CHAPITRE V

Le prophète armé

Quels étaient les plans qu’élaboraient Mohammad et Abou Bekr sur la route qui les menait vers la Ville ? Nous l’ignorons. Il est peu vraisemblable qu’ils aient eu une claire vision de l’avenir et qu’ils aient supputé toutes les conséquences que devait avoir leur émigration. Ils se réjouissaient certainement de pouvoir s’établir enfin au milieu d’une ambiance sympathique à leurs idées et à leur action. Leur ambition allait sans doute jusqu’à faire de Médine un centre d’où rayonnerait, sur une large zone de l’Arabie, la foi en Allah, seule divinité. Ils rêvaient sans doute aussi — en attendant le juste châtiment qu’Allah ne pouvait manquer d’envoyer sur la cité incrédule — de tirer vengeance de celle-ci sur un plan plus réduit et plus humain.

Il fallait d’abord s’installer matériellement. Il est probable que plusieurs clans et individus se disputèrent l’honneur de loger l’Annonciateur. Après quelques jours passés à Qobâ, il décida de laisser le choix à Allah. La chamelle qu’il montait fut laissée libre de se diriger au hasard. Elle s’arrêta vers le centre de l’oasis, sur un terrain vague où l’on faisait sécher les dattes et qui appartenait à deux orphelins. Mohammad descendit. Allah montrait que là devait être sa demeure. Il laissa prendre son bagage par un homme dont la maison était la plus proche du lieu choisi, Abou Ayyoub Khâlid ibn Zayd du clan khazrajite des Najjâr. Abou Ayyoub et sa femme laissèrent leur illustre hôte au rez-de-chaussée et occupèrent le premier étage. C’étaient eux qui lui préparaient son repas.

L’aire choisie par la chamelle fut scrupuleusement achetée à ses propriétaires légitimes. Puis on commença à bâtir. Les fidèles s’y employaient de leur mieux. L’Annonciateur les encourageait en mettant la main à la pâte. Les maçons improvisés s’entraînaient en chantant de ces chansons de travail qui sont, partout et toujours, une des premières manifestations de la poésie :

D’autres, dans une veine plus religieuse, chantaient :

Chanson que l’Annonciateur reprenait, nous dit-on, en changeant l’ordre des mots ce qui en faisait disparaître la rime. On entend par là nous faire comprendre qu’il n’était pas doué pour l’art démoniaque de la poésie et que toute l’éloquence verbale du Coran vient d’Allah.

Les plus humbles, naturellement, plus habitués aux travaux manuels, travaillaient le plus. La tradition nous rapporte les plaintes de ‘Ammâr ibn Yâssir qu’on surchargeait de briques : « Envoyé de Dieu ! Ils me tuent ! Ils me font porter une charge qu’ils sont incapables de porter eux-mêmes ! » Le jeune ‘Ali aurait entonné :

Ils ne sont pas égaux, celui qui bâtit les lieux de prosternation

Et qui s’y applique, debout ou s’accroupissant,

Et celui qu’on voit loin de la poussière s’écartant ![80]

‘Ammâr aurait trouvé les vers de son goût et les aurait repris avec force. On insinuait que le tire-au-flanc stigmatisé n’aurait été autre que l’élégant gendre du prophète, ‘Othmân ibn ‘Affân.

Ce qu’on construisit ainsi est considéré par la tradition musulmane comme le premier masjid, le premier sanctuaire. Le mot (sous la forme masguedâ) désignait, en nabatéen et en syriaque, un endroit où l’on se prosterne, un lieu de culte. Nous en avons fait (d’après la prononciation ancienne, conservée encore en Egypte, masguid, et à travers l’espagnol) notre mot « mosquée ». En fait, il s’agissait du centre de la communauté, aussi bien dans ses activités profanes que dans son culte religieux. C’était une cour rectangulaire, ceinte d’un mur de briques séchées au soleil sur quelques assises de pierre. Du côté nord, une rangée de troncs de palmier parallèle au mur soutenait un toit d’argile et de feuilles de palmier. Sur le côté est, on bâtit deux cabanes, pour chacune des deux femmes du prophète (celui-ci se maria avec la petite ‘Aïsha au cours de la construction). Des tapis marquaient l’entrée de ces cabanes sur la cour. Le prophète n’avait pas d’habitation propre. Il logeait à tour de rôle chez ses femmes. C’est dans cette cour, à la manière arabe de l’époque, qu’il se tenait la plupart du temps, qu’il recevait les délégations, qu’il traitait les affaires, qu’il haranguait ses fidèles. On y attachait les prisonniers, on y soignait les blessés, parfois même on s’y livrait à des jeux de lances et de boucliers. On y faisait aussi la prière en commun. Les compagnons pauvres y couchaient. Bref, c’était le siège du Maître et le lieu de réunion de la communauté à toutes fins utiles.

C’est peut-être le moment de décrire physiquement cet homme qui, autour de la cinquantaine, commençait une nouvelle vie. A vrai dire, tous les portraits que nous en avons sont sujets à caution. Mais, dans la mesure où ils ont gardé quelque trait véridique, ils se rapportent bien à cette dernière période de sa vie. Il était, nous dit-on, de taille moyenne, avec une grande tête, mais n’avait pas la face ronde et joufflue ; ses cheveux étaient frisés sans excès, ses yeux noirs, grands et bien fendus, sous de longs cils. Sa carnation était blonde tirant vers le rouge. Il avait sur la poitrine des poils rares et fins, mais par contre ceux des mains et des pieds étaient épais, sa barbe bien fournie. Son ossature était forte, ses épaules larges. Quand il cheminait, il lançait ses pieds énergiquement en avant comme s’il descendait une pente. Quand il se retournait, c’était tout d’une pièce.

Quelques mois après l’hégire, Mohammad et Abou Bekr se décidèrent à faire venir leur famille de Mekka. Les deux affranchis de Mohammad partirent avec deux chamelles et 500 dirhems et ramenèrent Sawda et les filles sans difficulté. Un autre adhérent avertit ‘Abdallâh, fils d’Abou Bekr, qui amena de même sa mère et sa petite sœur ‘Aïsha à Médine. Tout cela se fit sans aucune opposition de la part des Mekkois.

Les noces avec la petite fille suivirent bientôt. Voici ce que racontait (paraît-il) ‘Aïsha : « L’Envoyé de Dieu m’épousa quand j’avais six ans et les noces furent célébrées quand j’en eus neuf. Nous arrivâmes à Médine et puis j’eus de la fièvre pendant un mois, puis mes cheveux (qui étaient tombés à cause de la maladie) repoussèrent abondamment (le mot archaïque expliqué ainsi veut dire selon d’autres au contraire : restèrent peu nombreux). Omm Roumân (sa mère) vint me trouver alors que j’étais sur une balançoire, entourée de mes camarades. Elle m’appela et je vins à elle sans savoir ce qu’elle voulait de moi. Elle me prit par la main et m’arrêta sur la porte. Je criais : Hah, hah ! jusqu’à en perdre le souffle. Elle me fit entrer dans une maison où se trouvaient des Médinoises qui dirent : Bonheur et bénédiction ! Bonne chance ! Ma mère me remit à elles, elles me lavèrent la tête et me firent belle. Et je n’eus pas peur, sauf lorsqu’au matin arriva l’Envoyé de Dieu à qui elles me remirent. » La cérémonie fut réduite à sa plus simple expression. On laissa à la petite fille ses jouets, ses poupées et Mohammad jouait parfois avec elle.

On ne pouvait toujours jouer. Il fallait s’occuper des émigrés. Ils étaient sans grandes ressources pour la plupart. Ils durent s’embaucher chez les Juifs ou chez les Médinois fidèles (qu’on appelait maintenant les Ançâr, c’est-à-dire les Auxiliaires, par opposition aux Mohâjiroûn, les Emigrés). Comme ils étaient fort ignorants des principes élémentaires de la culture des palmiers, ils durent s’employer en général comme simples manœuvres. Ils puisaient de l’eau aux puits et arrosaient les palmeraies. Tous n’avaient pas les aptitudes commerciales de ‘Abd ar-rahmân ibn ‘Awf qui, à un Médinois qui lui proposait de l’aider, demanda seulement qu’il lui indique le marché. Il fit un petit achat à crédit, revendit avec un petit bénéfice, acheta à nouveau et ainsi de suite. Au bout de peu de temps, il pouvait se payer une petite Médinoise qu’il épousa en donnant à sa famille le douaire habituel et aussi en payant les frais de la noce !

