CHAPITRE IV

Naissance d’une secte

Ainsi s’enrichissait de mille apports extérieurs l’âme de Mohammad, ainsi peu à peu englobait-elle de multiples préoccupations. Mais parallèlement, elle livrait un autre combat, elle entreprenait une autre pérégrination dans les cent et cent demeures de ce château intérieur « qui est composé tout entier d’un seul diamant ou d’un cristal très pur » comme devait s’exprimer Thérèse d’Avila. Très tôt, il avait porté les regards sur le centre du château, « la demeure, le palais où habite le Roi ».[38]

On ne sait quand il avait pris l’habitude de faire des retraites dans une caverne de la colline de Hirâ, à quelques kilomètres au nord-est de Mekka, une de ces montagnes arides et nues « d’un laid absolu », aux « nuances sales ou monotones » alternant « entre le jaune sale, le brun pâle et sale et un gris terne » que vit Charles Huber, peu de jours avant sa mort.[39] Rien certes ne pouvait y distraire l’âme de la contemplation. Les ascètes juifs et chrétiens avaient inspiré cette pratique. A leur exemple, quelques hanîf, sans doute, se livraient à des méditations nocturnes. « Et est le temps de nuit à ce plus convenable, écrira Jean Gerson : car il est plus coi, plus paisible et plus secret et sans tentations de la vaine gloire du monde. »[40]

Que voulait et que cherchait Mohammad, et que faisait-il exactement ? Aucun texte sûr ne nous le dit. Assurément, il cherchait la vérité sur les choses divines, troublé par tout ce qui se disait sur Allah et ses révélations. Comment ? Les pratiques des ermites chrétiens du désert, lisant les Ecritures à la lueur d’une lampe brillant dans la nuit, priant Dieu en pleurant et en poussant des cris, avaient frappé l’imagination des poètes arabes. Des païens troublés avaient pu être portés à les imiter comme ce futur évêque d’Arbèle en Mésopotamie qui, avant d’être baptisé, « entrait dans une caverne et méditait sur la vanité et la fragilité du monde ».[41]

Sans doute donc, Mohammad méditait-il et priait-il Allah de l’éclairer. Et puis un jour, d’après le récit le plus crédible que nous ayons de ces faits et qui remonterait aux confidences de Mohammad lui-même à sa bien aimée ‘Aïsha, il y eut quelque chose. « Le début de la révélation pour l’Envoyé de Dieu, disait-elle, ce fut la Vraie Vision et elle venait comme le surgissement de l’aube (falaq aççobh). » Le mot arabe évoque une brisure soudaine, la nuit brusquement fendue par l’apparition instantanée de l’astre dans ces pays sans aurore et sans crépuscule. Ainsi vient la vision de l’Etre, sentiment pénétrant d’une présence peut-être : « Dieu s’établit lui-même dans l’intime de cette âme de telle sorte que, quand elle revient à elle-même, elle ne saurait avoir le moindre doute qu’elle n’ait été en Dieu et que Dieu n’ait été en elle » (Thérèse d’Avila).[42] Ou vision imaginative soudaine ? Thérèse d’Avila dit encore : « L’âme est loin de s’attendre à avoir une vision, elle n’en a même pas la moindre pensée quand soudain l’image de Notre Seigneur se montre complètement ; elle bouleverse toutes les puissances et les sens et les remplit de crainte et de trouble pour les établir aussitôt dans une paix délicieuse. De même que, au moment où saint Paul fut terrassé, il y eut une tempête et une forte agitation dans l’air, de même, dans ce monde intérieur dont nous parlons, il se produit d’abord une grande secousse, puis en un instant, comme je l’ai dit, tout rentre dans la paix. »[43]

« Après cela, poursuit ‘Aïsha, la solitude lui devint chère. Cela se passait dans une caverne du Hirâ. Il passait un certain nombre de nuits à ces retraites pieuses avant de revenir dans sa famille. Puis il revenait, et il prenait des provisions pour un même laps de temps. » Cela dut durer assez longtemps. Et un jour vint le grand appel, subitement lui aussi, sans préparation.

Un jour, à l’improviste, une voix se fit entendre. C’était sans doute la première fois que la sensation de quelque chose d’extraordinaire se faisait si précise, sans quoi on ne s’expliquerait pas l’émoi du pieux Mekkois. La Voix disait trois mots arabes qui devaient bouleverser le monde : « Tu es l’Envoyé de Dieu ! »

« J’étais debout, mais je m’accroupis sur mes genoux, aurait raconté Mohammad, puis je me traînai tandis que le haut de ma poitrine tremblait. J’entrai chez Khadîja et je dis : « Couvrez-moi ! couvrez-moi ! » jusqu’à ce que la terreur m’eût quitté. »

Comment s’agencèrent cette révélation et les suivantes, dans quel ordre chronologique ? On ne peut le savoir exactement. Sans doute leur forme devint-elle progressivement plus précise. Après les sensations de présence surnaturelle, les visions vagues, les auditions de simples phrases, vinrent les longues suites de paroles bien ordonnées, offrant un sens net, un message. Sans doute, il y eut des interruptions, des retours en arrière. La tradition y fait allusion. Il y eut d’abord l’effroi devant la manifestation soudaine du divin et les mystérieux desseins que pouvait nourrir envers son bénéficiaire la puissance inconnue dont elle émanait. Plus tard, quand Mohammad se fut accoutumé à l’idée de son destin exceptionnel, il y eut la terreur de s’être trompé et, surtout quand les manifestations de l’au-delà cessaient pendant un certain temps, la crainte d’être abandonné de son dieu. Tous les mystiques ont eu de ces phases de doute angoissé. « Au moment où l’âme a entendu la parole, écrit Thérèse, elle était persuadée qu’elle venait de Dieu ; mais, lorsqu’il s’est écoulé depuis lors un long espace de temps et qu’elle n’est plus sous l’impression du début, il s’élève en elle un doute et elle se demande si elle a été trompée par le démon ou victime de son imagination ; pourtant, au moment où elle entend cette parole, elle n’en a aucun doute et elle mourrait plutôt pour en soutenir la vérité. »[44] Le désarroi de Mohammad fut grand. « J’ai songé, disait-il, à me jeter du haut de l’escarpement d’une montagne. » Peut-être du haut du mont Hirâ lui-même qui se termine par une arête rocheuse abrupte et glissante.

Les visions qu’il eut en ces jours-là, il devait entendre plus tard Dieu lui-même en assurer la réalité à ses contradicteurs et les leur décrire :

Votre compagnon ne s’égare pas, il n’erre pas,

Il ne parle pas poussé par l’instinct,

Il ne s’agit de rien d’autre que d’une suggestion qui lui fut suggérée,

Que lui a enseignée un être puissant,

Sagace, qui se tint ensuite en équilibre,

Etant à l’horizon supérieur.

Puis il s’approcha et resta suspendu

A la distance de deux longueurs d’arc ou plus près.

Puis il inspira à son serviteur ce qu’il inspira…

Il le vit aussi à une autre descente

Près du jujubier d’al-Montahâ

Près duquel est le jardin d’al-Ma’wâ

Quand le jujubier était couvert de ce qui le couvre.

Sa vue n’a pas dévié, ni n’a pas passé outre.

Il a vu une des plus grandes merveilles de son Seigneur !

(Coran, LIII, 1-18.)

Ou encore :

Par la nuit quand elle s’avance !

Par l’aube quand elle exhale son souffle !

Certes c’est là la parole d’un envoyé respectable,

Puissant auprès du Maître du Trône, ferme,

Obéi, fidèle aussi.

Votre compagnon n’est pas un possédé,

Certes, il l’a vu à l’horizon éclatant !

(Coran, LXXXI, 17-23.)

La tradition musulmane a vu dans l’être qui apparut à Mohammad un archange, Gabriel (en arabe Jibrîl) ou Sirâfîl. Il semble très probable qu’au début Mohammad ne l’ait pas identifié et y ait vu seulement un puissant messager d’Allah, peut-être une émanation de celui-ci, comme ces entités vagues dont parlaient les chrétiens : l’Esprit, le Souffle de Dieu ou sa Parole, son Verbe.

Enfin, une fois, suivant le récit de Mohammad, l’Etre Puissant lui dit : « Récite ! » Je dis : « Que réciterai-je ? » Il me prit et me tourmenta trois fois jusqu’à ce que l’épuisement vînt à bout de moi. Alors il me dit : « Récite : Au nom de ton seigneur qui a créé… » Et je récitai. » Il venait de prononcer la première phrase de ce qui devait être le Coran. Il est assez vraisemblable que c’était une nuit, la nuit du 26 au 27 du mois de Ramadan, nuit qui devait être appelée la nuit de la destinée. Cette nuit vaut mieux que mille mois, dira un passage postérieur du Coran. Tous les ans, les musulmans attendent cette nuit, car ils pensent qu’à un moment le ciel s’entrouvre, qu’une lueur mystérieuse apparaît et celui qui l’aperçoit verra ses vœux exaucés. On était vers 610 de l’ère chrétienne ou quelques années plus tard.

Mohammad doutait encore. Qui était cet être qui lui apparaissait ? N’était-ce pas un impur démon ou un phantasme de son imagination ? Lui qui méprisait les devins, ne se comportait-il pas comme un kâhin typique ? Il se confia à Khadîja. Celle-ci avait un cousin, un homme âgé, qui lui aussi cherchait Dieu, qui était hanîf. Il s’appelait Waraqa ibn Nawfal et c’était un savant qui connaissait bien les Ecritures juives et chrétiennes. On dit même qu’il savait l’hébreu. Khadîja emmena son mari auprès de lui. « Elle lui dit, racontait Mohammad : « Ecoute le fils de ton frère. » Il m’interrogea et je lui racontai mon histoire. Il dit : « C’est là le nâmous qui avait été révélé à Moïse. Ah ! si j’étais jeune ! Si je pouvais être vivant encore quand ton peuple t’expulsera ! Je lui dis : « Eux, ils m’expulseront ? » Il dit : « Oui. Jamais personne n’a apporté ce que tu as apporté sans susciter de l’hostilité. Si ton jour était arrivé de mon temps, je t’aurais vigoureusement aidé. »[45] Les musulmans ne savaient pas ce qu’était ce nâmous et y ont vu l’archange Gabriel. Mais c’est le mot grec nomos, la Loi. C’est bien ainsi qu’on appelait la Torah, le Pentateuque, révélé par Dieu à Moïse et le mot était passé dans les dialectes araméens. Waraqa entendait dire qu’il s’agissait d’une suite de la grande série des révélations par lesquelles Dieu faisait connaître sa volonté aux peuples.

Khadîja aussi le réconfortait. On garda d’abord la chose secrète. Et, comme les mois passaient, les révélations se renouvelaient, suscitant maintenant moins de surprise et de terreur. Mais c’était toujours une épreuve douloureuse et pénible. Le visage de Mohammad, nous dit-on, se couvrait de sueur, il était secoué de frissons, il restait une heure inconscient, comme en état d’ivresse. Il n’entendait pas ce qu’on lui disait. Il transpirait abondamment, même par temps froid. Il entendait des bruits bizarres, comme des chaînes ou des cloches ou un bruissement d’ailes. « Pas une fois, disait-il, ne me fut adressée une révélation sans que j’aie cru qu’on m’enlevait l’âme. »[46] Le plus souvent, au début, il ressentait comme une inspiration intérieure qui ne s’exprimait pas en mots et, quand la crise cessait, il récitait des paroles correspondant pour lui de façon évidente à ce qui lui avait été inspiré. Autrement dit il s’agit de ce que les mystiques catholiques ont appelé « paroles intellectuelles », accompagnées certes aussi de « visions intellectuelles ». « Puisque vous ne voyez rien, comment savez-vous que c’est Notre-Seigneur ? » disait son confesseur à Thérèse d’Avila. « Elle lui répondit, écrit celle-ci, en parlant d’elle-même, qu’elle ne le savait pas, qu’elle ne voyait pas de visage et ne pouvait rien ajouter à ce qu’elle avait dit ; ce qu’elle savait, c’est que c’était Notre-Seigneur qui lui parlait et que ce n’était pas une illusion… Quant aux paroles qu’il disait, elle ne les entendait pas lorsqu’elle le voulait, mais à des moments où elle n’y pensait pas et quand c’était nécessaire. »[47] « On ne voit rien ni intérieurement, ni extérieurement, explique-t-elle ailleurs ; mais, sans rien voir, l’âme comprend qui c’est et de quel côté il est présent, plus clairement que si elle le voyait… L’âme n’entend ni parole intérieure ni parole extérieure, mais elle comprend très clairement qui c’est, de quel côté il est, et parfois même ce qu’il veut lui signifier. Par quel moyen et comment le comprend-elle ? elle l’ignore ; mais il en est ainsi ; et le temps que cela dure, elle ne peut l’ignorer. »[48]

D’autres fois, et de plus en plus semble-t-il, il eut ce que les mêmes mystiques appellent des visions ou des locutions imaginatives. Mohammad voyait un ange qui lui adressait la parole et il comprenait. Cette perception de l’image et des mots venait de l’intérieur de lui-même, par crises aussi quand il s’y attendait le moins, parfois au cours d’une conversation publique ou au cours d’un voyage quand il était monté sur sa chamelle. Parfois c’étaient même des visions ou des paroles externes tout à fait semblables aux êtres réels ou aux paroles prononcées par eux, mais sans que les assistants voient quoi que ce soit.

Ces visions, ces paroles, Mohammad s’habitua peu à peu à une certaine manière de les recevoir, parfois même il essaya de les appeler, de les provoquer. Pour les accueillir, il se faisait dès le début couvrir d’un manteau suivant la pratique des kâhin. Au début, il semble que Mohammad ait voulu hâter l’expression de ce qu’il percevait en balbutiant et en bégayant. C’est peut-être à cet effort désordonné que correspondent les quelques consonnes qui se trouvent au commencement de certaines sourates du Coran et sur lesquelles on a émis maintes hypothèses. En tout cas, il se fit réprimander par Dieu :

Ne remue pas ta langue en le récitant pour aller plus vite !

A nous de le rassembler et de le réciter !

Quand nous le récitons, suis la récitation !

Ensuite à nous l’exposition !

(Coran, LXXV, 16-18.)

Plus tard, le Dieu lui dira encore :

Ne te hâte pas dans ta récitation avant que l’inspiration

te soit communiquée entièrement.

(Coran, XX, 113.)

Ces paroles ne sont pas très claires, mais il en ressort nettement que le prophète devait laisser l’inspiration suivre son cours tumultueux avant d’en exprimer au dehors la substance.

 

Ici se pose une question à laquelle on ne peut échapper quand on parle de Mohammad, une question à laquelle j’ai déjà donné des éléments de réponse, mais qu’il faut maintenant traiter plus à fond. Il s’agit de sa sincérité.

Nous ne sommes plus à l’époque où l’incrédulité envers un message religieux semblait commander de voir des menteurs dans ceux qui l’émettaient. Ainsi les philosophes rationalistes du XVIIIe siècle, tout comme les théologiens et apologètes chrétiens, voyaient dans Mohammad le modèle même de l’imposteur. D’après des informations suspectes sur sa biographie, on racontait même qu’il recourait à des tours de prestidigitation pour frapper l’imagination de ses contemporains. La seule différence était que les philosophes étendaient à tous les fondateurs de religion cette explication et que certains, comme Voltaire, pouvaient trouver à Mohammad des circonstances atténuantes dans une ambition légitime de pousser son peuple à une position moins humiliée sur la scène de l’histoire. L’époque, les esprits grossiers des Arabes qu’il devait entraîner rendaient nécessaire le recours à l’imposture pour exercer quelque emprise sur ces gens. A la fin du XIXe siècle encore, un grand arabisant allemand, Hubert Grimme, a repris une théorie de ce genre en attribuant à Mohammad des visées encore plus louables. Celui-ci, d’après Grimme, s’était convaincu qu’il fallait remédier aux conditions sociales dont souffrait sa patrie, Mekka, et que le seul moyen pour cela était, comme on a dit plus tard, de faire payer les riches. Il conçut le plan de venir en aide aux pauvres au moyen d’un fort impôt sur le revenu, qui frapperait au premier chef ces riches. Mais il comprit qu’il n’avait aucune chance de faire accepter cette solution par ceux-ci. D’autre part, apparemment, il ne concevait pas une lutte de classes énergique, à la manière des XIXe et XXe siècles. Il voulut donc faire peur aux riches pour leur faire accepter son programme que Grimme, écrivant aux temps de la progression spectaculaire du parti social-démocrate allemand, qualifie de socialiste. Pour cela, il imagina une « mythologie », d’ailleurs réduite au minimum nécessaire, avec un Jugement dernier dont les riches se sortiraient très mal s’ils ne désarmaient pas le céleste Juge en payant l’impôt de « purification » (zakât) prescrit par Mohammad.

Les progrès de la psychologie et de la psychiatrie ont fait justice de ces explications simplistes par l’imposture, que celle-ci soit excusable ou non. On a peut-être même été un peu loin dans la réaction, car des cas d’imposture réelle existent et ont existé. Mais ils sont en nombre limité. En tout cas, tout le monde comprend et admet maintenant que des individus puissent croire sincèrement qu’ils reçoivent des messages auditifs, visuels, intellectuels de l’au-delà et aussi que leur sincérité n’est pas une preuve que ces messages viennent réellement d’où ils sont censés venir. C’est la notion d’inconscient qui nous a permis de comprendre ces faits. Elle est suffisamment connue et admise maintenant pour qu’on n’entre pas ici dans les détails, ni même dans les distinctions et qualifications qu’y ont apportées les psychologues. Il n’est que de puiser dans les livres de psychologie pour trouver cent cas de personnes de parfaite bonne foi qui voient des spectacles, qui entendent des paroles en état d’hallucination. Elles prétendent très sincèrement ne les avoir jamais vus, ni entendues auparavant. Pourtant l’étude objective de leur cas montre qu’il s’agit de combinaisons nouvelles opérées par l’inconscient à partir de choses vues et entendues, mais oubliées. Ce sont là des données devenues banales. Il est donc concevable que Mohammad ait vu et entendu des êtres surnaturels que les Juifs et les chrétiens qu’il avait interrogés lui avaient décrits. Il est compréhensible qu’il ait perçu des paroles où les éléments de son expérience réelle, la matière de ses pensées, de ses réflexions, de ses rêves, les souvenirs des conversations qu’il avait entendues réapparaissaient, décomposées et recomposées, transposées, avec une évidence, une sensation de réalité qui s’imposaient à lui comme l’attestation d’une activité extérieure tout à fait objective quoique inaccessible aux sens des autres.

Quand on étudie les premiers messages de Mohammad, quand on lit au surplus les récits qui nous exposent les crises de doute et de désespoir qui les précédèrent ou les accompagnèrent, on ne peut qu’être sceptique envers les thèses qui voient là des manifestations d’un plan froidement calculé et implacablement réalisé sous l’inspiration de l’ambition ou de la philanthropie. Et ces récits semblent bien véridiques. La tradition, acharnée plutôt à rapprocher la personnalité de Mohammad du monde surnaturel, n’aurait pas inventé de toutes pièces ces traits qui le montrent si humain. Il est beaucoup moins difficile d’expliquer Mohammad sincère que Mohammad imposteur.

Plus tard, il est vrai, des traits inquiétants apparaissent. Mohammad doit prendre des décisions au jour le jour, décisions politiques, pratiques, législatives, qui ne peuvent attendre l’instant indéterminé où l’esprit jugera bon de souffler. Il est interrogé, pressé de consultations, de questions. Le caractère divinement inspiré des réponses assoirait solidement l’autorité de celles-ci. A-t-il cédé à la tentation de donner un coup de pouce à la vérité ? Certaines révélations répondent un peu trop bien à ce que pouvait, très humainement, désirer et calculer le prophète. Ou bien est-ce encore son inconscient qui a opéré ? Nous ne le saurons jamais. Mais nous retrouverons le problème.

S’il était sincère, s’il avait vraiment, disons le mot, des hallucinations visuelles et auditives, était-ce donc un anormal, un malade, un fou ? D’abord la notion de folie n’est plus admise depuis longtemps par les spécialistes. Les frontières entre le comportement considéré comme normal et les comportements dits « anormaux » sont bien plus floues qu’on ne le croyait jadis. Des traits de caractère « anormaux » se rencontrent chez tous les hommes ou presque. Les névrosés, les aliénés sont simplement ceux chez qui ces traits se rencontrent plus intensément et plus durablement.

