminuer et en quelque façon supprimer la distance entre les hommes et les bêtes.

Les Grecs, puis les chrétiens avaient considéré l’homme comme le vivant intermédiaire entre les animaux et les dieux. La tâche humaine était alors de gouverner judicieusement le mouvement engendré par cette situation de tension. Montaigne, en dépit de son admiration pour les paroles païennes animées par ce mouvement, ne voit que folie présomptueuse dans l’idée du caractère « divin » de l’humanité. À ses yeux, il importe de relâcher cette tension par tous les moyens. En nous forçant pour ainsi dire à confondre les hommes et les bêtes, Montaigne nous prive de tout motif et prévient toute tentation de confondre l’humain avec le divin. La question du rapport de l’humain au divin n’a plus lieu de se poser. L’homme ne se cherche plus dans l’approche du divin, il se reconnaît et s’éprouve dans la proximité avec l’animal. Prenant conscience de participer à peu près également avec les autres animaux à une nature qui embrasse tous les êtres, il évite de mépriser comme de glorifier son être, et peut ainsi en jouir selon sa condition.

 

31. Reprenons le cours du texte. Commence maintenant un nouveau développement, qui semble difficile à baliser41. Montaigne entrelace deux lieux communs : le lieu commun républicain qui met à l’honneur la vieille Rome (et la Sparte de Lycurgue) au détriment de « cette Rome savante qui se ruina soi-même », et le lieu commun chrétien qui voit dans la curiosité et la présomption la source de tout péché, et dans l’obéissance le commencement de toute vertu42. À cet éloge convenu de la vie simple, innocente et ignorante, vient bientôt se joindre un argument d’une autre teneur, un argument qui, par sa radicalité, menace les deux lieux communs initiaux au moins autant qu’il les renforce. Montaigne évoque en effet l’expérience de « ceux du Brésil » qui, à la différence des vieux Romains, vivent « sans loi », et, à la différence des chrétiens d’aujourd’hui, « sans lettres, sans loi, sans roi, sans religion quelconque »43.

Le propos ici a des rudesses de prédicateur mal embouché. Montaigne attaque assez grossièrement non seulement le plus savant des Romains, Varron, non seulement le plus savant des Grecs, Aristote (chargeant même ce dernier d’insinuations très malveillantes), non seulement Cicéron, son habituel souffre-douleur, auquel il compare avantageusement les « femmelettes » de village, mais aussi Lucrèce lui-même, son compagnon le plus constant, que ses « paroles très magnifiques et belles » n’ont pas empêché de devenir fou, tombant ainsi « en pire état que celui du moindre berger »44. La grandeur d’âme est ici évoquée pour sa proximité avec la folie. Le suicide philosophique, que Montaigne porte si haut ailleurs45, est ici présenté comme un aveu de l’impuissance de la philosophie. C’est donc dans le contexte d’un abaissement de toutes les grandeurs, y compris celles que Montaigne exalte ordinairement, dans le cours d’un propos qui fait entendre des accents inhabituels et même, dirait-on, empruntés, que la religion chrétienne est décrite comme tout entière fondée sur la simplicité, l’ignorance et l’obéissance : « La participation que nous avons à la connaissance de la vérité, quelle qu’elle soit, ce n’est pas par nos propres forces que nous l’avons acquise. Dieu nous a assez appris cela, par les témoins qu’il a choisis du vulgaire, simples et ignorants, pour nous instruire de ses admirables secrets : notre foi, ce n’est pas notre acquêt, c’est un pur présent de la libéralité d’autrui. Ce n’est pas par discours ou par notre entendement que nous avons reçu notre religion, c’est par autorité et par commandement étranger. La faiblesse de notre jugement nous y aide plus que la force, et notre aveuglement plus que notre clairvoyance46. »

Soudain une étonnante péripétie. Il n’est plus question des « femmelettes » ni des bergers. Montaigne congédie le peuple « qui ne se sent point, qui ne se juge point, qui laisse la plupart de ses facultés naturelles oisives47 ». Il ne veut plus avoir affaire qu’avec les hommes les plus excellents, qu’il vient de traiter si cavalièrement : « Je veux prendre l’homme en sa plus haute assiette. Considérons-le en ce petit nombre d’hommes excellents et triés, qui ayant été doués d’une belle et particulière force naturelle, l’ont encore roidie et aiguisée par soin, par étude et par art, et l’ont montée au plus haut point de sagesse où elle puisse atteindre. Ils ont manié leur âme à tous sens et à tous biais, l’ont appuyée et étançonnée de tout le secours étranger qui lui a été propre, et enrichie et ornée de tout ce qu’ils ont pu emprunter pour sa commodité, du dedans et dehors du monde ˙ c’est en eux que loge la hauteur extrême de l’humaine nature48. » La solennité de cette préparation, de cette annonce pour laquelle Montaigne, si je puis dire, retrouve sa voix, indique que le développement qui s’ouvre va nous rapprocher du propos principal de l’Apologie. Montaigne va procéder à un exposé d’histoire de la philosophie, mais une histoire qui est pour lui vivante, car les doctrines qu’il va considérer sont à ses yeux des possibilités toujours actuelles de l’âme.

Résumons cette leçon d’agrégation. « Toute la philosophie », nous dit Montaigne, se répartit en trois « genres ». Il y a les philosophes – péripatéticiens, épicuriens, stoïciens – qui ont pensé avoir trouvé la vérité. Il y a ceux, principalement les académiciens, qui ont désespéré de la trouver. Il y a enfin « Pyrrhon et autres Sceptiques » qui jugent qu’il y a encore trop de « vanité » à nous déclarer incapables de connaissance comme font les philosophes du second genre, et qui s’efforcent simplement de suspendre tout jugement. Ce sont ces derniers qui intéressent le plus Montaigne. Le plus remarquable dans leur démarche, c’est qu’« ils s’exemptent […] de la jalousie de leur discipline. Car ils débattent d’une bien molle façon49 ». Ils ne s’offensent pas d’être contredits, et ils contredisent sans âpreté, puisque leur fin est seulement d’« engendrer la dubitation et surséance de jugement ». Se tenant en quelque façon hors de la mêlée, « ils se sont réservé un merveilleux avantage au combat, s’étant déchargés du soin de se couvrir50 ». Au terme d’un exposé très serré, et alors qu’il souligne ordinairement son incompétence en toutes disciplines, Montaigne avance une revendication qui est, je crois, unique dans l’ensemble des Essais, puisqu’il attire notre attention sur sa contribution à la science : « J’exprime cette fantaisie [la démarche pyrrhonienne] autant que je puis, parce que plusieurs la trouvent difficile à concevoir, et les auteurs mêmes la représentent un peu obscurément et diversement51. »

Telle étant la doctrine de Pyrrhon, quelles sont ses conséquences pour la vie pratique ? On a coutume de peindre Pyrrhon « stupide et immobile ». Montaigne proteste : « Il n’a pas voulu se faire pierre ou souche : il a voulu se faire homme vivant, discourant et raisonnant, jouissant de tous plaisirs et commodités naturelles, embesognant et se servant de toutes ses pièces corporelles et spirituelles en règle et droiture. » Ceci n’est pas clair, car quelle « règle et droiture » pourrait vouloir suivre le pyrrhonien qui doute de tout, et même de son doute ? Montaigne poursuit : « Les privilèges fantastiques, imaginaires et faux que l’homme s’est usurpé, de régenter, d’ordonner, d’établir la vérité, il les a de bonne foi renoncés et quittés52. » Soit, mais encore ? Aussi ferventes que soient les recommandations de Montaigne, nous avons peine à imaginer la vie de Pyrrhon, « homme vivant ».

