Présentation d’une terre
Ceux qu’on appelait alors en grec Sarakênoi, en latin Saraceni, ce qui nous a donné le mot français Sarrasins, étaient auparavant appelés Arabes scénites, les Arabes qui vivent sous la tente (en grec skênê). Ils s’appelaient eux-mêmes Arabes tout simplement. Depuis des temps immémoriaux, ils habitaient cette terre aride et nul n’avait le souvenir que jamais quelque autre peuple les y eût précédés.
Terre immense, grande comme le tiers de l’Europe ou presque. Mais la population y est très peu nombreuse. La rareté des précipitations a fait d’une grande partie du territoire un désert. Dans certains cantons, il peut ne pas pleuvoir pendant dix ans d’affilée. D’immenses régions sont couvertes de dunes dont la hauteur peut atteindre 200 mètres et la longueur plusieurs kilomètres. Une de ces régions, le Rab al-khâlî est aussi vaste que la France ; une autre, plus au nord, le grand Nefoud, atteint encore 70 000 km2. Ailleurs on trouve des champs de lave d’une grande étendue, vestiges d’une activité volcanique plus ou moins ancienne.
Les lits de rivière (wâdi) sont le témoignage d’une époque plus humide. Mais, depuis l’époque historique au moins, ils sont à sec la plupart du temps. Parfois quelques mares les jalonnent. Mais des pluies inattendues les transforment quelquefois pour un court laps de temps en torrents impétueux. Ces « inondations », comme disent les Arabes, causent des désastres épouvantables. Pourtant l’eau subsiste. Elle s’infiltre dans le sol. On va la chercher au moyen de puits au plus profond de la terre. L’un d’eux atteindrait 170 mètres de profondeur. Les Arabes ont développé toute une science des puits, flairant à une petite profondeur un point d’eau ensablé. Parfois l’eau surgit en source. On voit alors apparaître une oasis dont la verte végétation tranche sur le désert environnant. Ailleurs aussi, surtout dans les plaines côtières, les tihâma, où les pluies sont plus fréquentes, les lits inférieurs des wâdi conservent suffisamment d’eau pour permettre quelques cultures. Même dans les zones désertiques d’ailleurs, l’averse soudaine fait surgir en quelques heures des fleurs et des herbes sauvages.
Le pays impose le genre de vie. Si la dominance dans la péninsule revient au désert, le genre de vie qui s’impose en connexion est le nomadisme pastoral. Les habitants de ces régions au cours du IIe millénaire avant l’ère chrétienne domestiquèrent le chameau. On sait l’adaptation de cet animal au désert. Désormais les petits groupes de nomades (Badw en arabe, d’où notre « Bédouin ») suivirent le chameau qui assurait leur subsistance. L’Arabe, a dit Sprenger, est le parasite du chameau. Au « printemps », quand la pluie tombe, tous affluent, poussant leurs bêtes, vers les régions que l’eau du ciel a rendues verdoyantes. Ce sont des jours de liesse où bêtes et gens s’empiffrent en vue des périodes de disette à venir. Des petits groupes s’égaillent pour profiter de cette manne. Puis la sécheresse revient et les groupes humains se concentrent autour des points d’eau permanents où subsistent des arbres, des arbustes et des buissons.
Ailleurs on fait pousser quelques céréales. Mais, dans les oasis, une petite population de sédentaires cultive le palmier-dattier, l’arbre des arbres, dont, non seulement les fruits, mais tous les éléments sont utilisés jusqu’au bout, « la tante et la mère des Arabes », comme on disait, fournissant la seule nourriture solide (le lait de chamelle la complétant) à la masse des misérables Bédouins.
Tous ces éléments de la population devaient vivre en symbiose, car ils avaient besoin les uns des autres : cultivateurs des palmeraies ou des quelques régions à céréales, à fruits et légumes, Bédouins éleveurs de chameaux de la steppe ou du désert, paysans et citadins des régions avoisinantes. Les chameliers devaient à leur monture rapide une supériorité militaire qui entraînait pratiquement la domination sur les sédentaires, surtout sur ceux des oasis isolées au milieu de l’Océan désertique, domaine du nomade. Un peu partout dans cette situation, les cultivateurs ont acheté leur protection aux pasteurs, par des services ou par des prestations. C’est ce qu’on appelle actuellement dans certains domaines arabes, avec un humour un peu noir, la khowwa, l’impôt de fraternité.
Un autre type de relation pacifique entre ces populations était le commerce. Le chameau, vaisseau du désert, permet de traverser ces vastes étendues. Il peut porter jusqu’à 200 kilos et couvrir 100 kilomètres en un jour ; il est capable de marcher jusqu’à vingt jours sans eau par une chaleur de l’ordre de 50° si on lui procure un peu de fourrage ; sinon il peut marcher quand même jusqu’à cinq jours avant de mourir. Les caravanes pouvaient relier entre elles les zones civilisées de l’Arabie du Sud et du Croissant Fertile, charriant les marchandises qu’elles produisaient et aussi celles qu’on y apportait en transit, venues de l’Inde, de l’Afrique Orientale et de l’Extrême-Orient d’un côté, de tout le monde méditerranéen de l’autre. Les Bédouins se faisaient payer le passage du territoire qu’ils contrôlaient à moins qu’un Etat fort ait pu assurer militairement la protection de la caravane. Sur une échelle territoriale plus restreinte, des échanges se faisaient naturellement entre nomades et sédentaires quand ce ne serait que pour permettre une alimentation où se mêleraient le lait des nomades et les dattes des sédentaires. Il s’était constitué une série de marchés, de foires qui prenaient parfois un caractère permanent autour d’une source ou d’un sanctuaire. Il y avait ainsi des cités disséminées dans le désert en plus de celles qui, plus naturellement, se constituaient dans les oasis. C’étaient des agglomérations de commerçants, d’artisans et, si le terrain le permettait, de paysans, avec aussi des chefs de tribus nomades qui contrôlaient de là, au sein d’un luxe relatif et avec une suite plus ou moins nombreuse, leurs contribules errants.
C’est que, dans ces cités et aussi dans les oasis et les steppes cultivées, se maintenaient les structures sociales propres à la vie du désert. Des petits groupes humains, dont la dimension était imposée par les nécessités vitales et que l’on peut appeler clans ou sous-tribus, étaient les cellules de base. Des clans qui se reconnaissaient à tort ou à raison une certaine parenté formaient une tribu. Chaque tribu avait son ancêtre éponyme. Les idéologues ou les politiques du désert constituaient des généalogies où les liens de parenté supposés à ces ancêtres reflétaient les relations plus ou moins étroites des groupes qui portaient leur nom.
Ces relations pouvaient être pacifiques. Mais, dans l’atroce misère où se débattaient si souvent les groupes arabes, la tentation était grande de s’emparer par la force des richesses (bien relatives le plus souvent) de ceux que le destin avait un peu plus favorisés. On se livrait ainsi à un ghazou, une ghazwa (français razzia) dont les règles étaient codifiées par l’usage. On raflait les biens sans causer de mort d’homme autant qu’il était possible. C’est que l’homicide entraînait des conséquences graves selon la loi non écrite du désert. Aucun droit abstrait n’enserrait en effet dans ses paragraphes les libres Arabes, aucun Etat n’existait pour imposer avec l’appui d’une force de police des règles qu’il aurait édictées. La seule protection de la vie de chacun était la certitude, que donnait la coutume, qu’elle serait chèrement payée. Sang pour sang, vie pour vie. Une honte ineffaçable s’attacherait au vengeur désigné par les usages qui laisserait vivre un homicide. La vendetta, en arabe tha’r, est un des piliers de la société bédouine.