Mohammad avait à l’origine un tempérament propre — si les conditions requises sont données — à former un mystique. Les circonstances de sa vie d’enfant, d’adolescent et même d’homme mûr avaient poussé dans ce sens. Il avait commencé à s’adonner aux pratiques d’ascétisme qui, chez tous les mystiques, sont une des étapes pour parvenir au but qu’ils s’assignent ou vers lequel ils sont poussés, un moyen de se dégager du moi contingent et corporel, de couper le plus possible les liens avec le monde extérieur et tout ce qu’il fait pénétrer en nous de tentations, de désirs, de séductions, un moyen de s’humilier avec soumission devant l’Etre que l’on cherche. La prière ardente qui remplissait l’âme plongée ainsi dans le vide l’avait encore rapproché de ce à quoi il aspirait. Comme il est arrivé à beaucoup de ceux qui avaient suivi cette voie, il est parvenu alors à des états d’extase temporaire où il se sentait dépouillé de sa personnalité, subissant passivement l’irruption d’une force mystérieuse, percevant d’une façon ineffable, incommunicable, intraduisible la nature de cette force et jouissant par cette expérience d’une béatitude inexprimable. Dans cet état, comme encore beaucoup d’autres mystiques, il avait éprouvé les phénomènes analysés ci-dessus : auditions et visions « imaginaires » ou « intellectuelles », intérieures ou extérieures.

Ces phénomènes sensoriels et ces extases, on les retrouve sous une forme toute voisine chez des individus atteints de maladies mentales nettes : hystérie, schizophrénies, déclenchement incontrôlé de l’automatisme verbal. Les grands mystiques sont-ils des hommes et des femmes prédisposés à ces comportements anormaux, qui les ont éprouvés avant tout apprentissage et qui les éprouvent à nouveau, épurés, ennoblis par la préparation ascétique ? Ou cette préparation ascétique reproduit-elle artificiellement les conditions psychophysiologiques qui préparent ces phénomènes chez les malades ? On laissera aux psychologues et aux psychiatres le soin d’en décider.

Les grands mystiques, chrétiens ou musulmans, n’en sont pas restés à ce stade. Ils sont passés, ensuite, en général, par une longue période d’aridité, de sécheresse, où Dieu s’est retiré, où les extases et les phénomènes sensoriels disparaissent. Leur âme, effrayée par cet abandon, se met à douter de ce qu’elle a éprouvé tout en rêvant de retrouver les ineffables félicités dont elle a été privée. Cette épreuve très pénible peut durer plusieurs années. Et puis vient le retour de l’extase, mais cette fois sous une forme apaisée et définitive. C’est ce qu’on appelle, depuis H. Delacroix, l’état théopathique. Le mystique chrétien ou musulman se sent dans un état d’union permanente, paisible et douce, calme et joyeuse, avec l’Etre dont il s’est tant fatigué à chercher le contact. Pour le mystique chrétien, il s’agit d’une union, d’un mariage d’un type tout particulier avec Dieu. Pour le mystique hindou, il s’agit d’une expérience d’un absolu ineffable, non personnel, qui est à la base de toute réalité et qu’on retrouve par l’expérience du Soi « puisqu’il n’est autre que le mystère et la richesse infinis de mon acte d’existence » (L. Gardet).[49] Pour le mystique musulman à qui son hétérodoxie fréquente permet de dépasser les expressions des mystiques catholiques liés par leur dogmatique, c’est une union totale entre ce qui était apparemment deux êtres distincts. Ainsi chantait au Xe siècle Hosayn ibn Mançour el-Hallâj, que de tels propos devaient mener au supplice :

Nous avons vu que Mohammad avait sans doute éprouvé la période de sécheresse bien connue des autres mystiques. Mais il n’est jamais arrivé à l’état théopathique. Il s’est toujours senti distinct, et même infiniment éloigné du Dieu qui lui parlait, qui lui envoyait des messagers, qui le réprimandait, l’encourageait, lui donnait des ordres. Ils étaient dans deux mondes si différents, séparés par un tel gouffre que des intermédiaires étaient nécessaires pour le traverser.

Mohammad s’est donc arrêté aux premiers stades du périple mystique. Les « grâces » auditives et visuelles qu’il avait reçues, comme dirait la théologie catholique, peuvent bien impressionner les simples mortels. Les grands mystiques estimaient, eux, qu’elles n’étaient que des témoignages éphémères, transitoires et même suspects, dangereux. On n’est jamais sûr qu’il ne s’agit pas d’interventions du démon ou encore d’effets naturels de l’imagination. Elles peuvent développer l’amour-propre, l’orgueil, l’avidité. Au mieux, ce sont des étapes qu’il convient de dépasser. Les grands mystiques musulmans hétérodoxes ont eu quelque mépris pour le prophète, cette espèce de machine enregistreuse, de robot, de porte-voix, de phonographe avant la lettre, par lequel Dieu faisait passer ses messages.

Ces hallucinations, ces extases inquiètent aussi les psychiatres croyants d’aujourd’hui car, honnêtement, ils sont forcés de reconnaître que rien ne distingue formellement celles des mystiques de celles des malades. En dernière analyse, la distinction véritable, c’est celle des personnalités qui les éprouvent. D’un côté, des personnalités faibles, aux idées pauvres et incohérentes, à l’activité mesquine et malhabile. D’un autre côté, de grands esprits à la personnalité puissante, fortement intégrée, aux idées larges et portant loin, souvent d’une activité constructive intense, qui font entrer leur expérience mystique dans une synthèse personnelle puissamment hardie et novatrice. Il est inutile de préciser que Mohammad, pour imparfait qu’il ait été sur le plan mystique, a appartenu à ce second type. Comme les grands mystiques, il a fait un effort vigoureux pour se discipliner, pour se conquérir lui-même.

Cette intégration que chacun doit réaliser de ces expériences si strictement personnelles, on ne peut l’accomplir que dans les cadres qu’offre la société. Mohammad avait suivi la technique ascétique, dont les solitaires chrétiens lui offraient le modèle, telle qu’elle avait peut-être déjà été adoptée par les hanîf. Il ne s’attendait pas aux manifestations sensorielles extraordinaires que ces exercices devaient déclencher. Il les accueille d’après le seul modèle que son expérience sociale lui offre : les transes des kâhin et des poètes. Quand il court chez Khadîja pour se faire envelopper d’un manteau, il imite instinctivement le comportement des kâhin. Il se trouve que ce modèle lui fait horreur. Mais il n’en a pas d’autre.

En effet, les paroles qu’il entend et répète, les premières révélations qu’il attribue à son Dieu sont, pour la forme, strictement identiques aux paroles que l’esprit souffle à ces devins du désert, eux aussi en route sur les pentes de l’ascension mystique qu’ils ne suivront qu’un tout petit bout de chemin. Comme chez les kâhin, les mots s’organisent en brèves phrases haletantes, éjectées sans doute par violentes saccades, avec des rimes plus ou moins riches. C’est ce qu’on appelle en arabe le saj’ ou prose rimée. Comme chez les kâhin, ces phrases sont remplies de serments où tous les objets du monde naturel se trouvent à la file pris à témoin. Il y a là une espèce de poésie primitive, dont l’effet d’envoûtement est encore singulièrement actif après treize siècles.

Mohammad n’apporte donc aucune innovation dans la forme. Mais le contenu est tout nouveau. C’est qu’il est supérieur de cent coudées aux pauvres kâhin jouant le rôle traditionnellement réservé aux hommes de leur tempérament. Son inconscient, puisque c’est cet inconscient qui se dévoile dans ce contenu, est autrement plus riche.

Nous avons vu comment il a été formé. Les idées qui venaient du milieu social qorayshite, qui ont été inculquées au moyen de cette éducation primitive par l’exemple qui assimile peu à peu dans ces sociétés l’enfant à son milieu culturel, ces idées ont été revues, rebrassées, enrichies sous l’action du grand courant monothéiste qui parcourt l’Arabie à cette époque. Les frustrations qui atteignent Mohammad le poussent à prendre une attitude critique envers les riches et les puissants, donc les conformistes. Il prendra, par conséquent, une attitude ouverte envers les courants novateurs. Il s’identifiera aux victimes de l’ordre social pour en assumer les malheurs, il se retournera vers les hommes en place pour leur en demander compte et pour démolir l’idéologie qui sert de justification à leur puissance.

Ainsi Mohammad adopte une attitude implicitement révolutionnaire. Le mystique est en relation directe avec l’Etre des Etres qui se montre à lui et qui lui parle. Son expérience propre, individuelle a une valeur absolue dont il est sûr et qui n’a rien à faire avec les règles de la vie sociale, même si celles-ci ne sont que le prolongement d’une révélation antérieure du même type. Comme le théoricien rationnel qui ne voit pas de faille dans ses raisonnements, il ne peut se sentir contraint par la force aveugle de la coutume, même déguisée sous des rationalisations secondaires et transparentes. Aussi Leszek Kolakowski voit-il dans le mysticisme, une révolte de la conscience individuelle contre « l’appareil ».

Le mysticisme est bien une expérience individuelle à laquelle l’individu qui s’y engage attribue une valeur absolue. Il peut donc être, en effet, cette révolte de la conscience si « l’appareil », l’ensemble des institutions et des cadres établis, l’idéologie régnante s’opposent à ce qu’il révèle. De même, la science rationnelle ou la philosophie dans les mêmes conditions. Mais il est des « appareils » souples et intelligents comme l’Eglise catholique qui ont réussi à canaliser cette activité mystique spontanée, à lui accorder une place, un rôle, à utiliser même l’élan vital qui la nourrissait et qu’elle inspirait. C’est ainsi que Thérèse d’Avila ou Jean de la Croix sont restés de grands mystiques catholiques, ornements de cette Eglise qu’ils auraient pu ébranler.

Rien de semblable en Arabie ne pouvait canaliser Mohammad. Rien ne pouvait l’empêcher de contredire les croyances et les institutions de son pays, si ce n’est une certaine prudence native qui le fit souvent temporiser, sans l’empêcher pourtant de poursuivre, en fin de compte, la réalisation de ses desseins. Il tint d’abord secrètes ses révélations, mais les Qorayshites ne perdaient rien pour attendre.

 

Il est possible de connaître avec une vraisemblance raisonnable le premier message de Mohammad. Quelques données sont à préciser, à ce propos, à l’intention du lecteur peu au courant des choses d’Islam. Les groupes de paroles que Mohammad récitait comme lui étant inspirées par Allah, les révélations formaient ce qu’on appelait une « récitation », en arabe qor’ân. Elles furent notées de son vivant sur des documents dispersés : morceaux de cuir, os plats de chameaux, tessons de poterie, tiges de palmes, etc. De son vivant aussi, on commença à grouper ces fragments, on en fit des sourates ou chapitres. On commença à appeler l’ensemble « la Récitation » par excellence, en arabe al-qor’ân ce qui donna en français l’Alcoran, puis, après élimination de l’article arabe, le Coran. Plus tard encore, plusieurs Musulmans respectables en firent des recueils qui se voulaient complets et dont, finalement, un seul fut retenu. Les sourates y sont classées mécaniquement par ordre de longueur décroissante (sauf la première). L’ordre dans lequel se trouve le texte des éditions actuelles du Coran et de la plupart de ses traductions n’a donc rien à faire avec la chronologie.

Mais les savants musulmans avaient déjà recueilli des traditions qui indiquaient à quelle époque telle ou telle partie du Coran avait été révélée. De leur côté, les orientalistes européens, par l’étude du style et suivant des critères internes, ont abouti à raffiner sur ce classement et à le modifier le cas échéant. Ils ont pu aboutir ainsi à déterminer en gros plusieurs périodes. Des traductions du Coran tenant compte de l’ordre chronologique ont été publiées. Ainsi, en français, la dernière traduction parue, celle de Régis Blachère, remarquable par la somme d’érudition qui y a été incorporée et qui rend périmées toutes les autres traductions françaises. On peut donc maintenant étudier la première prédication du prophète représentée par un ensemble assez limité de sourates et de versets dont tout le monde s’accorde à reconnaître l’ancienneté, même si des divergences sérieuses existent sur les détails.

Rien n’irrite plus le révolutionnaire et simplement le rénovateur que la suffisance des gens en place, leur certitude que le bien consiste à continuer dans leur être, dans leurs coutumes sacralisées par le temps, que leur inconscience des dangers qui menacent ce monde auquel ils tiennent, leur mépris des avertissements qui leur sont adressés. C’est contre eux que se déchaînent aussi les plus anciennes révélations, contre ceux qui présument de leurs forces, ceux qui, ayant amassé des richesses, croient pouvoir faire ce qu’ils veulent, agir en toute indépendance.

Alors Allah leur explique par la bouche de Mohammad le peu de chose qu’ils sont :

Nous avons créé l’homme misérable !

Est-ce qu’il croit que personne ne pourra rien contre lui ?

Il dit : J’ai dévoré un bien considérable.

Est-ce qu’il croit que personne ne l’a vu ?

(Coran, XC, 4-7.)

Ne voient-ils pas, eux, qu’ils ne sont que des êtres transitoires, développés à partir d’une goutte de sperme, destinés à l’anéantissement ?

Périsse l’homme ! Qu’il est impie !

De quoi l’a-t-Il créé ?

D’une goutte Il l’a créé et a fixé son destin,

Puis le Chemin, Il le lui a frayé.

Puis Il l’a fait mourir et l’a enterré !

(Coran, LXXX, 16-21.)

Combien est misérable cette humanité à côté de la gloire d’Allah !

Tout ce qui est sur terre passera,

Mais la face de ton Seigneur subsistera glorieuse et vénérable !

(Coran, LV, 26-27.)

C’est Allah (« ton Seigneur » comme il s’exprime lui-même constamment) qui a créé toutes choses et qui encore, « chaque jour, est pris dans une œuvre » (LV, 29). Il a créé la nature entière : le ciel, le soleil, la lune, la terre et la mer, les montagnes. Le miracle permanent de la végétation grâce auquel l’humanité peut se nourrir est son œuvre ;

Que l’homme considère sa nourriture !

Nous avons versé l’eau abondamment,

Puis nous avons fendu la terre largement,

Nous y avons fait pousser des graines,

Des vignes, des herbes nutritives,

Des oliviers, des palmiers,

Des jardins touffus,

Des fruits et des pâturages

En jouissance pour vous et pour vos troupeaux !

(Coran, LXXX, 24-32.)

Mais surtout sa puissance éclate dans l’insondable mystère de la génération. La toute première révélation y fait allusion déjà :

Récite au nom de ton Seigneur qui créa,

Qui créa l’homme d’une adhérence !

(Coran, XCVI, 1-2.)

Et le thème est plusieurs fois repris :

Que l’homme considère de quoi il a été créé.

Il a été créé d’un liquide éjaculé

Qui sort d’entre les lombes et les côtes.

(Coran, LXXXVI, 5-7.)

L’homme, et d’ailleurs aussi les esprits invisibles, les djinns sont donc son œuvre. C’est lui qui a fixé leur destin. C’est lui qui a créé les animaux qui le servent, en tout premier lieu le chameau. C’est lui qui dirige leur activité. C’est de lui qu’émanent, spectacle merveilleux,

les vaisseaux élevés sur la mer comme des montagnes.

(Coran, LV, 24.)

C’est à Lui aussi, quoi qu’ils en pensent, que les Qorayshites doivent le succès de leurs entreprises commerciales :

A cause du pacte des Qoraysh,

De leur pacte pour la caravane d’hiver et celle d’été,

Qu’ils adorent le Seigneur de ce Temple

Qui les a munis contre la faim

Et mis à l’abri d’une crainte !

(Coran, CVI.)

Mohammad, partisan des pauvres et des orphelins dont il avait été, réprimande ainsi les Qorayshites qu’il hait au nom du seul Etre dont la puissance peut leur en imposer, cet Etre et cette puissance que ses réflexions, ses conversations, ses expériences lui ont appris à connaître. Il ne se contente pas de le leur présenter. Il les en menace. Le Seigneur a montré à l’homme la voie à suivre :

Ne lui avons-Nous pas indiqué les deux Voies ?

(Coran, XC, 10.)

Et la voie montante, la rude et difficile grimpée, les hommes que vise Mohammad l’ont dédaignée. C’est qu’ils ont cru que tout finissait avec cette vie, que par conséquent il suffisait d’en cueillir les roses le plus agréablement que l’on pouvait, jour après jour, en tenant compte seulement des exigences de l’honneur et puis de se résigner aux douleurs inévitables, au déclin fatal qu’apportait le Destin. Pour eux, si les dieux existaient et s’agitaient quelque part entre ciel et terre, Dieu n’était pas né et beaucoup de choses étaient permises. Mohammad venait leur annoncer que la mort n’était pas la fin dernière. Qu’ils craignent alors, ces riches orgueilleux, le jour où, ressuscités miraculeusement, ils subiront le terrible Jugement :

Quand le ciel se déchirera,

Qu’il écoutera son Seigneur et qu’il lui en sera fait devoir !

(Coran, LXXXIV, 1-2.)

Quand il sera soufflé dans la Trompe,

Ce sera là un jour horrible,

Intolérable aux ingrats.

(Coran, LXXIV, 8-10.)

Il sera contre vous des jets de feu et de l’airain (fondu)

et vous ne serez pas secourus…

Quand le ciel se fendra, qu’il sera écarlate comme le cuir

rouge…

Ce jour-là ne seront interrogés sur leurs péchés ni hommes, ni démons…

Mais les pécheurs seront reconnus à leur stigmate, on les saisira par les toupets du front et par les pieds.

(Coran, LV, 35-41.)

Alors ces pécheurs tournoieront entre la géhenne et un gouffre d’eau bouillante (LV, 44). Au contraire, ceux qui ont craint Allah dans leur vie terrestre iront dans deux jardins, pleins de frondaisons de couleur vert sombre, où couleront deux sources jaillissantes, regorgeant de palmiers, de grenadiers et de tous les arbres fruitiers. Là les élus sur qui se pencheront les lourdes branches jusqu’à portée de leur main, mollement accoudés sur des coussins verts, pourront jouir (dans tous les sens du mot, n’en doutons pas) de jeunes vierges au regard modeste, belles comme le rubis et le corail, isolées sous des tentes, pures de tout contact antérieur qu’il soit d’homme ou de djinn (LV, 46 s.). On comprend que son Seigneur déclare à l’ardent mari de la vieille Khadîja, mariée deux fois avant de l’épouser :

L’autre vie sera pour toi meilleure que la première.

(Coran, XCIII, 4.)

Mais d’où Mohammad tire-t-il ces tableaux ? Sont-ils garantis uniquement par ces visions et ces hallucinations, si suspectes, si comparables à celles dont bénéficient poètes et devins au crédit moral si entaché aux yeux de tous ? Non, il a des preuves plus fortes, ces Ecritures admirables dont les Arabes ont jusqu’ici été privés, mais dont sont dépositaires les peuples hautement civilisés des grandes puissances mondiales. C’est en invoquant ces Ecritures que le Seigneur s’adresse, dès la première fois, à Mohammad :

Récite au nom de ton Seigneur qui créa,

Qui créa l’homme d’une adhérence !

Récite ! Ton Seigneur est le très Généreux,

Il a enseigné au moyen du Calame,

Il a enseigné à l’homme ce qu’il ignorait.

(Coran, XCVI, 1-5.)

Ce calame (en arabe qalam, qui est le mot grec kalamos), c’est le roseau avec lequel les messagers d’autrefois ont transcrit les révélations d’en haut, celles qui sont écrites quelque part :

Sur des feuilles vénérées,

Exaltées, purifiées,

Par les mains de scribes

Nobles et purs !

(Coran, LXXX, 13-15.)

Que doivent donc faire les humains pour échapper aux supplices infernaux qui les guettent ? Ils doivent « se purifier » (tazakkâ), c’est-à-dire mener une vie moralement juste. Et la définition de cette vie juste dans tous les passages de la couche la plus ancienne du Coran consiste à peu près exclusivement dans le bon usage de la richesse. Il ne faut pas l’amasser pour elle-même, mais en donner une part aux pauvres :

Celui qui donne, qui agit pieusement,

Qui déclare vraie la Très Belle (Récompense),

Nous lui faciliterons (l’accès à) l’Aise Suprême.

Celui qui est avare, que sa fortune rend suffisant,

Qui traite de mensonge la Très Belle (Récompense),

Nous lui faciliterons (l’accès à) la Gêne Suprême.

A rien ne lui servira sa fortune quand il ira à l’abîme.

(Coran, XCII, 5-11.)

C’est la conduite des riches égoïstes qui est, en tout premier lieu, honnie :

Prenez garde ! Vous n’honorez pas l’orphelin !

Vous n’incitez pas à nourrir le pauvre !

Vous dévorez l’héritage goulûment !

Vous aimez la richesse d’une passion sans borne !

(Coran, LXXXIX, 18-21.)

En opposition, voici la conduite des justes :

A Mohammad lui-même, une révélation très ancienne prescrit une conduite sans doute applicable à d’autres :

Eh toi, couvert d’un manteau !

Lève-toi et avertis !

Ton Seigneur, magnifie-le !

Tes vêtements, purifie-les !

La souillure (ou peut-être la Colère), fuis-la !

Ne fais pas l’aumône en ayant peur de donner trop !

Envers ton Seigneur, sois constant !

(Coran, LXXIV, 1-7.)

