CHAPITRE I

Présentation d’un monde

Treize siècles avaient passé depuis l’année où on pensait que Rome avait été fondée, un peu plus d’un demi-millénaire depuis la naissance du Christ, deux cents et quelques années depuis que Constantin avait fait de Byzance Constantinople.

Le christianisme triomphait. Sur les bords du Bosphore et de la Corne d’Or régnait l’empereur de la seconde Rome, premier serviteur du Christ Roi, maître en droit de l’Univers. Partout les églises s’élevaient pour chanter les louanges du Dieu en trois personnes et pour célébrer le sacrifice eucharistique. Des missions évangélisaient des territoires de plus en plus lointains, dans les forêts, les steppes et les brumes du Nord comme au bord des mers chaudes où circulaient de fabuleuses richesses et qui menaient à l’Inde et à la Chine. Des Barbares, il est vrai, s’étaient rebellés vers l’ouest, mais ces Francs, ces Burgondes, ces Goths, divisés, se querellant entre eux, sauvages admirateurs de la grandeur romaine, incapables de construire un Etat solide, rentraient peu à peu dans le giron de l’Empire. Rome était certes bien déchue de son antique splendeur, avait souffert des coups des Barbares, mais Byzance tenait, magnifique, éblouissante, centre du monde, invaincue, sans doute invincible.

C’est vers cette époque qu’un marchand égyptien du nom de Cosmas, qui voyagea beaucoup et, sur ses vieux jours, se fit moine, écrivait ces lignes triomphantes :

« L’Empire des Romains participe ainsi à la dignité du royaume du Seigneur Christ car il transcende, autant qu’il est possible dans cette existence, tout autre pouvoir et il demeurera invaincu jusqu’à la consommation finale car on a dit « Jamais il ne sera détruit » (Daniel, 2, 44)… Et j’affirme avec confiance que, bien que des ennemis barbares se soient élevés un court moment contre la puissance romaine en punition de nos péchés, cependant, par la puissance de celui qui nous gouverne, l’empire demeurera invincible pourvu qu’il ne restreigne pas, mais qu’il élargisse l’influence du christianisme. C’est en effet le premier Etat qui a cru au Christ avant les autres et cet empire est le serviteur des règles établies par le Christ en vertu desquelles Dieu, qui est le Seigneur de tout, le conservera invaincu jusqu’à la consommation finale… » (113 B-C.)[1]

Empire universel et religion universelle sont liés. Cosmas écrit aussi : « Et ainsi de même chez les Bactriens, les Huns, les Persans, les autres Indiens, les Persarméniens, les Mèdes et les Elamites et dans tout le pays de Perse les églises sont innombrables avec des évêques, de très nombreuses communautés chrétiennes ainsi que beaucoup de martyrs et de moines vivant aussi en ermites. De même en Ethiopie, à Axôm, et dans toute cette région ; chez les gens d’Arabie heureuse qu’on appelle maintenant Homérites, dans toute l’Arabie, la Palestine, la Phénicie, dans toute la Syrie et à Antioche jusqu’à la Mésopotamie, chez les Nubiens et les Garamantes, en Egypte, en Libye dans la Pentapole, en Afrique et en Mauritanie jusqu’à Gadeira (Cadix), dans les régions du Midi, partout où il y a des églises chrétiennes, des évêques, des martyrs, des moines, des ermites parmi lesquels est proclamé l’Evangile du Christ. De même encore en Cilicie, en Asie, en Cappadoce, en Lazique et dans le Pont comme dans les régions septentrionales où habitent les Scythes, les Hyrcaniens, les Hérules, les Bulgares, les Grecs et les Illyriens, les Dalmates, les Goths, les Espagnols, les Romains, les Francs et autres peuples jusqu’à Gadeira sur l’Océan vers le nord, il y a des croyants et des prédicateurs de l’Evangile du Christ, confessant la Résurrection des morts. Et nous voyons ainsi les prophéties accomplies sur le monde entier. » (169 B-D.)[2]

Plaçons-nous dans la situation des habitants de ces régions nordiques et occidentales qui nous sont maintenant si familières. Beaucoup se dirigeaient alors vers l’Orient, pays des sources de la foi. Ainsi la religieuse espagnole que donne en exemple au VIIe siècle un moine de Galice, Valerius, à ses compagnons de cloître :