Sa dignité empêchait l’Envoyé de Dieu d’agir ainsi. Aussi sa famille et lui, quand les disciples omettaient de les inviter à manger ou de leur apporter quelques dattes, souffraient de la faim. La plupart du temps, ils n’absorbaient que des dattes et de l’eau. L’hiver, on n’avait pas de combustible pour allumer du feu. Les émigrés souffraient de l’humidité à laquelle leur aride cité natale ne les avait pas habitués. Ils avaient des fièvres, de la dysenterie.

Pour la survivance de la communauté il fallait s’organiser. Il fallait que la position de Mohammad à Médine fût clairement définie. Il fallait que les relations entre les divers groupes qui composaient maintenant la population médinoise fussent explicitées. Un pacte fut conclu dont, par une chance assez extraordinaire, nous possédons le texte conservé par la tradition musulmane. Il est certainement authentique, car il contient des dispositions contraires à l’image qu’on se faisait plus tard de la primitive communauté musulmane. Mais W. Montgomery Watt a démontré que le texte qui nous a été transmis est composite, qu’il contient des articles contemporains du début de l’installation à Médine et d’autres plus tardifs.

D’après le pacte, qui est appelé dans le texte même la Feuille ou peut-être l’Ecrit (çahîfa), « les Croyants et les Soumis de Qoraysh et de Yathrib et ceux qui les suivent, se joignent à eux et luttent avec eux… forment une communauté (omma) unique, distincte des autres hommes » (§ 1). « Les Juifs, est-il précisé, forment une seule communauté avec les Croyants » (§§ 25 ss). L’omma, la communauté, c’est donc l’ensemble des gens de Médine qui présenteront un front uni vers l’extérieur. « Ceux des Juifs qui nous suivent ont droit à notre aide et à notre appui tant qu’ils n’auront pas agi incorrectement contre nous ou n’auront pas prêté secours (à des ennemis) contre nous » (§ 16) (le texte assez obscur est susceptible d’une autre traduction). « Les Juifs contribueront aux dépenses avec les Croyants tant qu’ils combattront les uns aux côtés des autres » (§§ 24, 38). « Aux Juifs leurs dépenses et aux Soumis leurs dépenses. Il y aura aide entre eux contre quiconque attaquera les gens couverts par ce document. Entre eux, il y aura amitié sincère, échange de bons conseils, conduite juste et non déloyauté » (§ 37).

Un article très intéressant englobe dans la communauté les païens médinois eux-mêmes. Mohammad a, pour le moment, accepté une coexistence pacifique avec les païens. L’avenir amènerait leur conversion. L’important était de les empêcher de faire bloc avec les Mekkois : « Qu’aucun païen ne donne de sauvegarde à quelqu’un de Qoraysh, que ce soit pour ses biens ou pour sa personne, et qu’il n’intervienne pas en sa faveur au détriment du Croyant » (§ 20). Pourtant d’autres articles séparent dans une certaine mesure les Croyants et les « infidèles » (kâfir) parmi lesquels ne peuvent être comptés les Juifs (§§ 14, 15).

La communauté est formée non d’individus, mais d’un certain nombre de groupes : les Qorayshites émigrés en forment un, chacun des clans médinois un autre auquel se rattachent les clans juifs qui lui sont alliés. Les trois grandes tribus juives devaient aussi former chacune un groupe, mais la mention de leur nom dut disparaître du texte du Pacte quand elles furent éliminées de la scène. Chaque groupe formait un ensemble solidaire pour le paiement du prix du sang (si un de ses membres tuait un étranger au groupe). Pour le rachat des membres prisonniers, les émigrés agissaient solidairement comme un groupe et de même, non plus les clans, mais les sous-clans médinois (§§ 2 ss).

Pourtant tous les Croyants (à l’exclusion des Juifs et des païens) sont unis par diverses stipulations dont on a déjà vu certaines. Ils doivent soulager ceux d’entre eux qui seraient écrasés par des dettes trop lourdes (§ 11). Ils ne doivent pas aider un infidèle au détriment d’un Croyant, ni tuer un Croyant à cause de leurs liens avec un infidèle (§ 14). Tous les croyants sont garantis par la « protection » d’Allah y compris les plus humbles, ils se doivent donc mutuelle aide et protection à l’exclusion des autres (§ 15). En cas de conflit, les croyants ne devront pas faire la paix avec l’ennemi individuellement (§ 17). Si l’un d’eux est tué, ils devront faire bloc contre le meurtrier et ses auxiliaires, les combattre ensemble ou accepter ensemble le prix du sang (§§ 19, 21). Ils ne devront porter aide ou donner refuge à aucun individu pervers (mohdith, littéralement « innovateur » ; c’est celui qui sort de la morale commune !) (§ 22). Ils assureront leur propre police interne en punissant eux-mêmes les corrompus parmi eux (§ 13).

Le rôle de Mohammad dans cette vaste communauté est modeste. Il est simplement l’intermédiaire d’Allah pour apaiser les litiges et les querelles entre les membres de celle-ci. « Si quelque chose vous divise, quel qu’en soit l’objet, référez-vous à Allah et à Mohammad » (§ 23). « Lorsqu’il surviendra entre les gens de ce document quelque incident ou litige dont on puisse craindre qu’il n’en résulte un dommage pour eux, on se réfèrera à Allah et à Mohammad, car Allah est le plus scrupuleux et le plus loyal (garant du contenu) de ce document » (§ 42). En outre un article assez obscur semble interdire aux membres de la communauté de partir en expédition militaire sans l’accord de l’Annonciateur quoique personne ne puisse être empêché de poursuivre la vengeance de blessures qu’il aurait reçues (§ 36).[81]

On voit la structure de la communauté médinoise. Il n’est pas question encore d’un Etat dans lequel une autorité suprême peut imposer un certain ordre au moyen d’une force publique détachée de la société. Chaque groupe ethnique a son chef qui, lui-même, ne peut agir que par son prestige et tant que celui-ci est reconnu par ceux qui le suivent. L’ordre n’est assuré que par la crainte de la vengeance qui ferait payer cher les sévices qu’on infligerait. Mais, dans cette structure typiquement arabe, est venu s’insérer un élément nouveau, d’une nature toute différente. C’est Mohammad, personnage sans pouvoir propre, qui n’a que la particularité de capter la voix d’Allah. Cela lui assure quelques privilèges. Il est d’abord le chef des émigrés qorayshites. C’est aussi — sur le plan religieux seulement — une autorité reconnue par tous les Croyants, c’est-à-dire déjà par la plupart des Médinois non juifs. Pour régler les litiges et les querelles, on le choisira de préférence à un autre arbitre. De plus, puisqu’on l’a appelé pour exercer ce rôle d’arbitre, pour assurer la paix interne dans l’oasis, il a préconisé et obtenu l’adoption de mesures propres à éviter l’enchaînement sans fin des vendettas et des contre-vendettas. Les dispositions du Pacte ne nous sont pas absolument claires. Il y a, autour d’elles, trop de choses que nous ne savons pas. Mais les révélations du Coran qui sont de cette époque peuvent nous mettre sur la voie d’interprétations plausibles et aident à comprendre la première politique de Mohammad à ce sujet. On précise bien qui est responsable dans le cas d’un meurtre ou de sévices infligés. Il est impliqué qu’aucun Croyant ne pourra faire obstacle, pour des raisons de parenté ou d’amitié, à l’accomplissement de la justice. D’autre part (cela est explicité par les prescriptions coraniques), on ne pourra pas développer la vendetta, prendre plus d’une vie pour une vie ; on ne pourra pas non plus l’éterniser, répondre par une contre-vengeance à la vengeance une fois prise. Le vengeur d’un crime non provoqué sera, comme un exécuteur, comme un bourreau, protégé contre une vengeance éventuelle.