Mais la fonction d’avertissement lui est réservée. C’est le principal des devoirs qui lui sont assignés par son Seigneur. Ce rôle n’a pas encore le relief qu’il aura dans les révélations qui suivront. Mais déjà pourtant Mohammad a un privilège. Des promesses lui sont faites, il est réconforté au moment de ses doutes.

Par la Clarté diurne !

Par la nuit quand elle règne !

Ton Seigneur ne t’a pas abandonné, il ne t’a pas détesté !

L’Autre Vie sera pour toi meilleure que la Vie Première !

Certes ton Seigneur te donnera et tu seras satisfait !

Ne t’a-t-il pas trouvé orphelin et il t’a donné un refuge ?

Il t’a trouvé égaré et il t’a dirigé,

Il t’a trouvé miséreux et il t’a enrichi.

L’orphelin, ne le brime donc pas !

Le mendiant, ne le repousse donc pas !

Le bienfait de ton Seigneur, raconte-le donc !

(Coran, XCIII.)

Ce rôle modeste d’avertisseur implique donc, on le voit, non seulement quelques privilèges tout aussi modestes, une attention particulière de la part du Seigneur, mais aussi des obligations. Une faute dans sa conduite lui vaudra une réprimande. La nature de cette faute est intéressante. Un aveugle, pauvre assurément, peut-être un mendiant, est venu le trouver. Il était engagé dans une conversation avec un homme important, un de ces riches « suffisants » qu’il voulait convaincre, un de ceux qui croyaient que tout leur était possible sans nul besoin d’Allah. L’aveugle a insisté avec sans doute l’insistance obstinée et importune habituelle au mendiant oriental. Mohammad excédé a froncé les sourcils et s’est renfrogné. Il est clair qu’il s’est reproché lui-même ce mouvement d’impatience, qu’il s’est tourmenté à ce sujet. De même se sont tourmentés bien souvent après lui les propagandistes issus d’une classe élevée et que leurs vieilles habitudes poussaient instinctivement à préférer la compagnie de leurs proches par le mode de vie, à celle de ceux envers qui ils se sentaient un devoir. Et naturellement la Révélation est venue, la réprimande de la conscience a pris l’aspect d’une admonestation d’en haut :

Il s’est renfrogné et s’est détourné

Quand l’aveugle est venu à lui !

Qu’en sais-tu ? Peut-être qu’il se purifiera

Ou s’amendera et le Rappel lui aura servi !

Mais c’est au riche suffisant

Que tu portes intérêt !

Pourtant tu ne serais pas responsable s’il ne se purifiait pas !

Mais celui qui vient à toi plein d’ardeur,

Plein d’angoisse,

Toi, tu t’en désintéresses.

(Coran, LXXX, 1-10.)

Voilà donc la substance du premier Message que Mohammad, on n’en doute pas, estimait avoir reçu de son Seigneur. On essaiera tout à l’heure d’apprécier le degré d’originalité des idées qu’il exprime. Mais sa forme était-elle inattendue ? Cette question pose de redoutables problèmes.

Les apologètes musulmans voient une preuve de l’origine divine de ces mots et de ces phrases dans la constatation suivante. Rien ne nous est parvenu d’une prose arabe antérieure à l’Islam. Suivant la vision classique de la littérature arabe, à l’origine seule existait la poésie. L’apparition soudaine d’un nouveau genre littéraire (ou même d’une constellation de genres littéraires nouveaux), et cela, de plus, sous une forme qu’ils considèrent comme parfaite, sans ébauches antécédentes et sans précurseurs, ne pourrait s’expliquer que par un miracle. Ils ajoutent que rien ne révélait chez Mohammad en tant qu’homme des dons littéraires quelconques.

L’argument, comme c’est si souvent le cas dans les idéologies aussi bien religieuses que laïques, est avancé avec d’autant plus d’assurance en son caractère irréfutable qu’une chiquenaude peut le renverser. Partout la prose littéraire est certes postérieure à la poésie et l’Arabie ne fait pas exception. La prose du Coran est une prose bien particulière et les auteurs arabes eux-mêmes nous disent qu’il existait avant lui des discours de même forme. Seulement ces morceaux de littérature ne furent jamais écrits. Il fallut le caractère tout particulier des récitations coraniques pour qu’on les consignât (et encore ne fut-ce qu’en partie surtout au début) ou qu’on fît effort pour les conserver dans la mémoire. Rien ne poussait à coucher par écrit les autres morceaux, plus ou moins de même veine. Si certains le furent quand même, la victoire de l’Islam empêcha leur transmission ou même en fit détruire l’enregistrement.

Quant à la perfection du style coranique, c’est devenu un dogme pour l’Islam. Nul n’est capable, enseigne-t-on, de faire quelque chose de semblable. Cette incapacité (i‘ jâz) a été soulignée et développée par maints théologiens qui en ont tiré toutes sortes de conclusions théoriques.

Mais il n’a pas manqué d’esprits libres en Islam pour mettre en doute cette incomparabilité du texte coranique. Certains se sont même exercés à rédiger des imitations du Coran. A l’un d’eux, au Moyen Age, on objectait que son texte ne produisait pas le même effet ensorcelant que le Coran récité ou remémoré. Il répondit : « Faites-le lire pendant quelques siècles dans les mosquées et vous verrez ! » Là était en effet le nœud de la question. Un texte dont on a été bercé depuis l’enfance, que l’on a entendu réciter avec ferveur dans les circonstances les plus solennelles et les plus émouvantes, qu’on a soi-même épelé, étudié, dont on s’est peu à peu imprégné, acquiert au bout d’un certain temps une résonance incomparable. Il devient tout à fait impossible de se refaire à son égard une oreille ou des yeux innocents, de l’accueillir tel qu’il eût été reçu par notre esprit si, pour la première fois, sans préparation, il s’y fût présenté dans une stricte nudité de texte que rien ne répercute. Ainsi pour les catholiques certains textes de l’Ecriture ou des poèmes latins utilisés dans la liturgie, pour les protestants la Bible tout entière. Rien d’étonnant à ce que tant de Musulmans soient persuadés de la perfection inimitable du texte coranique, étonnés et indignés qu’on puisse la mettre en doute. Rien d’étonnant non plus à ce que ceux du dehors, affrontés pour la première fois aux textes en question, n’y voient souvent rien qui leur paraisse justifier l’émerveillement de ceux qui s’en bercent.

Ainsi la beauté du style coranique a été contestée énergiquement par ceux qui, pour une raison ou une autre, échappaient à l’envoûtement collectif. Au Moyen Age, plusieurs libres penseurs musulmans écrivirent des livres intitulés, mo‘âradat al-qor’ân, ce qu’on peut traduire à peu près par l’Anti-Coran. Les apologètes jugèrent nécessaire de les réfuter et, notamment sur le plan littéraire, de défendre laborieusement la supériorité des images et du style coraniques, point par point, expression par expression. De nos jours, le grand sémitisant allemand Theodor Nöldeke excellent connaisseur de la langue arabe, a écrit un article copieux sur les défauts stylistiques du Coran.

Mohammad n’avait pas la moindre intention de produire une œuvre littéraire. L’expérience qu’il chercha et qu’il subit a été d’abord, on l’a vu, non verbale. Dans un stade postérieur, elle se fit verbe. Elle était dès lors analogue, de ce point de vue du moins, à l’inspiration de l’écrivain. Précisons : de l’écrivain qui veut transmettre non seulement des paroles, mais un sens intelligible. Par ce côté, elle différait de l’écriture automatique des surréalistes dont elle se rapprochait tant sur d’autres points. N’est-ce pas André Breton qui évoquait « ce moment idéal où l’homme en proie à une émotion particulière est soudain empoigné par ce « plus fort que lui » qui le jette, à son corps défendant, dans l’immortel » ? Et il a bien aperçu qu’il s’agissait d’une sorte de prophétie : « La voix surréaliste qui secouait Cumes, Dodone et Delphes n’est autre chose que celle qui me dicte mes discours les moins courroucés. » Seulement ce que la Voix dictait à Mohammad ce n’étaient pas des phrases comme : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre. » C’étaient des messages cohérents. On peut supposer d’après ce qui a été dit plus haut que les balbutiements et les bégaiements accompagnant les révélations étaient analogues à ces phrases ravissantes dont s’enchantèrent nos poètes ou du moins à leurs éléments, à côté de sons purs justifiant l’hypothèse lettriste que j’ai formulée. Des prophètes antérieurs avaient accepté dans son entier le message verbal surréaliste de leur inconscient. Ainsi dans les premières communautés chrétiennes où on appelait cela « parler en langues », en grec glossolalie. Saint Paul recommandait de laisser les adeptes « parler en langues » et rendait grâce à Dieu, écrivant aux chrétiens de Corinthe, de « parler en langues plus que vous tous ».

Mais Mohammad était du côté de Paul et non du côté d’André Breton. Paul cherchait consciemment à restreindre ses dons surréalistes. « Dans l’assemblée, écrivait-il, j’aime mieux dire cinq mots avec mon intelligence, pour instruire aussi les autres, que dix mille en langues. » En effet, ajoutait-il, « celui qui parle en langues ne parle pas aux hommes, mais à Dieu ; personne ne le comprend : il dit en esprit des choses mystérieuses. Celui qui prophétise au contraire parle aux hommes ; il édifie, exhorte, console ». (1 Corinthiens, 14.) Mohammad dut aussi éliminer, trier, inconsciemment sans doute, et ne retenir que ce qui « édifiait, exhortait, consolait ». Ses plus beaux poèmes n’ont sans doute jamais été écrits. Il attendait de Dieu des messages dans un sens donné et son attente modelait le verbe qui cherchait, en vain, à se montrer « plus fort que lui ». Au-delà des glossolalistes chrétiens, il retrouvait la démarche des grands prophètes d’Israël.

Ses paroles n’étaient donc pas poésie pure. Elles n’étaient pas non plus littérature au sens commun du mot.[51] Comme y a insisté R. Blachère, il ne dominait pas son instrument ou plus précisément ne parvenait à le maîtriser en partie qu’inconsciemment. Il ne cherchait nullement à créer une œuvre dont le style et le contenu lui vaudraient quelque renommée comme les poètes du désert. Mais, comme chez les purs poètes, comme chez les prophètes, son expérience personnelle, ce « moment souverain », incommunicable dans son intégralité, ce vécu individuel ineffable où il prenait contact avec le pur existant, se présentait déjà sous une forme linguistique, organisée, orientée vers la communication et sur des modèles esthétiquement impressionnants. C’était, malgré lui-même, au début du moins, un poème et un message à la fois. Un poème, car la Voix, là encore suivant fidèlement les modèles emmagasinés dans l’inconscient de son porte-parole, retrouvait le langage du kâhin, du devin inspiré. Elle en retrouvait les formules habituelles, les clichés, les serments par les objets célestes par exemple. Mais elle en retrouvait surtout le rythme et les procédés que domine la loi du rythme adaptée aux exigences de la langue utilisée. Nulle langue peut-être n’est plus favorable à une poésie spontanée que l’arabe. En abondance, elle fournit des mots de schèmes identiques, présentant la même alternance de temps forts et de temps faibles ponctuée par le retour des mêmes voyelles à des places homologues. Parmi ces séries en consonance, elle permet encore de choisir entre de multiples mots qui donnent la même rime. Elle facilite ainsi l’apparition du saj‘, cette prose rimée et rythmée, employant des unités rythmiques assez courtes, en général pas plus de huit à dix syllabes, groupées par séries, par strophes qui se terminent sur le même rythme et sur la même rime.

On comprend que la Voix, se rapprochant ainsi du langage du kâhin, était loin d’adopter la forme du discours de cet autre inspiré, le shâ‘ir, le poète. Partant d’une expérience peut-être de même type, verbale ou purement existentielle, le shâ‘ir, comme la plupart des poètes de tous temps et de tous pays, s’efforçait consciemment, par des moyens savamment forgés et transmis par une longue tradition, de communiquer cet incommunicable. Et souvent d’ailleurs, il ne faisait que versifier selon les mêmes méthodes un discours que rien ne rattachait à la source vive de la poésie pure. Il utilisait une forme complexe, la qaçîda, un poème où se suivent des vers de deux hémistiches, tous sur la même rime, suivant aussi le même rythme, selon l’un ou l’autre des « mètres » fixés par la tradition, assez à la manière des vers grecs, latins ou anglais. Le shâ‘ir était un artiste, c’est-à-dire un artisan, maître de son instrument, attelé à une œuvre dont il avait tracé dans son esprit l’ébauche et qu’il réalisait selon une procédure éprouvée, y mettant plus ou moins de son esprit ou de son cœur, la vivifiant ou non par le recours aux sources de tout élan humain.

Ainsi le message que captait Mohammad était d’autant plus fidèle à la poésie pure qu’il s’éloignait de la poésie traditionnelle. La Voix y insistait elle-même :

« Nous ne lui avons pas enseigné la poésie ; cela ne lui convenait pas. » (Coran, XXXVI, 69.)

On peut apprécier de façon diverse la qualité poétique des premiers messages. Et, encore une fois, il est bien difficile de les recevoir avec une sensibilité vierge. On a dénoncé la sécheresse des images. Mais il est difficile aussi de n’être pas saisi par l’effet du « mouvement heurté, saccadé, haletant », du « martèlement de la rime », de la sonorité verbale (R. Blachère). Ces retours de l’idée et du verbe, ces assonances, ces refrains obsèdent, rapprochent l’auditeur lui-même d’un état hypnotique (Max Eastman), halluciné, où il recevra, décuplée, comme en état de transe lui-même, la suggestion du verbe, du rythme, des images.[52]

Mais aussi, comme on l’a dit, la Voix elle-même tenait à ce que son message transmette un contenu intellectuel, des exhortations, des prédications. Et cela de plus en plus. Au fur et à mesure que le cercle des auditeurs hypnotisés de Mohammad s’élargissait, que ses paroles attiraient l’attention, recueillaient un écho, suscitaient des remous, il fallait exposer, décrire, puis réfuter, argumenter. Il ne suffisait plus de susciter une émotion intense. Le Message se faisait précis, pendant longtemps encore imprégné profondément de cette poésie pure où il avait pris sa source, majestueux et éloquent. Mais le contenu explicite acquérait de plus en plus d’importance.

 

Le message, à première vue du moins, n’avait rien de révolutionnaire, ni de choquant. Il n’apportait en apparence aucune innovation religieuse capitale et, du point de vue de l’accueil qui lui serait fait à Mekka sur le moment, c’était l’apparence qui comptait. En effet, et c’est une chose bien remarquable, le Seigneur de Mohammad, dans ses premières révélations, ne nie nullement l’existence, ni la puissance d’autres divinités. Il se contente de n’en point parler. Aucune invective comme dans les messages postérieurs contre « ceux qui associent des compagnons à Allah », aucune insistance sur le caractère unique de la divinité suprême. Il est fort possible qu’à cette époque, Mohammad, tout en étant persuadé de l’infinie puissance de son Dieu, le Dieu aussi des chrétiens et des Juifs, ait cru à l’existence possible autour de lui d’un essaim de divinités secondaires sans grand intérêt puisque dépendant en tout du Maître suprême, un peu supérieures seulement aux djinns ou démons dont, on l’a vu, il reconnaissait expressément l’existence comme créatures de Dieu. Cette exaltation d’un Dieu au-dessus des autres qui ne sont pas niés, mais négligés, est un phénomène courant dans beaucoup de religions polythéistes. On l’a appelé « hénothéisme ». Cet hénothéisme était l’attitude de beaucoup de gens en Arabie et ne choquait personne. Mohammad hésitait peut-être entre l’hénothéisme et le véritable monothéisme que prêchaient Juifs et chrétiens. On verra un indice dans ce sens.

Donc l’insistance de Mohammad sur la puissance de son Seigneur n’était pas de nature à bouleverser les Mekkois. Lui attribuer le projet de juger l’humanité à la manière du Dieu judéo-chrétien, ce qui suppose sa possibilité de ressusciter les morts, cela pouvait provoquer le scepticisme, mais rien de plus. Les pratiques proposées étaient déjà répandues chez les Mekkois. La critique de la « suffisance », de cette conviction des riches que leur fortune leur permettait d’« être indépendants » (istaghnâ) de toute puissance, était très acceptable tant qu’elle restait modérée. L’insistance sur la nécessité de l’aumône n’avait rien d’étrange et pouvait s’appuyer sur le vieil idéal tribal, encore vivace dans les consciences quoique fort mal pratiqué par les riches Mekkois, idéal qui mettait la générosité au premier rang des vertus. Elle correspondait aussi à l’idée religieuse courante de la nécessité d’un sacrifice pour faire participer la divinité à toute aubaine et pour détourner sa colère possible. Il n’y avait pas, on le voit, dans tout cela d’innovation morale capitale non plus. La couleur nationale arabe sous laquelle étaient présentées les idées judéo-chrétiennes courantes ne pouvait que plaire aux auditeurs de la Prédication.

Rien de tout cela n’était inacceptable pour les Mekkois. C’était certainement la conviction de Mohammad que nous avons vu en train d’essayer d’acquérir à ses idées un homme important. Rien de tout cela ne pouvait apparaître comme révolutionnaire. Les implications qui, profondément, représentaient un changement radical de point de vue étaient inaperçues et d’ailleurs encore peu développées. La prédication de Mohammad pouvait représenter une tendance à côté des autres dans le cadre des idées religieuses et morales arabes, cadre qui n’avait rien de fixe, de rigide, de canonique. Pourtant cette même prédication pouvait attirer un certain nombre de gens que leur âge ou leur situation sociale rendaient réceptifs à l’égard d’un message qui correspondait à leurs besoins profonds. On a vu pourquoi. Mohammad présentait des idées apparemment en elles-mêmes peu originales sous la forme d’une synthèse nouvelle, inspirée par la manière qui lui était personnelle selon laquelle il avait cru appréhender la Présence de l’Au-delà. L’individu, dans cette synthèse, prenait une valeur particulière et éminente. C’est de lui que s’occupait l’Etre Suprême, lui qu’il avait créé et qu’il jugerait sans considération de parenté, de famille, de tribu. L’individu dont l’évolution économique avait accentué la valeur sociale acquérait ainsi une valeur idéologique, une signification en soi, en accédant à l’éternité. D’autre part, les idées judéo-chrétiennes, répétons-le, séduisantes pour tous, colorées du prestige des civilisations supérieures et des puissants empires où elles sont en honneur, deviennent tout à fait acceptables pour l’orgueil arabe du fait qu’elles sont présentées en arabe, réduites par un messager arabe à leur quintessence commune et aisément assimilables.

Le courant idéologique que le nouveau prédicateur fondait, les hommes qu’il séduisait, pouvaient, à première vue, prendre place pacifiquement parmi les multiples courants d’idées, les multiples confréries qui constellaient l’Arabie Occidentale. Pourtant un conflit violent devait éclater. On essayera d’expliquer pourquoi.

Ceux qui acceptèrent les premiers le message de Mohammad furent naturellement les gens de sa maisonnée. Sa femme Khadîja bien entendu et aussi le jeune ‘Ali, son cousin et pupille, qui avait dans les dix ans. De même l’affranchi Zayd ibn Hâritha qui avait peut-être joué un rôle important en renseignant Mohammad sur le christianisme, fort répandu, on l’a vu, dans sa tribu, les Kalb. Quels furent les premiers qui se joignirent de l’extérieur à ce petit groupe familial ? Il y eut plus tard de fortes discussions là-dessus, car l’ancienneté dans la conversion à l’Islam représentait un titre de gloire et de prestige qui avait son importance dans les luttes politiques acharnées des premiers temps de l’Empire musulman, d’autant plus que ce prestige se transmettait aux descendants du converti. Mais, si l’on ne prête pas trop d’attention aux dates précises qui n’ont que peu d’importance pour l’historien (elles en avaient pour l’homme politique avide de priorité), on peut dire que nous connaissons en gros les noms des convertis des premières années, une quarantaine.