« Au temps où la bienfaisante foi catholique naissante et l’immense clarté lumineuse de notre sainte religion, tard venues sur ces plages du bout de l’Occident, y eurent enfin brillé, la bienheureuse moniale Aetheria, brûlée de la flamme du désir de la grâce divine, aidée par la puissance de la majesté du Seigneur, de toutes ses forces, d’un cœur intrépide entreprit un voyage à travers le monde entier. Marchant ainsi un certain temps sous la conduite du Seigneur, elle parvint aux lieux sacrés et désirables de la nativité, de la passion et de la résurrection du Seigneur et aussi auprès des corps d’innombrables saints martyrs, dans diverses provinces et villes, pour y prier et pour s’y édifier. Plus elle avait acquis de connaissance du saint dogme, plus brûlait dans son cœur la flamme inextinguible du saint désir. » (trad. Hélène Pétré)[3]

Comme un imitateur tardif d’Aetheria (elle fit son voyage aux alentours de l’année 400), embarquons-nous aux côtes espagnoles. Nous pourrons peut-être nous dispenser de voir Rome presque dépeuplée, dévastée par les incendies, privée d’eau, couverte de ruines. Mais la curiosité incitait à visiter la capitale Constantinople, la seconde Rome, et la piété y autorisait. La Ville, comme on l’appelait alors, était remplie en effet d’églises célèbres dont la plus belle et la plus fameuse, Sainte Sophie, était alors dans tout l’éclat de sa nouveauté. Justinien l’inaugurant le 25 décembre 537 s’était écrié : « Je t’ai vaincu, Salomon. » Constantinople regorgeait de monastères célèbres, de reliques précieuses qui attiraient les pèlerins. On y admirait « de larges avenues traversant la ville tout entière, de grandes places bordées de palais somptueux et au centre desquelles se dressait une haute colonne ; on y voyait des monuments publics d’aspect encore classique, des maisons élégantes bâties à la mode syrienne ; les rues et les portiques étaient peuplés de statues antiques et tout cela faisait un ensemble merveilleux… La splendeur des palais impériaux, du grand Palais Sacré… était admirable par la variété des édifices, la beauté des jardins qui les encadraient, les mosaïques ou les peintures qui décoraient les appartements. Et par tout cela Constantinople attirait vers elle tous les regards. Le monde entier rêvait d’elle comme d’une cité de merveilles entrevue dans un flamboiement d’or. » (Ch. Diehl.)[4]

Au-delà, comme Aetheria, on abordait vraiment les terres sacrées. « Cherchant partout tout ce qui est contenu dans tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, dit encore d’elle Valerius, visitant tous les lieux où s’étaient accomplies de saintes merveilles dans les différentes parties du monde, provinces, cités, montagnes et autres déserts qu’elle avait vus signalés dans les livres, ayant soin d’aller partout dans des voyages qui durèrent de longues années, parcourant tout avec l’aide de Dieu, elle arriva enfin dans les contrées de l’Orient. »[5] L’Orient byzantin était riche en monuments, en églises splendides, en villes prospères et grouillantes, en vastes monastères, en souvenirs de toutes sortes de l’époque biblique et des origines chrétiennes. Antioche, Alexandrie, Jérusalem étaient de très grandes et de très belles cités. Justinien y avait fait construire de grands édifices et, non pas seulement là, mais dans des villes d’importance secondaire que nous énumère Procope dans le traité qu’il leur consacre. Le rhéteur Choirikos nous décrit aussi par exemple les belles églises de sa ville natale, Gaza.[6]