Mohammad, inspiré par Allah, a donc obtenu l’adoption de mesures pour la paix interne dans l’intérêt de tous. Mais seuls les serments solennels prononcés et la force de l’opinion publique garantissent que ces règles seront observées. Il n’a pas plus de police que de trésor. Il faudra toute l’habileté, toute l’intelligence de Mohammad et de ses conseillers, aidés au surplus par les circonstances et par la pression des forces sociales dont ils étaient inconscients, pour faire de cette autorité morale une autorité effective. Jamais d’ailleurs on n’aboutira à un pouvoir d’Etat comparable à celui des potentats voisins.

Les Médinois avaient dans l’ensemble accepté ce rôle d’arbitre de Mohammad. Le mouvement était parti des clans les plus faibles qui avaient eu à souffrir des entreprises de chefs belliqueux. Ils voulaient la paix dans l’oasis. Le prix payé était minime. On reconnaissait qu’Allah était le seul dieu ; on savait déjà que c’était le dieu le plus puissant. La nuance n’était pas si grande. Les dieux secondaires passaient seulement du rôle de petits dieux à celui de djinns, de génies. On reconnaissait que les paroles récitées par Mohammad, c’étaient les mots à lui transmis par la voix d’Allah. Cela non plus n’était pas difficile à accepter. La sincérité de l’Annonciateur était évidente, les paroles d’Allah étaient belles et allaient dans le sens des aspirations de la communauté. Comment ne pas admettre qu’elles étaient authentiques ? L’homme était intelligent, affable, sympathique. C’était en somme une acquisition de valeur pour la communauté médinoise. C’était une bonne fortune pour celle-ci que ses contribules qorayshites se soient privés stupidement d’une personnalité aussi intéressante.

La prédominance de la croyance en Allah seul fut assurée par la conversion de chefs importants. Il est difficile de définir exactement leurs raisons. Il faudrait connaître mieux la psychologie de chacun. L’attirance de la nouvelle religion en tant que telle a certainement joué son rôle et aussi un désir de paix, des calculs ambitieux, la haine de Qoraysh. La conversion des deux chefs du puissant clan awsite des ‘Abd al-Ash’hal, Ossayd ibn al-Hodayr et Sa‘d ibn Mo‘âdh fut d’une importance capitale. Immédiatement après leur conversion, ils allèrent, racontait-on, au lieu de réunion de leur clan. Sa‘d demanda aux notables du clan comment ils le considéraient. Ils répondirent : « Tu es notre chef, tu es celui de nous qui a le meilleur jugement et qui est le plus doué. » Il dit alors : « Qu’aucun de vos hommes ou de vos femmes ne m’adresse la parole tant qu’il ne croira pas en Allah et en son Envoyé. » Tout le clan adhéra.[82]

Une autre conversion importante fut celle de ‘Abdallâh ibn Obayy, du clan khazrajite de ‘Awf. Il s’était tenu à l’écart de la bataille de Bo‘âth. Il s’était querellé avec un autre chef important à cause de l’exécution injustifiée par celui-ci d’otages juifs. Il avait peut-être compris la nécessité de l’unité des Médinois et on nous dit qu’au moment de l’hégire ses partisans se préparaient à le couronner roi de Médine. S’il s’est rallié à Mohammad, c’est probablement qu’il a vu la force du courant des adhésions à la doctrine de l’Annonciateur et qu’il a cru plus habile d’y être présent que de le bouder. Peut-être avait-il quelque espoir d’utiliser le mouvement pour en être le chef temporel tandis que Mohammad se contenterait d’annoncer la doctrine de la part d’Allah. Enfin il ne faut pas sous estimer la possibilité d’une sincère sympathie envers la pensée monothéiste, préparée par ses bonnes relations avec les Juifs.

L’opposition fut peu importante. Un groupe de clans awsites, particulièrement attachés au culte de Manât et qu’on appelait d’ailleurs les Aws Manât (« don de Manât »), refusa de reconnaître l’exclusivisme d’Allah et la mission de Mohammad. Ils se cantonnèrent d’ailleurs dans une réserve boudeuse et passive sans efficacité. Les plus dangereux étaient ceux qui avaient le don de poésie, surtout une femme ‘Açmâ’ bint Marwân et aussi un vieillard nommé Abou ‘Afak, centenaire, dit-on, d’un clan khazrajite lié aux Aws Manât. Abou ‘Afak déclamait :

‘Açmâ’ était plus virulente encore quand un peu plus tard, elle s’écriait :

Enculés de Mâlik et de Nabît

Et de ‘Awf, enculés de Khazraj (clans et tribus médinoises) !

Vous obéissez à un étranger qui n’est pas de chez vous,

Qui n’est pas de Morâd, ni de Madhhij (des tribus yéménites) !

Espérez-vous en lui après le meurtre de vos chefs,

Comme avides du bouillon d’une viande qu’on fait cuire ?

N’y aura-t-il pas un homme d’honneur qui profitera d’un moment d’inattention

Et qui coupera court aux espérances des gobeurs ?[84]

Tous les deux étaient dangereux et nous verrons comment Mohammad les fit assassiner. Mais c’étaient des isolés et pour le moment leurs criailleries étaient à peu près impuissantes.

Il y eut aussi le cas d’Abou ‘Amir qui était devenu monothéiste par lui-même avant l’hégire et qui s’était livré à l’ascèse. On l’avait surnommé pour cela ar-Râhib, « le moine ». Il eut une conversation avec Mohammad à son arrivée, l’interrogea et l’accusa d’avoir introduit dans le monothéisme des idées fausses. Autrement dit il ne reconnaissait pas l’authenticité du message d’Allah transmis par Mohammad. Il émigra à Mekka avec une quinzaine (ou une cinquantaine ?) de ses partisans plutôt que de se soumettre. Il combattit par les armes les Musulmans. Après la victoire finale de ceux-ci, indomptable, il partit pour la Syrie où il eut la chance de mourir avant la conquête.

Mais il y avait à Médine des opposants potentiels beaucoup plus nombreux et beaucoup plus dangereux. C’étaient les tribus juives dont on a parlé. Mohammad, on l’a vu, n’avait aucune prévention à leur égard. Bien au contraire, il pensait que le contenu du message qu’il annonçait était substantiellement identique à celui que les Juifs avaient depuis longtemps reçu sur le Sinaï. Il avait même du respect pour l’antiquité de cette révélation, pour l’antériorité de leur Ecriture par rapport à celle des autres religions qui, toutes, s’y référaient même quand elles y ajoutaient. Le message parallèle qu’il apportait aux Arabes ne pouvait entrer en contradiction avec une révélation antérieure de même source.

Quand il se disposa à partir pour Médine, il semble bien avoir compté sur l’appui complet de ces monothéistes du cru. Il a dû penser que lui et ses fidèles formeraient avec les Juifs un bloc cohérent, un front unique opposé au paganisme qorayshite et arabe en général. Il paraît s’être instruit un peu plus à cette époque des mœurs propres au peuple d’Israël et avoir décidé de s’en rapprocher. Il prescrivit à ses adeptes (était-ce nouveau ?) de se tourner en priant vers Jérusalem. Pourtant la Voix d’En Haut rejetait l’idée que Dieu avait eu besoin de se reposer après les six jours de la Création ; c’était la condamnation de l’idée juive du sabbat. Il y avait peut-être là, comme l’a suggéré Goldziher, une influence des idées mazdéennes sur ce sujet. Quoi qu’il en soit, avant l’hégire, Mohammad aurait écrit à Moç‘ab, son envoyé à Médine, d’organiser des réunions de fidèles avec « prière » le vendredi, c’est-à-dire le jour où les Juifs se préparaient à la fête du lendemain. Il semble bien que l’intention ait été de s’associer à ces préparatifs des Juifs. De même, Mohammad fut frappé par le grand jeûne qu’observaient les Juifs le 10 du mois de tishri, le yôm kippoûrîm, le jour de l’expiation. On l’appelait en araméen arabisé le ‘ashoûrâ, c’est-à-dire « le dix ». Il décida que ses fidèles s’y associeraient. Selon l’usage juif, on fixa aussi un temps de prière au milieu de la journée. Une révélation permit aux fidèles de manger de la nourriture des gens de l’Ecriture et d’épouser des femmes d’entre eux. Il ne semble pas que Mohammad ait jamais pensé à faire suivre toutes les minutieuses prescriptions alimentaires qu’observaient les Juifs. Il les considéra (selon la ligne de pensée chrétienne, gnostique et manichéenne) comme une punition infligée à eux par Dieu pour leurs péchés. Mais il se ralliait à une version réduite de ces interdictions, à peu près celle qu’avaient adoptée les premiers chrétiens, développée à partir de ce que les rabbins exigeaient théoriquement des étrangers admis à cohabiter avec le peuple d’Israël et sans doute des prosélytes partiels. Ne pas manger de porc, ni du sang, ni des animaux morts de mort naturelle, étranglés ou sacrifiés aux idoles. Enfin, comme on le verra, l’effort d’adaptation avait été si loin que certaines modes juives avaient été adoptées par les « soumis ».