Un des convertis de la première heure, même s’il n’a pas été comme on l’a prétendu le tout premier après Khadîja, était un marchand aisé, semble-t-il, mais pas des plus riches, que l’on appelait, d’après sa konya, Abou Bekr. Il aurait eu trois ans de moins que Mohammad. C’était un homme ferme, courageux, plein de bon sens et de pondération qui, une fois son choix fait, ne revint jamais dessus, fidèle inconditionnellement à Mohammad dont il influença pourtant les décisions dans le sens de la modération. « Abou Bekr, écrit Margoliouth, était un adepte du culte des héros si jamais il en fût. Il possédait une qualité, courante chez les femmes, mais quelquefois présente chez les hommes, qui est d’être prêt à s’attacher au destin de quelqu’un d’autre avec une dévotion totale et aveugle sans jamais discuter, ni revenir en arrière ; avoir cru beaucoup était pour lui une raison de croire plus. »[53]

Une tradition qui remonterait à Zohri, un Mekkois né une quarantaine d’années après la mort du prophète et qui passa sa vie à enquêter sur l’histoire des premiers temps de l’Islam, racontait :

« L’Envoyé de Dieu appelait à l’Islam en secret et ouvertement. Ceux que Dieu voulut parmi les jeunes et les faibles l’écoutèrent favorablement de sorte que ceux qui croyaient en lui devinrent nombreux. Les infidèles qorayshites ne critiquaient pas ce qu’il disait. Lorsqu’il passait auprès de leurs groupes, ils le montraient en disant : « C’est le jeune homme des Banou ‘Abd al-Mottalib qui parle du ciel. »[54] Il faut peut-être corriger le texte avec F. Buhl et lire : « à qui on a parlé du haut du ciel. »[55]

Qui étaient ces jeunes et ces « faibles ? » W. Montgomery Watt s’est livré à une minutieuse et méritoire enquête sur les biographies de cette quarantaine de premiers fidèles dont il a été question. Voici en gros ses résultats.

Il y avait d’abord des jeunes gens des familles et des clans les plus influents à Mekka, de ceux qui détenaient le pouvoir. Ainsi Khâlid ibn Sa‘îd ibn al-‘Aç du clan de ‘Abd Shams, un des deux clans qui, à l’époque, possédaient la suprématie et, dans le clan, de la famille d’Omayya dont nous verrons l’importance s’accroître. Il eut un rêve dans lequel il se voyait sur le bord d’une mare de feu où son père le poussait. Un homme le retenait et le sauvait en qui Abou Bekr, semble-t-il, lui fit reconnaître Mohammad. Il s’attacha désormais à celui-ci. Son frère ‘Amr le rejoignit peu après. Lorsque leur père mourut, un troisième frère Abân composa quelques vers où le défunt était censé déplorer les égarements de ses fils. Khâlid lui répondit également en vers :

Laisse-là le mort ! Il a suivi son destin.

Occupe-toi de ton prochain ; il en a bien plus besoin.[56]

Il est difficile de ne pas voir là un cas de révolte juvénile du type : « Familles, je vous hais ! » Du même genre et de la même famille était un homme d’environ trente ans, ‘Othmân Ibn ‘Affân, promis à une haute et tragique destinée. Pour l’heure, c’était un jeune dandy, beau garçon, soucieux avant tout d’élégance et de toilette, indolent et peu courageux, mais habile en affaires. On a prétendu que sa conversion était surtout due à son amour pour Roqayya, une des filles de Mohammad.

Une seconde catégorie est représentée par des gens appartenant à des clans moins influents, moins aristocratiques. Ce sont pour la plupart des jeunes de moins de trente ans, mais on trouve aussi parmi eux un ou deux individus de trente-cinq à cinquante ans. Quelques-uns disposent d’une certaine influence dans leur clan ou leur famille. Citons dans ce groupe Abou Bekr déjà nommé qui atteignait la quarantaine, mais aussi le jeune Talha ibn ‘Obaydallah qui ne devait pas avoir bien plus de dix-huit ans lors de sa conversion, un jeune homme ardent, courageux et ambitieux. Tous deux étaient du clan des Taym. Au clan de Zohra appartenait un homme dépassant de peu la trentaine, ‘Abd al-Ka‘ba ibn ‘Awf, dont le nom fut changé en ‘Abd ar-rahmân et qui était d’une habileté remarquable dans les affaires commerciales.

Ceux que Zohrî appelle les « faibles » sont peut-être les membres de cette catégorie. Mais certainement ce terme s’applique aussi à un troisième groupe. C’est le groupe constitué par ceux qui n’appartenaient pas par la naissance à un clan, ceux qui n’étaient pas qorayshites et qui s’étaient affiliés à un clan qorayshite à titre de « confédérés ». Le clan auquel ils étaient affiliés leur devait en principe protection, mais dédaignait parfois de le faire ou ne le pouvait pas s’il était lui-même trop faible. C’est parmi eux que se rangeait un fidèle de la première heure, un moins de trente ans, Khabbâb ibn al-Aratt, forgeron qui fabriquait des épées, fils d’une circonciseuse, confédéré des Banou Zohra. A un rang encore plus bas, étaient les affranchis comme Çohayb ibn Sinân, âgé d’une vingtaine d’années, qu’on appelait le Roumi, c’est-à-dire le Romain, le Byzantin, parce qu’il était très blond (les Arabes disaient « rouge ») mais peut-être aussi parce qu’il avait eu quelque rapport avec la Syrie byzantine, tout comme son ami ‘Ammâr ibn Yâssir, confédéré des Banou Makhzoum dont le beau-père était un affranchi d’origine byzantine.

Tout en bas de l’échelle étaient les vrais esclaves. Le plus célèbre est Bilâl, un nègre d’Abyssinie, grand et maigre, au visage mince, à la voix de stentor. Comme un autre esclave ‘Amir Ibn Fohayra, il fut acheté à son maître par Abou Bekr et affranchi.

C’était en somme un choix des esprits les plus libres de Mekka qui se tournait vers Mohammad. Il est certain que l’aspect religieux de la doctrine fut déterminant dans leur orientation. Mais ce qui les rendait aptes à regarder avec faveur cette prédication novatrice, c’était leur liberté d’esprit à l’égard du conformisme des couches dirigeantes de la société mekkoise. Et cette liberté d’esprit elle-même était due à des causes différentes suivant les individus : crise d’originalité de l’adolescence, contacts avec l’étranger, liaison plus ou moins lâche avec le système social mekkois, indignation morale ou encore ambition et envie qui portaient à critiquer les puissants et par là leur système de valeurs, enfin tout simplement dispositions psychologiques particulières. Elle était donc bien liée à une perception, plus ou moins confuse selon les cas, de la crise sociale et idéologique qui a été décrite. C’est pourquoi ces gens étaient attirés par le message de Mohammad, lui-même en résonance intime avec cette crise.

 

Comme on l’a vu par le texte de Zohri cité ci-dessus, les Qorayshites observaient envers le nouveau groupement, qui peu à peu sortait de la clandestinité pour se montrer timidement au grand jour, la même attitude d’indulgence amusée que les Parisiens affichent devant une réunion en pleine rue de l’Armée du Salut. Il s’agissait d’illuminés inoffensifs envers lesquels il était inutile de monter sur ses grands chevaux. Tout au plus marquait-on le mépris qu’inspirait le bas niveau social des sectaires.

Lorsque l’Envoyé de Dieu, rapportait Ibn Is’hâq, s’asseyait dans le sanctuaire (près de la Ka‘ba), les « faibles » parmi ses compagnons avaient l’habitude de s’asseoir près de lui. C’étaient Khabbâb, ‘Ammâr, Abou Fokayha Yassâr, Çohayb et gens semblables d’entre les Musulmans dont les Qorayshites se gaussaient. Ils se disaient entre eux : « C’est là ses compagnons comme vous voyez ! Et ce seraient ceux-là qu’Allah aurait choisis parmi nous pour leur accorder la bonne direction et leur faire connaître la vérité ! Si ce que Mohammad nous a apporté était une bonne chose, de tels individus ne s’en seraient pas saisis avant nous ! »[57] Argument auquel Mohammad, malgré tout de meilleure extraction que la plupart de ses disciples, ne devait pas être tout à fait insensible au plus profond de lui-même. Et son inconscient accueillait avec plaisir les justifications et les précédents qu’invoquait son Seigneur. Il en avait déjà été ainsi quand Noé avertissait son peuple de la catastrophe imminente : « Le Sénat (le mala‘, nom du Conseil des anciens à Mekka), les ingrats de son peuple répondirent : Nous ne voyons en toi qu’un homme comme nous et nous ne voyons parmi tes disciples que les plus vils d’entre nous, des écervelés. Nous ne voyons en vous aucun mérite par rapport à nous. Nous vous considérons plutôt comme des menteurs. » (Coran, XI, 29.) Le Déluge avait vengé Noé et ses humbles disciples. Bientôt, Mohammad et les faibles seraient de même justifiés et vengés.

Mais le scepticisme ni les railleries n’étaient une opposition sérieuse. Pourtant celle-ci finit par venir. Comment ? Quelques récits, qui ont filtré à travers une tradition un peu trop portée à l’hagiographie, jettent quelques lueurs sur ce qui a pu se passer et nous permettent des hypothèses.

Chez beaucoup de Qorayshites, le nouveau mouvement a dû susciter des inquiétudes. Le caractère rassurant de sa doctrine, le peu d’innovation qu’elle apportait apparemment à la conception du monde antérieurement admise ne suffisaient pas à le faire regarder par tous comme inoffensif. Nous avons tous connu, dans tous les domaines et dans tous les milieux, fussent-ils par leurs principes les plus accessibles en théorie aux idées neuves, de ces esprits bornés pour lesquels tout changement est à priori redoutable, même quand il ne vise au fond qu’à une adaptation des formes superficielles devenues désuètes des organisations ou des idéologies auxquelles ils sont attachés. Que devait-ce être en Arabie Occidentale au VIIe siècle, dans une société fortement traditionaliste malgré tous les changements que sa structure avait déjà éprouvés, mais que sa conscience refusait de reconnaître ? Et nous savons aussi que les arguments sentimentaux des conservateurs, l’appel larmoyant à l’imitation des mœurs des ancêtres, l’indignation contre ceux qui osent réviser des positions éprouvées, le rappel des sacrifices faits pour les défendre, le mépris affiché pour la jeunesse, l’incompétence, le peu de poids social des réformateurs, nous savons bien aussi que tout cela est d’une terrible efficacité sur les nerfs, les cœurs, les esprits d’une foule non préparée. Il est fort probable aussi que les jeunes novateurs ont commis des imprudences, des maladresses, des excès qui augmentèrent l’inquiétude des conservateurs.

Mohammad, on l’a vu, n’avait pourtant rien d’un extrémiste. Parmi les hommes qui regardaient son entreprise avec une perplexité inquiète, il y avait aussi des personnalités pondérées qui en soupesaient soigneusement les avantages et les inconvénients du point de vue de la haute société mekkoise. Deux points cruciaux devaient leur sembler peu clairs, l’un doctrinal, l’autre surtout pratique, et leur attitude dépendrait de la façon dont Mohammad éclaircirait ces points.

D’abord quel était le rôle assigné aux divers dieux adorés par les Qorayshites ? Dieux puissants ? Petits dieux subordonnés ? Djinns ? Surtout, ce qui était le plus important du point de vue de la piété qui se soucie peu des nuances théologiques, Mohammad s’élevait-il contre leur culte ? Leurs sanctuaires devaient-ils être abandonnés, leurs symboles détruits, les offrandes qu’on leur faisait négligées ? Qu’en pensait donc le mystérieux Seigneur de Mohammad ?

Et lui-même, quel rôle s’assignait-il ? Il semble bien que ses adversaires aient vu, comme c’est souvent le cas, plus clair que lui, au-delà de la modestie superficiellement sincère qu’il affichait. Humblement il acceptait du Seigneur le modeste rôle d’avertisseur que celui-ci lui assignait. Mais son légitime orgueil ne devait pas être bien difficile à déceler sous cette humilité qu’il s’efforçait sincèrement d’acquérir. Et surtout, des politiques intelligents pouvaient aisément comprendre comment la logique de sa position devait implacablement le pousser, en dépit de lui-même, à réclamer le pouvoir suprême. Comment un homme à qui Dieu parlait directement, pourrait-il jamais se soumettre aux décisions d’un quelconque sénat ? Comment les prescriptions de l’Etre Suprême pourraient-elles être discutées par l’aristocratie mekkoise ? Dans une société où le domaine du sacré et celui du profane n’étaient pas clairement distingués, il était clair qu’on devait logiquement aboutir à une situation où Dieu lui-même dicterait ses ordres par l’intermédiaire de Mohammad, aussi bien sur les questions de politique extérieure ou intérieure que sur la doctrine ou sur le culte. Mohammad était-il conscient de cette logique et jusqu’où allait-il sur cette voie ?

Il y eut des essais de compromis, les documents l’attestent sous une forme sans doute arrangée, mais avec une base probablement réelle. Un vieillard parmi les plus importants du clan de ‘Abd Shams, ‘Otba ibn Rabî‘a dont le jeune fils fut des premiers Musulmans, déclara, dit-on, un jour au Conseil : « O assemblée de Qoraysh ! Pourquoi ne me dirigerais-je pas vers Mohammad ? Je lui parlerai et je lui ferai des propositions. Peut-être qu’il en acceptera certaines. Nous lui donnerons ce qu’il veut et il nous laissera tranquilles. » Sur l’acceptation de ses pairs, il s’en fut trouver Mohammad assis à l’écart et il lui dit : « Eh ! neveu ! Tu es des nôtres, tu le sais bien, tu es un des bien-nés de ta tribu et ton ascendance est noble. Tu as présenté à ta tribu un problème considérable, tu as divisé leur communauté et tu as ridiculisé leurs songes, tu as dénigré leurs dieux et leur culte. Tu as déclaré infidèles leurs ancêtres défunts. Ecoute ! Je vais te faire des propositions que tu pourras examiner. Peut-être en accepteras-tu quelques-unes. » Mohammad lui dit : « Parle, Abou l-Walîd, j’écoute ! » Le vieillard continua : « Neveu ! Si, avec cette affaire que tu as soulevée devant nous tu veux seulement gagner de l’argent, nous nous cotiserons pour t’en donner de sorte que tu seras le plus riche de nous. Si c’est le prestige que tu veux, nous te ferons chef sur nous, de sorte que nous ne déciderons rien sans t’en référer. Si tu veux la souveraineté, nous te ferons roi sur nous. Si ce qui t’obsède est un démon dont tu ne peux te débarrasser, nous te chercherons un médecin et nous dépenserons de notre argent pour te guérir, car c’est souvent qu’un démon familier possède un homme jusqu’à ce qu’on l’en guérisse » ou des paroles dans ce sens. Mohammad lui répondit en récitant des versets du Coran. ‘Otba l’écouta attentivement et revint vers ses compagnons avec un avis : « Laissez-le. Par Dieu, sa parole aura un écho immense. Si les Arabes (c’est-à-dire les Bédouins) le tuent, c’est que vous en aurez été délivrés par d’autres. Mais si c’est lui qui l’emporte sur les Arabes, sa souveraineté sera votre souveraineté et sa gloire sera votre gloire et vous serez grâce à lui les plus prospères des hommes. »[58] Le discours de ‘Otba est assurément apocryphe comme le prouvent certains arguments employés et d’ailleurs le traditionniste n’en garantit pas le texte exact. Mais nous allons voir qu’il répondait à une réalité.

En effet, il se produisit un événement qu’on peut raisonnablement tenir pour certain, car les traditionnistes musulmans n’auraient jamais inventé une histoire de nature à jeter un tel doute sur l’ensemble de la Révélation. « Lorsque l’Envoyé de Dieu, écrit Tabari, vit que son peuple s’écartait de lui, il lui fut pénible de constater les manifestations de leur éloignement vis-à-vis de ce qu’il leur transmettait de la part d’Allah. Alors il souhaita en son âme recevoir de la part d’Allah un texte qui le rapprocherait de son peuple. Cela l’aurait réjoui, vu l’amour qu’il leur portait et sa sollicitude à leur égard, que soit un peu adouci ce qui était trop rude pour eux, au point qu’il se le répéta, qu’il le souhaita, qu’il le désira. A ce moment, Allah lui révéla la sourate de l’Etoile… » Quand il en arriva au verset :

Avez-vous considéré Allât et al-‘Ozzâ

Et Manât, cette troisième autre ?…

(Coran, LIII, 19-20.)

le démon mit sur sa langue ce qu’il se répétait à lui-même, ce qu’il espérait transmettre à son peuple :

Ce sont les Sublimes Oiseaux

Et leur intercession est certes souhaitée.

Quand les Qorayshites entendirent ce verset, ils furent, dit le récit musulman, remplis d’une grande joie et tous se prosternèrent, Musulmans et non-Musulmans.[59] Ce n’est que plus tard que l’archange révéla à Mohammad qu’il avait été trompé par le Diable, ce qui, ajouta-t-il pour le consoler, n’avait rien d’extraordinaire car des anicroches semblables, pour la même cause, étaient survenues aux prophètes qui l’avaient précédé. Les versets additionnels furent abrogés, remplacés par d’autres qui rejetaient le culte des trois « grands oiseaux aquatiques » (grues ou hérons, c’est là le mot que j’ai transposé en « oiseaux ») et la division revint après la belle manifestation passagère d’unanimité des Mekkois.

Il est évident (et, au fond, le récit consigné chez Tabari le dit à peu près en clair) que l’inconscient de Mohammad lui avait suggéré une formule qui, effectivement, pouvait faire l’unanimité. Elle ne semblait pas heurter son hénothéisme, puisque ces « grands oiseaux », semblables aux anges ou aux djinns, étaient conçus comme subordonnés à Allah. On les appelait d’ailleurs les « filles d’Allah ». D’autre part, c’était montrer nettement que la prédication nouvelle n’avait rien de révolutionnaire, que la nouvelle secte honorait les divinités de la cité, respectait leurs sanctuaires, reconnaissait la légitimité de leur culte.

Mais les implications de la concession de Mohammad durent vite lui apparaître. La secte renonçait ainsi à toute originalité. Juifs et chrétiens durent malicieusement faire remarquer que Mohammad revenait ainsi à son paganisme originel. Et puis, quelle force avait maintenant la menace du Dernier Jugement si les filles d’Allah, conciliées par les offrandes et sacrifices traditionnels, pouvaient intercéder pour les pécheurs et les sauver de la damnation éternelle ? Quelle autorité surtout restait-il à l’avertisseur envoyé par Allah ? N’importe quel petit prêtre d’al-‘Ozzâ ou de Manât pouvait délivrer des oracles qui contrediraient son message. Tout cela fut souligné sans doute par des révoltes et des indignations dans le petit groupe des sectateurs de Mohammad, par un soulagement probablement trop visible des conservateurs qorayshites : « A la fin, Ibn Abi Kabsha (c’était un sobriquet populaire par lequel on le désignait) a dit du bien de nos déesses », s’exclama le riche et puissant Abou Ohayha Sa‘îd ibn al-‘Aç, le père du jeune converti qu’en rêve il voulait pousser dans le feu.[60] On mesure quelle devait être sa satisfaction gouailleuse et quelle devait être l’indignation du jeune révolté !

Mais aussi revenir sur ce qui avait été dit, c’était faire le saut devant lequel on avait hésité jusque-là, c’était proclamer la rupture, c’était se mettre en position de tout gagner ou de tout perdre. Idéologiquement, c’était dénoncer les dieux mekkois comme des esprits inférieurs ou de simples noms vides de signification objective, c’était donc proclamer que leur culte n’était pas valide, s’aliéner leurs prêtres et leurs fidèles. C’était rejeter vers le paganisme, vers l’infidélité, tout ce qui se rapportait à la religion traditionnelle, c’était vouer aux flammes infernales les pieux ancêtres et parents des Mekkois. Sur un autre plan Mohammad était désormais dégagé de l’obligation de reconnaître de quelque façon que ce soit l’autorité d’un païen quelconque. Il restait à voir s’il s’intégrerait dans les églises étrangères ou garderait son indépendance de prophète arabe.

Allait-il devenir chrétien ? On se souvenait à Mekka d’un événement arrivé vers le temps de sa jeunesse. Un ambitieux qorayshite, ‘Othmân ibn al-Howayrith, s’était converti au christianisme et avait voulu se faire roi de la cité sous protectorat byzantin. Il était près de réussir quand un sursaut de l’esprit démocratique de ses concitoyens avait fait échouer le projet. Peut-être les Qorayshites craignirent-ils une résurgence du même danger.

En tout cas, ils répondirent à la rupture par une violente contre-offensive. Une source qui semble bonne précise bien que la persécution des adeptes de la secte commença « lorsque Mohammad mentionna leurs idoles ». Elle ajoute, détail intéressant et qui ne paraît pas inventé, qu’« il vint de Tâ’if des propriétaires qorayshites qui lui reprochèrent cela, agirent violemment contre lui, montrèrent de l’aversion pour ses propos et excitèrent ainsi ceux qui leur obéissaient ». Il est tentant de penser que ces propriétaires qorayshites de Tâ’if (la ville alpestre, fraîche et verdoyante, proche de Mekka où les riches marchands mekkois avaient d’agréables pied-à-terre) étaient poussés par le désir de sauvegarder le culte d’Allât qui avait un sanctuaire important à Tâ’if. « Alors, continue notre texte, les gens abandonnèrent Mohammad, sauf ceux qu’Allah conserva et qui étaient peu nombreux. Les choses restèrent en cet état le temps qu’Allah voulut. Ensuite, leurs chefs se concertèrent afin de séduire, en les détournant de la foi en Allah, leurs fils, leurs frères et leurs contribules qui étaient parmi ses adeptes. Ce fut une épreuve profondément bouleversante pour les Musulmans qui suivaient l’Envoyé de Dieu. Ceux qui furent séduits furent séduits et Allah fortifia parmi eux ceux qu’il voulut. »[61]

La persécution, d’ailleurs, fut somme toute relativement bénigne. Ibn Is’hâq la résume bien par ces quelques lignes consacrées à l’activité d’un des individus les plus stigmatisés dans les récits musulmans comme les plus opposés au prophète, Abou Jahl, un riche commerçant, un des chefs les plus influents à l’époque du clan des Banou Makhzoum.