Aetheria alla à l’Est jusqu’à Charra, l’antique Harran où avait résidé Abraham. Infatigablement curieuse de souvenirs bibliques, elle demanda à l’évêque de la ville où se trouvait donc Our, la ville où était né le patriarche. Mais elle se heurtait là à une difficulté majeure. « L’endroit que vous demandez, ma fille, est à la dixième étape d’ici, à l’intérieur de la Perse… Maintenant les Romains n’y ont plus accès, toute cette région est occupée par les Perses. » (XX, 12.) Là commençait un autre empire.[7] L’empire perse des Sassanides était la seconde puissance du monde. Il dominait les terres allant de l’Euphrate à l’Indus. Sa capitale était un ensemble de sept villes situées sur le Tigre, non loin de l’antique Babylone et de l’actuelle Bagdad. On appelait l’ensemble en syriaque Mahoûzê ou Medhinâthâ, en arabe al-Madâ’in, c’est-à-dire simplement « les villes ». La principale était Ctésiphon. On voit encore sur les lieux les restes du palais royal qu’on appelle, en persan, le Tâq-e-Kesrâ, l’arc de Khosrô. La salle d’audience, large de 27 m, profonde de 42 m, haute de 37 m, était couverte d’une vaste voûte elliptique. Là, le roi des rois se montrait à son peuple. Les jours d’audience, « la foule se pressait devant l’ouverture immense qui formait la porte de l’apadâna et bientôt la grande salle était pleine de monde. Le carreau y était couvert de tapis moelleux ; les murs également étaient cachés en partie sous des tapis et, là où ils se montraient à nu, sous des tableaux en mosaïque… Le trône était placé tout au fond, derrière le rideau, entouré des grands officiers et des autres dignitaires, qui se tenaient à la distance du rideau prescrite par l’étiquette. Une barrière séparait, sans doute, les courtisans et les grands de la foule. Soudain le rideau s’ouvre et le roi des rois se présente, assis sur son trône sur un coussin de brocart d’or, habillé d’une étoffe magnifique brodée d’or. La couronne revêtue d’or et d’argent et garnie de perles, incrustée de rubis et d’émeraudes, était suspendue au-dessus de sa tête à une chaîne d’or attachée au plafond, mais si mince qu’on ne la voyait pas à moins d’être tout près du trône. Quand on regardait de loin on croyait que la couronne reposait sur sa tête, mais en réalité elle était trop lourde pour qu’aucune tête humaine ait pu en supporter le poids, car elle pesait 91 kilos et demi. L’aspect de toute cette pompe, vue à travers un jour mystérieux qui s’infiltrait par les cent cinquante ouvertures, de douze à quinze centimètres de la voûte, impressionnait à tel point celui qui était présent pour la première fois à ce spectacle qu’involontairement il tombait à genoux. » (A. Christensen.)[8]

Les trésors des rois des rois sassanides étaient immenses et les auteurs arabes nous en ont donné des listes et fait des descriptions émerveillées, embellies encore par la tradition. On parlait d’un jeu d’échecs dont les pièces étaient formées de rubis et d’émeraudes, d’un jeu de tric-trac fait de corail et de turquoises. Leur trône était, écrit Thaâlibi, « fait d’ivoire et de bois de teck dont les plaques et les balustrades étaient d’argent et d’or. Sa longueur était de 180 coudées, sa largeur de 130 et sa hauteur de 15. Sur les gradins se trouvaient des sièges de bois noir et d’ébène dont les cadres étaient d’or. Ce trône était surmonté d’un baldaquin fait d’or et de lapis-lazuli où étaient représentés le ciel et les étoiles, les signes du zodiaque et les sept climats ainsi que les rois en leurs différentes attitudes, soit dans le banquet, soit dans la bataille ou à la chasse. Il y avait aussi un mécanisme qui indiquait les heures du jour. Le trône lui-même était entièrement recouvert de quatre tapis de brocart broché d’or et orné de perles et de rubis et chacun de ces tapis se rapportait spécialement à l’une des saisons de l’année ».[9] Ce trône était peut-être en réalité une gigantesque horloge splendidement ornée.

L’armée était puissante. Les nobles formaient la principale force de choc, la cavalerie. Les chevaliers étaient recouverts de cuirasses très ajustées et formaient, ensemble, comme une masse de fer resplendissant au soleil. Derrière la cavalerie venaient les éléphants dont les barrissements, l’odeur et l’aspect terrible effrayaient l’ennemi, puis les fantassins, masse de paysans soumis au service militaire et de peu de valeur guerrière. Les corps auxiliaires, composés de cavaliers des peuples belliqueux soumis aux Iraniens ou de mercenaires, étaient de beaucoup les plus utiles.