De quelque façon que l’on se représente cet « homme vivant », on est sûr en tout cas que, ne croyant à rien et ne reconnaissant aucune règle, il ne saurait être chrétien ! Au contraire, nous explique Montaigne, le pyrrhonisme est la meilleure préparation au christianisme : « Il n’est rien en l’humaine invention où il y ait tant de vérisimilitude et d’utilité. Cette-ci [le pyrrhonisme] présente l’homme nu et vide, reconnaissant sa faiblesse naturelle, propre à recevoir d’en haut quelque force étrangère, dégarni d’humaine science, et d’autant plus apte à loger en soi la divine ˙ anéantissant son jugement pour faire plus de place à la foi ˙ ni mécréant ni établissant aucun dogme contre les observances communes ˙ humble, obéissant, disciplinable, studieux, ennemi juré d’hérésie, et s’exemptant par conséquent des vaines et irréligieuses opinions introduites par les fausses sectes. C’est une carte blanche préparée à prendre du doigt de Dieu telles formes qu’il lui plaira y graver53. » Nous avons peine à reconnaître dans ce personnage si bien disposé, si docile envers la règle chrétienne, le philosophe pyrrhonien que Montaigne vient de décrire avec tant de soin et de prédilection. Comment le pyrrhonien serait-il « ennemi juré d’hérésie », lui qui n’est ennemi de rien ni de personne, qui se tient hors de la mêlée, et qui se contente de prendre mollement le contre-pied de toute proposition que l’on avance devant lui ? Comment celui qui répond que la neige est noire parce que vous dites qu’elle est blanche, serait-il disposé à donner son consentement à la règle de foi que le chrétien lui propose ? Comment celui dont le « mot sacramentel » est « je ne bouge54 » serait-il spécialement disposé à se convertir à la vie chrétienne ? Loin de préparer par le pyrrhonisme au christianisme, loin de dessiner la figure d’un « pyrrhonisme chrétien » qui ne saurait exister, Montaigne autorise, par son interprétation du christianisme qu’il réduit à une obéissance aveugle, une philosophie qui conduit très loin du christianisme, ou plutôt qui empêche de faire le moindre pas vers lui.

S’étant ainsi effrontément couvert du manteau de la religion, Montaigne revient à son enquête philosophique. Il apparaît alors que le pyrrhonisme est moins une secte, ou une école parmi d’autres – fût-elle la plus judicieuse – que la tendance et pour ainsi dire la vérité de la philosophie elle-même. Aristote, le « prince des dogmatistes », si rudement traité il y a peu, rentre en faveur puisque « nous apprenons de lui que le beaucoup savoir apporte l’occasion de plus douter ». Et Montaigne, expert en pyrrhonisme, lui donne ce satisfecit : « C’est par effet un Pyrrhonisme sous une forme résolutive [affirmative]55. »

Pourquoi les « dogmatistes » dissimulent-ils leur pensée véritable sous des affirmations obscures et souvent contradictoires ? C’est que « la difficulté est une monnaie que les savants emploient comme les joueurs de passe-passe pour ne découvrir l’inanité de leur art ». Sans doute aussi entendent-ils « montrer la vacillation de l’esprit humain autour de toute matière », ou sont-ils forcés malgré eux « par la volubilité et incompréhensibilité de toute matière56 ». Montaigne considère avec attention une autre raison :

Je ne me persuade pas aisément qu’Epicurus, Platon et Pythagoras nous aient donné pour argent comptant leurs Atomes, leurs Idées et leurs Nombres. Ils étaient trop sages pour établir leurs articles de foi de chose si incertaine et si débattable […]. Aucunes choses, ils les ont écrites pour le besoin de la société publique, comme leurs religions ˙ et a été raisonnable pour cette considération que les communes opinions, ils n’aient voulu les éplucher au vif, aux fins de n’engendrer du trouble en l’obéissance des lois et coutumes de leur pays. Platon traite ce mystère d’un jeu assez découvert. Car où il écrit selon soi, il ne prescrit rien à certes. Quand il fait le législateur, il emprunte un style régentant et asseverant [affirmatif]57.

Ainsi Platon, et en général le philosophe selon son type principal, a deux visages : d’un côté, il est législateur ; de l’autre, il est pyrrhonien. Les divergences entre les écoles portent moins sur la vérité que sur l’utilité. Certaines écoles ont acquis crédit en travaillant à l’utilité morale et politique par le moyen, et au prix, d’« inventions fantastiques » et de « mensonges profitables58 ». La préférence de Montaigne va aux écoles « plus hardies » qui, si elles aussi sont « contraintes de se plier à la loi civile », ont renoncé à l’effort législatif qui vise à trouver une médiation entre la vérité et l’utilité. Peut-être pourrait-on dire que la manière de Montaigne dans ce contexte est intermédiaire entre la civilité de Platon et la hardiesse de Pyrrhon, ou d’Épicure. Sous l’utilité d’un christianisme de la simple obéissance qui est de son invention, Montaigne avance une vérité plus hardie peut-être que nous ne le voudrions.

 

Montaigne entreprend maintenant l’examen des « opinions humaines et anciennes touchant la religion59 ». Il avait d’abord paru hausser les épaules : « qu’est-il plus vain que de vouloir deviner Dieu par nos analogies et conjectures ; le régler, et le monde, à notre capacité et à nos lois ? » Poursuivant malgré tout, il aperçoit une opinion plus vraisemblable et plus excusable parmi les opinions anciennes, c’est celle « qui reconnaissait Dieu comme une puissance incompréhensible, origine et conservatrice de toutes choses, toute bonté, toute perfection, recevant et prenant en bonne part l’honneur et la révérence que les humains lui rendaient sous quelque visage, sous quelque nom et en quelque manière que ce fût. […] Ce zèle universellement a été vu du ciel de bon œil60 ». Ici il faut reconnaître que Montaigne est terriblement effronté. Il nous présente un Dieu de très bonne composition, qui accepte aimablement toutes les manières de l’honorer. Dirons-nous que « Dieu » est ici un collectif qui comprend la foule des divinités païennes ? Pour s’assurer que nous ne dormons pas, Montaigne nous met le doigt dans l’œil : « Ce zèle universellement a été vu du ciel de bon œil. » Ainsi, après nous avoir dit de toutes les façons que Dieu est inconnaissable et inaccessible à tous moyens humains, Montaigne nous assure qu’il est fort satisfait des honneurs que nous lui rendons sous quelque forme que ce soit ! Montaigne en tout cas sait que Dieu n’est pas jaloux.

Références païennes et références chrétiennes s’entremêlent ici d’une manière qui interdit de les séparer. Pythagore, Numa, saint Paul, les ornements et rites chrétiens, y compris les crucifix, sont jetés ensemble dans une vue confuse mais synthétique de la religion telle qu’elle est issue de « l’esprit humain ». La religion se forme là où se rencontrent « l’extrême effort de notre imagination vers la perfection » et le besoin d’une saisie sensible de la divinité « car c’est l’homme qui croit et qui prie ». Les représentations, cérémonies et sacrements chrétiens sont évoqués sous le registre des signes sensibles qui suscitent « une passion religieuse de très utile effet61 ». Sous l’anarchie délibérée des références commence à prendre forme une compréhension de la question de Dieu qui va bientôt permettre à Montaigne de nous proposer non de faibles conjectures sur l’Être parfait, mais des notions très nettes sur les relations entre l’humain et le divin, et plus particulièrement sur le caractère de la religion chrétienne.

En attendant, Montaigne nous a réservé une surprise. Si la religion consiste à donner forme à ce qui n’a pas de forme, à circonscrire ce qui est illimité et à rapprocher ce qui est inaccessible, alors, nous dit-il, la religion qui, au temps de la « cécité universelle » du paganisme, aurait eu sa faveur, c’est celle dont les fidèles « adoraient le Soleil62 ». Surprise ajoutée à la surprise, cette déclaration est suivie d’une longue citation, une des plus longues des Essais, non pas d’un auteur grec ou latin mais d’un poète français écrivant en français. Montaigne en effet cite Ronsard qui décrit le Soleil comme

                               la lumière commune,

L’œil du monde ˙ et si Dieu au chef porte des yeux,

Les rayons du Soleil sont ses yeux radieux :

Qui donnent vie à tous, nous maintiennent et gardent,

Et les faits des humains en ce monde regardent ˙

Ce beau, ce grand soleil qui nous fait les saisons,

Selon qu’il entre ou sort de ses douze maisons.

Qui remplit l’univers de ses vertus connues ˙

Qui d’un trait de ses yeux nous dissipe les nues ˙

L’esprit, l’âme du monde, ardent et flamboyant,

En la course d’un jour tout le Ciel tournoyant,

Plein d’immense grandeur, rond, vagabond et ferme ˙

Lequel tient dessous lui tout le monde pour terme ˙

En repos sans repos, oisif et sans séjour,

Fils aîné de nature, et le père du jour.