Les Juifs, dans l’ensemble, ne répondirent pas à ces avances comme Mohammad l’attendait. Nous ne savons pas quelle était l’attitude exacte des Juifs d’Arabie à l’égard du semi-prosélytisme. A l’époque gréco-romaine, le judaïsme admettait couramment des sebomenoï, des « craignant Dieu » qui manifestaient leur sympathie envers le monothéisme judaïque sans être astreints à tous les rites exigés des vrais enfants d’Israël. Les grandes catastrophes qui avaient atteint le peuple élu avaient conduit celui-ci à un raidissement intransigeant et à une méfiance accrue envers l’étranger. On n’acceptait plus que les conversions définitives et totales. Pourtant, dans des conditions meilleures, le semi-prosélytisme avait recommencé à fleurir çà et là. De toute manière, les Juifs de Médine qui acceptaient depuis longtemps la coexistence avec des païens complets, auraient dû se féliciter, du strict point de vue religieux, de voir s’installer à côté d’eux les adeptes monothéistes de Mohammad. Ceux-ci allaient bien plus loin dans le sens du judaïsme que ces guêrîm, ces étrangers domiciliés en terre d’Israël, païens ayant renoncé à leurs idoles, que les rabbins admettaient en théorie à bénéficier de droits égaux à ceux des Juifs. On demandait seulement à ceux-ci d’observer « les sept commandements des fils de Noé » : « pratiquer l’équité, s’abstenir de blasphémer le Nom, de pratiquer l’idolâtrie, l’immoralité, le meurtre, le vol et de manger un membre pris à un animal vivant ». Les adeptes de Mohammad, eux, outre leur adhésion aux idées fondamentales du judaïsme et aux préceptes noachiques, mettaient une grande bonne volonté à observer une partie des rites juifs. Rien ne s’opposait donc en principe à la coexistence pacifique des deux communautés. Mais les tribus juives de Médine n’avaient sans doute pas renoncé à exercer une grosse influence politique sur l’agglomération médinoise. Il leur apparut clairement, assez vite sans doute, que l’attitude de Mohammad et l’importance qu’il prenait étaient de nature à contrarier cet objectif. Mais surtout Médine était un centre intellectuel. Il est certain que les intellectuels juifs ne purent se résoudre à confirmer la validité de la Révélation adressée à Mohammad. Détenteurs de l’Ancienne Ecriture, c’est à eux qu’on s’adressait pour demander un avis sur ce nouveau message, sur sa conformité avec les critères de l’inspiration divine reconnus par les spécialistes. Même s’ils avaient eu de la bonne volonté pour le nouveau mouvement, il leur était difficile de consacrer ce qui leur semblait être les élucubrations incohérentes d’un ignorant, il était difficile de ne pas souligner les déformations qu’avaient subies les récits de l’Ancien Testament dans le Coran, les anachronismes et les erreurs dont celui-ci était rempli. Peut-être certains eurent-ils alors conscience que le souci de la vérité ne concordait pas toujours avec une orientation politique opportune. Beaucoup certainement ne virent pas le problème et combattirent du même coup celui qu’ils considéraient à la fois comme un faux prophète et comme un danger politique. Les options mirent quelque temps à se décanter. Mais Mohammad devait un jour prochain se décider à prendre acte de la situation et renverser sa position.

Nous n’en sommes pas encore là. D’autres décisions avaient précédé qui allaient avoir de sérieuses conséquences. Moins d’un an après son arrivée à Médine, Mohammad confia à son oncle Hamza un drapeau blanc, le mit à la tête de quinze Emigrés et de quinze Médinois et l’envoya « intercepter les caravanes de Qoraysh ». A quelle idée obéissait-il ?[85]

Il est possible que déjà l’Annonciateur et ses conseillers aient prévu une partie des développements de la situation qu’ils créaient ainsi. Mais il faut bien voir que leur attitude répondait à des nécessités normales dans le cadre où ils se situaient. Les moyens de subsistance des membres de la nouvelle communauté étaient minces. Nous avons vu à quelles extrémités ils étaient réduits. Le métier de manœuvre n’avait rien d’attrayant, les grandes aptitudes commerciales d’un ‘Abd ar-rahmân ibn ‘Awf étaient exceptionnelles, aucun des Mekkois n’avait de quoi s’acheter une parcelle de l’oasis où toutes les terres cultivables étaient déjà réparties. La plupart des adeptes mekkois n’avaient donc aucune source régulière de revenus, l’Annonciateur lui-même ne subsistait (maigrement) que grâce à la charité publique et, ce qui était sans doute encore plus grave, la communauté en tant que telle ne disposait d’aucun fonds. Il fallait remédier à cette situation et le brigandage (il est difficile pour nous d’appeler autrement de tels actes) était le moyen normal, dans la société arabe, de subsister quand on n’en avait pas d’autre. C’est ce que notent unanimement les auteurs étrangers et ce que confirme abondamment la littérature arabe préislamique elle-même. Les victimes toutes désignées des attaques dirigées par Mohammad étaient ses propres contribules qorayshites. Il était inutile de se mettre mal avec d’autres groupes, les riches caravanes qorayshites étaient un butin de choix (il était difficile de trouver meilleure proie) et les exilés satisfaisaient en outre en les attaquant leur rancune légitime envers ceux qui les avaient poussés à s’expatrier, envers la présomptueuse cité qui avait raillé les avertissements d’Allah. Médine était un centre remarquablement bien situé pour de telles expéditions car les caravanes mekkoises circulant entre la Syrie et Mekka devaient forcément passer au plus à une centaine de kilomètres de l’oasis.

La guerre privée était une coutume parfaitement admise. Dans cette société qui ignorait la notion d’Etat, tout chef de groupe avait la faculté de lancer ses hommes contre tout objectif qu’il leur désignait. Il avait seulement à en supporter les conséquences qu’il était sage de peser avant l’entreprise. Rien n’empêchait donc Mohammad, sauf éventuellement des considérations d’opportunité, de se livrer à cette activité guerrière. Ses adeptes le suivaient naturellement, en général, quoiqu’il n’eût que des moyens moraux à sa disposition pour presser les prudents et les pusillanimes. Au fur et à mesure que l’affaire se révéla profitable, des volontaires se joignirent à eux d’entre les Médinois, nullement obligés pourtant par leur pacte avec Mohammad à collaborer à ses campagnes.

Les premières attaques furent sans grande importance ; elles furent en général infructueuses et, à la manière constante des razzias arabes, on évita la bagarre quand on vit que l’attaqué était en nombre et sur ses gardes. Autant que possible on prit garde à ne pas verser le sang de peur d’être entraîné, sans grand profit en compensation, dans le cycle infernal des vendettas.