Celle-ci est basée en principe sur l’égalité. Chaque membre de la tribu est égal à chacun des autres. Tout groupe se choisit bien un chef, sayyid. Mais son autorité dépend strictement de son prestige personnel. Il doit veiller à chaque instant à maintenir celui-ci intact. Il en va de son rang. Aussi doit-il déborder de qualités, se conserver une clientèle par ses largesses et par son affabilité, faire preuve de modération en toutes circonstances, suivre la volonté secrète de ceux qu’il entend commander et pourtant faire preuve de vaillance et d’autorité. Et, à la réunion générale du clan, le veto d’un seul pouvait remettre en question une décision importante. Pourtant tous ne sont pas égaux à strictement parler. Certains clans se sont enrichis par la razzia, par le commerce, le prélèvement de redevances sur les sédentaires ou même sur d’autres nomades. Des personnalités même d’un clan donné ont acquis à certains moments une fortune personnelle. Il y a donc des riches et des pauvres. Mais il suffit d’une période de sécheresse ou d’une péripétie guerrière pour ramener brutalement l’égalité dans la misère. Avec ces richesses provisoires, certains entretenaient des esclaves : étrangers achetés, captifs pris au cours des razzias, débiteurs insolvables. Mais les conditions de la vie nomade se prêtaient mal à un assujettissement permanent, surveillé, organisé comme chez les sédentaires. Aussi affranchissait-on souvent ces esclaves. Les affranchis (mawlâ) demeuraient des « clients » de leur ancien maître. Certaines tribus ou certains clans méprisés par les autres étaient aussi dans une situation inférieure, par exemple les tribus de forgerons, peut-être vestiges d’une population ancienne d’une autre origine.
Ammien Marcellin, au IVe siècle, dit des Sarrasins : « L’union de l’homme et de la femme (pour eux) n’est qu’un contrat de louage ; pour toute forme matrimoniale, l’épouse, fiancée à prix fait et à temps, apporte en manière de dot une lance et une tente à son mari, se tenant prête, le terme expiré, à le quitter au moindre signe. On ne saurait dire avec quelle fureur, dans cette nation, les deux sexes s’abandonnent à l’amour… »[16] La description est sans doute exagérée. En gros, la femme semble avoir eu un rôle moins effacé chez les nomades que ce ne fut le cas chez les sédentaires et qu’il est advenu après l’Islam.
Dans cette société brutale et mobile, les arts n’ont guère de place, à une exception près : l’art de la parole. Les Arabes admiraient les hommes éloquents, ceux qui savaient donner une répartie fine à un argument embarrassant, ceux qui savaient faire adopter leur avis dans les discussions au conseil de la tribu ou du clan. Les sages arabes étaient réputés. Mais la poésie était encore plus estimée. Le poète est un personnage marquant, redouté, qu’on suppose inspiré par un esprit. Il chante comme partout ses amours, ses deuils, ses joies et ses tristesses et la beauté sauvage de sa rude patrie. Tout un art poétique est déjà constitué. Par exemple, l’attendrissement sur les vestiges du campement abandonné par la bien-aimée et ses gens est de rigueur. Mais le poète est surtout utilisé comme propagandiste ; c’est le journaliste du désert. Des joutes oratoires sont organisées — souvent à l’occasion des grandes foires — où l’on vante sa tribu et où l’on vilipende, on ridiculise la tribu ennemie. L’attaque et la réplique doivent être dans le même mètre et avec la même rime. La satire qui glisse vite à l’invective assez peu spirituelle en général et le panégyrique ou le poème de jactance qui tourne aisément à la flagornerie et à la rodomontade sont parmi les genres poétiques les plus cultivés.
La religion préoccupait assez peu, semble-t-il, les Bédouins. C’étaient des réalistes peu imaginatifs. Ils croyaient la terre peuplée d’esprits, les djinns, souvent invisibles, mais se manifestant aussi sous des formes animales. Les morts étaient censés poursuivre une existence déchue et fantomatique. On leur faisait des offrandes et on élevait sur leurs tombes des stèles et des tas de pierres. Certains arbres et certaines pierres (particulièrement des météorites et celles dont l’apparence se rapprochait de la forme humaine) étaient le siège d’esprits et de divinités. Des divinités résidaient au ciel et étaient même des astres. Certaines étaient considérées comme d’anciens sages divinisés. La liste de ces êtres divins et surtout l’importance attribuée à chacun variaient selon les tribus. Mais on retrouvait d’un bout à l’autre de la péninsule les plus importants. Il en était surtout ainsi d’Allah, « le dieu, la divinité », personnification du monde divin sous sa forme la plus haute, créateur de l’Univers et gardien de la foi jurée. Au Hedjâz, trois déesses étaient mises en vedette comme « filles d’Allah ». Il y avait d’abord Allât, déjà signalée par Hérodote sous le nom d’Alilat, dont le nom signifie « la déesse » tout simplement et qui personnifiait peut-être un des aspects de Vénus, l’étoile du matin. Mais les Arabes hellénisés l’identifiaient à Athéna. Puis venait ‘Ozzâ, « la très puissante », que d’autres sources identifient à Vénus. La troisième était Manât, qui tenait des ciseaux pour couper les fils des destins, déesse du sort qu’on adorait dans un sanctuaire au bord de la mer. A Mekka, le grand dieu était Hobal, idole en cornaline rouge.
Certains lieux où la présence de la divinité s’était marquée d’une façon ou d’une autre devenaient sacrés. On en fixait les limites et, à l’intérieur de celles-ci, aucun être vivant ne devait être détruit. C’étaient donc des lieux d’asile où les gens poursuivis par un vengeur pouvaient se réfugier. Des familles sacerdotales en avaient la garde. On rendait hommage à la divinité par des offrandes et des sacrifices d’animaux et parfois peut-être d’humains. Certains sanctuaires étaient le but de pèlerinages (hajj) où s’accomplissaient des rites divers. En particulier, on faisait cérémonieusement des tournées autour de l’objet sacré. Des interdits devaient être observés pendant ces rites, par exemple souvent l’abstention de rapports sexuels. Le tabou du sang était particulièrement répandu. Les garçons étaient circoncis solennellement. Les Arabes pratiquaient la divination par le vol des oiseaux ou par la direction que prenaient les animaux. Ils sollicitaient des oracles des dieux au moyen de flèches. Des ordalies pouvaient être pratiquées pour découvrir la vérité. La magie était en usage. On craignait le mauvais œil dont on se protégeait par des amulettes.