Ce n’est pas la description, ou l’invocation, d’un poète vivant au temps de la « cécité universelle », mais d’un poète qui vit après la venue de la religion chrétienne. Ce n’est pas la description, ou l’invocation, d’un païen qui n’a pas encore entendu la proposition chrétienne, mais celle d’un chrétien découragé, peut-être désespéré par l’état de la chrétienté. L’évocation du soleil citée par Montaigne n’est pas le morceau poétique le plus convaincant de Ronsard, et Montaigne était excellent juge de poésie. Mais ce morceau est précédé immédiatement des vers suivants, que Montaigne ne cite pas mais vers lesquels il dirige notre attention :

Ainsi, sous la protection d’une subordonnée conditionnelle, Ronsard, et Montaigne avec lui, envisagent explicitement, et même brutalement, d’abandonner le christianisme pour revenir à la religion païenne, à une religion qui adore les astres impartiaux, la lune et le soleil, qui ne font pas acception des personnes, traitant également en particulier les fidèles des trois religions révélées. À tout le moins, en évoquant la religion païenne du soleil par une citation d’un poète chrétien qui envisage explicitement la possibilité de revenir au paganisme, Montaigne efface la différence des époques, et tend ainsi à subvertir l’autorité et l’unicité du christianisme. De fait, après avoir cité Ronsard, Montaigne déroule un long catalogue des opinions de la philosophie païenne sur les dieux. Au lieu d’éclairer la question de la religion à partir de la vérité surplombante du christianisme, il enfouit la question de la vérité du christianisme dans une réflexion sur la religion en général, qui ne laisse apparaître celui-ci que comme un cas particulier dans une foule où il n’est pas à son avantage.

Suivons donc Montaigne plus avant dans son exploration de la question du divin. Il signale ce qui est peut-être une contradiction, et qui est en tout cas une difficulté de l’attitude religieuse en tant que telle. Celle-ci pose et annule en même temps une distance pour ainsi dire infinie entre la condition humaine et la condition divine. En même temps qu’elle élève la divinité au-dessus de toutes les choses humaines, elle se ménage un accès à elle jusqu’à trouver les moyens de se l’approprier. On pourrait dire quelque chose comme ceci : ce que les hommes visent dans l’attitude ou par la démarche religieuse, c’est à isoler et honorer la splendeur d’une dimension de l’être qui dépasse essentiellement tout ce qui est humain ; ce à quoi ils aboutissent, c’est à ramener le divin dans le cercle des intérêts humains, parfois des intérêts humains les plus dégradants. Cette confusion de l’humain et du divin est bien sûr très apparente dans les religions païennes : « Parquoi de faire de nous des Dieux, comme l’ancienneté [l’Antiquité], cela surpasse l’extrême faiblesse de discours. […] Mais d’avoir fait des dieux de notre condition, de laquelle nous devons connaître l’imperfection, leur avoir attribué le désir, la colère, les vengeances, les mariages, les générations et les parentèles, l’amour et la jalousie, nos membres et nos os, nos fièvres et nos plaisirs, nos morts, nos sépultures, il faut que cela soit parti d’une merveilleuse ivresse de l’entendement humain64. » Mais la confusion entre l’humain et le divin n’est pas limitée aux religions païennes. Montaigne mentionne un peu plus loin, et ensemble, Platon65 et Mahomet pour leurs enseignements concernant les peines et les récompenses après la mort : « Quand Platon nous déchiffre le verger de Pluton, et les commodités ou peines corporelles qui nous attendent encore après la ruine et anéantissement de nos corps […]. Quand Mahomet promet aux siens un paradis tapissé, paré d’or et de pierrerie, peuplé de garces [jeunes filles] d’excellente beauté, de vins et de vivres singuliers, je vois bien que ce sont des moqueurs qui se plient à notre bêtise pour nous emmieller et attirer par ces opinions et espérances convenables à notre mortel appétit66. » Montaigne prolonge et concrétise ainsi ce qu’il avait affirmé plus haut, à savoir que les législateurs, pour motiver utilement les hommes, doivent recourir à des mensonges, y compris à des mensonges qui répugnent extrêmement à la raison.

Sont donc mentionnés ici Platon et Mahomet, et aussi, plus allusivement, « aucuns des nôtres tombés en pareille erreur, se promettant après la résurrection une vie terrestre et temporelle accompagnée de toutes sortes de plaisirs et commodités mondaines ». Montaigne se pose alors la question de savoir si Platon, tellement averti des choses divines, a pu croire réellement « que nos prises languissantes fussent capables, ni la force de notre sens assez robuste pour participer à la béatitude ou peine éternelle67 ». S’il l’a cru, « il faudrait lui dire de la part de la raison humaine »… Quoi ? Que faudrait-il dire à Platon de la part de la raison humaine ? Une scène comique est esquissée, et l’espace d’un instant, on envisage que Platon, le législateur capable des inventions les plus fantastiques pour l’amour de l’utilité, ait cru effectivement à ses « mensonges profitables ». Notons en tout cas que, contrairement au « pyrrhonisme » affiché jusqu’ici, la raison humaine semble capable de dire quelque chose de valide sur ce sujet si difficile et tellement intéressant. Alors que dit-elle ? Les promesses qui nous sont faites par Platon et Mahomet, et même par « aucuns des nôtres », comportent une contradiction. En effet, si elles offrent un bonheur humain – les cinq sens de notre nature « combles de liesse » –, ces promesses ne sauraient être promesses divines : « S’il y a quelque chose du mien, il n’y a rien de divin68. » Montaigne poursuit alors de manière strictement conforme à la doctrine chrétienne : « Nous ne pouvons dignement concevoir la grandeur de ces hautes et divines promesses, si nous les pouvons aucunement concevoir : pour dignement les imaginer, il les faut imaginer inimaginables, indicibles et incompréhensibles, et parfaitement autres que celles de notre misérable expérience69. » La citation appropriée de saint Paul est jointe. Mais voyons comment l’orthodoxie apparemment la plus rigoureuse est soudain privée de son fondement, comment Montaigne rétracte ce qu’il vient d’avancer, en le déclarant impossible dans la phrase qui suit : « Et si pour nous rendre capables [de concevoir et recevoir les récompenses éternelles] on réforme et rechange notre être (comme tu dis, Platon, par tes purifications) ce doit être d’un si extrême changement et si universel, que par la doctrine physique, ce ne sera plus nous […]. Ce sera quelque autre chose qui recevra ces récompenses70. » Si c’est à Platon que Montaigne s’adresse, d’une manière d’ailleurs trop bruyante pour ne pas nous faire soupçonner que la cible véritable est tout autre et bien plus proche, la critique porte directement contre l’idée chrétienne de la résurrection, cette dernière représentant certainement un « extrême changement ». On remarquera à nouveau que celui qui parle ainsi n’a plus rien d’un pyrrhonien. Où est passé l’homme qui doute, et dont le jugement est toujours suspendu ? Montaigne s’appuie ici avec assurance sur la « doctrine physique », c’est-à-dire sur les sciences de la nature, pour contester radicalement une proposition que la religion à l’égard de laquelle il ne cesse de déclarer sa loyauté, a définie comme essentiellement inaccessible à la raison. Il s’appuie avec assurance sur notre connaissance de la nature pour récuser le dogme de la résurrection. Il ne faudra pas s’étonner qu’il termine l’Apologie par un rappel emphatique de ce dogme, et que la dernière phrase encourage notre foi « à cette divine et miraculeuse métamorphose71 ».

Poursuivant son examen, Montaigne s’interroge non plus sur la possibilité, mais sur la moralité des peines et des récompenses après la mort. Les récompenses sont injustes, car les bonnes actions sont produites par les dieux. Les peines sont injustes, car il était au pouvoir des dieux de prévenir les mauvaises actions72. Plus loin, Montaigne soulignera la « disproportion inique » d’une éternité de vie heureuse ou malheureuse en récompense ou punition d’une « si courte vie73 ».

Enfin, soulevant la question des sacrifices, Montaigne s’approche du cœur du christianisme. Il commence par évoquer toutes sortes de sacrifices d’animaux et d’hommes, quelques-uns bien atroces. La question principale porte sur la moralité du sacrifice. À quelle idée répond-il ? Sacrifier, c’est « vouloir garantir la peine due aux coupables par la punition des non-coupables74 ». Montaigne enveloppe explicitement dans sa critique le sacrifice de soi, qui n’est pas moins injuste pour être volontaire. D’ailleurs, poursuit-il, le consentement à la punition est contraire à l’essence même de la punition : « la vengeance divine présuppose notre dissentement entier, pour sa justice et pour notre peine75. » Que Montaigne ait pu écrire ces choses sans avoir à l’esprit le sacrifice du Christ, on peut le soutenir, mais seulement si l’on est prêt à admettre qu’il fut l’homme le plus épais, le plus obtus et le plus ignorant de son siècle. Et s’il a écrit cela en pensant au sacrifice du Christ, il n’a pu avoir d’autre but que de nous inviter à récuser dans sa notion même le projet rédempteur : il l’écrit ici noir sur blanc, la rédemption du coupable par l’innocent est essentiellement contraire à la justice. Ce qui est en jeu ici, c’est le centre du christianisme, et nous nous trouvons exactement au milieu de l’Apologie. C’est d’ailleurs ici même que Montaigne loge le vers de Lucrèce dans lequel se condense la tradition de la critique de la religion : Tantum religio potuit suadere malorum76. Ainsi, au milieu exactement de l’Apologie, au centre de ce livre dans le livre, et au terme d’une longue montée préparatoire, Montaigne nous place devant cette conclusion catégorique : la « doctrine physique » exclut les récompenses et les punitions dans une autre vie ; la doctrine morale exclut la rédemption et la pénitence.