En rajab de l’an 2 de l’hégire (janvier 624), quinze mois environ après l’arrivée à Médine, le premier sang fut versé dans des circonstances mémorables. Sans doute pour mieux préserver le secret et assurer ainsi l’effet de surprise, Mohammad envoya ‘Abdallâh ibn Jahsh, à la tête d’un détachement de sept à douze hommes, porteur d’instructions sous pli scellé qu’il ne devait ouvrir qu’après deux jours de route. Il s’agissait de se poster en embuscade à Nakhla, sur la route de Tâ’if à Mekka, donc au sud de cette dernière ville, et d’y attaquer une caravane mekkoise. Celle-ci évidemment ne s’attendrait pas à cette attaque si loin de Médine et dans la direction opposée. Effectivement ‘Abdallâh ibn Jahsh et ses hommes réussirent à se saisir de la caravane et de deux (sur quatre) des Mekkois qui la convoyaient. Un autre fut tué et le dernier put se sauver. On ramena triomphalement à Médine le butin et les prisonniers. Mais alors une grande émotion fut soulevée par le fait que le meurtre avait été commis pendant le mois de rajab, un des mois sacrés pendant lesquels, d’après les règles admises dans le paganisme arabe, il était interdit de verser le sang. Mohammad avait-il délibérément voulu enfreindre cette prohibition païenne ou bien avait-il compté que tout se passerait sans effusion de sang ou encore son lieutenant avait-il dépassé ses instructions en prenant sur lui d’attaquer alors qu’on était encore en rajab (c’était, paraît-il, vers la fin du mois) ? On ne sait. En tout cas, il tint compte de l’opinion publique dont la réaction était peut-être inattendue pour lui et ne toucha pas au butin jusqu’au moment où une opportune révélation de Dieu lui apprit que « combattre (pendant les mois sacrés) était certes grave », mais que les péchés commis par les Mekkois l’étaient bien plus (Coran, II, 214). Il accepta alors le cinquième du butin (ce devint une règle par la suite), le reste ayant été distribué entre les Compagnons. On relâcha les deux prisonniers moyennant une rançon de 1 600 dirhems par tête que payèrent leurs familles, après avoir néanmoins attendu le retour de deux membres de la bande qui s’étaient égarés et qu’on pouvait soupçonner les Mekkois d’avoir tués. L’un des deux prisonniers se joignit aux adeptes de Mohammad et resta à Médine.

Cette affaire, heureuse au plus haut point pour les finances des Soumis, avait en revanche, on le comprend, exaspéré Qoraysh. Les Mekkois à la vision politique la plus large comprirent que Mohammad représentait une menace constante pour le commerce de leur cité et qu’il fallait s’en débarrasser au plus tôt. Tel fut en particulier le calcul d’Abou Jahl, l’influent chef du clan de Makhzoum dont nous avons déjà vu l’acharnement contre Mohammad. Deux mois après le raid de Nakhla, en ramadan an II (mars 624), une très importante caravane revenait de Gaza à Mekka, sous la conduite d’Abou Sofyân ibn Harb du clan quorayshite de ‘Abd Shams. Tout Qoraysh avait des intérêts dans le fret de cette caravane. Elle était escortée par près de 70 commerçants (une trentaine seulement selon d’autres sources) de tous les clans de Qoraysh. « Quand l’Envoyé de Dieu fut informé à leur sujet, écrit le plus ancien document sur l’affaire, la lettre envoyée par le traditionniste ‘Orwa ibn az-Zobayr au calife ‘Abd al-Malik une soixantaine d’années après l’événement, il appela ses compagnons et leur apprit quelle quantité de richesses ils convoyaient et combien petit était leur nombre. » Les marchandises escortées étaient, nous dit-on, d’une valeur totale de 50 000 dinars. C’était un beau coup en perspective et les amateurs furent, cette fois, nombreux. Il se présenta en tout quelque 300 hommes dont moins de 90 étaient des émigrés mekkois. Les autres étaient des Médinois désireux de prendre part à la curée. « Ils partirent, écrit sans fard le vieil ‘Orwa, sans vouloir (attaquer) qui que ce soit d’autre qu’Abou Sofyân et ses cavaliers, sans avoir en tête autre chose que le butin à faire sur les Qorayshites et ils ne pensaient pas que leur rencontre aboutirait à un combat sérieux. C’est bien ce que Dieu devait révéler à ce sujet (en ces termes :) Vous avez désiré que la troupe désarmée fût à vous (Coran, VIII, 7). »[86] Ils s’embusquèrent près des puits de Badr, là où la route de Syrie, quittant la côte, s’enfonce quelque peu dans les terres pour gagner Mekka et d’où aussi part une route pour Médine.

Abou Sofyân, que ce fût par déduction (c’était, on le verra, un homme très intelligent) ou par des rapports d’espion, avait prévu la menace. Il envoya à Mekka une demande de renfort en ces termes énergiques : « Défendez vos marchandises. » L’appel fut entendu. On leva à Mekka une troupe qui aurait atteint 950 hommes, à peu près tous les combattants valides. Il était clair qu’on voulait impressionner les dissidents réfugiés à Médine et en finir avec cette menace permanente contre les intérêts vitaux de toute la population mekkoise.

Mais Abou Sofyân ne comptait pas outre mesure sur les Mekkois. Il jugea plus prudent, une fois arrivé à proximité de Médine, d’éviter de suivre la route habituelle des caravanes. Au risque de souffrir de la soif, il n’obliqua pas vers l’aiguade de Badr, située sur cette route, mais progressa en se tenant le plus près possible de la côte de la mer Rouge. Un récit nous raconte qu’il poussa seul une reconnaissance jusqu’à Badr, y apprit que deux hommes étaient venus aux alentours pour prendre de l’eau. Abou Sofyân examina les crottes laissées par les chameaux de ces hommes et y reconnut des noyaux de dattes. « Par Allah, c’est là le fourrage de Médine, » s’écria-t-il.[87] Les deux hommes étaient des espions de Mohammad. Il repartit au galop et continua à tenir sa caravane sur le chemin de la mer.

La caravane fut bientôt hors d’atteinte, en territoire mekkois. Un messager fut envoyé en informer l’armée de secours. Beaucoup des membres de celle-ci voulaient prendre le chemin du retour. L’expédition n’avait plus de sens si ce n’est de venger l’homme tué à Nakhla, ‘Amr ibn al-Hadrami. De grandes discussions s’élevèrent. L’ennemi juré de Mohammad, Abou Jahl, fit honte à ceux qui s’apprêtaient à déserter. Voulaient-ils être traités de lâches ? C’est un argument qui a toujours réussi à pousser les hommes à des actes absurdes. La plupart restèrent. Les membres de deux clans partirent. Cela faisait quand même quelques centaines d’hommes en moins aux Qorayshites.

Mohammad et les siens ne savaient rien de l’expédition de secours et attendaient toujours la caravane près des puits de Badr où elle devait normalement passer. La capture d’un jeune porteur d’eau mekkois les renseigna. Mohammad se trouvait devant très forte partie. Mais il savait que l’armée qorayshite ignorait sa présence, séparée qu’elle était de lui par une dune de sable. Il la croyait moins nombreuse qu’elle n’était en réalité. Il pria et Allah l’encouragea. Une pluie opportune durcit le sol et lui permit d’avancer vite. Il arriva aux puits avant les Qorayshites. Sur le conseil d’un des siens, il les fit tous combler, sauf un seul, devant lequel il plaça ses hommes. Qoraysh était forcé de se battre pour l’eau et de se battre sur le terrain choisi par l’Annonciateur.

La lutte se déroula de façon assez confuse. L’armée de Mohammad semble avoir eu néanmoins une grande supériorité en tactique. Elle était bien ordonnée en lignes et cribla l’ennemi de flèches sans se débander. Il y eut, comme toujours en Arabie, des combats singuliers, des champions d’un camp provoquant hautement ceux de l’autre à venir se mesurer avec eux. Ce qui assura surtout l’avantage aux gens de Médine, c’est, semble-t-il, l’unité de direction. Les Qorayshites combattaient par clans indépendants et les disputes qui avaient précédé la bataille montraient combien était faible leur entente. Le matin, étant tournés vers l’est, ils avaient le soleil dans les yeux. Ils avaient soif. Leurs principaux chefs furent tués, probablement vers le début de la bataille, en partie au cours des combats singuliers. Ils n’utilisèrent aucunement l’avantage que devait, semble-t-il, leur assurer leur supériorité en cavalerie : ils avaient 700 chameaux et 100 chevaux.