En réalité, les membres de ces tribus dispersées, errantes, faméliques, terriblement anarchiques cherchaient à se conformer à un idéal moral qui leur était propre et dans la formation duquel la religion ne jouait aucun rôle. L’homme modèle était doué au plus haut point de la qualité qu’on appelait morouwa, c’est-à-dire étymologiquement « virilité ». Elle comportait le courage, l’endurance, la fidélité à son groupe et à ses obligations sociales, la générosité, l’hospitalité. Le sentiment qui le poussait à se conformer à cet idéal était celui de l’honneur (‘ird). Les infractions au code moral du désert exposaient à l’injure et, par là, à la perte de l’honneur. On a pu dire et démontrer que le sens de l’honneur se substituait chez les Arabes à beaucoup des fonctions ordinaires de la religion. Ainsi tous ces idéaux, ces forces organisatrices de la vie sociale et personnelle ne faisaient aucun appel à l’au-delà. Ils aboutissaient tous à l’homme. L’homme était la valeur suprême pour l’homme. Mais il s’agit de l’homme social, de l’homme intégré dans son clan et dans sa tribu. C’est pourquoi W. Montgomery Watt appelle cette conception un « humanisme tribal » et ce terme paraît heureux. L’homme n’est limité dans son activité, dans sa puissance éventuelle, que par ce qui appartient au destin aveugle (dahr). Certes celui-ci est impitoyable, le destin de l’homme est tragique, on ne peut échapper quelque peu à une conception foncièrement pessimiste de la vie qu’en se hâtant de jouir des plaisirs violents mais fugitifs qu’elle nous offre. Cependant l’activité humaine peut dans une certaine mesure permettre d’aménager mieux ce que nous concède le destin. Le Bédouin peut être superstitieux, mais il est réaliste et la rude vie au désert l’a prédisposé moins à la méditation sur l’infini, comme on l’a gratuitement supposé jadis, qu’à une exacte appréciation de sa force et de son impuissance.
Des auteurs attachés au dénigrement systématique des Arabes (c’est là une manie très répandue, assez paradoxalement, chez les arabisants) ont qualifié de barbare cette société. Des Arabes s’en sont offusqués et ont mis en relief les éléments de régulation de la vie sociale qu’elle comportait, l’intérêt de sa production intellectuelle. Tout dépend évidemment de ce qu’on appelle barbare. Les Arabes ne vivaient certainement pas dans un état d’anarchie totale pour la bonne raison qu’un tel état n’a jamais existé nulle part. Mais il faut convenir que les règles non écrites qu’ils suivaient étaient l’objet de beaucoup d’infractions et que, dans le domaine de la culture matérielle, leur niveau était très bas. La poésie pas plus que les arts plastiques ne sont un indice de développement culturel au sens que les ethnologues attachent à ce terme. Naturellement, ce bas niveau dans l’échelle des civilisations n’implique aucune infériorité congénitale et héréditaire ; il vient de la situation sociale de l’époque, dans le cadre des conditions naturelles extrêmement mauvaises de la péninsule arabe. La faim n’est jamais bonne conseillère et les Arabes avaient souvent faim. D’où chez quelques-unes de leurs tribus, dans certaines conditions, des excès de sauvagerie qui frappaient l’imagination. Au IVe siècle, Ammien Marcellin, honnête soldat d’origine syrienne, est épouvanté par ce peuple « que je ne nous souhaite, dit-il, ni pour amis, ni pour ennemis ». Il raconte une histoire caractéristique à leur sujet. En 378 de l’ère chrétienne, une forte troupe de Goths, grossie de contingents alains et huns, marchait sur Constantinople, après avoir vaincu l’armée romaine devant Andrinople. Les principaux généraux romains et l’empereur Valens lui-même avaient péri. La situation était critique au plus haut point. C’est alors qu’une troupe de Sarrasins au service de l’Empire attaqua les Barbares occidentaux. La bataille était incertaine. « Mais, écrit Ammien, la troupe orientale prit avantage d’un événement qu’on n’avait jamais vu auparavant. Il en sortit un homme aux longs cheveux, entièrement nu, à l’exception d’un cache-sexe, poussant des cris rauques et lugubres qui, le poignard dégainé, se lança au milieu de l’armée des Goths. Ayant tué un homme, il appliqua ses lèvres à sa gorge et suça le sang qui coulait. Les Barbares, épouvantés par ce spectacle étrange et monstrueux, ne montrèrent plus la fougue habituelle dans leurs tentatives, mais avancèrent désormais à pas hésitants. »[17]
Au-delà du pays des Saracènes, vers le sud de ce que nous appelons l’Arabie, on atteignait un pays qui fait géographiquement partie de la même péninsule, mais qui, à bien des égards, est tout différent. C’était ce que les Anciens appelaient l’Arabie heureuse proprement dite quoique leurs théories géographiques les aient amenés à y englober une bonne partie de la péninsule désertique. Mais ils parlent des habitants du sud du pays avec de tout autres accents que des misérables Sarrasins. Le même Ammien décrit ainsi la région :
« Les Parthes sont voisins vers l’est et le sud (telles étaient les conceptions géographiques de l’époque) des Arabes heureux (Arabes beati), ainsi appelés parce qu’ils sont riches en végétaux et en troupeaux, en palmiers et en parfums de toutes sortes. Une grande partie de leur pays est baignée à droite par la mer Rouge, à gauche ils sont bornés par la mer Persique : aussi ils bénéficient des richesses des deux éléments. Il y a là beaucoup de mouillages et de ports à l’abri, des places de commerce nombreuses à se toucher et plusieurs splendides et riches résidences royales, des sources très saines d’eaux naturellement chaudes, une multitude manifeste de rivières et de fleuves. Enfin le climat y est si salutaire que, pour l’observateur objectif, il ne semble rien manquer à ce peuple pour être parfaitement heureux. Il possède en quantité des villes intérieures et maritimes, des vallées et des champs fertiles. » (XXIII, 6, 45-47.)[18]
C’est que le pays lui-même est tout différent. Les montagnes du sud de l’Arabie sont atteintes par les moussons de l’océan Indien. Les pluies régulières permettent à ces régions d’être convenablement arrosées. L’eau, canalisée depuis très longtemps par un système d’irrigation savant, a permis à l’agriculture de prospérer grâce aussi à l’aménagement des champs en terrasse. Outre les céréales, les fruits, les légumes, la vigne destinés à l’alimentation de la population, l’Arabie du Sud voyait pousser aussi, sur la côte de l’océan Indien, des arbres à myrrhe et à encens. Avec d’autres parfums et aromates qu’elle produisait, c’était là une source de richesse considérable. En effet, le monde méditerranéen faisait une consommation énorme de ces produits, pour le culte surtout, mais aussi pour la toilette, la cuisine et d’autres manifestations de luxe. De plus, pendant longtemps on transborda en Arabie du Sud les produits venus d’une part de l’Inde et d’autre part de l’Afrique Orientale. Sur les marchés du pays, par exemple le grand port de Muza, on voyait les perles du golfe Persique, l’ivoire, la soie, le coton, les toiles, le riz et surtout le poivre de l’Inde, les esclaves, les singes, l’ivoire, l’or et les plumes d’autruche de l’Afrique Orientale, sans parler des produits locaux et des produits méditerranéens envoyés en échange. Ces marchandises étaient acheminées vers le nord par caravanes. Les Sudarabiques étaient d’actifs commerçants. On a trouvé des inscriptions gravées par eux en Egypte, à Délos, en Mésopotamie.