 

32. Redescendons l’autre versant de l’Apologie. Comme on pouvait s’y attendre, l’argumentaire est glissant. Montaigne souligne d’abord que les lois du monde physique ne valent que pour nous, pas pour Dieu, et il fait allusion à quelques miracles attestés dans la Bible. Ainsi est introduit un développement insistant sur la vraisemblance de la pluralité des mondes. Celle-ci semble convenir à la toute-puissance divine, mais si cette convenance est suggérée, elle n’est pas clairement affirmée. Ce qui est clairement affirmé en revanche, c’est que la pluralité des mondes est très vraisemblable pour la raison humaine : « Ta raison n’a en aucune autre chose plus de vérisimilitude et de fondement, qu’en ce qu’elle te persuade de la pluralité des mondes […]. Les plus fameux esprits du temps passé l’ont crue, et aucuns des nôtres mêmes, forcés par l’apparence de la raison humaine77. » On relèvera que « les nôtres », c’est-à-dire les chrétiens, ont plus que d’autres apparemment besoin d’être « forcés » par la raison humaine. En tout cas, l’invocation des autorités les plus crédibles vient renforcer la crédibilité et l’autorité de la raison humaine, dont les conclusions sur la pluralité des mondes concordent, rappelons-le, avec ce qu’il est vraisemblable d’inférer de la toute-puissance divine. Ainsi, pour le répéter avec la permission et selon l’exemple de Montaigne, au centre ou au sommet de l’Apologie, et maintenant tout près encore du centre ou sommet de ce chapitre démesuré qui est censé ruiner les prétentions de la raison humaine, Montaigne ne cesse d’invoquer favorablement la force de celle-ci.

Comme poursuivant sa descente, Montaigne passe naturellement de l’hypothèse, si vraisemblable aux yeux de la raison, de la pluralité des mondes, à la thèse vérifiée par l’expérience de l’infinie diversité intérieure à notre monde : « Nous voyons en ce monde une infinie différence et variété, pour la seule distance des lieux. Ni le blé ni le vin se voit, ni aucun de nos animaux, en ces nouvelles terres que nos pères ont découvert : tout y est divers [différent]78. » Le point scabreux du développement réside dans l’évocation, sous l’autorité de Pline et d’Hérodote, de « formes métisses et ambiguës entre l’humaine nature et la brutale ». Il poursuit en effet : « Et s’il est ainsi, comme dit Plutarque, que, en quelque endroit des Indes, il y ait des hommes sans bouche […] combien y a-il de nos descriptions fausses ? [l’homme] n’est plus risible [capable de rire], ni à l’aventure capable de raison et de société79. » Certes Montaigne ici triomphe à bon compte. Comme si, sur des rapports aussi douteux, on pouvait appuyer une thèse qui conduit à rien de moins qu’à ruiner la définition de l’homme comme animal rationnel et politique ! À supposer que les bizarres créatures mentionnées par Plutarque existent effectivement, pourquoi les appeler encore des hommes ?

Je doute que Montaigne croie très fort à l’existence de ces hommes sans bouche ou au sperme « de couleur noire », ou de ces femmes qui accouchent à cinq ans « et n’en vivent que huit ». Leur évocation, assurément pittoresque, conclut un argument de plus en plus précipité qui conduit à une destruction vertigineuse des critères de l’humain : de la toute-puissance de Dieu à la pluralité des mondes, de la pluralité des mondes à la diversité infinie de ce monde-ci, de la diversité infinie de ce monde-ci à l’effacement des critères de l’humain. Alors que retentit encore l’invocation de la toute-puissance divine par laquelle il a introduit son développement, Montaigne procède à une sorte de décréation de l’homme. Au lieu de la création ex nihilo, la reductio ad nihil : « pourquoi prenons-nous titre d’être, de cet instant qui n’est qu’une éloise [un éclair] dans le cours infini d’une nuit éternelle ˙ et une interruption si brève de notre perpétuelle et naturelle condition – la mort occupant tout le devant et tout le derrière de ce moment, et une bonne partie encore de ce moment80 ? »

Une remarque conclura l’analyse de ce segment. La toute-puissance de Dieu alimente ici la puissance de celui qui l’invoque, et la destruction des critères de l’humain ouvre la voie à une parole qui ne rencontre plus aucune limite. Multipliant les mondes ou effaçant la frontière des espèces au motif de la toute-puissance de Dieu, ou sur l’autorité de témoins anciens auxquels il donne autorité, Montaigne promène une parole toute-puissante sur les articulations évanouissantes du monde et de la création. Les hommes sans bouche lui laissent le monopole de la parole.

 

Montaigne change bientôt de sujet : « Voyons si nous avons quelque peu plus de clarté en la connaissance des choses humaines et naturelles81. » Après les dieux donc, les hommes et la nature.

Il apparaît vite que nous ne connaissons pas mieux les « choses humaines et naturelles » que les choses divines : « Ai-je pas vu en Platon ce divin mot, que nature n’est rien qu’une poésie énigmatique ? », expression que Montaigne explique ainsi : « Comme peut-être qui dirait une peinture voilée et ténébreuse entreluisant d’une infinie variété de faux jours à exercer nos conjectures. » Et si la nature est « poésie énigmatique », « certes la philosophie n’est qu’une poésie sophistiquée82 ». Qu’est-ce à dire ? Pour rendre compte du monde, la philosophie et la science forgent des fictions que d’ailleurs elles donnent pour telles. Montaigne mentionne à ce propos les « épicycles, excentriques, concentriques » dont use l’astronomie pour rendre compte du mouvement visible des planètes, et que cette science nous donne « pour le mieux qu’elle ait su inventer en ce sujet ». On est ici visiblement très réservé sur la valeur de connaissance de la science et de la philosophie. Mais c’est ce que cette dernière a à dire de l’âme humaine qui fait l’objet d’une critique spéciale et assez vive de Montaigne.

On peut résumer simplement la critique de Montaigne en disant qu’à ses yeux la philosophie dessine de l’âme humaine un portrait qui n’est pas ressemblant. Il entend ici par « philosophie » les doctrines de Platon et Aristote, et assurément aussi, et peut-être tout particulièrement, celles de la scolastique. Pourquoi le portrait n’est-il pas ressemblant ? C’est une peinture, ou une architecture, « rapiécée de mille lopins faux et fantastiques ». L’erreur principale est d’avoir exagérément fractionné l’âme humaine : « en combien de parties ont-ils divisé notre âme ? » La formule la plus éclairante est ainsi la suivante : « Ils font [de notre âme] une chose publique imaginaire83. » Il est bien vrai que la philosophie ancienne fait ressortir l’analogie entre la constitution de l’âme et celle de la cité, et qu’elle tend à comprendre la cité comme une sorte d’« agrandissement » de l’âme. Montaigne suggère d’ailleurs qu’elle procède plutôt en rapetissant la cité aux dimensions de l’âme, introduisant – « imaginant » – dans celle-ci des divisions et des partitions qui n’appartiennent qu’à la cité. L’erreur consiste-t-elle simplement à diviser l’âme en parties ? C’est ce que semble indiquer Montaigne quelques pages plus loin alors même qu’il adoucit sa critique : « Pour revenir à notre âme, ce que Platon a mis la raison au cerveau, l’ire au cœur et la cupidité au foie, il est vraisemblable que ç’a été plutôt une interprétation des mouvements de l’âme qu’une division et séparation qu’il en ait voulu faire, comme d’un corps en plusieurs membres. Et la plus vraisemblable de leurs opinions est que c’est toujours une âme [unique], qui par sa faculté ratiocine, se souvient, comprend, juge, désire et exerce toutes ses autres opérations, par divers instruments du corps84. » Cette critique très adoucie de Platon nous éclaire. La description exagérément politique des philosophes anciens risque d’obscurcir l’unité de l’âme dont eux-mêmes étaient en fait convaincus. Quoi que fasse l’âme, elle opère comme une unité.