« Ce fut le scélérat Abou Jahl qui excita contre eux les hommes de Qoraysh. S’il entendait parler de la conversion à l’Islam d’un homme honorable, entouré d’alliés, il l’admonestait vigoureusement et lui faisait honte. Il lui disait : « Tu as abandonné la foi de ton père qui était meilleur que toi. Nous montrerons que ta conduite n’est que sottise et que tu manques de jugement. Nous ferons baisser ta réputation. » Si c’était un marchand, il lui disait : « Par Allah ! Nous boycotterons ton affaire de sorte que tu perdras tout ton bien. » Si c’était un homme sans influence, il le battait et montait les gens contre lui. »[62]

On essaya donc de faire renoncer les sectateurs de Mohammad à leur croyance en combinant, quand il ne s’agissait pas d’hommes sans importance sociale, la pression morale et la pression économique. On ne pouvait faire plus dans la plupart des cas, car ils étaient, suivant le système social en vigueur, protégés par leur clan. Certains persécuteurs, nous dit-on, voulant causer des ennuis à al-Walîd ibn al-Walîd du clan de Makhzoum qui était devenu musulman, craignant le tempérament violent de son frère Hishâm, allèrent préalablement l’avertir : « Nous voulons seulement admonester tous ces jeunes gens à cause de l’innovation qu’ils ont introduite avec cette religion. Ainsi, nous serons tranquilles avec les autres ! » Il répondit : « Bien ! Occupez-vous de lui et admonestez-le ! Mais attention à sa vie ! » Et il récita ce vers :

« Prenez garde à sa vie. Je jure, par Allah, que si vous le tuez, je tuerai les plus nobles d’entre vous jusqu’au dernier. » Ils se dirent entre eux : « Allah le maudisse ! Qui va maintenant se lancer dans cette affaire ? S’il est tué pendant qu’il est entre nos mains, il est capable de massacrer nos nobles jusqu’au dernier. » Ils le laissèrent et se détournèrent de lui. »[63]

Ce furent donc, comme il est habituel, les plus pauvres et les plus démunis parmi les membres du mouvement qui souffrirent le plus, les esclaves en tout premier lieu. Bilâl, par exemple, était exposé par les gens du clan de son maître en plein soleil à l’heure la plus chaude de la journée, dans le creux de l’aride ravin mekkois, avec un gros morceau de rocher attaché sur la poitrine. C’est à ce moment qu’Abou Bekr racheta pour les libérer plusieurs des esclaves musulmans. On a peut-être exagéré ces sévices plus tard pour augmenter les mérites des plus anciens croyants et aussi sans doute pour trouver des excuses aux apostasies. « Ils frappaient le Musulman qu’ils persécutaient, le faisaient souffrir de la faim et de la soif au point qu’il ne pouvait se tenir droit quand il était assis à cause de la violence du mal qu’il avait enduré. Il finissait par acquiescer à l’abjuration qu’ils lui demandaient. Ils lui disaient : Est-ce qu’Allât et al-‘Ozzâ sont tes dieux et non Allah ? Et il disait : Oui. Cela était au point que si un scarabée passait par là et qu’ils disent : Ce scarabée est-il ton Dieu et non Allah ? il répondait aussi : Oui ! pour échapper aux souffrances qu’ils lui infligeaient. »[64]

Dans ces circonstances, Mohammad échappa à tout sévice, car son clan, les Banou Hâshim, se solidarisa avec lui. Cela était dû au fait que son oncle Abou Tâlib dont nous avons vu qu’il l’avait élevé et protégé y gardait, malgré le déclin de sa fortune, une influence considérable. Il n’approuvait nullement les idées que son étrange neveu lançait, mais l’honneur du clan exigeait que fussent protégés ses membres même les plus blâmables. C’était là une considération de nature à rallier solidement à son attitude tout le clan. Les conservateurs qorayshites enragèrent de voir leur proie la plus intéressante leur échapper. Ils essayèrent une pression générale sur tout le clan de Hâshim pour le faire renoncer à cette protection qu’il accordait à leur brebis galeuse. On ne devait plus faire d’affaires ni contracter d’alliances matrimoniales avec les membres de ce clan ou de celui qui lui était allié d’al-Mottalib. Il semble bien d’ailleurs qu’en plus de la lutte contre le nouveau mouvement, ce boycott avançait les affaires des clans qui avaient maintenant la suprématie à Mekka, les Makhzoum et les ‘Abd Shams. Il détachait du clan jadis puissant de Hâshim presque tous les clans qui s’étaient alliés à lui pour former, à l’époque de la jeunesse de Mohammad, une alliance qui avait eu son importance politique.

La quarantaine dura deux ans et ne semble pas avoir été appliquée avec la dernière rigueur. Dans cette société où aucun pouvoir central ne pouvait s’imposer par la force, il était difficile qu’une alliance d’individus ou de clans durât longtemps. Les clans ralliés au boycott par Makhzoum et ‘Abd Shams durent vite s’apercevoir que l’élimination de Hâshim renforçait la prépondérance économique et politique des initiateurs. D’ailleurs tout ce mécanisme de solidarité n’allait pas sans grincement. Le parti de Hâshim avait été déserté par un des membres éminents de ce clan, un oncle de Mohammad qu’on appelait Abou Lahab. Il fit rompre le mariage (ou peut-être seulement les fiançailles) de ses deux fils avec deux filles de Mohammad et prit le parti des boycotteurs, que dirigeait le puissant clan de sa femme, ‘Abd Shams.

La pression se fit aussi sur le terrain, comme nous dirions, de la propagande. Les objections et les railleries s’accumulèrent en public contre le message de Mohammad. La résurrection des corps, base essentielle du dogme nouveau du Jugement dernier, était tournée en ridicule. On sommait Mohammad de s’expliquer sur la date de cet événement dont il avait peut-être laissé entendre qu’il était plus proche qu’il ne s’avérait. On insistait sur l’argument suprême qu’on a déjà vu invoquer : allait-on abandonner la foi des pères ? Condamner ceux-ci aux flammes éternelles ? Plus que jamais on répétait que Mohammad était un halluciné, peut-être possédé par un esprit de rang inférieur comme les kâhin (devins), les magiciens, les poètes. On nommait les chrétiens ou les Juifs qui lui fournissaient des informations dont on disait qu’il répétait tout simplement les leçons. Il était peu vraisemblable, faisait-on remarquer, que la Divinité Suprême eût choisi pour messager un homme d’aussi peu de poids qu’Ibn Abi Kabsha. D’ailleurs, où étaient les signes surnaturels, les miracles dont il eût été normal qu’Allah gratifiât son messager pour en authentifier la mission ? Il s’agissait tout simplement d’un ambitieux voulant se pousser au rang des chefs de Qoraysh. Les offres de compromis qui lui furent répétées, paraît-il, à ce stade et dont on a cité une mention typique ci-dessus étaient peut-être aussi, partiellement, des manœuvres machiavéliques pour le discréditer en prouvant à tous que ses visées étaient uniquement politiques.

Mohammad réussit vite à s’organiser de façon à résister à la persécution. Il y fut aidé en particulier par un membre même du clan hostile de Makhzoum, al-Arqam ibn ‘Abd Manâf. On voit combien peu monolithiques étaient ces organismes sociaux ! Al-Arqam était jeune, pas plus de vingt-cinq ans et probablement moins. Mais apparemment il était chef de famille, car il put offrir à la nouvelle secte le refuge de sa maison, vaste et bien située, pour ses réunions. Les adhérents peu protégés ou peu hardis s’y glissaient, la nuit tombée, en rasant les murailles. Il y eut de nouvelles conversions. L’une qui datait du début de la persécution avait un certain poids. Il s’agissait de Hamza, un des oncles de Mohammad, à vrai dire d’un prestige social assez minime, pauvre, colérique et porté à l’ivrognerie, mais courageux et vigoureux. C’est d’ailleurs une poussée de colère qui entraîna sa conversion. Au retour d’une partie de chasse, ayant entendu rapporter par une commère qui avait observé la scène de sa fenêtre qu’Abou Jahl avait injurié son neveu, il s’enflamma, alla à la recherche du persécuteur et le prit à partie, le frappant avec l’arc qu’il tenait encore à la main. Une bagarre générale ne fut évitée que grâce à la sagesse d’Abou Jahl qui reconnut qu’il avait été un peu loin et que le clan de Mohammad avait pu légitimement se sentir offensé. Il retint ses « supporters » et Hamza, par bravade, se convertit. Ce fier-à-bras famélique était quand même une recrue intéressante. Les disciples avaient bien besoin d’un appui en termes de force physique.

Ici se place sans doute un événement important sur lequel la lumière est difficile à faire tant l’histoire en a été récrite en fonction des intérêts et des conceptions des temps ultérieurs. Procédés habituels à l’historiographie des mouvements idéologiques et des Etats qui gardent un contrôle étroit sur la pensée de leurs adhérents ou de leurs sujets. Les exemples en foisonnent jusqu’à l’époque présente. Il s’agit de l’émigration des premiers Musulmans en Abyssinie que l’on place en général avant l’épisode des versets inspirés par Satan. Mais, on peut penser, avec W. M. Watt, qu’elle eut lieu après puisque, d’après la plus ancienne source en laquelle nous puissions nous confier, elle suivit la persécution et que celle-ci à son tour eut lieu après que Mohammad eût pris une attitude offensive contre les « idoles ». Or le début de cette attitude paraît marquée par la révélation qui abroge les « versets sataniques ». Reprenons, en effet, cette source dont le début a été cité ci-dessus :

« Alors les gens abandonnèrent Mohammad sauf ceux qu’Allah conserva et qui étaient peu nombreux… Ce fut une épreuve profondément bouleversante… Ceux qui furent séduits et Allah fortifia parmi eux ceux qu’il voulut. Lorsqu’il se passa cela chez les Musulmans, l’Envoyé d’Allah leur ordonna de s’en aller en Abyssinie. Il y avait en Abyssinie un bon roi qu’on appelait le najâshî (en éthiopien, nagâshî). Il n’opprimait personne dans son pays et, grâce à lui, la prospérité y régnait. De plus, l’Abyssinie était un marché pour les Qorayshites qui y faisaient du commerce, car ils y trouvaient des vivres en bonne quantité, la sécurité et d’heureuses affaires. L’Envoyé d’Allah leur ordonna cela et la masse d’entre eux y partit quand ils furent opprimés à Mekka et qu’il craignit qu’ils ne fussent séduits. Mais lui demeura sans discontinuer. Des années passèrent ainsi pendant lesquelles (les Qorayshites) agirent durement avec ceux d’entre eux qui embrassaient l’Islam… »[65]

Il résulte de ce texte que les émigrés furent ceux dont Mohammad jugeait la foi la plus fragile et que le fait d’avoir émigré vers l’Ethiopie ne peut être considéré comme un titre de gloire, ainsi qu’on l’a imaginé plus tard. Pourtant certains des émigrants semblent avoir été de bons croyants. Il est possible aussi, comme l’a suggéré W. M. Watt, que Mohammad ait voulu, sous le prétexte de le mettre à l’abri de la persécution, éloigner un groupe de croyants qu’il soupçonnait de pouvoir diverger d’opinion avec lui sur certains points. En effet, le personnage prédominant dans le petit groupe des émigrants, était ‘Othmân ibn Maz’oun du clan de Jomah. C’était un homme qui, dès avant l’Islam, avait adopté des mœurs ascétiques. Il se refusait à boire du vin et, plus tard en tout cas, il fit vœu de chasteté, ce dont sa femme alla se plaindre à ‘Aïsha. Il demanda même (en vain, bien sûr) à Mohammad la permission de se châtrer. Quand il adhéra au mouvement, ce fut avec son fils, ses deux jeunes frères et ses trois neveux. C’est avec eux aussi qu’il partit pour l’Abyssinie. Il est donc possible qu’il ait eu indépendamment de Mohammad des idées analogues aux siennes, qu’il ait groupé autour de lui un petit cercle de hanîf monothéistes, et qu’il se soit rallié ensuite à la personnalité plus forte du fils d’‘Abdallah. Dans tout parti, on se méfie de ces gens qui ont trouvé indépendamment du chef leur vérité, qui ont adhéré en groupe cohérent et tendent effectivement, toujours en groupe, à critiquer la ligne choisie, à juger les dirigeants, bref à ne pas se soumettre automatiquement, en action et en esprit, à toutes les décisions fluctuantes du chef. Nos sources nous font part d’anecdotes qui montrent une certaine hostilité entre ‘Othmân et les dirigeants actifs dont Mohammad suivait les avis, Abou Bekr et ‘Omar. ‘Omar, longtemps après, raillait ‘Othmân mort dans son lit et se querellait avec une émigrante en assurant que l’exil abyssin avait été de tout repos, qu’en somme c’était une désertion. On reconnaîtra là les reproches habituels des activistes aux théoriciens. ‘Othmân ibn Maz‘oun, croyant sincère, indépendant, outrancier (on a une anecdote où il fait du scandale dans une réunion littéraire en relevant un propos trop matérialiste du célèbre poète Labîd), ne pouvait se plier facilement aux fluctuations tactiques des habiles dirigeants.

Nous ne pouvons guère nous fier à aucun des détails qui nous sont donnés sur le séjour éthiopien. Les Qorayshites exilés (parmi lesquels se trouvaient aussi l’élégant ‘Othmân ibn ‘Affân, sa femme Roqayya, fille de Mohammad, Ja‘far ibn Abî Tâlib, cousin du prophète et frère de ‘Alî, etc.), firent-ils vraiment impression auprès du négus (on disait alors nagâshî) d’Axoum, de ses évêques et de ses hauts fonctionnaires, les Qorayshites envoyèrent-ils vraiment une ambassade réclamer leur extradition ? Il serait imprudent d’affirmer comme de nier ces faits. Les historiens postérieurs ont beaucoup brodé là-dessus et, empêtrés dans des contradictions, s’en sont tirés en imaginant deux émigrations successives. Certains émigrants seraient rentrés à Mekka à la nouvelle de l’incident des « versets sataniques » qui leur aurait paru signifier la réconciliation générale des Qorayshites. On ne peut l’admettre évidemment si on place l’incident avant l’émigration. Quoi qu’il en soit, celle-ci demeure un fait certain.

Elle doit aussi avoir une signification, que nous arrivons mal à cerner, dans le domaine de la politique internationale. Au moment où Héraclius et les armées byzantines reculaient sur tous les fronts devant les Perses victorieux, où l’on pouvait entrevoir la fin prochaine de l’Empire chrétien qu’on avait cru, si peu auparavant, universel et éternel, au moment où triomphaient les Perses mazdéens avec leurs alliés juifs et nestoriens, où se dessinait ainsi un bouleversement considérable politique et peut-être cosmique, le choix comme région de refuge de l’Abyssinie chrétienne (« la terre de Dieu » disait une émigrante) alliée à Byzance, mais monophysite, avait certainement une signification.[66] Etait-ce une option nette pour le christianisme ? La décision appartint-elle d’ailleurs vraiment à Mohammad ou fut-elle prise par des éléments dissidents, quitte à être plus tard, quand les dissensions s’aplanirent devant la victoire et qu’il devint de mauvais ton de les rappeler, entérinée et sanctifiée en l’attribuant au prophète ? Nous avons des éléments trop insuffisants et trop incertains pour bien en juger.

La liste des émigrants en Abyssinie a certainement été gonflée plus tard. Peut-être n’étaient-ils pas plus d’une quinzaine. La petite communauté restée à Mekka comptait une quarantaine d’hommes et une dizaine ou une vingtaine de femmes. Elle supportait patiemment l’ostracisme de ses ennemis, les quolibets, les injures, parfois les mauvais traitements, toute cette petite guerre froide sournoise que la solidarité des clans ne permettait pas de dépasser. Elle enregistra un succès important, ce fut la conversion d’un homme de poids, l’homme qui, après Mohammad, devait faire le plus sans doute pour l’Islam. Cet homme, ‘Omar ibn al-Khattâb, âgé de 25 ans environ, membre d’un clan secondaire de Qoraysh, était d’un tempérament naturellement violent, mais aussi d’une volonté de fer qui savait dominer ses impulsions, les soumettre et les utiliser pour des desseins rationnellement élaborés. Il avait pris parti contre la secte nouvelle avec sa vigueur habituelle, mais sa sœur Fâtima et le mari de celle-ci, Sa‘îd en étaient devenus membres en cachette. Quelques Musulmans avaient, il est vrai, décelé chez lui quelque compassion pour les émigrants partant en Abyssinie. Mais ils s’étaient dit devant sa rudesse : « Il se convertira quand l’âne de son père deviendra Musulman. » Un jour, il partit, en fureur, l’épée dégainée, vers le lieu de réunion de la secte dans la maison d’al-Arqam. Un homme pondéré de son clan le rencontra et lui demanda où il allait. « Je cherche, répondit-il, Mohammad, ce Çâbéen (une secte baptiste monothéiste de Babylonie), qui a semé la division dans Qoraysh, qui ridiculise leurs idées, qui dénigre leur religion, qui insulte leurs dieux. Je vais le tuer. » « Tu t’égares, lui répondit l’autre, est-ce que tu imagines que les Banou ‘Abd Manâf (l’ensemble des clans parents de celui de Mohammad) vont te laisser marcher sur la terre alors que tu auras tué Mohammad ? Tu ferais mieux de rentrer chez toi et d’y mettre de l’ordre. » ‘Omar, étonné, demanda ce qui était censé se passer chez lui. L’homme lui révéla ce que tout le monde savait. ‘Omar changea de direction et rentra chez lui où se trouvait l’humble forgeron musulman Khabbâb en train de lire le Coran à sa sœur et à son beau-frère. Le pas de ‘Omar les affola. Khabbâb se cacha dans une autre pièce et Fâtima, assise à la turque mit le feuillet du Coran sous ses jupes. ‘Omar entra en demandant quel était ce bruit qu’il avait entendu. Fâtima et son mari firent ceux qui ne comprenaient pas. Cela eut le don d’exaspérer ‘Omar qui leur dit ce dont on les accusait et frappa sa sœur, la blessant à la tête. La vue du sang cependant le fit rentrer en lui-même et il demanda à regarder le texte qu’ils lisaient avant sa venue, jurant de le rendre en bon état. La lecture du feuillet lui arracha une exclamation d’admiration. Khabbâb sortit alors de sa cachette et dit à ‘Omar, fort habilement, qu’il avait entendu, la veille même, Mohammad prier pour sa conversion. Remué, ‘Omar se fit mener à la maison d’al-Arqam, l’épée à la ceinture cette fois. On ne lui ouvrit pas sans crainte. Mais il remplit les cœurs de joie en annonçant son adhésion.[67] C’était le commencement, comme le dit G. Levi della Vida, du « changement de polarisation de la même attitude exclusive et intransigeante qui, ne connaissant pas de moyen terme, porte la même intensité impétueuse dans la haine que dans le dévouement ».[68] Son adhésion encouragea les disciples qui, nous dit-on, s’enhardirent jusqu’à faire leurs prières en public près de la Ka‘ba.

 

Pendant tous ces événements, les révélations continuaient. Lentement, difficilement, une doctrine prenait corps. Dans cette étrange atmosphère mekkoise, en marge du monde civilisé et prestigieux des grandes puissances engagées pour l’heure dans un combat apocalyptique, se formait la foi qui allait déborder sur l’univers et chercher à le modeler. Tout cela se passait dans le cerveau d’un seul homme, mais il s’y reflétait, il s’y remuait les problèmes de tout un monde et les circonstances historiques étaient telles que le produit de toute cette agitation mentale était propre à secouer l’Arabie et, au-delà, l’univers.

La force des choses, c’est-à-dire au fond la force du conservatisme mekkois, l’enracinement profond chez Mohammad de la conviction de l’importance de son message et l’ardent désir de renouveau de ses disciples, avaient fait échouer les compromis. Dès lors, le groupe disparate d’individus plus ou moins en sympathie avec le message d’un annonciateur inspiré se figeait en communauté dont l’hostilité ambiante ne faisait que renforcer la cohésion. Cette transformation impliquait une modification profonde du contenu du message, de sa forme même, de l’attitude générale du maître et des disciples vis-à-vis de tout ce qui les entourait.