Depuis une époque que les discussions savantes actuelles essayent de préciser, au moins depuis le VIIIe siècle avant J.-C. sans doute, les Sudarabiques, qui ne se dénommaient pas eux-mêmes Arabes et qui parlaient une langue parente de l’arabe, mais non identique, étaient arrivés à un stade de civilisation sédentaire et même urbaine, fondée sur cette agriculture et sur ce commerce. Ils avaient constitué des Etats qu’on appelait Saba, Ma‘în, Qatabân, le Hadramout, Awsân. Chacun de ces Etats était dirigé par une tribu dominante et privilégiée. C’étaient, pendant une certaine période au moins, des monarchies parlementaires. Il y avait des rois et des assemblées délibérantes. Les décisions étaient prises par exemple « par le roi de Ma‘în et par Ma‘în ». Tous ces Etats se heurtaient ou s’alliaient avec d’innombrables péripéties que nous connaissons et que nous situons fort mal. En tout cas, le développement des civilisations méditerranéennes accrut par contrecoup la richesse de leurs fournisseurs sudarabiques. Artémidore d’Ephèse, vers 100 avant notre ère, vante le luxe des Sabéens, leur ameublement somptueux, leur vaisselle d’or et d’argent, leurs habitations aux portes, aux murs, aux toits garnis d’or, d’argent, d’ivoire et de pierres précieuses. On n’a pu que tout récemment entreprendre des fouilles pour essayer de vérifier et d’enrichir ces données. Les Américains ont commencé à fouiller Timna‘, la capitale du royaume de Qatabân, ville riche de 65 temples selon Pline. La porte sud de la ville était flanquée de deux tours massives faites de blocs de pierre brute dont certains mesuraient jusqu’à 2,40 m sur 0,60 m. Derrière la porte, il y avait une place avec des bancs de pierre, où peut-être siégaient
tous les Anciens
Qui le soir sont assis au temple et délibèrent.
Non loin de là, les fouilleurs dégagèrent deux maisons. L’une avait sa façade décorée de deux statues de bronze d’un type tout à fait hellénistique. Il s’agissait de deux lionnes symétriques portant chacune un enfant joufflu et souriant. Ce groupe semble avoir été moulé en bronze d’après un plâtre alexandrin qui représentait les Dioscures. Les Américains ont aussi fouillé l’ancienne ville sabéenne de Mâreb ou plutôt le grand temple qui en était sans doute le principal monument et dont les vestiges avaient déjà été vus par les voyageurs. Ce temple du grand dieu sabéen Almaqah s’appelait Awwâm. Il comprenait une vaste enceinte ovale, sans doute haute de près de 10 mètres, longue de 100 m environ et large de 75 m, puis un portique compliqué et des bâtiments juxtaposés qui s’achevaient par une rangée de huit colonnes. Le portique est décoré en partie, à l’intérieur, de fausses fenêtres de pierre imitant un treillis.
Les Sudarabiques, on le savait déjà et ces découvertes l’ont confirmé, étaient des maîtres en architecture et la structure de leurs palais monumentaux se reflète encore aujourd’hui dans les hautes maisons yéménites à nombreux étages. Ils avaient construit des installations hydrauliques perfectionnées. Les plus célèbres dans la tradition arabe du nord se trouvaient justement aux environs de Mâreb et on en voit encore des restes impressionnants : trois grands barrages avec des pans de murs hauts de 15 m encore debout.
Ces « Arabes heureux » jouissaient donc d’une civilisation très élevée. Cela se reflète encore dans leurs arts plastiques. A côté de certaines œuvres d’une facture maladroite, on trouve par exemple des statues de lignes stylisées montrant une grande maîtrise et une inspiration originale. Beaucoup d’œuvres, on l’a déjà vu, ont été inspirées par l’art hellénistique et romain quand ce ne sont pas des copies ou même des importations. L’influence de l’Inde se décèle aussi sur quelques pièces. Les objets de luxe parfois en albâtre sont souvent d’une élégance raffinée. L’écriture sudarabique, elle-même, est une œuvre d’art par l’élégante et rigoureuse régularité de ses caractères, quadrangulaires le plus souvent, plus tard assouplis en incurvations et ornés de fioritures un peu décadentes. On écrivait beaucoup en Arabie du Sud. On a relevé, retrouvé ou dégagé des milliers d’inscriptions, pour la plupart textes juridiques, administratifs ou religieux. Sans nul doute, il y avait aussi une littérature écrite sur papyrus ou sur parchemin. Rien, malheureusement, n’en a subsisté.
Par contraste encore avec le pays des Saracènes, le culte était très développé. Des temples nombreux et riches étaient administrés par une classe de prêtres dont le rôle social était très important. Le culte consistait en offrandes de parfums et en sacrifices d’animaux, en prières et en pèlerinages pendant lesquels les relations sexuelles étaient prohibées. Quand on enfreignait une des nombreuses prescriptions concernant le pur et l’impur, on devait se racheter par une amende et par une confession publique rédigée sur des tablettes de bronze qui étaient exposées dans le temple. Les morts étaient enterrés, accompagnés de vaisselle et d’objets familiers. Des stèles ou des statues funéraires représentaient le défunt stylisé. Peut-être lui faisait-on des libations.
Les Sudarabiques adoraient de très nombreux dieux et déesses. La prééminence appartenait à ‘Athtar, un dieu qui personnifiait la planète Vénus (alors que ses correspondants sémitiques du Nord, Astarté, Ishtar, étaient des déesses) et aux dieux lunaires, Almaqah en Saba, Wadd (c’est-à-dire sans doute « amour ») en Ma‘în, ‘Amm (c’est-à-dire « beau-père ») en Qatabân, Sîn au Hadramout. Le soleil était personnifié par une déesse qui s’appelait, comme l’astre lui-même, Shams. Les dieux prenaient des appellations diverses suivant le sanctuaire dans lequel ils étaient adorés et aussi les qualificatifs qui les désignaient servaient à différencier des aspects multiples d’une même divinité. Chacun de ces aspects avait sans doute ses dévots.
Le contraste est grand entre ces Sudarabiques sédentaires, civilisés, vivant dans le luxe et l’opulence, peuplant des Etats organisés au mécanisme complexe, avec assurément une bureaucratie bien constituée, et les Arabes ou Saracènes, ensemble de tribus errantes, aux mœurs frustes et par moment sauvages, dénués d’à peu près tout bien matériel, faméliques et libres. Les premiers employaient les seconds comme mercenaires, dans des troupes auxiliaires. Chaque Etat avait « ses Bédouins ». Cependant, ils se reconnaissaient peut-être dès une époque ancienne, comme plus tard, une parenté très lointaine. Certaines tribus du Nord se déclaraient, à tort ou à raison, venues de la zone cultivée du Sud.
Après le triomphe de l’Islam que menait un Saracène, les Sudarabiques furent rapidement arabisés et tous les habitants de la péninsule partirent ensemble à la conquête de l’Univers. Mais la mémoire de leur brillante civilisation ne périt pas tout de suite. Les Yéménites formaient dans les rangs musulmans un parti luttant avec acharnement contre les Arabes du Nord. La connaissance de la vieille langue et de la vieille écriture subsista pendant quelques siècles chez certains. On célébra les fastes d’avant l’Islam en vers nostalgiques sur le thème : Où sont les neiges d’antan ? On décrivit les splendeurs des anciens palais royaux. Un cycle de légendes se forma sur la gloire des anciens rois, transmettant des faits historiques, en les déformant et en les exagérant. C’est ainsi qu’un roi, Shammar, qui effectivement fut un conquérant à l’échelle de l’Arabie se voyait attribuer des incursions jusqu’en Chine dont témoignerait le nom de la ville de Samarkand, qu’il aurait fondée. Des intellectuels et des petits seigneurs du Yémen jusqu’à une époque assez tardive développèrent une espèce de nationalisme sudarabique qui allait jusqu’au blasphème lorsqu’ils minimisaient dans leurs vers l’importance du prophète, Arabe du Nord, et de son message. Mais revenons aux temps qui précédèrent ce prophète.