Cette armée, réformée au VIe siècle pour lui donner une discipline très stricte, avait servi à combattre à toutes les frontières de l’Empire : au Turkestan, vers l’Inde, au Caucase, mais surtout en direction de l’Empire romain. En 531 était monté sur le trône iranien un vrai souverain, Khosrô, surnommé Anôsharwân, c’est-à-dire « à l’âme immortelle ». Il rétablit énergiquement l’ordre social que son père, ému de la misère du peuple, séduit par les idées du réformateur communiste Mazdak, avait quelque peu ébranlé. Il réforma l’armée et les finances, puis il envahit la Syrie romaine, prit Antioche et la détruisit. Une paix de cinquante ans fut conclue en 561, mais elle dura à peine une dizaine d’années.

Les deux grands empires luttaient entre eux de façon acharnée pour la puissance. Mais ils représentaient aussi deux conceptions du monde, deux religions opposées. Le christianisme dominait à Byzance. La religion officielle de l’Iran était le mazdéisme fondé par Zarathoustra, religion basée sur l’opposition cosmique des principes bon et mauvais. L’homme doit se ranger du côté du Bien par ses bonnes pensées, ses bonnes paroles, ses bonnes actions. Mais d’autres religions étaient tolérées et même protégées et honorées. Les Mazdéens ne faisant pas de prosélytisme, les persécutions éphémères des autres religions avaient des causes non pas religieuses, mais avant tout politiques. Souvent les adeptes de ces religions se massacraient entre eux ou se dénonçaient mutuellement au gouvernement. Celui-ci craignait la collusion des chrétiens avec l’ennemi byzantin, non sans raison d’ailleurs. Mais, au Ve siècle, Constantinople ayant condamné l’hérésie nestorienne qui séparait trop catégoriquement les deux natures du Christ, les Nestoriens se réfugièrent en Iran. Adversaires acharnés de Byzance, ils y furent bien accueillis, y prospérèrent, conquirent peu à peu une grosse influence et firent de la Perse une base de départ pour l’évangélisation des pays asiatiques. On comprend que Cosmas, qui devait avoir au moins des sympathies pour le nestorianisme, présente « l’empire des Mages » comme « venant immédiatement à la suite de celui des Romains, car les Mages ont obtenu une certaine distinction auprès du Seigneur Christ, étant venus lui offrir hommage et adoration ; ce fut en terre romaine que fut d’abord diffusée la prédication chrétienne au temps des apôtres, mais, immédiatement après, elle fut étendue à la Perse par l’apôtre Thaddée. » (113 D.)[10] Les Juifs aussi étaient bien accueillis en général et à l’abri des persécutions chrétiennes. C’est dans la Mésopotamie sassanide que les académies débordant d’activité intellectuelle au sein des grouillantes communautés juives couchèrent par écrit l’immense Talmud de Babylone. Le catholicos, grand métropolite de l’Eglise chrétienne d’Iran, comme le resh-galoûta ou exilarque, chef de la communauté juive, étaient des personnages considérables, dotés de grands pouvoirs sur leurs ouailles respectives. Ils prenaient rang parmi les hauts conseillers de l’Empire. Malgré quelques frictions et courtes flambées de persécution, dues le plus souvent à des excès de zèle prosélytique ou à des ingérences des autorités religieuses dans la haute politique, Nestoriens et Juifs étaient en Perse dans une situation relativement très favorable. Partout ailleurs dans le monde, ils regardaient vers elle comme vers une métropole secourable.