La question de la nature de l’âme sera poursuivie par Montaigne un peu plus loin85. Il intercale ici une reprise de la question épistémologique. La connaissance du proche, y compris de nous-même, explique-t-il, est aussi éloignée et inaccessible que celle des astres. Nous ignorons en particulier comment l’âme et le corps agissent l’un sur l’autre : « la nature de la liaison et couture de ces admirables ressorts, jamais homme ne l’a su86. » Or, nous faisons comme si nous savions, ou plutôt nous croyons sincèrement savoir ce que nous ignorons évidemment. Pourquoi ? Parce que nous recevons les opinions sur les choses, y compris ou en particulier celles portant sur les relations de l’âme et du corps, « comme si c’était religion et loi ». Nous renforçons et rehaussons sans cesse le bâtiment de notre créance au lieu d’en éprouver les fondations. Dès lors la connaissance, ou plutôt donc l’opinion de connaissance prend un caractère de loi qui ne lui appartient pas. Montaigne vise spécialement le rôle que joue alors la doctrine d’Aristote : « Le Dieu de la science scolastique, c’est Aristote : c’est religion [sacrilège] de débattre de ses ordonnances, comme de celles de Lycurgus à Sparte. Sa doctrine nous sert de loi magistrale, qui est à l’aventure autant fausse qu’une autre87. »

Montaigne ensuite étend ou déplace la critique pour viser la répartition de la connaissance en disciplines dont chacune admet des axiomes qu’elle s’interdit et interdit de discuter : « chaque science a ses principes présupposés, par où le jugement humain est bridé de toutes parts. Si vous venez à choquer cette barrière, en laquelle gît la principale erreur, ils ont incontinent cette sentence en la bouche, qu’il ne faut pas débattre contre ceux qui nient les principes88. » Or Montaigne entend mettre en débat les principes mêmes, et ruiner « l’impression de la certitude » que la tyrannie des principes fomente. Il met les philosophes au défi d’établir « par la voie de la raison » quelque vérité que ce soit. Il n’accepte pas qu’ils recourent au témoignage des sens : « il est vrai, car vous le voyez et sentez ainsi », « cette réponse serait bonne parmi les Cannibales, qui jouissent l’heur d’une longue vie tranquille et paisible, sans les préceptes d’Aristote », ou parmi les animaux et les autres êtres qui vivent encore sous le commandement « pur et simple de la loi naturelle », à laquelle les philosophes ont renoncé89.

Il est difficile d’apprécier cette « critique de la philosophie ». C’est une forme historique de celle-ci qui est d’abord visée. La « doctrine d’Aristote » dont il est question ici n’est pas la philosophie authentique d’Aristote, ce « pyrrhonisme sous forme résolutive », mais sa légalisation, si j’ose dire, contemporaine, son inclusion dans l’autorité politique et religieuse90. En tout cas, Montaigne installe une distance infranchissable entre les « énonciations » de la raison si difficiles à fonder d’une part, et les impressions des sens et « appétits simples » tels que nous les éprouverions si nous étions restés, comme les cannibales, dans notre « état naturel » d’autre part. Dans la balance de ce monde, la nature, semble-t-il, pèse plus que la raison.

Observons maintenant un changement de ton plutôt brusque. Montaigne en effet poursuit en se moquant assez conventionnellement des dissensions des philosophes sur la nature, l’origine ou le bien de l’âme et de la raison humaines. Il « charge » lourdement Aristote et Cicéron, selon une habitude que nous avons bien remarquée. On se demande pourquoi Montaigne reprend dans un style populaire, avec d’assez grossières attaques ad hominem, l’évaluation de la philosophie qu’il avait menée de manière beaucoup plus sereine et rigoureuse lors de son examen des différentes écoles, et encore dans les pages précédentes lorsqu’il s’en prenait à la tripartition platonicienne de l’âme humaine. Sa grossièreté apparente n’est qu’une politesse supérieure. S’il traite les philosophes si rudement, s’il leur reproche des défauts d’hommes du commun, c’est seulement pour acquérir le droit de se présenter maintenant en leur compagnie. C’est ici en effet que Montaigne nous livre une des descriptions les plus précises de la relation qu’il entretient avec la philosophie, description que nous avons déjà eu l’occasion de commenter en étudiant la notion de forme maîtresse91. Ayant mesuré la diversité infinie, et souvent l’absurdité, des propositions philosophiques, nous dit-il,

Ainsi la formation des mœurs et opinions de Montaigne n’a pas suivi de modèle fourni par la philosophie ou du reste la théologie, les deux disciplines, nous dit-il ailleurs, qui se veulent compétentes pour le tout de la vie humaine93. Quant à la théologie, il n’y a pas une ligne dans les Essais pour suggérer que Montaigne ait jamais envisagé de former ses mœurs selon un modèle religieux. C’est par rapport à la philosophie qu’il se définit. Je l’ai déjà relevé, Montaigne ne nous donne dans son livre aucun exemple de dialogue philosophique qu’il aurait conduit avec un interlocuteur vivant et compétent, aucun exemple de cette « conférence » qu’il porte si haut. Il célèbre Socrate comme « le plus digne homme d’être connu et d’être présenté au monde pour exemple », mais il ne suit pas l’exemple de la démarche dialectique, et quant à se présenter au monde, c’est lui-même plutôt que Socrate qu’il présente, c’est son propre exemple qu’il produit94. Ou, quand il présente Socrate à notre imitation, c’est comme « interprète de la simplicité naturelle » et non comme exemple de l’éros philosophique95. En même temps, Montaigne revendique un rapport très spécifique à la philosophie. À un certain moment de sa vie, vient-il de nous dire, il a découvert avec surprise que, par quelque hasard, ses mœurs étaient « conformes à tant d’exemples et discours philosophiques ». Nous hésitons. Ce rapport « imprémédité et fortuit » à la philosophie peut être jugé tout extérieur – accidentel sans rien d’essentiel. Ou au contraire, il peut indiquer une proximité ou une intimité inédite : la philosophie se serait pour ainsi dire concrétisée dans la particularité, dans l’individualité de Montaigne. Sous le ton cavalier : « Nouvelle figure : Un philosophe imprémédité et fortuit », se fait jour une revendication dont il faut mesurer la radicalité. En la forme naïve de Michel de Montaigne, la nature a installé les mœurs et opinions de la philosophie sans que celui-ci ait besoin de recevoir les enseignements de la philosophie. Pour le dire de la manière qui marquera le mieux la distance qui, sur ce point décisif, sépare Montaigne de la philosophie grecque, la philosophie en Montaigne est une nature qui n’eut pas besoin d’éducation – la philosophie comprise non comme cette doctrine ou cette école, mais comme l’art général de vivre selon la nature ou la raison confondue avec la nature. Encore une fois, mesurons ce qui est dit et qui livre le secret lumineux des Essais. Lorsque Montaigne produit son exemple, lorsqu’il tient pour nous le « registre des essais de [sa] vie96 », il ne nous livre pas sa vie particulière comme nous nous sentons autorisés à le faire après lui, il nous livre la pierre de touche pour tous les essais que l’homme peut faire de ses facultés. À la raison décevante des philosophes qui est « leur [pierre de] touche à toutes sortes d’essais97 », Montaigne substitue sa nature propre, sa forme naïve, en laquelle l’art général de vivre s’est trouvé « par cas d’aventure » incorporé.

On peut ajouter que Montaigne se rapporte à la médecine à peu près comme il se rapporte à la philosophie. Les arts qui promettent de maintenir le corps en santé et ceux qui promettent d’y maintenir l’âme sont également décevants. Dans le cas de la médecine, tout est affaire non de raison mais d’expérience. Or l’expérience de Montaigne lui a appris que l’art des médecins ne trouble pas moins la nature que ne fait la maladie. Dès lors, il s’agit pour lui de garder sa « forme de vie » qui est « pareille en maladie comme en santé », de s’en tenir à la coutume du corps qui est la sienne : « Ma santé, c’est maintenir sans destourbier [perturbation] mon état accoutumé98. »

Dans la forme maîtresse de Montaigne, nature et coutume se fondent pour produire un exemple plus convaincant que tous les arts humains, un « être universel » auquel chaque lecteur de bonne foi pourra se rapporter et se mesurer.