Les Arabes se sont représentés volontiers l’Arabie, berceau de leur religion et de leur Empire, comme un monde à peu près isolé, germe dur et pur au milieu d’un humus putride, dont devait surgir l’arbre immense du monde musulman. Rien n’est plus faux que cette vision des choses. Assurément, l’Arabie était difficilement pénétrable, à l’étranger. Mais des caravanes la sillonnaient, des marchands s’y engageaient, d’autres aussi parfois. Malgré les difficultés et les souffrances endurées, à plusieurs reprises, des armées s’enfoncèrent loin dans l’intérieur de l’Arabie. Dès le VIe siècle avant J.-C., le roi de Babylonie, Nabonide, était parvenu jusqu’à Médine (Yatribu) et avait établi sa résidence, pour quelques années, à Taymâ au Hedjâz. Le roi séleucide Antiochos III avait soumis Gerrha du côté de Bahreïn. Pline mentionne des colonies grecques disparues, Aréthuse, Larissa, Chalcis, apparemment vers le sud de la péninsule. En 25-24 avant J.-C., le préfet de l’Egypte romaine, Aelius Gallus, sur l’ordre d’Auguste, s’enfonça jusqu’au Yémen.
Dans l’autre sens les Arabes émigraient beaucoup. Il y en avait à Athènes. Leur pression sur les pays du Croissant Fertile et sur l’Egypte les firent depuis très longtemps s’établir là en nombre, en adoptant la langue et les mœurs du pays. Dès 401 avant J.-C., Xénophon appelle Arabie le nord de la Mésopotamie et ainsi s’appelait depuis longtemps la partie de l’Egypte entre le Nil et la mer Rouge. Au sud de la mer Morte, le royaume arabe de Nabatène (qui devint en 106 la Provincia Arabia) avait pour langues un dialecte araméen et le grec. De même les dynasties arabes de Chalcis en Coelé-Syrie, d’Emèse (Homs), d’Edesse, de Palmyre. L’empereur romain Elagabal (218-222), grand prêtre de Homs à l’origine, était un arabe comme son successeur Philippe l’Arabe (244-249) qui célébra les fêtes du millénaire de Rome, comme Zénobie de Palmyre qui prit le titre d’Augusta en 270.
Tous ces Arabes de la zone marginale du désert étaient plus ou moins profondément aramaïsés et hellénisés. Plus tard, ils devinrent chrétiens, fournirent des évêques et des prêtres. Un certain Gessios de la ville de Gea en Arabie Pétrée fut un médecin célèbre sous l’empereur Zénon (474-491).
L’Arabie était un objet d’étude. Un nommé Ouranios écrivit, peut-être au premier siècle avant J.-C., des Arabica qui comportaient au moins cinq livres. Un autre « arabisant » nommé Glaukos écrivit une Archéologie arabe en quatre livres à une date indéterminée. Au IIe siècle, le grand géographe Ptolémée à Alexandrie peut disposer d’assez de renseignements de toutes sources pour dresser une carte de l’Arabie avec des coordonnées relativement assez exactes.
On comprend que l’Arabie était pénétrée d’influences étrangères, hellénistiques au premier chef. Que les Etats civilisés d’Arabie du Sud — qui se servaient de monnaies à la chouette d’Athènes — l’aient été, nul n’en doute. Et une statuette trouvée récemment au Oman est de pure facture indienne. Mais l’Arabie centrale elle-même était fortement atteinte. Les relations étaient constantes, fût-ce par intermédiaires, avec les Arabes assimilés du pourtour, avec les Arabes civilisés du sud et, à travers eux, les idées, les mœurs, les objets du monde extérieur parvenaient jusque là, quitte à être triés, adaptés, transformés. Le témoignage le plus éloquent nous en est sans doute donné par la langue arabe qui, dès avant l’Islam, était pénétrée de mots étrangers, en général passés par l’araméen, profondément adaptés jusqu’à ne plus pouvoir se distinguer du vieux fond de la langue.
Le VIe siècle fut au Moyen-Orient une époque mouvementée. Les deux grands empires byzantin et sassanide luttaient entre eux, on l’a vu. Ils se disputaient l’hégémonie économique mondiale et ce qui devait l’assurer, le contrôle des routes amenant en Occident les produits de Chine et d’Extrême-Orient, avant tout la soie. Les Byzantins ne perdaient d’ailleurs pas l’espoir de consolider leur suprématie en reconquérant la Mésopotamie, jadis romaine sous Trajan, et l’Arménie. A l’inverse, les Perses, aux jours de confiance, voulaient reconstituer l’empire de Darius en reprenant aux Romains la Syrie et l’Egypte. Il y avait eu la guerre de 502 à 505 sous le roi des rois réformateur Kawâdh. Il la reprit en 527 à propos des affaires du Caucase. Elle fut continuée par son fils Khosrô qui proposa en 532 à Justinien un traité de paix éternelle. Mais la guerre reprit en 540, Antioche fut prise par Khosrô. Après des contre-attaques de Bélisaire, on signa un armistice en 545. Il fut renouvelé jusqu’à la conclusion d’une paix de 50 ans en 562. Mais la guerre reprit dès 572, on verra pourquoi.
Les deux empires, séparés en partie par le désert syrien où nomadisaient les Saracènes, s’efforçaient de s’assurer le concours de ceux-ci. Depuis fort longtemps, les tribus faméliques de l’Arabie regardaient avec envie les terres fertiles de Syrie et de Mésopotamie. Elles s’y infiltraient pacifiquement et se sédentarisaient. Mais si les Etats qui contrôlaient le pays cultivé étaient un tant soit peu affaiblis, elles se montraient plus agressives et allaient jusqu’à s’emparer du pouvoir politique. Ainsi s’expliquent peut-être bien des mouvements de population depuis une époque lointaine. Les Arabes émigrés jadis dans ces terres du Nord s’étaient assimilés culturellement aux sédentaires au bout de peu de générations. Ils avaient adopté leurs cultes, leurs mœurs et leur langue courante, l’araméen. Au VIe siècle, les conditions sont assez différentes. Depuis peut-être un ou deux siècles déjà, pour des raisons que nous discernons mal, les tribus arabes du désert semblent s’infiltrer de façon de plus en plus massive et cohérente, en groupes organisés, dans les zones cultivées qui bordent leur domaine : Syrie-Palestine et Mésopotamie au nord, Saba et Hadramout au sud. Prenant acte de ce phénomène, voulant le canaliser et l’utiliser, les deux grands empires veulent s’assurer de façon permanente des troupes saracènes auxiliaires. Les Sassanides, les premiers, avaient fait des chefs d’une famille arabe du désert, les Banou Lakhm, de la tribu de Tanoukh, les rois d’un Etat vassal. Leurs ancêtres semblent avoir été en bons termes avec les Romains et nous possédons une inscription d’un d’entre eux, la plus ancienne inscription de langue arabe, datée de 328 de l’ère chrétienne, placée sur son tombeau, tout près d’un poste romain de la frontière syrienne. Il y est qualifié de « roi de tous les Arabes ». Mais les descendants de cet Imrou l-qays, passés au service des Perses, résidaient dans la ville de Hîra, tout près de la capitale perse. Ils protégèrent les poètes arabes et accueillirent avec faveur le christianisme nestorien. Hîra fut un siège épiscopal. Les châteaux qu’élevèrent ces rois sont célèbres dans les légendes arabes. Ils jouèrent un rôle très important dans la politique persane. Ainsi le roi Mondhir avait reçu de l’empereur perse Yazdgard les titres honorifiques de Râmauzuh-Yazdgard, « celui qui accroît la joie de Yazdgard » et de Mâhisht, « le plus grand », ainsi que la garde de son fils Vahrâm avec qui il était en désaccord. A la mort de Yazdgard en 421, alors que les grands qui, peut-être, l’avaient tué, hésitaient entre ses trois fils, ce fut Mondhir qui, à la tête des troupes arabes et iraniennes dont il disposait, imposa par la force son pupille.