Aux yeux d’une portion importante de la population mondiale, Empire romain byzantin et Empire perse sassanide constituaient à eux deux l’ensemble de l’univers civilisé, « les deux yeux auxquels la divinité a confié la tâche d’illuminer le monde » comme écrivait un empereur perse au souverain byzantin. « Par ces deux grands empires, ajoutait-il, les peuplades turbulentes et belliqueuses sont contrôlées, la vie des hommes en général est organisée et gouvernée ».[11] Certes on savait vaguement qu’au-delà existaient de puissants empires jouissant d’une civilisation brillante et de richesses étonnantes : la Chine des Tang, les royaumes de l’Inde, de Birmanie, de l’Indonésie, l’empire khmer, le Japon… Mais c’était là le domaine du fabuleux, des pays de rêve dont on ignorait les mœurs, les institutions et l’histoire. Certes, des marchands comme Cosmas s’aventuraient jusqu’à Ceylan et jusqu’à l’Inde (d’où son surnom d’Indicopleustes, « celui qui a navigué vers les Indes »), y recueillaient encore quelques données sur le monde d’au-delà. Mais il s’agissait comme d’une autre planète, sur la route d’ailleurs du Paradis terrestre situé au-delà de l’Océan oriental, une planète avec laquelle de temps à autre quelques hardis astronautes maintenaient des rapports distants. Il en venait d’ailleurs des marchandises précieuses, la soie en tout premier lieu et les épices, transportées surtout par des peuples barbares qui tenaient une vaste zone intermédiaire entre les deux mondes et monopolisaient presque leurs relations : les Turcs au nord, les Arabes au sud. Quand on en venait au domaine de ceux-ci, on abordait bien en un sens la fin d’un monde.

C’est dans cette direction que se dirigera peut-être notre voyageur imaginaire à la suite des pèlerins réels comme la moniale Aetheria. Au-delà de la Syrie et de la Palestine, on la mena vers un endroit où « les montagnes entre lesquelles nous avancions s’écartaient et formaient une vallée immense à perte de vue, tout à fait plate et extrêmement belle ; au-delà de la vallée apparaissait la sainte montagne de Dieu, le Sinaï » (§ 1, 1).[12] Cette montagne, qui se révélait quand on l’approchait partagée en plusieurs pics, les pèlerins entreprenaient de la gravir non sans mal. « C’est avec une peine extrême qu’on fait l’ascension de ces montagnes, car on ne les monte pas tout doucement en tournant et, comme on dit, en colimaçon, mais on monte tout droit, comme au long d’un mur, et il faut descendre tout droit ces montagnes l’une après l’autre jusqu’à ce qu’on arrive au pied même de celle du milieu qui est le Sinaï proprement dit. Et, ainsi donc, selon la volonté du Christ notre Dieu, aidée par les prières des saints qui nous accompagnaient, je marchais avec une grande peine parce que j’étais obligée de faire l’ascension à pied (il était absolument impossible de la faire à selle) ; pourtant je ne sentais pas ma peine et, si je ne sentais pas ma peine, c’était que le désir que j’avais, selon la volonté de Dieu, je le voyais se réaliser. » (§ 3, 1-2.)[13] Au sommet, on trouvait « une église pas bien grande, mais d’une grande beauté » et les moines montraient aux pèlerins le panorama. « Nous voyions au-dessous de nous les montagnes que nous avions escaladées les premières avec peine ; comparées à la montagne du milieu sur laquelle nous nous tenions, elles avaient l’air de petites collines… L’Egypte et la Palestine, la mer Rouge, la mer Parthénienne qui va vers Alexandrie et enfin le pays des Saracènes qui s’étend à perte de vue, nous voyions tout cela à nos pieds, de là : on a peine à le croire… » (§ 3, 8.)[14]

Le pays des Saracènes… Peuple barbare et inquiétant. Les moines devaient entretenir quelques rapports avec eux. Une centaine d’années après Aetheria, la petite église avait été abandonnée ; elle était pour ainsi dire hantée. « Il est impossible à un homme, écrit Procope, de passer la nuit sur le sommet de la montagne, car on y entend toute la nuit des roulements de tonnerre et d’autres prodiges divins qui frappent de panique même le plus fort et le plus résolu des hommes. » C’était bien au-dessous que Justinien avait bâti une belle église à la Mère de Dieu et aussi un puissant fort, tenu par une importante garnison, « de sorte que les barbares saracènes ne puissent pas, tirant parti du fait que la région est déserte, se servir du lieu comme d’une base pour envahir dans le plus grand secret les districts voisins de la Palestine ».[15] Quels étaient ces hommes qu’on redoutait tant et qui habitaient ce pays désolé, aux confins du monde civilisé ?