 

Reprenons le fil de l’Apologie à l’endroit que nous avons déjà cité, et où Montaigne concède que Platon, en dépit de sa tripartition de l’âme, n’a pas pu vouloir nier l’unité de celle-ci. La suite du propos cependant est une critique du platonisme et de toute doctrine qui prétendrait séparer l’âme du corps et lui donner une vie indépendante de celle du corps. Critique conduite au nom de l’expérience, et de l’expérience que chacun peut faire : la thèse de Platon sur la réminiscence, Montaigne la déclare « chose que chacun par expérience peut maintenir être fausse99 ». Criblant son texte de citations de Lucrèce, il souligne tout ce qui marque la dépendance de l’âme par rapport au corps. Il nous montre les philosophes non seulement jugeant absurde d’imaginer qu’une âme immortelle pût être jointe à un corps mortel, mais « davantage [sentant] l’âme s’engager en la mort, comme le corps100 ». Expérience de l’évanouissement, qu’il fit lui-même en tombant de cheval101. Après avoir exposé les arguments matérialistes brièvement mais dans toute leur force, et toujours comme appuyés sur l’expérience, Montaigne souligne de multiples façons la maladresse, les hésitations ou les obscurités des philosophes lorsqu’il s’agit d’argumenter en faveur de l’immortalité de l’âme : « c’est la partie de l’humaine science traitée avec [le] plus de réservation et de doute. Les dogmatistes les plus fermes sont contraints en cet endroit principalement de se rejeter à l’abri des ombrages de l’Académie. Nul ne sait ce qu’Aristote a établi de ce sujet non plus que tous les anciens en général, qui le manient d’une vacillante créance102. »

Ainsi, l’expérience plaidant pour la mortalité de l’âme, et la raison étant incapable d’établir son immortalité, la croyance à cette dernière ne peut s’appuyer que sur la grâce et la foi : « Confessons ingénument que Dieu seul nous l’a dit, et la foi ˙ car leçon n’est ce pas de nature et de notre raison. Et qui retentera [examinera] son être et ses forces et dedans et dehors sans ce privilège divin ˙ qui verra l’homme sans le flatter ˙ il n’y verra ni efficace ni faculté qui sente autre chose que la mort et la terre103. » Montaigne ici parle « des deux côtés de la bouche », comme nous savons que cela lui arrive. Il dit qu’il croit, et en même temps il explique pourquoi il ne croit pas. En effet, « retenter son être et ses forces », « voir l’homme sans le flatter », écouter la « leçon de nature », n’est-ce pas précisément ce qu’il fait tout au long des Essais avec une ardeur qui jamais ne se lasse et une unité de propos que rien ne détourne ? Montaigne, au long de l’immense entreprise des Essais, établit de la manière la plus persuasive une leçon de nature et de raison rigoureusement contraire à ce que sa foi l’obligeait à confesser.

Montaigne conclut enfin cette revue de notre « connaissance des choses humaines et naturelles » par de brèves remarques sur le sujet du corps. Il observe qu’il nous est aussi inconnu que l’âme, y compris quant à la durée de gestation qui, dans le cas de Montaigne, comme il nous l’affirme, fut de onze mois ! Je ne déciderai pas s’il est ici de bonne foi ni, s’il ne l’est pas, pourquoi. Peut-être cette miraculeuse gestation annonçait-elle la naissance d’une nature sans pareille.

Ici pourrait s’achever l’Apologie : « En voilà assez pour vérifier que l’homme n’est non plus instruit de la connaissance de soi en la partie corporelle, qu’en la spirituelle. Nous l’avons proposé lui-même à soi, et sa raison à sa raison, pour voir ce qu’elle nous en dirait. Il me semble avoir assez montré combien peu elle s’entend en elle-même. Et qui ne s’entend en soi, en quoi se peut-il entendre ?104 » De fait, Montaigne s’adresse à la destinataire, réelle ou supposée, de l’Apologie pour une dernière recommandation : « Vous, pour qui j’ai pris la peine d’étendre un si long corps contre ma coutume, ne refuirez [refuserez] point de maintenir [défendre] votre Sebond par la forme ordinaire d’argumenter dequoi vous êtes tous les jours instruite, et exercerez en cela votre esprit et votre étude ˙ car ce dernier tour d’escrime ici, il ne le faut employer que comme un extrême remède. C’est un coup désespéré, auquel il faut abandonner vos armes pour faire perdre à votre adversaire les siennes, et un tour secret, duquel il se faut servir rarement et réservément : c’est grande témérité de vous perdre vous-même pour perdre un autre105. » Dernière recommandation, et recommandation étonnante, puisqu’en somme Montaigne invite la destinataire de l’Apologie à n’en tenir aucun compte. Qu’elle argumente comme elle a appris à argumenter, c’est-à-dire en faisant confiance à la raison humaine, au lieu d’employer cette « critique de la raison » développée par Montaigne, et qui, en désarmant l’adversaire, la désarmerait elle-même. Pourquoi alors avoir rédigé ce texte immense, de surcroît « contre [sa] coutume » ? Montaigne l’envisage finalement et modestement comme un secours en cas d’urgence : « si quelqu’un de ces nouveaux docteurs entreprend de faire l’ingénieux en votre présence, aux dépens de son salut et du vôtre ˙ pour vous défaire de cette dangereuse peste qui se répand tous les jours en vos cours, ce préservatif, à l’extrême nécessité, empêchera que la contagion de ce venin n’offensera ni vous, ni votre assistance106. »

Peut-être Montaigne ne se soucie-t-il pas tellement de l’usage que la haute et puissante dame voudra ou pourra faire de l’Apologie. Il est vrai que prise à la lettre, celle-ci décourage de soutenir le pour comme le contre dans toute discussion, et que, dès lors, elle pourrait contribuer à tempérer la violence des disputes politiques et religieuses. Le « préservatif » semble néanmoins disproportionné compte tenu de la rareté recommandée de son usage, et du caractère aléatoire de son effet. Nous avons vu en tout cas que, sous le débat ostensible entre rationalisme dogmatique et pyrrhonisme, se formule dans l’Apologie, et très vigoureusement, une pensée fort affirmative qui, en termes philosophiques, peut être dite « naturaliste » ou « matérialiste », et qui, pour ce qui concerne le rapport au divin, doit être désignée comme un athéisme.

 

33. Montaigne repart pourtant pour une nouvelle traversée dont le motif n’est pas indiqué. Comme si l’Apologie n’était pas déjà assez longue, comme si nous n’avions pas gagné le droit de nous reposer ! Quel est donc son propos ? Nous pouvons remarquer que Montaigne réintroduit sa propre expérience, qu’il avait laissée pour ainsi dire hors champ dans l’Apologie proprement dite, et que les développements laissent moins de place à la perplexité, ou à la mise en scène de celle-ci, qu’ils sont plus directs, plus immédiatement affirmatifs, et qu’ils prennent même parfois un ton assertorique, voire dogmatique. Montaigne, dirait-on, ne se sent plus obligé de paraître pyrrhonien : « Laissons à part cette infinie confusion d’opinions qui se voit entre les philosophes mêmes, et ce débat perpétuel et universel en la connaissance des choses107. »

Montaigne va s’attacher à un autre aspect des choses humaines, non plus la nature ou la capacité de l’âme, mais son état. Il part du « trouble que notre jugement nous donne à nous-mêmes » et de « l’incertitude que chacun sent en soi ». Il passe vite de « nous », et de « chacun », à « je » : « Ce que je tiens aujourd’hui et ce que je crois, je le tiens et le crois de toute ma croyance, tous mes outils et tous mes ressorts empoignent cette opinion et m’en répondent sur tout ce qu’ils peuvent, je ne saurais embrasser aucune vérité, ni conserver avec plus de force, que je fais cette-ci. J’y suis tout entier, j’y suis voirement – mais ne m’est-il pas advenu, non une fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d’avoir embrassé quelque autre chose à tout [avec] ces mêmes instruments, en cette même condition, que depuis j’aie jugée fausse108 ? » Comme ce « je » est insistant, comme ce « je » est emphatique ! C’est une raison suffisante pour douter de sa bonne foi. Ce « je » veut se faire passer pour le « je » de l’expérience de Montaigne. Or nulle part dans les Essais celui-ci ne nous donne des exemples concrets de tels changements en lui de son jugement. Comment d’ailleurs celui qui ne s’éloigne jamais de sa forme maîtresse et de son état accoutumé pourrait-il ressembler à l’inlassable girouette qui nous est ici présentée ? Au contraire, à diverses reprises et dans des contextes très différents, mais toujours de manière très affirmative, Montaigne souligne la parfaite stabilité de ses opinions principales109. Le « je » au jugement toujours changeant n’est pas de l’expérience de Montaigne. C’est une image de l’homme que Montaigne nous propose et dans laquelle il entend faire en sorte que nous nous reconnaissions.