Au service des Sassanides, les Lakhmides de Hîra menaient une guerre presque constante contre les Romains. Pour les combattre, vers 500, les empereurs byzantins firent choix d’une autre famille arabe, celle de Ghassân qui nomadisait du côté de l’actuelle Transjordanie. En 529, Justinien nomma phylarque et patrice son chef al-Hârith ibn Jabala que les Grecs appelaient Aréthas. Les Ghassânides adoptèrent le christianisme sous la forme qui était populaire en Syrie et en Egypte, le monophysisme qui ne reconnaissait qu’une nature dans la personne du Christ. Ils n’avaient pas de capitale fixe. Leur centre fut un moment Jâbiya, dans le Jaulân (l’ancienne Gaulanitide au sud de l’actuel Djebel Druze), et un moment Jilliq, près de Damas. Les luttes d’al-Hârith et de son fils Al-Mondhir (Alamoundaros chez les auteurs byzantins) contre les Lakhmides, riches en hauts faits, sont célèbres. Le monophysisme d’Al-Mondhir lui valut la méfiance de l’empereur Justin. Le phylarque avait quelque instruction théologique et prenait part aux conciliabules monophysites. On s’est demandé s’il ne visait pas à créer un Etat monophysite syrien. Justin essaya de le faire tuer. Le phylarque refusa alors l’obéissance à Byzance pendant trois ans, laissant les Lakhmides ravager tranquillement le territoire syrien. Constantinople se vit obligée de traiter avec le chef arabe révolté et la paix fut conclue sur le tombeau de saint Serge à Sergiopolis (Roçâfa, dans le désert syrien). Les Arabes avaient une vénération spéciale pour ce saint. Mondhir prît Hîra qu’il pilla et brûla, n’épargnant que les églises. Après la mort de Justin, l’empereur Tibère lui conféra, en 580, au lieu du diadème (klîlâ), la couronne royale (tâgâ) avec le titre de phylarque suprême de tous les Arabes. Mais son idéologie continuait à le rendre suspect. Emmené à la guerre contre les Perses, son attitude parut confirmer ces soupçons. On le saisit par surprise, on l’amena à Constantinople où le nouvel empereur, Maurice, le condamna à mort. Cette peine fut commuée contre la déportation en Sicile, mais le fils du phylarque, No‘mân, mena, par vengeance, les Arabes au pillage de toute la Syrie. Convoqué à Constantinople, le Basileus lui promit de relâcher son père s’il battait les Perses. Mais il refusa de communier avec les catholiques et fut, sur la route du retour, arrêté et envoyé lui aussi en Sicile. Le royaume ghassânide fut partagé entre quinze princes dont la plupart se joignirent aux Perses.
On voit comment le christianisme, nestorien ou monophysite, avait pénétré chez les Arabes. Il s’était étendu bien plus loin vers le sud. En Arabie du Sud même, il y avait des églises et des évêchés. La grande église de Najrân au Yémen était un monument qui suscitait l’admiration des Arabes du désert. Il y avait des zoroastriens vers la côte du Golfe Persique, là où l’influence et peut-être la domination perse avaient pénétré. Le judaïsme s’était répandu dans les oasis du Hedjâz où les Juifs avaient multiplié les travaux agricoles et planté quantité de palmeraies. Surtout en Arabie du Sud, de grandes familles s’étaient converties. Parmi les Arabes du désert, un poète juif ou plutôt sans doute un Arabe converti au judaïsme, Samaw’al (c’est-à-dire Samuel) ibn ‘Adiya s’était rendu célèbre par sa loyauté passée en proverbe. Assiégé dans son château près de Taymâ par le roi de Hîra, al-Mondhir, il fut sommé par celui-ci de lui livrer les biens laissés chez lui en dépôt par le roi de Kinda, le grand poète Imrou l-qays, pour l’heure à la cour de Byzance. Le général lakhmide s’était emparé du fils de Samaw’al et menaça de le tuer si le père ne s’exécutait pas. Celui-ci resta fidèle à sa promesse et vit égorger son fils.
Les Byzantins cherchaient à étendre leur influence, en particulier par la diffusion du christianisme. Ils avaient un précieux allié dans la région de la mer Rouge. C’était l’Ethiopie, dont la capitale était alors Axoum. L’Etat éthiopien fondé longtemps auparavant par des Sudarabiques qui avaient passé la mer et colonisé les populations indigènes de langue couchitique était devenu puissant. Son grand port sur la mer Rouge était Adulis, près de l’actuelle Massawa. Les marchands égyptiens et byzantins n’allaient pas plus loin en général et rencontraient là les commerçants indiens, africains ou sudarabiques. Les empereurs d’Ethiopie (on les appelait alors les nagâshî, mot de même racine que le terme actuel qui lui a succédé, negous) s’étaient convertis au christianisme dans la première moitié du IVe siècle. Vers la même époque, ils avaient des possessions en Arabie du Sud où le christianisme lui aussi pénétrait. L’empereur arien Constance (351-361) y envoya un missionnaire d’origine « indienne », Théophile, pour y répandre l’arianisme, cette doctrine qui faisait du Christ un être de nature divine subordonné au Père. Théophile semble avoir eu un succès momentané en Arabie du Sud, mais n’avoir pu répandre sa doctrine dans l’Ethiopie voisine.
Vers le milieu du Ve siècle, l’Arabie du Sud est unifiée et apparemment puissante. Elle a pour roi un conquérant, Abkarib As‘ad, qui pousse des incursions vers le nord et le nord-est à plus de mille kilomètres de Mâreb. Son titre est « roi de Saba, de Dhou Raydân, du Hadramout et du Yamanat et de leurs Arabes du haut pays et de la plaine côtière ». Ces Arabes sont les Bédouins, mercenaires à sa solde ou vassaux. Parmi les nomades, il a, tout comme la Perse et Byzance, ses princes dépendants : les rois de Kinda qui guerroieront vers le nord et un moment s’approcheront de Hîra. On a déjà parlé de leur roi, le célèbre poète Imrou l-qays. La tradition arabe dit qu’Abkarib As‘ad s’était converti au judaïsme ainsi que son peuple. J. Ryckmans a donné récemment de sérieux arguments pour ajouter foi à ces récits.[19] A partir de ce moment, des inscriptions monothéistes, sans doute judaïsantes, apparaissent. Le christianisme s’implanta aussi et dut lutter contre son rival, mais les souverains semblent avoir été en général judaïsants.
En tout cas, vers 510 (la chronologie de cette période est peu sûre et très discutée), le judaïsme marque un point. En Arabie du Sud, arrive au pouvoir un prince judaïsant, Youssouf Ass’ar que la tradition arabe connaît sous le nom de Dhou Nowâs, l’homme aux mèches de cheveux pendantes. Une inscription tout récemment découverte ajoute à son nom un surnom Yath’ar qui est peut-être une proclamation : le vengeur. La tradition arabe en fait un beau jeune homme qui s’empara du pouvoir en échappant aux entreprises homosexuelles de son prédécesseur, en tuant celui-ci et en sauvant du même coup les jeunes gens yéménites du tribut érotique qu’ils lui payaient. Il s’empressa de persécuter les chrétiens monophysites et d’entrer en bons rapports avec la Perse.