Ce groupe devait se distinguer nettement de tout ce qui n’était pas lui. Pour cela, il lui fallait d’abord sa propre idéologie, nettement tranchée. Son thème essentiel était celui de l’unité divine, puisque là-dessus avait porté la rupture, puisque c’était là un mot d’ordre sur lequel pouvait se faire clairement la discrimination entre adhérents et ennemis. C’est nettement contre le culte mekkois des trois « Oiseaux sublimes », de celles qu’on appelait les filles d’Allah, que la révélation d’En Haut prend parti :

Aurait-il des filles et vous des fils ?…

Connaissent-ils l’Inconnaissable, (le) couchent-ils par écrit ?…

Ont-ils une divinité autre qu’Allah ? Combien Allah est au-dessus de ce qu’ils lui associent !

(Coran, LII, 39-43.)

Et un peu plus tard peut-être :

Invoque le nom de ton Seigneur et consacre-toi à Lui totalement,

Le Seigneur de l’Orient et de l’Occident. Nulle divinité en dehors de Lui !

Prends-le comme protecteur !

(Coran, LXXIII, 8-9.)

Ainsi se précise le message. Il n’y a qu’une divinité. Il ne faut lui « associer » aucun autre être dans l’adoration qu’on lui voue parce que tous les autres êtres, quels qu’ils soient, sont bien au-dessous de Lui. L’Etre qui inspirait Mohammad et qui se désignait lui-même seulement par les paraphrases pudiques : « Ton Seigneur », « Leur Seigneur », finit par se nommer clairement. Il est bien Allah, le Dieu, la Divinité suprême, bien connu des Mekkois qui ignorent seulement l’étendue de sa puissance et sa divine solitude. Cependant il a un autre nom, ar-Rahmân, ce qui signifie le Bienfaiteur. Mais ar-Rahmân est employé comme un nom propre. C’est un nom étranger au Hedjâz et envers lequel les Mekkois manifestent une particulière répugnance. C’est le nom du Dieu dont se servent les Juifs et, pour Dieu le Père, les chrétiens d’Arabie du Sud sous la forme Rahmânân. C’est le nom du Dieu que prêche le prophète du Yamâma, Maslama. Ce dut être le nom dont se servaient certains milieux judéo-chrétiens de Mekka auprès desquels Mohammad est poussé par son inspirateur à se renseigner, nonobstant les répugnances mekkoises :

« Celui qui, en six jours, a créé les cieux et la terre et ce qui est entre eux, puis s’est assis en majesté sur le Trône est ar-Rahmân ; interroge qui est informé de Lui.

Quand on leur dit : Prosternez-vous devant ar-Rahmân ! ils répondent : Qu’est-ce qu’ar-Rahmân ? Nous prosternerons-nous sur ton ordre ? Et cela accroît leur répulsion. »

(Coran, XXV, 60-61.)

Le Seigneur Suprême s’appelle Allah ou ar-Rahmân, cela n’a pas d’importance :

« Dis : Priez Allah ou priez ar-Rahmân ! Quel que soit celui que vous priez, Il possède les noms les plus beaux ! »

(Coran, XVII, 110.)

Ce Dieu sait tout et il peut tout. C’est vers Lui qu’on doit se tourner ; les soi-disant dieux n’ont aucun pouvoir et le Destin, cette première incarnation métaphysique des lois de la nature à laquelle tenait l’idéologie mekkoise, est soumis à la Divinité : Dieu comble qui il veut, humilie et élève qui il veut. A la fin des temps, il récompensera et punira, suivant ses critères propres, peu accessibles à l’entendement humain, ceux qui lui auront plu ou déplu. Ces décisions seront prises lors de ce Jugement Dernier qui figurait déjà dans la toute première Révélation et qui apparaît comme un dogme essentiel opposant nettement la nouvelle communauté aux conceptions religieuses dominantes de son milieu. Cependant plus le temps passe, plus les descriptions du Jugement et de ce qui suit, les délices du Paradis ou les tourments de l’Enfer, deviennent condensées et se dépouillent de leurs éléments pittoresques. Il s’agit maintenant moins de décrire que de répondre aux arguments mekkois. Comme chez les Juifs et chez les premiers chrétiens, une résurrection pour le Jugement qui n’impliquerait pas une reconstitution des corps charnels était inconcevable. Aussi les Mekkois soulignent-ils l’invraisemblance de ce processus alors que chacun peut constater comment les corps pourrissent dans la tombe et comment les os s’effritent sous le sable du désert. Mohammad doit leur rétorquer l’infinie puissance de Dieu qui les a bien créés une fois à partir d’une goutte de sperme et pourra bien les recréer à partir d’ossements desséchés. Et puis, quand viendra cet événement fantastique ? La Voix d’En Haut en a d’abord annoncé l’imminence :

« Pour les hommes s’approche l’apurement des comptes ; eux, négligents, ils s’en détournent. »

(Coran, XXI, 1.)

« Ils disent : Quand sera ce terme si vous dites vrai ?

Réponds : Peut-être une partie de ce que vous (le) pressez d’accomplir est-elle déjà en croupe derrière vous. »

(Coran, XXVII, 73-74.)

Notons au passage les termes commerciaux dont se sert ce Dieu, par l’intermédiaire de ce marchand, s’adressant à des marchands.

Face à des opposants puissants, querelleurs, à l’affût de toutes les failles de la nouvelle doctrine, s’appuyant avant tout sur le conservatisme des masses et des élites, prompts à utiliser largement l’argument de la fidélité à la foi des pères, à dénoncer l’ambitieux semeur de dissensions, il fallait pour se justifier se trouver une tradition, expliquer en même temps les difficultés de la nouvelle foi à se frayer un chemin, ces difficultés qu’une aide surnaturelle aurait semblé devoir éviter. Pour cela, la Voix, profitant de tout ce que Mohammad apprenait, de tout ce qu’il savait déjà, racontait l’histoire des prophètes du passé. C’est ce qu’elle devait appeler plus tard « les sept narrations » (mathânî), utilisant le même mot araméen qui désignait, chez les Juifs, la Répétition, la Tradition Orale par excellence (Mishnah en hébreu, Mathnîthâ en araméen). Toutes ces narrations ont le même schéma. Un prophète est envoyé à un peuple pour l’appeler à la repentance et au culte du seul vrai Dieu, mais ce peuple ne l’écoute pas et il est ensuite voué à la destruction. Ce schéma avait été suggéré à Mohammad, on l’a vu, par une tradition orientale d’origine judéo-chrétienne. Mais il est d’abord appliqué à des peuples purement arabes, sans aucun doute d’après des récits, à demi ou aux trois quarts légendaires, bien connus au Hedjâz et inspirés par les ruines que les caravanes souvent pouvaient considérer sur leur chemin. Il y avait les ’Ad, un peuple peut-être de géants, qui avait laissé sur les hauteurs des monuments énigmatiques. Un messager nommé Houd leur avait été envoyé, il avait été repoussé et alors un vent violent avait soufflé pendant sept nuits et sept jours, ne laissant après lui que des ruines désertes. Il y avait les Thamoud qui, nous le savons, par les témoignages des auteurs gréco-latins entre autres, furent un peuple qui exista réellement. Les Thamoud avaient bâti des châteaux dans la plaine et creusé des habitations dans la montagne. Ce sont très probablement les beaux tombeaux nabatéens de style hellénistique qu’on pouvait admirer au nord du Hedjâz, autour d’el-‘Elâ, au début du VIIe siècle, comme on peut le faire encore maintenant. Pourquoi ces beaux monuments n’étaient-ils plus que des ruines désertes ? C’est qu’un prophète, Çâleh, avait aussi prêché à ce peuple de la part d’Allah, alléguant comme signe de sa mission une chamelle (miraculeuse ?) qu’on devait laisser paître « sur la terre d’Allah » et à qui une ration d’eau devait être attribuée. Mais le Sénat (mala’) des Thamoud, comme celui de Mekka plus tard, avait été incrédule, avait ergoté avec le prophète, s’était moqué des humbles croyants. Il avait sacrifié la chamelle. Alors, après un délai de trois jours, ils avaient été détruits par un cataclysme : tremblement de terre, semble-t-il, accompagné de tonnerre et d’une unique Clameur. Des récits analogues concernent le peuple de Midyan au nord-ouest de l’Arabie et son prophète Sho‘ayb, les gens du Puits, les gens du Fourré, le peuple (sudarabique sans doute) de Tobba‘, les Sabéens dont les jardins fertiles avaient été ruinés par une inondation. Certains de ces récits sont réduits à des allusions de sorte que nous ne savons même pas qui étaient exactement ces gens du Puits et ces gens du Fourré. Mais à ces histoires essentiellement arabes se mêlèrent vite des récits d’une morale analogue tirés de l’Ancien Testament. Noé aussi a prêché en vain et le Déluge a englouti ceux qui n’avaient pas prêté attention à ses paroles. Loth a reproché aux habitants de Sodome leur homosexualité ; au lieu de l’écouter, ils se sont irrités contre lui et l’ont expulsé ; aussi leur cité a-t-elle été détruite et seuls lui et sa famille ont été sauvés, « sauf une vieille restée en arrière » (XXXVII, 135). Pharaon — bizarrement appelé le « maître des épieux » — a été averti ainsi que son mala’ par Moïse et par Aaron. Ils n’ont pas voulu les croire et ont été détruits par Allah. Nous retrouvons Qorah qui, dans la Bible, se révolte pour des raisons de suprématie sacerdotale contre Moïse dans le désert et, pour cela, est englouti par Dieu avec sa famille dans le sol qui se fend sous eux. Par un anachronisme étonnant, il est placé avec Haman, « l’impie Aman, race d’Amalécite » de l’histoire d’Esther, avec Pharaon, parmi les hommes orgueilleux qui n’ont pas voulu écouter Moïse et qui en ont été sévèrement punis. De même Abraham (en arabe Ibrâhîm) avait essayé de convaincre son père et son peuple de renoncer au culte des idoles. Il n’avait pas plus été écouté et, menacé, avait dû émigrer. Ce sont les incrédules qui avaient été les « pires perdants » (XXI, 70).

Tous ces récits, tirés de la tradition arabe ou des livres sacrés juifs déformés à un stade quelconque de leur transmission, ne sont pas racontés pour le plaisir de la narration. A chaque instant on y aperçoit ou on y soupçonne des traits qui s’appliquent à Mohammad et à sa situation. Çâleh, Houd, Noé, Moïse, c’est lui. ‘Ad, Thamoud, l’orgueilleux Pharaon, le riche Qorah, leur peuple et leur mala’, c’est le sénat et le peuple de Qoraysh. Mohammad n’est pas écouté de son peuple, c’est la règle. Qu’arrivera-t-il à celui-ci ? Qu’on se rapporte aux précédents :

« Nous emportâmes chacun pour son péché. Contre certains d’entre eux nous déchaînâmes un ouragan. D’autres furent emportés par la Clameur. D’autres furent par Nous engloutis dans la terre. D’autres furent noyés par Nous. Ce n’était pas Allah qui leur faisait tort, c’était eux qui s’étaient fait tort à eux-mêmes. »

(Coran, XXIX, 39.)

Il est fatal qu’il arrive la même chose à Mekka. Mohammad et ses disciples seront sauvés d’une façon ou d’une autre du châtiment qui atteindra la ville orgueilleuse et incrédule. Quel châtiment ? La Voix ne le disait pas clairement. Peut-être Mohammad pensait-il qu’Allah se servirait des péripéties de la guerre entre Byzantins et Perses. Peut-être cela a-t-il quelque relation avec l’émigration en Abyssinie. Nous n’en pouvons rien savoir de sûr. En tout cas, il est remarquable que la menace de la fin du monde et du Jugement qui suivra, seule employée aux débuts de la Prédication, est remplacée par l’annonce d’un châtiment temporel, terrestre, local.

A ces récits, si directement exemplaires, s’en joignaient d’autres qui avaient, semble-t-il, plutôt pour but de montrer et d’exalter en général la puissance d’Allah. Ils provenaient du trésor légendaire commun de l’Orient chrétien, par l’intermédiaire de la littérature syriaque. Ainsi l’histoire des Sept Dormants d’Ephèse, jeunes chrétiens qui se réfugièrent dans une caverne pour fuir la persécution de l’empereur Décius et y dormirent plusieurs siècles. Ainsi la légende de Moïse et de son mystérieux serviteur à la recherche de la Source de Vie éternelle où l’on retrouve les échos de la vieille épopée suméro-akkadienne de Gilgamesh refondue dans le roman hellénistique d’Alexandre. Ainsi encore l’histoire de ce même Alexandre, appelé Dhoul-Qarnayn, le Bicornu (car son « père » Jupiter Ammon avait deux cornes) qui, à l’extrémité du monde, construit une muraille pour empêcher les débordements des fabuleux peuples de Gog et de Magog.

La communauté, ainsi pourvue de précédents illustres, d’une tradition antique en partie arabe et en partie judéo-chrétienne, a encore à répondre à toutes sortes de questions et de critiques. On est exigeant vis-à-vis d’elle et à bon droit puisqu’elle prétend suivre l’inspiration divine et proposer un mode de vie supérieur. Mohammad pense, réfléchit et apprend. Les pensées s’agitent dans son esprit. Et, un jour, la Voix d’En Haut donne la réponse. Ainsi se crée petit à petit un embryon de théologie, fruste et peu subtile, à la mesure de la société et des esprits auxquels elle s’adressait.

Tant qu’il est lié pour ainsi dire organiquement à son clan, à sa tribu, à son village, à sa ville, qu’il n’est, dans une société rigoureusement hiérarchisée, qu’un élément interchangeable, rivé à la place que le destin lui a assignée pour une fonction toujours la même, l’homme se voit imposer l’idée d’une vie d’outre-tombe semblable ou parallèle à celle-ci. Là-bas aussi les unités sociales de ce monde-ci continueront à encadrer les pâles fantômes qui mèneront une vie diminuée. Sur ces terres d’au-delà de la mort, des ombres de serviteurs soigneront les spectres des maîtres, des fantômes de paysans cultiveront la terre pour eux et les artisans d’outre-tombe pourvoiront à leurs commodités. Mérite et démérite sur cette terre n’y changent pas grand-chose. Telles étaient, avec beaucoup de variantes sans doute, les idées premières des hommes sur ce qui se passerait après leur mort. Mais quand vinrent les temps du grand commerce international qui brassait les peuples, les hommes et les idées, quand des sociétés s’établirent où l’argent devint la mesure de toutes choses, où l’économie monétaire brisa les frontières des groupes ethniques, où chacun put faire personnellement sa fortune, où la valeur de l’individu en ce monde dépendit de la place qu’il s’y était faite par sa lutte à lui, on se mit à espérer pour chacun un sort à sa mesure propre. Dès lors, se levèrent des prophètes qui, tout en déplorant la fin de l’ancien ordre social où tous du moins avaient leur subsistance assurée par leur groupe, tout en dénonçant les riches et leurs exactions, promettaient à ceux-ci individuellement un châtiment dans ce monde d’abord, puis dans l’autre. Dès lors se constituèrent des sociétés, des communautés, qui enseignaient à leurs membres comment atteindre une condition heureuse dans l’autre monde, comment se sauver individuellement.

Ce sont ces religions de salut individuel qui s’étaient diffusées dans le monde ancien entre le VIIIe et le Ve siècle avant notre ère. La vague, avec un retard considérable, atteignait maintenant l’Arabie Occidentale. Là aussi les hommes demandaient comment faire pour atteindre le salut.

La réponse de la Voix qui parlait à Mohammad peut se déduire facilement de ce qui précède. Il faut se tourner vers Allah. Allah est infiniment puissant, on l’a vu, mais il est aussi infiniment bon. Ces marques de sa puissance développées dès le début de la Révélation : la création du monde entier, de la végétation et de la vie animale, de l’intelligence et de la sensibilité humaines, ce sont aussi des preuves, des « signes » de sa bonté. De tout cela, l’homme doit être reconnaissant. C’est pourquoi les ingrats (c’est sans doute le sens primitif du mot kâfir qui en vint à prendre le sens d’infidèles) seront punis et les reconnaissants, les fidèles, récompensés. La Voix a parfois des expressions brutales, toutes commerciales encore, d’envisager la bonne direction comme un marché avantageux. Mais, à d’autres moments, elle a un langage plus élevé, fait appel à des sentiments plus nobles. On sent ici déjà la contradiction entre l’aspiration humaine au salut que les prophètes et fondateurs de religion sont amenés à comprendre comme récompense et le sentiment moral qui depuis longtemps nie tout mérite à ce qui est fait dans un but intéressé. Cette contradiction inaperçue de Mohammad ira croissant chez les mystiques musulmans comme chez les mystiques chrétiens qui voudront éteindre l’enfer et mettre le feu au Paradis pour que l’amour de Dieu soit enfin purgé de toute trace d’intérêt.

Une autre contradiction éclate, encore bien plus grave et qu’aucune religion n’a pu résoudre. Dieu est tout-puissant, c’est entendu. Par conséquent c’est lui qui détermine l’attitude des hommes dans tous ses détails. C’est par sa volonté que les uns écoutent sa voix et que d’autres s’en détournent :

« Celui que conduit Allah est dans la bonne direction et celui qu’il égare ne se trouvera aucun patron pour le diriger. »

(Coran, XVIII, 16.)

« Si tu ambitionnes de diriger les Incrédules (c’est inutile), car celui qu’Allah égare ne saurait être dirigé et n’a aucun auxiliaire. »

(Coran, XVI, 39.)

« Que penses-tu ? Celui qui, de son dieu, a fait sa perdition, celui qu’Allah sciemment a égaré, dont Il a scellé l’ouïe et le cœur et sur les yeux duquel Il a placé un bandeau, celui-là, qui le dirigera en dehors d’Allah ? »

(Coran, XLV, 22.)

Mais alors à quoi bon avertir, appeler à la repentance ? Pourquoi agir ? Et de quel droit, selon quel principe moral punir et récompenser ? Mohammad ne s’est point posé cette question qui avait troublé et devait troubler tant de théologiens et la Voix n’y a jamais répondu. Au-delà de toute rationalité, il avait le sentiment aigu de la toute-puissance divine. Comment pourrait-elle ne pas diriger les opinions, les actions, les décisions des hommes ? L’incrédulité des Qorayshites exigeait une explication. Et il n’en était pas d’autre que la volonté d’Allah. La punition était tout aussi indispensable. Comment supposer que les rebelles contre Dieu puissent être traités comme les fidèles ? L’action et la prédication étaient non moins nécessaires. Il fallait essayer d’éclairer les hommes, de diriger les croyants. Allah ferait aboutir ou échouer les efforts de son Envoyé. On ne dépassait pas ces évidences simples.

La reconnaissance en Allah et en ses bontés devait être manifestée. D’abord par la foi, la croyance en Lui, en son Message, en son Annonciateur. Ensuite par un culte, une adoration. Le Coran prescrit souvent d’exprimer en général sa gratitude à Allah. Mais il est bon pour une communauté que de telles manifestations prennent des formes définies, réglementées, qui lui soient propres, de sorte qu’elles servent à distinguer le groupe au milieu des autres. Ce sont alors à proprement parler des rites. A l’époque que nous étudions, la communauté ne se voit encore prescrire que très peu de rites. Ils sont visiblement calqués sur les exercices pieux auxquels se livraient les chrétiens d’Orient et le nom qui les désigne, çalât, leur est emprunté. Il est donc recommandé de se livrer à des actions de grâce qui comportent des prosternations, des saluts par inclination profonde du buste et des récitations de textes sacrés. Ceux-ci étaient ici les fragments du Coran, les paroles d’Allah révélées à Mohammad. Il faut réciter d’un ton humble, sans élever trop la voix. On fait tout cela en se tournant dans la direction de Jérusalem comme les Juifs et les chrétiens. Comme dans l’Eglise nestorienne, on doit se livrer à ces exercices au coucher du soleil et à son lever ainsi qu’une partie de la nuit. Le mot çalât est traduit habituellement par « prière » ce qui peut s’accepter à condition qu’on comprenne bien qu’il s’agit de gestes et de paroles fixés à l’avance par les prescriptions divines, non d’un appel personnel, d’une demande de grâces particulières à la divinité. Mais un tel appel (do‘â) peut être inséré au milieu des gestes et des récitations de la çalât. En dehors de celle-ci, il n’était pas prescrit au croyant de rites proprement dits. La Voix d’En Haut ne lui recommandait que des vertus morales globales : charité, piété envers Dieu, réserve relative dans la vie sexuelle, honnêteté, etc.