Si nous en doutons, lisons un peu plus loin. Nous allons entendre le « je » de l’expérience de Montaigne, le « je » de son « moi » et son accent qui ne trompe pas : « Moi qui m’épie de plus près, qui ai les yeux incessamment tendus sur moi, comme celui qui n’ai pas fort à faire ailleurs, […] à peine oserai-je dire la vanité et la faiblesse que je trouve chez moi. J’ai le pied si instable et si mal assis, je le trouve si aisé à crouler et si prêt au branle, et ma vue si déréglée, que à jeun je me sens autre qu’après le repas ˙ si ma santé me rit, et la clarté d’un beau jour, me voilà honnête homme [débonnaire] ˙ si j’ai un cor qui me presse l’orteil, me voilà renfrogné, malplaisant et inaccessible110. » C’est d’un tout autre changement qu’il est question ici. L’expérience effective dont Montaigne rend compte n’est pas celle, plus prétendue que réelle, des variations de son jugement mais celle, du reste fort banale, des variations de son humeur. Ce qui est significatif, ce n’est pas l’expérience elle-même – encore une fois, elle nous est très familière – mais l’importance que Montaigne lui accorde. À ses yeux, la variabilité de notre humeur, c’est-à-dire de notre état, est révélatrice de notre condition. Dans sa banalité même, elle dit beaucoup sur notre condition. Elle nous invite à la reconnaître pour ce qu’elle est principalement, une condition de passivité. Dans la mise en scène de Montaigne, l’expérience effective des variations de son humeur prend poids de l’expérience déclarée des variations de son jugement, qui à son tour reçoit sa plausibilité de la première. Montaigne a plus d’un « je » dans son sac.

Poursuivant l’exploration du même domaine d’expérience, Montaigne souligne enfin notre vulnérabilité aux passions, celles qui viennent du corps bien sûr, mais plus encore celles qui viennent de l’âme : « Les secousses et ébranlements que notre âme reçoit par les passions corporelles peuvent beaucoup en elle, mais encore plus les siennes propres ˙ auxquelles elle est si fort en prise qu’il est à l’aventure soutenable qu’elle n’a aucune autre allure et mouvement que du souffle de ses vents, et que sans leur agitation elle resterait sans action, comme un navire en pleine mer que les vents abandonnent de leur secours111. » Ainsi, selon Montaigne, l’âme est-elle plus agitée qu’elle n’agit. L’âme n’a pas réellement d’action propre. Après avoir élevé le rôle de l’humeur aux dépens du jugement, Montaigne élève celui des passions aux dépens des vertus : « La plupart des plus belles actions de l’âme procèdent et ont besoin de cette impulsion des passions112. » On n’est pas surpris que soit ici évoqué le rôle de la colère et d’autres passions dans les actions courageuses ou ambitieuses, ou le rôle de la compassion ou de la crainte dans les conduites clémentes ou prudentes. L’attention est retenue par la notation suivante : « cette lâcheté d’âme à souffrir l’ennui et la fâcherie sert à nourrir en la conscience la pénitence et la repentance ˙ et à sentir les fléaux de Dieu pour notre châtiment, et les fléaux de la correction politique113. » C’est ici sans doute le passage le plus machiavélien des Essais. Les conduites ou dispositions morales que la tradition enracinait dans la conscience – la pénitence, la repentance, le consentement pieux aux maux « envoyés par Dieu », l’obéissance « consciencieuse » aux sévérités des autorités politiques –, toutes ces conduites et dispositions qui ensemble donnaient, si j’ose dire, la formule synthétique du bon chrétien et du loyal sujet, sont ici ramenées à une certaine faiblesse d’âme comme à leur cause. C’est la lâcheté d’âme qui nourrit la repentance et la pénitence, qui nous fait envisager les maux comme des châtiments de Dieu et qui nous rend docile au magistrat. Le propos est lapidaire et laisse beaucoup à l’interprétation. En tout cas les vertus consciencieuses, qui font que l’agent accepte d’être puni, se juge puni ou même, dans la repentance et la pénitence, se punit lui-même, loin d’être motivées et justifiées par la présence en l’âme d’une règle objective de l’action, découlent plutôt d’un certain manque de force pour supporter les maux que l’on subit ou vivre avec les fautes que l’on commet. Aux yeux de Montaigne, l’âme est moins principe actif, comme siège de la conscience et lieu d’acquisition et d’exercice des vertus, que phénomène passif comme état de l’humeur et effet des passions, comme lieu aussi d’une certaine perte de soi ou défaillance à soi. Ce qui n’est pas bien clair, c’est la nature du ressort qui pousse l’âme forte, celle qui ne se punit pas elle-même, ne se juge pas punie et sans doute n’accepte pas d’être punie.

 

Montaigne ne s’en tient pas aux variations qui affectent l’âme individuelle. Il considère aussi les variations des opinions collectives, en particulier celles des doctrines scientifiques accréditées. Longtemps, rappelle-t-il, le géocentrisme a été unanimement reçu. Aujourd’hui, « Copernicus a si bien fondé cette doctrine [l’héliocentrisme] qu’il s’en sert très réglément à toutes les conséquences Astronomiques114 ». Pourquoi adhérer à une doctrine plutôt qu’à l’autre ? Peut-être une « tierce opinion » renversera-t-elle bientôt ou plus tard les « deux précédentes ». Le même argument vaut pour « les principes qu’Aristote a introduits ». De même encore, si nous venons de découvrir « une grandeur infinie de terre ferme », pourquoi serait-ce notre ultime découverte ? N’est-il pas plus vraisemblable que « ce grand corps que nous appelons le monde est chose bien autre que nous ne jugeons115 » ?

Or, l’argument prend soudain un tour inattendu. Après avoir évoqué la pluralité des mondes, on s’en souvient, Montaigne avait souligné l’« infinie différence et variété » de celui-ci, tout étant différent « en ces nouvelles terres que nos pères ont découvert116 ». Il relève ici au contraire « les similitudes et convenances de ce nouveau monde des Indes occidentales avec le nôtre, présent et passé, en si étranges exemples117 ». Au lieu de déployer, comme à son habitude, l’infinie diversité du monde humain, ou des mondes humains, il s’émerveille « de voir en une très grande distance de lieux et de temps les rencontres [coïncidences] d’un grand nombre d’opinions populaires monstrueuses [extraordinaires] et des mœurs et créances sauvages et qui par aucun biais ne semblent tenir à notre naturel discours [raison naturelle]118 ». De quelles opinions populaires et de quelles croyances sauvages s’agit-il ? Selon Montaigne, on a observé dans les Indes occidentales toutes sortes de notions, représentations, croyances et rites qui sont très proches des nôtres. Il les qualifie synthétiquement de « vains ombrages de notre religion ». Comment expliquer ces coïncidences ou ressemblances alors qu’elles ne sauraient résulter de l’imitation, les populations concernées étant trop éloignées les unes des autres, ni de notre « naturel discours », ces opinions étant « monstrueuses » ? Montaigne a une réponse que nous n’attendions pas : ces ressemblances, qui témoignent de la « dignité » et de la « divinité » de notre religion, se sont insinuées chez ces « barbares » « comme par une commune et supernaturelle inspiration119 ». Cette suggestion est d’autant plus surprenante que Montaigne nous présente ordinairement – et avec quel enthousiasme – les populations du Nouveau Monde comme vivant selon la nature et non pas certes selon la grâce, comme vivant heureuses et innocentes « sans religion », et que d’ailleurs il répugne fort, nous le savons bien, à les appeler « barbares ». À quoi vise-t-il alors sous cet argument si lourdement apologétique qu’il ne saurait le prendre à son compte ? Ce qui semble clair, c’est que ces coïncidences et ressemblances, comme aussi sans doute les grandes variations d’opinions et de conduites, qui les unes et les autres n’ont rien à voir avec la grâce, ne relèvent pas non plus des efforts de la raison naturelle. Elles relèvent de ce principe productif qui n’obéit à aucune règle susceptible d’être discernée par la raison, et que Montaigne est probablement un des premiers à évoquer et à nommer : « l’esprit humain ». « C’est un grand ouvrier de miracles que l’esprit humain », voilà la formule qui livre la pointe du propos120.