C’était une menace religieuse, politique et économique pour Byzance. Les contemporains avaient une claire conscience de l’enjeu matériel de la lutte. Procope nous explique qu’il s’agissait de ne pas laisser la route du commerce extrême-oriental aux ennemis auxquels on serait forcé, s’ils s’en emparaient, de payer ces précieuses marchandises exotiques en bon or romain. Et Cosmas, après les considérations mystiques que l’on a citées ci-dessus, ajoutait en bon commerçant : « Il y a encore un autre signe du pouvoir que Dieu a accordé aux Romains, je veux dire que c’est au moyen de leur monnaie que toutes les nations trafiquent et qu’elle est acceptée d’une extrémité de la terre à l’autre ; elle est estimée par tous les hommes et tous les Etats, car il n’existe pas d’autre Etat pour lequel quelque chose de semblable existe. » (113 D-116 A.)[20]
Vers 512 donc, une expédition d’Axoum, alliée de Byzance traversait la mer Rouge pour secourir les chrétiens. Il est possible que certains de ceux-ci près de la côte aient été sous suzeraineté éthiopienne. Il devait y avoir là même des colonies proprement éthiopiennes, résidu d’occupations antérieures. La guerre dura longtemps et fut fertile en péripéties. Le gros de l’armée éthiopienne, croyant la victoire assurée, rappelée peut-être par d’autres événements, s’était rembarquée, laissant sur place des garnisons. Dhou Nowâs réussit, par ruse, à isoler et à massacrer les Ethiopiens. Il mit le feu à la grande église de Zafâr, la capitale, où s’étaient réfugiés 280 Ethiopiens, attaqua la région côtière d’al-Ash‘ar et son général Sharah’il Dhou Yaz’an brûla encore l’église du port de Mokhâ. Enfin le roi déclencha une grande persécution contre les chrétiens de Nejrân, le bastion du christianisme monophysite sudarabique. D’après une de nos sources, il aurait fait brûler vifs, sans jugement, 427 ecclésiastiques, moines et religieuses, tuer 4 252 chrétiens et réduire en esclavage 1 297 enfants et jeunes gens de moins de quinze ans. Il est possible que ce soit aux bûchers de Dhou Nowâs que fasse allusion un passage assez mystérieux du Coran. En tout cas, ces événements, sans doute grossis par la propagande, causèrent une vive sensation en Arabie. Le roi judaïsant envoya à Hîra un message exhortant le souverain lakhmide, al-Mondhir III, à agir de même envers les chrétiens de son pays, en représailles des persécutions auxquelles étaient soumis les Juifs dans l’empire byzantin. Il aurait adressé une semblable requête au roi des rois iranien. Notons que les Chrétiens nestoriens semblent l’avoir appuyé.
Byzance poussa Axoum à la revanche. Cosmas, qui passait à Adulis vers cette époque, assista aux préparatifs de l’expédition. Le nagâshî réunit soixante navires en bonne partie byzantins, en fit construire encore dix de modèle indien et, en 525 (paraît-il), les Ethiopiens, transportés au-delà de la mer, réussissaient leur débarquement malgré une chaîne mystérieuse dont la tradition, fabulant librement, devait dire qu’elle barrait tout le détroit de Bab el-Mandeb ! Mais les inscriptions contemporaines nous parlent bien d’une chaîne que Dhou Nowâs faisait fabriquer ou remettre en état. Elle se contentait peut-être de barrer le goulet d’accès à un port. Les envahisseurs vainquaient définitivement Dhou Nowâs. Les Arabes racontaient plus tard que, désespéré par la défaite de ses troupes, le beau roi juif s’était avancé dans la mer, monté sur son cheval, jusqu’à ce qu’il eût disparu dans les flots.
Après une période de pillage et de massacre général dont furent victimes les Sudarabiques sans distinction de religion et de tendance, les Ethiopiens, dont les soldats devaient être d’un niveau de civilisation assez bas, évacuèrent le pays en mettant au pouvoir un indigène, Soumyafa‘, que Procope appelle Esimphaios. C’était probablement un ancien judaïsant rallié au christianisme et à la cause éthiopienne. Les inscriptions récemment découvertes nous laissent entrevoir toutes sortes de retournements. Vers 530, les soldats éthiopiens restés en Arabie, unis peut-être aux classes inférieures de la société sudarabique, se révoltèrent contre Soumyafa‘ et le remplacèrent par Abraha, ancien esclave d’un marchand byzantin d’Adulis. Le souverain éthiopien envoya en vain deux expéditions pour réduire la rébellion. Abraha se maintint, observant une attitude attentiste et neutre dans le conflit des puissances, résistant aux efforts de Justinien pour le lancer contre la Perse. Il fit réparer la grande digue de Mâreb et réprima une révolte dirigée peut-être par le fils de Soumyafa‘. A l’accoutumée, son neutralisme en faisait un souverain très sollicité. Il recevait des ambassades d’Ethiopie, de Byzance, de Perse, de Hîra et du phylarque ghassânide al-Hârith ibn Jabala. Il vainquit la tribu saracène de Ma‘add. Il se rapprocha de l’Ethiopie vers la fin de son règne et c’est peut-être d’alors que date une expédition vers le nord, qui l’aurait amené, selon la tradition arabe du moins, aux portes de Mekka. On racontait plus tard que son armée qui comprenait, fait remarquable, un ou plusieurs éléphants, avait été attaquée par des oiseaux qui lançaient des pierres sur elle du haut des cieux. Elle avait été ainsi forcée à la retraite. Le Coran consacre une sourate allusive à cette histoire des « gens de l’éléphant ».
Les successeurs d’Abraha suivirent une politique antipersane sans doute encore plus décidée. En même temps, Byzance s’occupait d’obtenir le contrôle de la route terrestre de la soie au nord tout en s’assurant des territoires où elle pouvait recruter des mercenaires. Les Turcs venaient d’acquérir une grande puissance en Asie Centrale. Khosrô Anôsharwân venait de s’allier à eux et la coalition avait détruit l’empire des Hephtalites qui dominait le Turkestan, l’Iran oriental et l’Afghanistan. Chacun des alliés avait pris sa part de l’empire abattu. En 567 et 568, il y eut un échange d’ambassades entre l’empereur byzantin Justin et le qaghan des Turcs occidentaux Istämi. Celui-ci entendait vendre la soie directement aux Byzantins sans passer par son ancien allié perse. Khosrô avait refusé tout accommodement sur ce point. L’alliance turco-byzantine fut conclue. Justin déclencha la guerre avec la Perse en 572.
Le parti pro-persan en Arabie du Sud, dirigé par d’anciens partisans de Dhou Nowâs, pressait Khosrô d’intervenir contre l’emprise byzantine dans cette région. Les Arabes pro-persans d’ailleurs attaquaient en ordre dispersé le royaume sudarabique. Le roi des rois devait faire face à l’encerclement byzantin. Peu avant 600 (on ignore la date exacte et on l’a fixée longtemps à 570), il se résolut à envoyer au Yémen une flotte sous le commandement d’un certain Wahriz. La conquête persane semble avoir été aisée. La route maritime du Sud était enlevée au contrôle byzantin, si la route terrestre du Nord demeurait contestée.