Mohammad et ses conseillers assuraient au contraire une unité de commandement rigoureuse. Il est vrai que Mohammad resta pendant presque tout le temps de la bataille à l’arrière, dans une cabane qu’on avait dressée pour lui. Il priait avec ferveur et inquiétude. A un moment il sortit et lança dans la direction des ennemis une poignée de cailloux en criant : « Mauvais œil pour ces faces ! »[88] A ce geste magique, il joignait les encouragements religieux : « Par celui qui tient dans sa main l’âme de Mohammad, répétait-il, nul combattant aujourd’hui, s’il a été suffisamment endurant, s’il a avancé et non reculé ne sera tué sans qu’Allah le fasse entrer au Paradis ! » ‘Omayr ibn al-Homâm était en train de manger quelques dattes qu’il tenait à la main. Il entendit cette exhortation et s’écria : « Fameux ! Fameux ! Pour entrer au Paradis il faut seulement me faire tuer par ceux-ci ? » Il jeta ses dattes, saisit son épée et s’enfonça dans la mêlée où il ne tarda pas à être tué.[89]

Les marchands mekkois ne s’attendaient pas à une telle fougue. Ils avaient probablement pensé que leur seule présence en nombre ferait fuir les sectateurs de Mohammad. Beaucoup répugnaient à tuer des gens qui leur étaient apparentés et à ouvrir à nouveau le cycle des vendettas. Vers midi, la panique fut irrésistible et ils s’enfuirent. Leurs tués étaient au nombre de 50 à 70, dont leurs principaux chefs, Abou Jahl et ‘Otba ibn Rabî‘a en tête. Environ 70 étaient prisonniers. En face, il n’y eut qu’une quinzaine de tués. Le butin était certes loin de valoir celui qu’aurait procuré la prise de la caravane d’Abou Sofyân. Mais il était important : 150 chameaux, 10 chevaux, beaucoup d’armes, de cuirasses, d’objets divers appartenant aux fuyards et même des marchandises qu’ils avaient emportées en espérant faire encore du trafic sur leur chemin. Des disputes avaient surgi entre ceux qui s’étaient personnellement emparés d’une proie et ceux qui n’avaient pu le faire, surtout ceux qui étaient restés à l’arrière pour protéger la cabane de l’Annonciateur. Celui-ci rétablit la paix en ordonnant de faire un tas de tout le butin et en le partageant en lots égaux entre tous les présents.

Les prisonniers furent rassemblés. ‘Omar voulait qu’on les massacrât tous. Mohammad décida qu’on exigerait d’abord une rançon, quitte à tuer ceux pour qui personne ne payerait. Il se laissa aller à en libérer immédiatement deux. Par contre, sa rancune se déchaîna contre deux hommes qui avaient dirigé contre lui des attaques intellectuelles. Ils s’étaient informés à des sources juives et iraniennes, lui avaient posé des questions difficiles. Ils s’étaient moqués de lui et de ses messages divins. Ils n’avaient pas de pardon à attendre. Il ordonna de les exécuter. L’un d’eux lui dit : « Et qui s’occupera de mes garçons, Mohammad ? » Il répondit : « L’Enfer ! »[90]

Le retour fut triomphal. A Rawhâ’, à une soixantaine de kilomètres de Médine, les adeptes étaient venus acclamer les vainqueurs. Un de ceux-ci, Salama ibn Salâma grogna : « De quoi nous félicitez-vous ? Par Allah, nous n’avons eu en face de nous que des vieilles femmes chauves comme les chameaux qu’on offre en sacrifice, les pieds liés et nous les avons égorgés. » L’Envoyé de Dieu sourit, puis il dit : « Hé, neveu ! Mais c’étaient les chefs ! »[91]

Le gain matériel était important. Les rançons payées pour les prisonniers furent fortes, de 1 000 à 4 000 dirhems, suivant la fortune de chacun. Mais le gain moral était beaucoup plus important. C’était à vrai dire le premier succès de la nouvelle secte et c’était un succès de taille. La grande ville du Hedjâz, invaincue depuis des générations, venait d’éprouver un revers considérable. Il n’était plus question de nier l’importance de Mohammad et des siens. Ils étaient maintenant une puissance.

A Médine surtout cela affermissait la position de Mohammad. Un de ceux qui ne l’avaient pas suivi à Badr vint précipitamment s’excuser. Il avait cru qu’il s’agissait seulement de rafler quelque butin. S’il avait su qu’il s’agissait d’une affaire sérieuse, il serait venu. Les attentistes, comme d’habitude, se ralliaient au vainqueur. Les tribus bédouines de la région, elles aussi, devenaient amicales envers les Soumis.

Sur Mohammad surtout l’effet de la victoire fut considérable. Il avait souffert et lutté, en butte aux risées, aux moqueries, à l’incrédulité. Sans doute avait-il douté lui-même. Et voilà qu’Allah lui donnait un signe évident de son appui. Une armée plus nombreuse que la sienne avait été vaincue. La main d’Allah était là-dessous, c’était clair. Sous sa hutte de treillis, dans le tremblement et la ferveur, au milieu des cris des guerriers et du fracas des armes, des plaintes des blessés et des râles des mourants, Allah lui avait encore parlé. Peut-être sur le champ de bataille, quand il y jetait des coups d’œil, avait-il vu dans sa fièvre ces légions d’anges accourant à l’aide des siens dont les ouvrages postérieurs nous parlent abondamment. C’était Allah d’ailleurs, Il le révélait lui-même, qui avait causé cette rencontre qu’aucun des participants n’avait strictement voulu :

N’était-ce pas là une preuve décisive comme celle qu’Il avait jadis donnée à Moïse en engloutissant sous les flots de la mer Rouge les armées de Pharaon ? Pour Moïse et Aaron cela avait été une « Salvation » (forqân, en araméen porqân), mot que Mohammad rattachait au sens arabe de la racine et en qui il voyait donc en même temps une « séparation ». Séparation des justes et des injustes, des bons et des mauvais, des sauvés et des réprouvés. Preuve décisive que les Mekkois étaient de ces derniers. N’était-ce pas là la calamité tant attendue qui devait les frapper ? Preuve décisive aussi que les opposants médinois de Mohamad, Juifs, christianisants ou païens, avaient tort. Allah désavouait les Juifs malgré leurs mérites passés et leur science des Ecritures. Mohammad rentrait à Médine, sûr de lui et de sa cause, résolu à aller de l’avant et à briser toutes les oppositions.

Il était maintenant riche et puissant. Une fois de plus se vérifie le propos riche d’expérience du grand Florentin : « Tous les prophètes bien armés furent vainqueurs et les désarmés déconfits. »[92] La supériorité de Mohammad, due aux circonstances et aux mœurs de sa patrie, fut d’être un prophète armé. La communauté, petit à petit, commençait à acquérir les caractéristiques d’un Etat. Allah, peu après Badr, justifia l’attribution à Mohammad du cinquième du butin par l’obligation qu’il lui imposait de pourvoir aux besoins des orphelins, des pauvres et des voyageurs. Il commença à faire appel aux contributions volontaires. C’était l’embryon d’un trésor public. On va voir comment surgira l’autre caractéristique de l’Etat, la police.