Il est vrai que cette morale que la nouvelle secte proposait représentait une rupture radicale avec la morale courante de la société arabe, comme l’a montré récemment, avec les méthodes de l’analyse sémantique, l’arabisant japonais Toshihiko Izutsu.[69] On admirait, chez les Arabes, les hommes arrogants et insouciants, n’ayant peur de rien, prêts à sacrifier pour un rien, pour la satisfaction d’un beau geste, leur vie et leurs biens, sans penser aux conséquences. Qu’importaient des contingences comme la ruine et la misère de leur famille ! Il était beau de se laisser aller à une passion après une autre, de courir à la mort pour venger la plus petite insulte, de mépriser ouvertement les disgrâciés par la nature ou la société, de s’épargner des calculs complexes pour sauvegarder tant soit peu une existence de toute façon transitoire, de sacrifier tous ses biens et ceux des siens afin de s’acquérir la gloire d’être un parangon d’hospitalité ! A cette éthique hautaine de type chevaleresque, dont des conditions plus ou moins analogues ont fait l’idéal de plusieurs sociétés, que le caractère provisoirement lointain et aléatoire des projets réalistes de vie ressuscite chez tant de jeunes générations, Mohammad opposait la présence de Dieu. Oui, Dieu était là et cela changeait tout. Dieu existait et prenait soin des hommes, même des plus humbles, il ne voulait pas de ces incartades asociales, dédaigneuses des intérêts de la tranquillité, de la vie même des autres. Le croyant, avant tout, devait prendre la vie sérieusement, la penser en fonction des autres, du Bien, des exigences de Dieu. La morale s’identifiait presque à la religion. La foi devait toujours s’exprimer dans les œuvres. Tout acte « social » était un culte à Dieu. Rien n’était plus stigmatisé que la moquerie ou la négligence. Le courage, la générosité devaient être raisonnables. On avait exalté ceux qui n’avaient peur de rien. Mais il fallait avoir peur. Oui, si choquant que cela pût paraître à des gens élevés dans cette optique, il fallait avoir peur de Dieu. Il fallait laisser le plus possible la vengeance à Dieu qui ne manquerait pas de l’exercer dans l’Autre Monde avec des précautions souvent dédaignées par les hommes. La prodigalité désordonnée devait faire place à la charité organisée, par l’intermédiaire de la communauté de préférence. La noblesse de ce monde n’était que vanité. Il fallait être attentif aux humbles et aux disgrâciés. Plus de ces passions tempétueuses, de cet égarement et de cet aveuglement où les sens l’emportaient sur la raison, au cours desquels on oubliait tout. En bref, encore une fois, il fallait devenir sérieux.

La communauté se distinguait donc extérieurement par la seule pratique de la çalât. Mais, petit à petit, sur d’autres points, elle acquérait une autonomie. Une organisation se créait qui lui était propre, elle se définissait vis-à-vis de l’extérieur. Mais ce processus était encore très peu avancé. Le groupe n’avait pas de nom qui le désignât. Les adhérents devaient s’appeler eux-mêmes les fidèles (au singulier mo’min) et, bien plus tard sans doute, les soumis (moslim, mot qui a donné « musulman ») à Allah. Mais ces qualités ne s’appliquaient pas forcément qu’à eux. En particulier, les mêmes termes désignaient ceux qui avaient suivi l’appel des prophètes du passé. On n’a pas de traces d’une organisation véritable de la communauté. On suivait Mohammad qu’Allah inspirait. Pourtant, il est clair que déjà il se constituait un « cercle intérieur », un petit groupe de fidèles plus proches de l’inspiré et auxquels il demandait conseil. Il fallait bien prendre des décisions sur le plan tactique, sur l’attitude à adopter vis-à-vis de l’extérieur, des Qorayshites, quand la Voix était muette. Abou Bekr était le principal membre de ce cercle, mais, après sa conversion, l’énergique ‘Omar était aussi très écouté. Sur un plan différent, l’affranchi bien-aimé Zayd, plus modeste, jouait aussi son rôle. Les esprits indépendants, ceux qu’une expérience personnelle intense avait conduits à adhérer au groupe, comme Khâlid ibn Sa‘îd et Othmân ibn Maz‘oun avant leur départ en Abyssinie, furent sans doute consultés et nous avons vu que, peut-être, ce sont les divergences de vues au cours des discussions qui causèrent le départ. Les humbles de condition ou d’esprit comme Khabbâb ou Bilâl tenaient l’emploi modeste, mais indispensable, de simples fidèles, d’adhérents « de base » comme nous dirions. Leur dévouement inlassable, leur totale abnégation, leur manque absolu de curiosité et d’inquiétude d’esprit, en plus des services matériels inappréciables qu’ils rendaient, en faisaient des modèles à proposer aux opposants et aux discuteurs.

Le dernier mot revenait toujours à Mohammad dont la personnalité en somme était le seul pilier réel de l’unité du groupe. Vis-à-vis des Qorayshites, il maintient modestement, mais fermement, qu’il est bien l’annonciateur à qui Allah a confié un message à leur délivrer. La Voix est amenée par leurs critiques à préciser sa fonction. Il n’était qu’un être humain qui devait manger et boire, avoir femmes et enfants. On ne pouvait donc exiger de lui qu’il produisît des miracles pour affirmer sa mission. Allah fait des miracles où et quand il veut. Si la terre avait été habitée par des anges, Allah leur aurait envoyé un ange. Mais l’homme envoyé, Mohammad, est un homme intègre, qui ne sert pas d’ambition politique, qui n’est pas possédé par un démon ou un esprit inférieur. Il est vrai qu’il n’est pas un des puissants de la cité et que ses sectateurs sont souvent de vile condition, mais il en a été de même des prophètes précédents et on peut rappeler aux Qorayshites qu’ils ont eu quelque estime pour Mohammad avant que la Révélation ne lui ait été adressée.

Ce n’est pas pourtant un homme quelconque. Ces paroles qui lui sont transmises, on commence à les considérer comme formant un ensemble précieux, comparable aux écrits transmis par les prophètes antérieurs que conservent Juifs et chrétiens. Comparable et même substantiellement identique. Et c’est bien là un signe d’authenticité que cette révélation adressée à Mohammad « en langue arabe pure » se trouve déjà dans les écrits anciens. Ce fait qu’elle est en bon arabe réfute les calomnies suivant lesquelles Mohammad puiserait ses informations chez les étrangers, Juifs ou chrétiens. Comme dans l’Eglise syrienne, la lecture (qeryânâ en syriaque) de l’Ecriture Sainte joue un rôle liturgique, de même les fidèles se livreront au cours de leurs exercices pieux à la récitation (qor’ân, Coran, mot parallèle au mot syriaque qui vient d’être cité) de la Révélation arabe. Dès ce moment, on commence à réunir, à compiler les éléments de cette Révélation. Les fragments de petite dimension sont groupés, on l’a dit, en « sourates », sortes de chapitres, mot qui vient peut-être d’un terme syriaque signifiant « écriture ». On adapte les rimes, on ajoute des réserves et des explications. Le Coran tel que nous l’avons porte les marques (c’est le grand mérite de Richard Bell de l’avoir démontré) de révisions qui impliquent qu’on a travaillé sur des documents écrits. Ce travail s’est certainement fait sous la surveillance au moins de Mohammad s’il n’y a pas travaillé lui-même. Il ne s’est pourtant pas fait sans inconséquences ni sans maladresses. Allah répétait ses révélations, les complétait et les modifiait. Les adversaires le faisaient malignement remarquer. Mais Allah répondait qu’il était libre de faire ce qu’il voulait et aussi bien de modifier son message. Ne pouvait-il par exemple, par pitié pour la faiblesse humaine de ses fidèles, alléger une obligation qu’il avait d’abord imposée ? Ainsi la révision, la rédaction définitives étaient, comme l’inspiration initiale, garanties par Allah. Ainsi l’ensemble des révélations se coulaient dans le moule d’unités où un certain ordre, un certain plan se laissaient distinguer. On a cru pouvoir déceler dans un schéma fréquent l’influence de l’ordonnance habituelle d’homélies célèbres dans l’Eglise syrienne, celles du « père de l’Eglise » saint Ephrem. Des auteurs, tardifs il est vrai, nous racontent que Mohammad aurait entendu à la grande foire arabe de ‘Okâz prêcher un chrétien, Qoss ibn Sâ‘ida, évêque dit-on, qui aurait développé en prose rimée et en vers le thème de la fragilité humaine et de la proximité du jugement. Aurait-on là un chaînon entre le christianisme syrien et le Coran ? Certaines concordances sont impressionnantes, mais Qoss est peut-être un personnage légendaire et ses sermons sont peut-être apocryphes.

Le style de la Révélation, pendant qu’elle se fixait ainsi a changé. La Voix parle maintenant d’une façon moins nerveuse, moins haletante, plus posée. Les versets s’allongent, la rime devient plus monotone. Les invocations, les serments à la manière des kâhin ont disparu. Les assertions, les prescriptions sont plus explicites. Pourtant la langue est toujours elliptique. Les récits sont souvent des scènes construites de façon dramatique. Des interlocuteurs différents s’adressent la parole. Le texte, conçu pour la récitation publique à haute voix, n’indique pas le passage de l’un à l’autre. Dieu parle à son messager, le messager parle à son peuple, les acteurs du drame se donnent la réplique. Tout cela est vivant, toujours dirigé dans une visée de prédication, entremêlé de slogans que les fidèles doivent répéter. Mais la sombre et suffocante annonciation de la Fin proche a fait place à une prédication plus détendue. Le cri jeté à travers un univers hostile devient l’appel, relayé par un groupe petit, mais compact de disciples, à une société réticente, mais qu’il semble possible de convaincre. Allah a maintenant du temps devant lui.

La communauté est bien un groupe de « Nous », comme disent les sociologues. Leur attitude est commune vis-à-vis des autres. Les Mekkois associent d’autres dieux à Allah et sont, par là, condamnables. La tradition nous assure que les « soumis » vénéraient comme les autres Qorayshites (mais avec d’autres intentions) la sainte Ka‘ba et participaient à son culte. Il s’agit probablement là d’une vision erronée de l’histoire religieuse de l’Islam, d’une reconstruction d’après ce qui a suivi. En fait, les révélations de cette époque ne parlent nullement du sanctuaire mekkois, ni du culte qui eût dû lui être rendu. Quant aux Juifs et aux chrétiens, ils ne sont pas distingués expressément. Il n’est question que de ceux « qui reçurent la science auparavant » (XVII, 108), des « Détenteurs du Mémorial » (XVI, 45 ; XXI, 7), de « ceux qui récitent l’Ecriture (révélée) avant toi » (X, 94) ou « qui possèdent la science de l’Ecriture » (XIII, 43). Pour Mohammad à cette époque ce sont évidemment des transmetteurs d’un message substantiellement identique. N’ont-ils pas en partie les mêmes livres sacrés ? Ne racontent-ils pas les mêmes histoires sur les prophètes juifs, sur la Création et le Déluge ? Il est difficile qu’il n’ait pas su qu’il existait des divergences entre eux. Mais cela lui paraissait de peu de conséquence, au moins sur le plan idéologique. Ces divergences marquaient bien des partis pris politiques différents, mais il en était de même des divergences entre groupes chrétiens : Monophysites, Nestoriens, Melkites. Pourtant la base idéologique de ces options était des idées différentes sur des questions tout à fait négligeables quand elles étaient vues de l’extérieur : les relations entre les natures divine et humaine du Christ. Leurs partisans eux-mêmes devaient le plus souvent mal les comprendre. Ils soutenaient non pas telle ou telle théorie, mais tel ou tel parti qui leur était sympathique pour des raisons temporelles bien éloignées des thèses qu’il soutenait. Ainsi le sentiment d’une personnalité égyptienne opposée à Byzance, la haine des dominateurs étrangers poussait les paysans de la vallée du Nil à une foi fanatique en la nature une du Christ. Il en a toujours été ainsi.

Pour Mohammad, ces divergences, sur lesquelles il était très mal informé par les chrétiens et Juifs bien peu instruits qu’il rencontrait, n’avaient pas plus d’importance que, pour la plupart des prophètes qui ont surgi récemment en Afrique noire, la différence entre catholicisme et protestantisme ou entre les diverses sectes protestantes. Il était persuadé — à juste titre d’ailleurs — que la Voix qui lui parlait reproduisait l’essentiel du message qui avait été adressé aux « gens de l’Ecriture » et qui leur était commun. Le reste était détails secondaires. Il ne semble pas d’ailleurs que la Voix ait mentionné Jésus à cette époque. Peut-être a-t-elle déjà mentionné Jean-Baptiste, mais ce n’est pas sûr.

Ainsi la petite communauté voyait se définir ses limites et ses buts, s’enrichir son capital doctrinal grâce aux révélations qui se succédaient. Elle jouissait, depuis que la quarantaine dont était l’objet le clan de Hâshim avait cessé, d’une certaine tranquillité due à la protection d’Abou Tâlib et en général à la conjoncture politique intérieure. Sans doute quelques conversions durent être enregistrées. Elles étaient peu nombreuses, car, avec les quelques émigrants revenus d’Abyssinie (certains y demeurèrent encore quelques années), le groupe ne devait pas dépasser une centaine d’individus.

Peut-être eût-il continué une existence paisible et sans grand écho, contribuant à populariser dans le milieu mekkois certaines idées nouvelles, mais, en tant que groupe, se noyant dans la masse, s’effilochant, à la fin disparaissant, comme tant et tant de petites sectes dans l’histoire, si des événements fortuits n’avaient jeté à nouveau Mohammad et son groupe en pleine insécurité. A quelques jours de distance Khadîja et Abou Tâlib moururent. Cela se passait en 619 car nous entrons maintenant dans la période où le déroulement chronologique des faits peut être retracé avec une relative sécurité. La mort de Khadîja affecta certainement beaucoup Mohammad. Il était lié à la mère de ses enfants par une fidélité commune, par le souvenir de ce qu’elle avait été pour lui au début de sa mission. Elle l’avait choisi avant Allah lui-même, elle avait cru en lui avant tout autre. Elle avait dû garder une certaine autorité dans le ménage, étant donné les rapports d’employé à patronne, de pauvre orphelin à riche veuve, qui avaient présidé au début de leur union. Il avait été couvé et protégé par elle. Pour lui, le fait de sortir de ce nid douillet, de devoir prendre ses responsabilités seul, fut un stimulant. Un Arabe, surtout pourvu d’enfants, ne restait jamais longtemps sans femme. Quelques jours, quelques semaines au plus après son veuvage, Mohammad épousa une fidèle, Sawda. C’était une femme assez âgée, ayant une tendance à l’embonpoint, une veuve qui avait accompagné son défunt mari en Abyssinie où il s’était fait chrétien. Ce fut une brave ménagère qui s’occupa bien des enfants. Mohammad l’avait prise comme telle. Elle n’eut aucune influence sur lui. Il était bien le maître. Elle ne satisfaisait ni son érotisme, ni son désir d’asseoir sa position. Vers cette époque, le fidèle Abou Bekr pensa qu’il serait bon de se lier plus étroitement avec le maître. Il songea à sa fille ‘Aïsha. Elle n’avait, il est vrai, que six ans. C’était trop peu, même pour des Arabes. Mais Mohammad l’avait vue deux fois et c’était une jolie petite fille. On les fiança. Ces choses, alors, ne paraissaient pas extraordinaires.

La mort d’Abou Tâlib fut un événement grave. Il avait refusé jusqu’à son lit de mort de se convertir. A la tête des Banou Hâshim, ce fut son frère Abou Lahab qui lui succéda. Il avait déjà manifesté à son neveu une hostilité que la tradition a sans doute exagérée. Dans sa nouvelle position, il fut ému, nous dit-on, des catastrophes qui frappaient Mohammad et du chagrin que celui-ci en ressentait. Il vint le trouver et lui dit qu’il le protégerait comme Abou Tâlib l’avait protégé. Mais au bout de peu de temps des ennemis de Mohammad parvinrent à le retourner. Ils lui expliquèrent (ne le savait-il pas encore ?) que, selon son neveu, le grand-père ‘Abd al-Mottalib et Abou Tâlib lui-même subissaient les peines de l’enfer. Il vint interroger Mohammad à ce sujet et l’Annonciateur ne put que lui confirmer que telle était bien sa doctrine. Abou Lahab fut indigné d’une telle atteinte à l’esprit de famille et retira sa protection à la brebis galeuse.

Dès lors les choses empirèrent. Les ennemis de Mohammad purent s’en donner à cœur joie. Les petites vexations se multiplièrent. Ses voisins lui jetaient un utérus de brebis quand il priait ou même dans son pot quand il s’apprêtait à manger. Le jour où cette dernière injure lui fut faite, il se leva indigné, un bâton à la main et sortit sur le pas de sa porte en criant : « O Banou ‘Abd Manâf, quelle protection est-ce là ? » Les coupables devaient bien rire, derrière leurs murs, d’avoir réussi à le faire sortir de ses gonds. Un voyou lui jeta du sable sur la tête. Arrivé chez lui, une de ses filles le lava en pleurant. « Ne pleure pas, fillette, lui dit-il, Allah me protégera. »[70]

La protection d’Allah était bien nécessaire. Les perspectives de développement dé la communauté à Mekka paraissaient bouchées. Plus de conversions retentissantes et c’est peut-être de cette époque que datent des défections notables. La rage saisissait Mohammad. La Voix le consolait et promettait le châtiment :

Quand on leur récite nos versets, preuves éclatantes,

Ils disent : Celui-ci est seulement un homme qui veut vous écarter de ce qu’adoraient vos ancêtres.

Ils disent : Ce n’est qu’un mensonge forgé…

Nous ne leur avons accordé aucune Ecriture qu’ils aient étudiée,

Nous ne leur avons envoyé avant toi aucun Avertisseur.

Ceux qui furent avant eux ont aussi crié au mensonge…

Ils ont accusé de mensonge mes Envoyés. Quelle a été ma réprobation !

Dis : Je vous exhorte seulement à une chose,

Dressez-vous vers Allah par deux ou isolément,

Réfléchissez que votre contribule n’est pas fou,

C’est seulement un Avertisseur pour vous

Avant un tourment terrible…

Ahl puisses-tu voir quand, saisis d’effroi, sans moyen d’échapper, ils seront enlevés d’un endroit proche !

Ils diront : Nous avons été des croyants…

Alors qu’ils n’avaient pas cru en lui auparavant.

(Coran, XXXIV, 42-52.)

Puisque la Cité incrédule à qui il avait été spécialement envoyé s’endurcissait dans son incompréhension, il dut penser une fois de plus que son châtiment était proche. Les événements internationaux étaient toujours apocalyptiques. La seconde Rome était toujours assiégée par les Perses de l’autre côté du Bosphore, par les Avars du côté européen. On y souffrait des affres de la faim. En vain Héraclius s’humiliait devant Khosrô, lui demandant ses conditions. Celles-ci étaient inacceptables. Jérusalem était prise et bien des chrétiens y voyaient l’annonce du Jugement : « Les Anges trembleront en disposant les sièges. On ouvrira les livres. On verra le fleuve noir du feu éternel, fleuve de plomb et de poix fondue, fleuve d’enfer sans clarté. »[71] Les ennemis de Mohammad, nous dit une source tardive, se réjouissaient de cette défaite des Monothéistes. Mais la Voix répondait (s’il convient bien de placer à cette époque un texte difficile, maltraité et énigmatique) :

Les Romains ont été vaincus aux confins de notre terre,

Mais, après leur défaite, ils seront vainqueurs

dans quelques années.

A Allah appartient le sort dans le passé comme dans l’avenir.

Alors les croyants se réjouiront !

(Coran, XXX, 1-3.)

Mohammad dut penser qu’il était temps de quitter la cité maudite, et cela, que la catastrophe qui l’attendait soit générale ou particulière. Où irait-il ? Où mettrait-il sa communauté à l’abri ? Où attendrait-elle les Derniers Jours ou bien, à l’abri du cataclysme qui guettait Mekka, où irait-elle chercher une ambiance plus propice pour se conserver et se développer ?

Il pensa d’abord à Tâ’if, cette ville alpestre, fraîche et fertile où les riches Qorayshites possédaient des terres et des immeubles. Elle était aux mains de la tribu de Thaqîf. Il y alla et y resta dix jours, faisant le tour des notables de la ville. Pour une raison que nous ignorons, il chercha surtout à convaincre trois frères qui ne lui répondirent que par des plaisanteries et des paroles blessantes. « Si tu es envoyé par Allah comme tu le prétends, lui dit l’un, ta dignité est trop haute pour que je te serve d’interlocuteur et, si tu calomnies Allah, il ne convient pas que je te parle. » Un autre lui dit : « Allah n’a trouvé personne d’autre que toi à envoyer ? » Ils mandèrent des voyous et des esclaves pour lui jeter des pierres. Il se réfugia dans un jardin appartenant à deux Qorayshites. Ceux-ci faisaient parti du clan de ‘Abd Shams qui lui était hostile. Mais ils eurent pitié de lui. Il était dans un état de dépression extrême.