571 est la date fixée par la tradition à la naissance du prophète Mohammad. Elle est très loin d’être sûre. Mais on voit son importance sur le plan de la politique internationale. Ajoutons-y quelques autres synchronismes plus lointains. L’Empire byzantin qui réagissait si énergiquement encore en Orient subissait de graves défaites en Occident. A partir de 568, les Lombards envahissaient irrésistiblement l’Italie. En Espagne, les Wisigoths attaquaient les possessions byzantines. Cordoue était prise une première fois en 572, définitivement perdue en 584. Toute aux affaires d’Orient, Byzance ne réagissait que par la diplomatie, essayant de lancer les Francs contre les Lombards. Mais la Gaule était divisée entre les petits-fils de Clovis. C’était l’époque des luttes entre Chilpéric et Sigebert, entre leurs femmes Frédégonde et Brunehaut. Leur frère Gontran régnait pacifiquement en Bourgogne.
La lutte des empires qui se reflétait dans la lutte des partis, spécialement visible en Arabie du Sud, ne pouvait manquer d’avoir des répercussions importantes sur le monde des Saracènes nomades.
La conquête de l’Arabie du Sud par les Ethiopiens et, ensuite, par les Persans reflétait un déclin de sa puissance, commencé depuis longtemps. Les Ptolémées déjà avaient essayé de se passer des Sudarabiques en développant la navigation de la flotte royale en mer Rouge et en essayant d’acclimater le baumier en Egypte. Autour du début de l’ère chrétienne, un Grec nommé Hippalos avait découvert les lois de la mousson, ce qui permit aux navires grecs de faire d’une seule traite le voyage de l’Egypte à l’Inde et retour. La route terrestre de l’Inde au monde méditerranéen par Palmyre, puis par Edesse et Antioche, faisait, quand la paix la rendait praticable, une grave concurrence à la route maritime du Sud. Les guerres intestines entre les princes de l’Arabie du Sud comme les guerres étrangères qui la touchaient, toutes entreprises pour s’assurer le contrôle de cette route, ne pouvaient manquer d’affaiblir sa puissance et sa richesse. Les conquêtes étrangères durent leur être fatales. On constate un affaiblissement des grands Etats et un renforcement corrélatif d’une féodalité de petits seigneurs. Les Bédouins du désert semblent comme au Nord s’infiltrer de façon de plus en plus massive et cohérente. La légende arabe postérieure remarque ce déclin et l’attribue à un incident technique fortuit : la rupture de la grande digue de Mâreb. Il n’est pas exclu que les grands barrages qui assuraient l’irrigation d’une vaste région aient subi des dégâts importants. Mais, si on ne les a pas réparés (ou pas réparés suffisamment, car Abraha, on l’a vu, se vante encore de réfections à la digue de Mâreb), c’est que les ressources du pays ne le permettaient plus.
Tout cela donnait de l’importance aux Bédouins. Ils étaient désormais dans la possibilité de se faire payer plus cher leur rôle d’intermédiaires ou de guides pour le trafic terrestre, encore important sur la route de terre occidentale. Malgré les expéditions spectaculaires, mais aux résultats éphémères, entreprises contre eux, ils pouvaient marchander leur concours aux grandes puissances en lutte et en tirer des avantages appréciables.
Parmi les anciens Bédouins à peine sédentarisés se révélaient des hommes d’affaires qui pouvaient maintenant prendre en main l’organisation des caravanes, trafiquer sur le transport des denrées précieuses. Il se formait des sociétés pour commanditer les caravanes. Les bénéfices étaient importants, atteignant de 50 à 100 %. Les villes dont ils faisaient leurs centres d’opérations croissaient, prospéraient, avant tout La Mecque (en arabe Mekka, comme nous écrirons ici) à mi-chemin de l’Arabie du Sud et de la Palestine byzantine. Toute l’Arabie occidentale, grâce aux mêmes conditions, se développait économiquement. Tâ’if au Sud de Mekka, sur une montagne, villégiature alpestre des Mekkois avait une importante clientèle pour ses fruits, ses légumes et ses vins. Dans tout le Wâdi l-Qorâ (« le wâdi des villes », on nommait ainsi une ligne presque continue d’oasis au Hedjâz septentrional) et descendant au sud jusqu’à Médine, des colonies juives faisaient vivre une agriculture florissante.
Dans les interstices du monde nomade, une économie mercantile se développait. A côté du troc, les transactions en monnaie devenaient fréquentes : dinars, c’est-à-dire deniers d’or et dirhams, c’est-à-dire drachmes d’argent. Les Bédouins empruntaient aux riches commerçants des villes, s’endettaient et étaient réduits en esclavage ou au moins à l’état de clients. Un processus de dissolution de la société tribale s’amorçait. Les grandes foires comme celle de ‘Okâz prospéraient. On y retrouvait des Arabes de toutes les tribus et des étrangers. L’horizon tribal était dépassé.
Une transformation intellectuelle et morale accompagnait fort naturellement cette transformation économique et sociale. On constatait la réussite d’individus aux dents longues. Ce n’étaient plus les qualités traditionnelles des fils du désert qui assuraient le succès. L’avidité, l’âpreté au gain étaient bien plus nécessaires. Les riches vaniteux et présomptueux s’enorgueillissaient de leur promotion qui était bien la leur propre et non plus celle de la tribu. Les liens du sang se distendaient, le cédaient en importance aux liens fondés sur la communauté d’intérêts.
Dès lors, de nouvelles valeurs surgissaient au-delà de l’humanisme tribal. Les pauvres, les jeunes, les honnêtes pouvaient bien souffrir devant la suffisance des parvenus. On avait le sentiment confus que le vieil idéal tribal au nom duquel on aurait pu critiquer ces derniers était périmé. On se tournait dès lors vers les religions universalistes, les religions de l’individu, celles qui, au lieu de concerner le groupe ethnique, visaient à assurer le salut de chaque personne humaine dans son incomparable unicité. On connaissait, on l’a vu, le judaïsme et le christianisme, sous des formes souvent quelque peu aberrantes. Mais c’étaient des idéologies étrangères liées aux puissances en lutte pour le contrôle de la péninsule arabe. Elles avaient le prestige de l’étranger, de leur niveau incontestablement supérieur par rapport à la religion tribale, de leur liaison avec des civilisations prestigieuses. Mais y adhérer impliquait une prise de parti politique et c’était une démarche assez humiliante pour l’orgueil arabe. Certains cherchaient confusément de nouvelles voies, s’inspiraient des idées étrangères pour mettre en doute la puissance des innombrables idoles tribales et pour craindre le seul Allah, si proche du Dieu suprême chrétien et juif.
Parallèlement, le pays saracène souffrait de son infériorité politique. Les Arabes, comme mercenaires ou auxiliaires, étaient le soutien indispensable des grands empires. On achetait leur concours, on craignait leurs révoltes, on se servait de leurs tribus les unes contre les autres. Pourquoi n’utiliseraient-ils pas leur valeur à leur propre profit ? Pour cela il faudrait un Etat puissant qui unifierait l’Arabie. Il pourrait ainsi assurer la protection des richesses acquises et du commerce, détourner vers l’extérieur l’avidité des Bédouins les moins pourvus au lieu qu’elle soit une entrave pour l’activité commerciale des Arabes eux-mêmes. Les Etats de l’Arabie du Sud, trop colonisateurs à l’égard des nomades, trop détachés des Bédouins malgré leur parenté lointaine, avaient failli à cette mission.
Un Etat arabe guidé par une idéologie arabe, adapté aux nouvelles conditions et cependant encore proche du milieu bédouin qu’il devait encadrer, constituant une puissance respectée à égalité avec les grands empires, tel était le grand besoin de l’époque. Les voies étaient ouvertes à l’homme de génie qui saurait mieux qu’un autre y répondre. Cet homme allait naître.