L’attitude réticente ou hostile des Juifs vis-à-vis de ses avances avait déjà commencé à exaspérer Mohammad avant Badr. Les moqueries et les critiques de leurs intellectuels l’avaient irrité et on a vu combien il était sensible à ce genre d’attaques. Dès avant Badr, il avait, semble-t-il, préparé la rupture sans aller jusqu’au bout des conséquences. Il avait prescrit de ne plus se tourner vers Jérusalem pour prier. Les Juifs aussi avaient tiré des conclusions. Il est notable qu’aucun d’entre eux ne s’était porté volontaire pour l’expédition. La rupture était virtuellement faite. Badr fit cesser les dernières hésitations du prophète. C’est alors, suivant une hypothèse vraisemblable de Richard Bell, qu’il institua le jeûne du mois de Ramadan, le mois où avait eu lieu la bataille. Le jeûne judaïsant de ‘Ashoûrâ, du jour de Kippour, ne fut plus obligatoire et devait tomber en désuétude. Il valait mieux d’ailleurs, si on l’observait, le faire la veille ou le lendemain du jeûne juif. Sur tous les points ainsi, il fallait se distinguer du peuple d’Israël. Les Juifs laissaient leurs cheveux flottants, les païens se peignaient en se faisant une raie. Mohammad avait suivi la mode juive, il revint à la raie en recommandant à ses adeptes d’en faire autant.[93]

Le retour de Badr sonna l’heure du règlement des comptes. Les païens d’abord et, à l’accoutumée, les spécialistes du verbe, les poètes. On a lu plus haut les vers hauts en couleur de ‘Açmâ’ bint Marwân. Quand ils furent rapportés (ou des vers analogues) à l’Annonciateur, il dit tout haut : « Est-ce que personne ne me débarrassera de la fille de Marwân ? » Il y avait là un homme du clan de la poétesse, ‘Omayr ibn ‘Adi. Il n’avait pas été à Badr, non plus qu’aucun de son clan. Bonne raison pour faire preuve de zèle. Le soir même, il s’introduisit chez elle. Elle dormait au milieu de ses enfants. Le dernier, encore au sein, sommeillait sur sa poitrine. Il la transperça de son épée et le lendemain alla trouver l’Annonciateur. « Il dit : Envoyé de Dieu, je l’ai tuée ! — Tu as secouru Allah et son Envoyé, ‘Omayr, repartit celui-ci. — ‘Omayr questionna : Est-ce que je supporterai quelque chose à cause d’elle, Envoyé d’Allah ? — Il répondit : Deux chèvres ne choqueront pas leurs cornes pour elle ! — ‘Omayr retourna alors dans son clan où, ce jour-là, il y avait une grosse émotion au sujet de la fille de Marwân. Elle avait cinq fils… ‘Omayr dit : Banou Khatma ! J’ai tué la fille de Marwân. Tramez quelque chose contre moi, mais ne me faites pas attendre. » (Cette phrase est une citation du Coran.) Personne ne bougea. L’annaliste poursuit : « Ce jour-là fut le premier où l’Islam se montra puissant chez les Banou Khatma. Le premier d’entre eux qui se fit musulman avait été ‘Omayr… Le jour où la fille de Marwân avait été tuée, les hommes des Banou Khatma se convertirent à cause de ce qu’ils avaient vu de la puissance de l’Islam. »[94] Le coup avait réussi. L’assassinat, comme la guerre qui en est un cas particulier, est la poursuite de la politique par d’autres moyens. L’exploit de ‘Omayr est classé par les chroniqueurs parmi « les expéditions » du prophète.

Le mois suivant, de même, le poète centenaire Abou ‘Afak fut tué pendant son sommeil. Nous avons vu ses quatre vers contre Mohammad. Celui-ci avait aussi prononcé négligemment : « Qui me fera justice de cette crapule ? » Un certain Sâlim ibn ‘Omayr, qui n’avait pas non plus combattu à Badr, se chargea de l’opération.

Au cours du même mois, Mohammad commença à s’attaquer aux Juifs sérieusement. Il prit pour cible le clan juif des Banou Qaynoqâ‘. C’était sans doute le plus faible des groupes juifs de Médine, moins à cause de sa faiblesse numérique que parce qu’il consistait essentiellement en artisans s’occupant d’orfèvrerie. Pourtant il pouvait, en cas de besoin, mettre en ligne 700 soldats dont 400 munis de cuirasses. Ce qui détermina Mohammad à les attaquer était sans doute un calcul politique. Ils étaient confédérés à ‘Abdallâh ibn Obayy, ce puissant chef médinois dont nous avons vu qu’il avait adhéré à la cause de Mohammad sans lui apporter ce don total du cœur et de l’esprit que seul apprécient les chefs de partis. Ibn Obayy gardait une certaine indépendance, il était donc dangereux et soupçonnable de se retourner un jour contre la Cause. Il fallait préventivement l’empêcher de nuire et pour cela le priver des forces qui pouvaient l’appuyer éventuellement.

Un incident banal, assez traditionnel dans les guerres des Arabes (qui ne manquent pas d’une certaine gauloiserie à l’occasion), fut le prétexte saisi. Une bédouine, mariée à un Médinois et adepte de Mohammad, était allée au souk des Qaynoqâ‘ vendre quelques produits de sa culture ou de son élevage. Elle s’était assise près de l’atelier d’un orfèvre. Des jeunes Juifs se moquèrent d’elle et voulurent la pousser à lever son voile. Elle s’y refusa énergiquement. Alors l’orfèvre — un joyeux luron évidemment — réussit sans se faire voir à fixer ses jupes de telle sorte qu’en se levant elle découvrit toute la partie inférieure de son anatomie. Les assistants exprimèrent bruyamment leur joie alors que la victime de cette farce poussait des clameurs vengeresses. L’honneur de tous ceux qui tenaient de près ou de loin à cette femme était en cause. Un musulman qui se trouvait près de là accourut et tua l’orfèvre. Les Juifs tombèrent sur le musulman et le tuèrent. Les hostilités étaient ouvertes.

Les Qaynoqâ‘ s’enfermèrent dans le château qui leur servait de refuge. Ils pensaient sans doute que leurs amis et alliés médinois allaient servir d’intermédiaires et que, moyennant quelques indemnités réciproques, l’affaire serait réglée. Mais Mohammad entendait profiter au maximum de l’incident. Il fit, avec son armée privée, un blocus du château, empêchant les Juifs de se ravitailler. Plusieurs des confédérés médinois des Qaynoqâ‘ les abandonnèrent et se déclarèrent contre eux. La fidélité à la Cause l’emportait sur la foi jurée. Les autres tribus juives, pour une raison ou pour une autre, n’intervinrent pas. Elles durent faire aussi confiance aux intermédiaires et la concorde ne devait pas régner entre les groupes juifs. Après quinze jours de blocus, les assiégés se rendirent. Mohammad aurait voulu les massacrer. Cette fois Ibn Obayy intervint énergiquement en faveur de ses alliés. Mohammad ne lui répondait pas et voulait se détourner. Ibn Obayy le saisit par l’encolure de sa cuirasse. L’Annonciateur lui dit : « Lâche-moi » et sa face devint noire de rage. « Non, par Allah, répondit l’autre. Je ne te lâcherai pas avant que tu aies traité avec bienveillance mes confédérés. Quatre cents hommes sans cuirasse et trois cents avec cuirasse qui m’ont toujours protégé des Noirs et des Rouges (c’est-à-dire de tous les hommes) ! Tu les faucherais l’espace d’un matin ? Par Allah, je suis un homme qui craindrait un revirement des circonstances ! » C’était une menace et Ibn Obayy était encore puissant.[95] L’Annonciateur céda. Il laisserait les Qaynoqâ‘ en vie à condition qu’ils quittent Médine dans les trois jours et qu’ils laissent leurs biens au vainqueur. Ibn Obayy et d’autres revinrent à la charge pour obtenir une grâce plus complète. Cette fois-ci Mohammad fut intraitable et un de ses gardes brutalisa même le chef médinois. Il semble que les Juifs auraient pu essayer encore de rester. Une nouvelle conjoncture de politique intérieure semblait se dessiner, groupant ceux qui devenaient tout à coup conscients de la puissance exagérée que le coup procurait à Mohammad. Mais les Juifs n’avaient plus confiance dans leurs alliés, dans leur détermination et dans leur puissance réelle. Ils partirent vers les oasis du Nord où se trouvaient établis beaucoup de leurs coreligionnaires, les femmes et les enfants à dos de chameau, les hommes à pied. Le butin fut gros et Mohammad en garda le cinquième.