Le principe explicatif, parce que productif, des conduites et opinions humaines collectives n’est ni la raison ni la nature humaine. C’est l’esprit humain faiseur de miracles, c’est-à-dire indépendant de toute règle inscrite dans la nature rationnelle de l’homme. Cet esprit humain, fécond au-delà des prises de la raison et de la nature, n’est pas pure indétermination cependant. Il obéit à certaines règles qui expliquent les ressemblances comme les variations des conduites et opinions humaines. Montaigne ici a des suggestions étonnantes, et c’est un des plus étranges développements des Essais. Les mouvements de l’esprit humain obéissent à une instance qu’il désigne comme la nature, mais une nature qui non seulement n’est pas rationnelle, nous le savons, mais qui ne fait pas de nous non plus des animaux. Alors quoi ? Eh bien, notre surprise est grande : elle fait de nous plutôt des végétaux, elle gouverne « les créances, les jugements et opinions des hommes », qui ont « leur révolution, leur saison, leur naissance, leur mort, comme les choux »121 ! La nature rationnelle de l’homme n’est pas chose assez forte pour déterminer la forme que prend l’homme : « La forme de notre être [qui comprend “les facultés de l’âme”] dépend de l’air, du climat et du terroir où nous naissons122. » On pourrait dire que cette thèse est « naturaliste », mais ce naturalisme est aussi bien un « historicisme ». Les hommes changent avec le siècle aussi bien qu’avec le climat : nous voyons « tel siècle produire telles natures, et incliner l’humain genre à tel ou tel pli123 ». La disposition ou le résultat des facultés humaines dépend des accidents de lieu et de temps. Peut-on imaginer constatation plus humiliante pour l’homme et la nature humaine ? Si « les hommes naissent […] plus et moins belliqueux, justes, tempérants et dociles […] selon que porte l’inclination du lieu où ils sont assis, et prennent nouvelle complexion si on les change de place, comme les arbres […] que deviennent toutes ces belles prérogatives dequoi nous nous allons flattant 124? » L’homme qui s’imagine se gouverner lui-même et être le maître naturel et légitime des autres créatures est en réalité – la confirmation ici est aussi explicite que possible – un être essentiellement gouverné, et gouverné par rien de plus relevé que les accidents de lieu et de temps.

 

Ces variations comme ces ressemblances dont le principe réside dans les poussées végétales de « l’esprit humain » ne concernent que les mœurs et opinions collectives, qui ont toujours, avec leur part d’imagination arbitraire, leur part de raison. Après tout, cette monstrueuse coutume de certains peuples anciens, qui leur faisait manger leurs pères morts, se fondait sur l’intention pieuse de donner à leurs progéniteurs « la plus digne et honorable sépulture125 ». Nous avons vu cela à loisir en lisant le chapitre de la coutume. Nous avons vu en même temps que Montaigne ne supportait pas patiemment ce « violent préjudice » et cette « tyrannie » de la coutume. Or voici qu’approchant du terme de l’Apologie, et précisant des allusions scabreuses faites au chapitre 23 du livre I, Montaigne suggère nettement qu’il existe une possibilité d’échapper au pouvoir de la coutume et de ce « grand ouvrier de miracles » qu’est l’esprit humain – une possibilité cependant réservée aux philosophes et dont les « faibles esprits » feraient mieux de ne pas s’enquérir126. Nous sommes avertis.

Les lois, explique donc Montaigne, tirent leur autorité de la possession et de l’usage. En elles-mêmes, c’est-à-dire prises à leur naissance ou dans leurs commencements, elles sont peu de chose. Qui prend en compte ces très modestes commencements ne peut guère prendre les lois au sérieux. Ces philosophes « qui pèsent tout et le ramènent à la raison, et qui ne reçoivent rien par autorité et à crédit, il n’est pas merveille s’ils ont leurs jugements souvent très éloignés des jugements publics ». Ceux « qui prennent pour patron l’image première de nature » auraient par exemple désapprouvé nos règles matrimoniales, puisque « la plupart ont voulu les femmes communes et sans obligation [mises en commun et sans lien juridique ou religieux] ». Abandonnant ici toute précaution, Montaigne assure qu’Augustin « n’avait pas vu assez avant » dans la débauche des philosophes cyniques lorsqu’il estimait que ceux-ci ne pouvaient pas réellement mener à terme leurs activités sexuelles en public comme ils s’en vantaient127. Ce que ce « grand et religieux auteur » n’a pas compris, c’est que pour ces philosophes l’obscurité et le secret n’étaient pas nécessaires à l’accomplissement de la « besogne », qu’il est possible d’aller au bout de celle-ci sans honte ni pudeur d’aucune sorte, bref, qu’il est possible à la nature de vivre effectivement et absolument sans loi.

Ici, comme au chapitre 23 du livre I, et plus encore car il est plus explicite, Montaigne nous fait rougir. Nous préférons passer rapidement. Le philosophe jouissant sur la place publique que Montaigne présente à notre admiration, nous ne l’avons pas vu. Détournons donc les yeux puisque nous ne saurions faire autrement, mais réfléchissons un peu. Il y a quelque chose que nous ne saisissons pas. Nous comprenons sans peine que les lois augmentent leur autorité par la possession et l’usage, mais nous ne discernons pas en quoi consiste leur naissance, ce que Montaigne appelle « un petit surgeon d’eau à peine reconnaissable128 ». La loi, dirions-nous volontiers, puise principalement son crédit non dans sa naissance ni dans la durée de l’usage, mais dans sa fonction, sa haute finalité qui est de régler l’action. Dès lors elle ne saurait naître à proprement parler, car il y a toujours une loi. Et si la loi est nouvelle, elle succède à la loi ancienne. Jamais l’homme ne s’est trouvé sans loi, puisque la loi est la règle de l’action, et il n’y a pas de vie humaine sans action. S’il n’y a pas de vie humaine sans action, s’il n’y a pas d’action sans règle de l’action, donc sans loi, il ne saurait y avoir de vie sans loi. Or Montaigne, sur l’exemple des cyniques, répond qu’il y a bien une vie sans loi, une vie selon la nature, et que celle-ci se confond avec la vie sexuelle conduite sans la moindre pudeur. Nous ne lirions pas sérieusement Montaigne, nous ne le prendrions pas au sérieux si, trop pudiques, nous refusions de considérer qu’à ses yeux la nature comme critère supérieur à toute convention trouve sa pierre de touche dans l’acte sexuel accompli en public. Il s’agit ici du jugement de Montaigne, non de ses désirs ou de ses goûts. D’ailleurs, nous avons dans notre expérience collective de quoi comprendre le jugement de Montaigne. Nous aussi nous gardons le critère de la nature et courons après l’horizon d’une vie sans loi, dans l’espérance de cette vie sexuelle enfin sans pudeur en laquelle nous avons si étrangement mis notre foi. Si la vie sexuelle que nous disons « libre » contient pour nous la promesse de la vie sans loi, c’est sans doute que, dans l’action sexuelle, à la différence de toute autre action, la nature n’a besoin d’aucune loi pour savoir ce qu’elle a à faire. Cependant, en dépit d’efforts pourtant systématiques, nous ne parvenons pas à abolir toute pudeur. C’est seulement sur les écrans, et nullement sur la place publique, que la « besogne » cynique se donne à voir. En somme, notre expérience confirme plutôt le jugement d’Augustin que celui de Montaigne.

 

Nous approchons du terme de l’Apologie. Les toutes dernières pages, on le sait, sont empruntées à Plutarque qui n’est pas nommé. L’auteur le plus cher à Montaigne dit notre manque d’être, notre vie évanouissante entre le naître et le mourir. Auparavant, et comme une dernière considération philosophique, Montaigne a traité des sens. Conclusion pertinente puisque « la science commence par eux et se résout en eux129 ». Il s’agit de clore un long parcours. Montaigne commence à retenir sa force et à replier ses voiles. Puisqu’on ne peut simplement croire les sens comme les épicuriens, ni simplement les congédier comme les stoïciens, « il n’y a point de science130 ». Les sens troublent l’entendement et sont troublés par les passions de l’âme, de sorte qu’ultimement, et toute notre ignorance se rassemble pour ainsi dire en ce point, nous ne savons pas si nous dormons ou si nous veillons. Nos facultés sont sans doute plus actives dans la veille que dans le sommeil, mais pas au point que notre veille soit vraiment éveillée : « Là elle dort, ici elle sommeille – Plus et moins. Ce sont toujours ténèbres, et ténèbres Cimmériennes. Nous veillons dormant, et veillant dormons. Je ne vois pas si clair dans le sommeil ˙ Mais quant au veiller, je ne le trouve jamais assez pur et sans nuage. Encore le sommeil en sa profondeur endort parfois les songes. Mais notre veiller n’est jamais si éveillé qu’il purge et dissipe bien à point les rêveries : qui sont les songes des veillants – et pires que songes131. »

Humeurs, passions du corps, passions de l’âme, songes et rêveries, toujours plus agie qu’agissante, notre âme ne surmonte jamais une passivité et une obscurité essentielles. Dès lors, les variations qu’elle subit sont plus riches de sens que les vertus auxquelles elle parvient. Exercer notre action et cultiver les vertus, c’est essayer de nous donner plus de forme que nous n’en pouvons recevoir. « Mettre en rôle nos rêveries », le propos initial et le plus explicite des Essais, c’est la seule activité qui ne trahisse pas notre passivité essentielle, qui ne succombe pas à l’illusion de nous gouverner nous-mêmes et de commander à la nature entière et à l’être même.