Il repartit pour Mekka. Mais, avant d’y entrer, il réfléchit qu’il pouvait aisément en être repoussé ou y être attaqué, maintenant que son clan même était contre lui. Même les plus forts ou les plus influents de ses disciples, Abou Bekr, Hamza, ‘Omar étaient, cela apparaît clairement ici, impuissants à le protéger suffisamment et son absence temporaire pouvait avoir encouragé ses adversaires. Il envoya des messagers à plusieurs Qorayshites pour leur demander, suivant la coutume arabe, d’être ses protecteurs. A la fin, l’un d’eux accepta, Mot‘im ibn ‘Adi. C’était un de ceux qui avaient agi le plus pour faire lever la quarantaine contre Hâshim. Escorté des mâles de sa famille armés, il accompagna l’Annonciateur à son retour dans sa ville natale et annonça hautement qu’il le protégerait.

Les Mekkois étaient toujours entêtés dans leur refus. Pourtant Mohammad leur montrait l’intérêt politique d’une adhésion. On racontait qu’au lit de mort d’Abou Tâlib, il y avait encore eu, sur l’intervention de celui-ci, un essai de conciliation entre l’Annonciateur et les chefs qorayshites. L’oncle mourant avait dit : « Neveu, voici les nobles de ton peuple qui se sont réunis à ton intention, ils te concéderont quelque chose si tu leur cèdes quelque chose. » « Mon oncle, qu’ils me donnent une parole seulement, avec elle vous dominerez les Arabes, et les étrangers vous obéiront. » Abou Jahl avait crié : « Par ton père, parle ! Dix paroles même ! » Mais Mohammad avait répondu : « Dites seulement : Il n’y a de divinité qu’Allah, et abandonnez ceux que vous adorez en dehors de Lui. » Ils battirent des mains : « Tu veux faire de tous les dieux un seul, Mohammad ? Quelle chose étonnante ! » Ils partirent déçus[72].

C’est cette même autorité politique que Mohammad entreprit de faire miroiter aux membres influents des tribus bédouines qui venaient à Mekka ou qu’il rencontrait dans les foires du Hedjâz. Mais les Qorayshites le dénonçaient et on lui disait : « Ta famille et ton clan te connaissent mieux que nous et ils ne te suivent pas ! »[73] Un ambitieux, tenté, avait dit : « Si je prenais ce gaillard de Qoraysh, je « mangerais » grâce à lui les Arabes. » Manger une catégorie de gens, c’est-à-dire vivre d’eux, c’est le rêve de beaucoup de chefs du désert. Il l’avait interrogé : « Si nous te suivons et qu’Allah te fasse vaincre tes ennemis, estimes-tu que nous devrons te succéder dans l’autorité ? » La question était grave et Mohammad ne voulait pas s’engager. Il répondit : « L’autorité dépend d’Allah, Allah la place où il veut. » Le cheikh répondit : « Alors nos poitrines serviront de cibles aux Arabes pour ton compte et, quand Allah t’aura fait triompher, ce seront d’autres qui commanderont ! Nous n’avons aucun besoin de ton affaire ! »[74] On touchait au fond du problème. Le marchandage devenait serré.

C’est vers ce moment que Mohammad tourna les yeux vers un autre lieu de refuge et d’action. A 350 kilomètres au nord-ouest de Mekka environ, se trouvait la ville de Yathrib. C’était une vieille ville puisqu’elle est déjà mentionnée, nous le savons depuis peu, dans un texte babylonien du VIe siècle avant notre ère. Mais sa population avait été renouvelée depuis relativement peu de temps. Il y avait là des Juifs qui semblent avoir été en partie des colons d’origine véritablement israélite venus du Nord auxquels s’étaient joints des prosélytes arabes. En tout cas, ils avaient adopté dans une large mesure les coutumes arabes et parlaient un dialecte arabe. Ils formaient trois tribus : les Qorayza, les Nadîr et, moins importants, les Qaynoqâ‘. A côté d’eux, il y avait deux tribus arabes dominantes qu’on disait d’origine yéménite : les Aws et les Khazraj. D’autres tribus arabes moins importantes et qui les avaient précédées sur le site étaient en relations très étroites avec les Juifs et en partie judaïsées. Les Juifs appelaient Yathrib en araméen Medîntâ, c’est-à-dire tout simplement la Ville, et en arabe on disait al-madîna dont nous avons fait Médine. Le Coran lui-même la désigne ainsi, preuve que Yathrib ne tire pas son second nom de l’expression madînat an-nabî, « la ville du prophète » comme on le dit souvent.

Ce n’était d’ailleurs pas une ville à proprement parler, suivant nos conceptions actuelles. C’était plutôt une oasis riche en eau souterraine qu’accumulaient de nombreux wâdi au temps des pluies. Les sources et les fontaines étaient donc nombreuses, chose admirable en Arabie. Sur une surface étendue se trouvaient répandus des maisons isolées ou quelquefois groupées en agglomération plus compactes des huttes, des fortins, au milieu de denses plantations de palmiers et d’autres arbres fruitiers. C’étaient les Juifs qui avaient développé ces plantations et les Arabes s’étaient mis à leur école, ce qui les faisait traiter de haut par leurs frères bédouins, toujours emplis de mépris pour les paysans. Mais ils n’avaient que trop gardé les mœurs du désert.

A l’époque où nous sommes arrivés, en effet, les relations entre les divers groupes médinois s’étaient détériorées. Comme cela se passait si fréquemment chez les nomades, des querelles minimes entre clans et tribus s’étaient peu à peu envenimées. Chacun avait cherché des alliés. Les embuscades et les coups de main s’étaient succédés et les cultures en pâtissaient. On peut se faire quelque idée de cet état de choses en considérant par exemple ce qui se passe de nos jours au Wâdi ‘Amd, dans le Hadramout, en Arabie du Sud. La voyageuse anglaise Freya Stark, il y a une vingtaine d’années, traversant cette région passa en vue de deux maisons fortifiées dont les habitants lui offrirent l’hospitalité. C’étaient des gens qui, comme beaucoup d’Arabes du Sud de nos jours, avaient fait fortune à Java dans l’hôtellerie. « A Batavia, vous pouvez les voir, pères, fils et neveux qui s’occupent avec succès de difficiles affaires financières et dirigent des hôtels avec ascenseurs et robinets d’eau courante. Mais ici ils poursuivent une guerre de cent ans avec une ville voisine que l’on aperçoit sous la falaise à deux milles environ. Dans cette querelle de Montaigus et de Capulets furent entraînés des gens qui n’y étaient pas intéressés. La petite ville au nord, également sous la falaise, prenait le parti des Baqri (c’est le nom des hôteliers) et harcelait leurs voisins au sud. Les Baqri eux-mêmes, en expliquant le plan stratégique de leur guerre du haut de leur terrasse, désignaient au bord du précipice une tour carrée et blanche comme étant un de leurs postes avancés duquel — déclaraient-ils — on pouvait tirer directement sur la ville. Les chances semblaient être sensiblement égales. La maison des Baqri, bien que tout à fait isolée avec, pour points d’approche, des dunes de sable tout autour d’elle, ne pouvait être aisément attaquée sans artillerie : elle était composée de deux bâtiments en forme de tours, l’un pour les hommes et l’autre pour le harem de la famille ; ils étaient entourés d’un mur de boue lisse, percé d’une seule porte. Quelques années auparavant, toute la vallée n’était qu’un jardin de palmiers, mais la « ville » s’était alliée avec les Bédouins du Djôl qui étaient venus à la nuit répandre de la paraffine au pied des arbres et les avaient anéantis… Maintenant quelques carrés de millet étaient seulement ensemencés dans les creux, irrigués et verdoyants au moment des pluies… Lorsque le sultan de Makalla vint visiter ses terres de Shibam, pour qu’il puisse passer sans danger, une trêve de six mois avait été conclue entre les Baqri et la ville… Même lorsque la trêve serait terminée, me fut-il dit, les journées passeraient plus ou moins paisiblement, car les raids sont exécutés de nuit et les activités habituelles se poursuivent pendant la journée. »[75]

Un tel état de choses est à la longue insupportable dans une communauté agricole où la prospérité de la production exige une certaine tranquillité. Or, depuis des années et des années, cette petite guerre se poursuivait à Médine avec des péripéties diverses. Vers 617, une grande « bataille » s’était déroulée à Bo‘âth à deux journées de marche de Médine. Les Aws, alliés aux tribus juives, vainquirent les Khazraj qui avaient prédominé dans la période précédente. Un certain équilibre s’était établi, mais il était évident que les vaincus préparaient leur revanche et que la guerre allait bientôt recommencer.

Cela, un certain nombre d’hommes raisonnables ne le voulaient pas. Mais, dans le cadre de la vie sociale traditionnelle arabe, héritée des lois du désert, il était impossible d’échapper au cycle infernal des vendettas et des contre-vendettas. Une bagarre pour un motif futile entre deux individus appartenant à des clans différents pouvait entraîner, par le jeu de la solidarité du groupe et des alliances (sans cesse modifiées) des clans entre eux, une guerre générale, désastreuse pour tous. Pour sauvegarder la paix, il aurait fallu une autorité supérieure qui impose, par la force au besoin, une solution pacifique a tout litige survenu entre les clans. Autrement dit, il aurait fallu un Etat.

D’autre part, la symbiose des Juifs et des Arabes avait influé sur ceux-ci. La grande divinité de Médine était Manât, déesse du destin. Mais certains Médinois plaçaient déjà Allah plus haut que tous les autres. Il y avait même des hanîf qui allaient plus loin, devenaient carrément monothéistes et cherchaient Dieu en se livrant à des pratiques d’ascétisme comme on le faisait ailleurs en Arabie. Comme ailleurs aussi, cette évolution était liée à l’idée de plus en plus haute et de plus en plus personnelle qu’on se faisait de la valeur de l’individu. Pourquoi être contraint de donner sa vie pour la querelle absurde d’un forcené qui se trouvait être votre parent ?

Les rivalités des clans étaient insupportables. Il fallait que chaque individu fût jugé pour ses actes propres sans que tout son groupe soit entraîné avec lui dans sa responsabilité. S’il devait être jugé individuellement dans ce monde, à plus forte raison devait-il en être ainsi dans l’autre, devant Allah. Allah, qui avait créé tous les hommes, devait lui aussi être juste envers tous ses enfants, ne pas faire acception de clan ou de tribu comme pouvaient le faire les petits dieux qu’honorait particulièrement tel ou tel groupe.

Or à Mekka, disait-on, se trouvait un homme de Dieu, un homme qui recevait d’Allah lui-même des révélations, qui avait autorité pour parler au nom de Lui. Il était persécuté par les Qorayshites, ce qui ne pouvait être qu’une recommandation aux yeux des Médinois, irrités par l’arrogance des Mekkois et les prétentions du grand centre commercial à la prédominance. Mohammad d’ailleurs avait des relations personnelles avec Médine. Son père y était enterré car il était mort là, au retour d’un voyage d’affaires, dans le clan médinois de la mère de son père, les Banou ‘Adi ibn an-Najjâr, un clan des Khazraj. Sa mère Âmina y avait amené l’Avertisseur en visite chez ces parents quand il était enfant et elle était morte sur le chemin du retour.

Des Médinois venaient souvent à Mekka, en particulier pour participer aux rites qui se déroulaient dans les sanctuaires voisins de la cité qorayshite. Mohammad leur parla comme il parlait à d’autres visiteurs de sa ville natale. Mais cette fois, il se trouva un terrain d’entente. Les premiers qu’il convainquit furent six personnes de la tribu de Khazraj c’est-à-dire des vaincus de Bo‘âth. Deux d’entre eux auraient été mis sur la piste de Mohammad par ces paroles du vieil ‘Otba ibn Rabî‘a, le notable qui avait jadis essayé en vain de traiter d’un compromis avec l’Annonciateur : « Nous sommes préoccupés par ce « prieur » qui à propos de tout et de rien déclare qu’il est l’Envoyé d’Allah. »[76] Ils recherchèrent le fauteur de troubles. Les six vinrent trouver Mohammad. « Il leur dit : Ne voulez-vous pas vous asseoir que je vous parle ? Ils dirent : Bien sûr. Et ils s’assirent avec lui. Il les appela à Allah, leur exposa l’Islam et leur récita le Coran. Allah les avait mis sur la voie de l’Islam, car il y avait des Juifs avec eux dans leur pays et c’étaient là des gens détenteurs d’une Ecriture et doués de connaissance alors qu’eux-mêmes étaient polythéistes et idolâtres. Les Juifs avaient le dessus sur eux dans leur pays. S’il y avait conflit entre eux les Juifs leur disaient : « Un prophète va être envoyé maintenant, son temps est imminent. Nous le suivrons et, par lui, nous vous anéantirons comme ont été anéantis les ‘Ad et Iram. » Lorsque l’Envoyé de Dieu parla à ces gens et les appela à Allah, ils se dirent les uns aux autres : « Dites donc ! Comprenez, par Allah ! C’est le prophète dont les Juifs nous menacent. Qu’ils ne nous devancent pas près de lui ! » Ils répondirent à ce qu’il demandait d’eux, le crurent et acceptèrent les dogmes musulmans qu’il leur exposait. Ils lui dirent : « Nous abandonnons notre peuple ! Aucun peuple n’est aussi divisé par les rivalités et par la haine ! Peut-être qu’Allah grâce à toi les unira. Nous irons vers eux et nous les appellerons à ton parti. Nous leur exposerons ce que tu nous as répondu sur cette religion. Et, si Allah les unit en cette foi, il n’y aura pas d’homme plus puissant que toi. »[77] De retour à Médine, ils racontèrent leur entretien. Certains furent séduits. Des négociations commencèrent. Elles durèrent deux ans, semble-t-il. Il y eut des conciliabules secrets. En 621, cinq des premiers adhérents amenèrent sept autres dont trois étaient des Aws. Ils étaient donc douze comme les douze Apôtres de Jésus, détail inquiétant. Ils s’engagèrent solennellement envers Mohammad. Les détails qui nous sont donnés par la tradition sur le contenu de cet hommage sont certainement faux. Mais il dut y avoir réellement des tractations. Les Médinois durent s’engager à reconnaître dans une certaine mesure l’autorité de Mohammad, à observer certaines règles morales et à rompre avec le polythéisme. Mohammad envoya à Médine avec eux Moç‘ab ibn ‘Omayr, un fidèle mekkois très compétent qui devait réciter le Coran aux Médinois et leur enseigner la doctrine. En 622, à la fin de juin, il y eut une réunion, toujours secrète, mais cette fois décisive, à ‘Aqaba tout près de Mekka. Il y avait cette fois 75 Médinois dont 2 femmes. Ils représentaient tous les adhérents de l’oasis. « Nous sommes des tiens et tu es des nôtres, proclamèrent-ils solennellement au nom de leurs mandants. S’il vient chez nous de tes compagnons ou si tu viens chez nous, nous te défendrons contre tout ce dont nous nous défendrions nous-mêmes. » On nomma douze délégués, trois des Aws et neuf des Khazraj, pour veiller à l’exécution du pacte.

Dès lors le havre de refuge des adhérents était constitué. Il restait seulement à s’y regrouper. Les fidèles, par petits groupes, partirent pour Médine. Les Mekkois ne semblent pas y avoir mis d’obstacle. La pire chose qu’on nous raconte c’est qu’ils empêchèrent une femme (avec son enfant) de suivre son mari. Ils ne la laissèrent partir qu’un an après. Les départs s’échelonnèrent sur trois mois à peu près : juillet, août et septembre. A Médine, les émigrés étaient accueillis par les fidèles de l’endroit. Ils étaient, nous dit-on, au nombre d’environ soixante-dix. Quelques individus paraissent avoir été réfractaires au mot d’ordre d’émigration et être restés à Mekka, abandonnant la communauté. Mohammad resta le dernier. Il ne voulait pas être accueilli à Médine comme un fugitif isolé que ses adeptes devaient suivre… peut-être. Car, une fois le Maître loin, qui sait si les liens de chacun avec son milieu mekkois n’eussent pas été les plus forts ? Sur place, il veillait, les persuadait de partir, repoussant les objections et revenant à la charge s’il le fallait. Quand il parut que personne ne partirait plus, l’Annonciateur se décida à prendre le chemin de Médine.

Les Qorayshites durent beaucoup hésiter, délibérer et se quereller sur l’attitude à prendre. Beaucoup durent simplement se réjouir de se voir débarrassés de leurs contribules dissidents. L’unité allait renaître. Les plus clairvoyants durent comprendre la menace que constituerait la nouvelle communauté une fois établie à Médine. Mais les lois de la vie tribale rendaient difficile de s’opposer par la contrainte à l’émigration. Chacun était « protégé » comme Mohammad lui-même. Se livrer à des voies de fait, c’était ouvrir une ère de vendettas et de contre-vendettas. Peut-être la tradition selon laquelle les Qorayshites s’y déterminèrent à la fin est-elle exacte. Mohammad devait être frappé simultanément par des représentants de chaque clan, ce qui rendrait tout Qoraysh (ou presque) solidaire pour opposer un front uni aux inévitables vengeurs. Le clan de Mohammad ne pourrait affronter une telle coalition, tuer tous les meurtriers et serait forcé d’accepter une composition pécuniaire, un prix du sang. Mais on n’arriva pas à s’entendre apparemment.

Mohammad avait gardé avec lui Abou Bekr. Celui-ci avait acheté, en prévision de l’événement, deux chameaux pour la somme de 800 dirhems et il avait engagé un guide, païen d’ailleurs, ‘Abdallâh ibn Arqath. Les familles des deux hommes restaient provisoirement à Mekka. Un jour de septembre, ils partirent furtivement avec leur guide vers le sud, dans la direction opposée à celle de Médine. Ils se cachèrent dans une caverne du mont Thawr, à une heure de marche au sud de Mekka. Ils y restèrent trois jours. Les serviteurs et la famille d’Abou Bekr apportaient des nouvelles de la ville. Les Mekkois durent s’apercevoir du départ et entreprendre quelques recherches, mais ils se résignèrent vite. Quand il fut clair que le gros du danger était passé, le guide conduisit les deux hommes d’abord jusqu’à la côte de la mer Rouge, puis les fit remonter vers le nord en coupant la grande route de Médine par des chemins détournés. Le voyage dut durer une bonne dizaine de jours. La chaleur était accablante. Ils arrivèrent enfin à Qobâ, à la limite de l’oasis médinoise. Il était midi. Ils s’assirent, épuisés, à l’ombre d’un arbre. Un Juif courut avertir les adeptes.[78] On était, d’après la plupart de nos sources, le 12 du mois de rabî‘ premier, le 24 septembre de l’année 622 de l’ère chrétienne.

Au sens propre, une nouvelle ère commençait, puisque c’est du début de cette année-là, autrement dit du 16 juillet 622 que, plus tard, on fit commencer l’ère musulmane, l’ère de la hijra, mot mal transcrit en français sous la forme « hégire » et mal traduit, souvent à la grande colère des Musulmans, car il ne signifie pas « fuite », mais émigration.

A Mekka, l’homme Mohammad était né, avait grandi pauvrement, avait été un honorable citoyen. Puis des idées s’étaient formées en lui et un jour elles avaient pris une forme extérieure, elles étaient revenues vers lui sous l’apparence et avec l’autorité d’une voix de l’Au-delà. Il avait annoncé ces idées à ses concitoyens. Il s’était trouvé un groupe pour les accueillir parce qu’elles répondaient à des besoins profondément ressentis par eux. D’abord le besoin de s’évader d’une société aux structures archaïques, oppressives, injustes dans les nouvelles conditions que l’évolution avait créées, d’une société incapable de s’y adapter. Elles répondaient aussi au besoin de voir intégrées leurs aspirations profondes à la reconnaissance de la valeur personnelle de leur individualité dans une nouvelle synthèse idéologique. Au contraire, les cadres de la société à laquelle Mohammad s’adressait s’étaient refusés à changer quoi que ce soit des démarches traditionnelles de leur activité et de leur pensée, malgré ses dispositions au compromis. Il s’était donc formé au sein de la société mekkoise un groupe séparatiste qui, tout en participant aux relations sociales générales de cette société, sans former encore une structure entièrement isolée avec une organisation propre, admettait cependant tout un système de valeurs différent. Il ne se conformait aux lois, aux coutumes, aux décisions de la cité que provisoirement, conditionnellement, puisque l’instance suprême était toujours la Parole d’Allah prononcée par l’Annonciateur Mohammad. Ce groupe avait donc vocation à former une communauté, une société séparée, totale, complète en elle-même qui n’obéirait qu’à ses propres lois. Cette potentialité commençait à devenir réalité puisque le groupe se retirait en bloc de sa cité d’origine, allait s’établir dans la ville rivale où, avec les adhérents locaux, il formerait une communauté d’une nature déjà très différente. La conjoncture historique fera que ces transformations dans la structure d’un infime noyau d’individus au sein de deux villes arabes perdues en marge du désert, aux confins de l’univers civilisé, auront une énorme importance mondiale. C’est pourquoi des centaines de millions d’hommes et de femmes vont compter leurs années à partir de cet été torride de l’an 622 où un paysan juif vit arriver à Qobâ deux hommes épuisés, se hâtant sur leurs chameaux vers l’ombre fraîche des palmiers.