La nouvelle de la catastrophe de Badr fut accueillie à Mekka d’abord avec incrédulité, puis avec une douleur qui se mua vite en une farouche résolution. La mort des vieux chefs avait laissé la place à des hommes plus jeunes, moins entêtés peut-être, mais plus énergiques et plus intelligents. La première place dans les conseils de la cité revint à Abou Sofyân ibn Harb de la famille des Banou Omayya (on dit en français les Omeyyades) et du clan de ‘Abd Shams. On a vu son habileté dans la conduite de la grande caravane menacée à Badr. On verra la singulière fortune que l’Islam apporta à sa famille. Il interdit les manifestations de deuil. Il fit vœu de ne pas toucher à une femme tant qu’il n’aurait pas mené une expédition contre Mohammad. Il est vrai qu’on l’accusait d’être efféminé et d’avoir, comme nous dirions, des perversions de type anal. Il eut l’aide précieuse d’un propagandiste de choix pour relever le moral mekkois. C’était un Médinois, Ka‘b ibn al-Ashraf, Arabe d’origine, mais d’une mère juive et considéré comme membre de la tribu de celle-ci, les Banou n-Nadîr. Furieux du succès de Mohammad à Badr, il partit pour Mekka afin d’y exciter les esprits contre celui-ci. Il chantait la noblesse et la générosité des morts et appelait à la vengeance :

Abou Sofyân proposa de mettre de côté pour la guerre les profits de la caravane qu’il avait menée à bon port. Sans doute pour rétablir le moral des Mekkois et montrer à Mohammad qu’il ne devait pas s’exagérer la portée de sa victoire, prenant avec lui une petite troupe (200 ou 400 hommes), il lança, trois mois après Badr, un raid rapide sur Médine en empruntant des chemins inhabituels. Il arriva par surprise à l’orée de l’oasis, s’entretint avec deux Juifs qui lui exposèrent la situation, brûla quelques jeunes palmiers, tua deux Médinois qui travaillaient aux champs et repartit en hâte. Mohammad averti se lança à sa poursuite, mais ne put que ramasser les boulettes d’orge grillée (sawîq), provision des soldats en campagne, qu’abandonnaient les fuyards. Cette campagne (Allah garantit que les participants à cette course acquerraient les mérites accordés pour une vraie campagne) prit le nom chez les Musulmans d’expédition du sawîq.

La situation n’en était pas moins très grave pour Qoraysh. De son repaire de Médine, Mohammad rendait impraticables les routes de Syrie, sources des principaux revenus de Mekka. Le poète de cour, dont l’Annonciateur venait de s’assurer les services (toute puissance devait disposer d’un tel propagandiste), le Médinois Hassân ibn Thâbit, qui avait auparavant prêté son talent aux Ghassânides, pouvait les braver :

On essaya bien d’envoyer une caravane par la route de Mésopotamie et on loua un guide expérimenté pour cela. Les riches Qorayshites investirent beaucoup d’argent dans cette affaire, mais elle ne pouvait rester secrète. Quelqu’un raconta l’histoire dans un cabaret juif de Médine. Mohammad, informé, envoya une centaine d’hommes sous le commandement de son affranchi Zayd ibn Hâritha. La caravane fut attaquée à une étape et ses convoyeurs surpris, épouvantés au souvenir de Badr, prirent la fuite. Les marchandises confisquées valaient 100 000 dirhems. Le trésor de Mohammad devenait bien rempli. Deux mois après, il pouvait contracter un troisième mariage. Il épousait la fille d’‘Omar, Hafça, qui avait dix-huit ans et était déjà veuve. Elle complétait bien Sawda la ménagère et ‘Aïsha encore enfant. Les insatisfactions de Mohammad commençaient à être bien apaisées. S’il n’avait toujours pas d’enfant mâle, sa fille Fâtima, qui avait épousé le jeune cousin ‘Ali, venait d’accoucher d’un garçon, Hassan, et ne tardait pas à être enceinte à nouveau.

Après avoir bien excité par ses vers les Mekkois contre l’Annonciateur, le poète Ka‘b ibn al-Ashraf était revenu à Médine. Il était protégé par le puissant clan juif des Banou n-Nadîr auquel il appartenait par sa mère. Il logeait dans leur quartier, dans un château dont on montre encore les restes. Mohammad ne pouvait supporter, on l’a vu, les satires et les invectives. A sa manière habituelle, il le désigna aux assassins. Mais le poète demi-juif était sur ses gardes. L’homme de bonne volonté qui se chargeait de l’abattre expliqua au prophète qu’il faudrait utiliser la ruse, le mensonge et la tromperie. Mohammad l’y autorisa de grand cœur. Il recruta dès lors des associés dont un frère de lait de Ka‘b et ils se présentèrent à celui-ci comme des sectateurs mécontents du prophète, désireux de conspirer contre lui. Sous prétexte de tractations secrètes, ils vinrent chez lui par un beau clair de lune, accompagnés un bout de chemin par Mohammad lui-même qui les bénit. Puis ils l’attirèrent hors de son château malgré les sombres pressentiments de la jeune femme avec qui il était couché et ils le tuèrent. Ils arrivèrent à la maison de Mohammad en criant des invocations pieuses et jetèrent la tête de Ka‘b aux pieds du prophète. Il y eut quelques autres affaires de ce genre. Mohammad était trop puissant maintenant pour qu’on pût en tirer vengeance. Les membres fanatiques de son parti formaient donc une sorte de police. Une fois supprimés les groupes puissants qui, à Médine, faisaient encore obstacle à certains des actes de cette police, on aura quelque chose qui ressemblera bien à un véritable Etat.

Les Juifs commençaient à avoir vraiment peur. Il est possible qu’à cette époque, comme le disent les annalistes, ils conclurent un pacte avec Mohammad, élargissant ou révisant les dispositions de la charte primitive. Mais ils formaient un corps trop puissant encore et trop inassimilable pour que le statu quo puisse durer longtemps. Pourtant tous les ponts n’étaient pas rompus et toute la population de l’oasis médinoise mettait encore fort haut ses intérêts communs par rapport à ses dissensions internes.

Elle allait avoir à le montrer. Qoraysh ne pouvait pas ne pas riposter. Cette fois-ci, les choses allaient être savamment préparées. On négocia avec les tribus alliées des alentours qui envoyèrent des contingents. Tâ‘if donna cent hommes. Abou ‘Amir, le Médinois christianisant émigré à Mekka, en amena cinquante de la tribu médinoise d’Aws. On emmena un certain nombre d’esclaves. En tout, on réunit 3 000 hommes dont 700 pourvus de cottes de mailles et 200 montés à cheval. Il y avait 3 000 chameaux. Une quinzaine de femmes de l’aristocratie mekkoise devaient, à la manière bédouine, encourager les combattants par leurs chants et leurs cris. A leur tête marchait Hind, la femme d’Abou Sofyân, qui avait perdu à Badr son père qui n’était autre que le vieil ‘Otba ibn Rabî‘a, un fils, son frère et un oncle. Elle avait fait vœu de ne pas se laver et de ne pas coucher avec son mari tant que la vengeance n’en aurait pas été tirée. Sa co-épouse, Omayma, était là aussi. En une dizaine de jours, l’armée atteignit Médine, dépassant l’oasis par le nord et revenant s’installer à l’ouest de la petite montagne d’Ohod. Celle-ci, à 4 km au nord du centre de l’oasis, domine l’espèce de large défilé où elle est située entre deux champs de pierres volcaniques (harra) quasi impénétrables. Les Médinois avertis s’étaient retirés dans leurs fortins avec leurs animaux domestiques et leurs outils agricoles. Les Qorayshites avaient, entre leur camp et la cité proprement dite, la plaine la plus fertile de la région avec des champs d’orge montés en épis, mais encore verts et frais. Ils lâchèrent sur ces étendues désertées leurs chameaux et leurs chevaux qui se gavèrent de ce pâturage inespéré. Les Médinois durent assister impuissants au saccage de leur future récolte. Tout au plus leurs espions purent-ils de loin observer l’ennemi et en faire le compte.

Les chefs de tous les groupes médinois étaient d’accord sur la tactique à observer. Il ne fallait pas attaquer l’ennemi mais s’enfermer dans les fortins que constituaient les groupes de maisons appartenant à chaque clan. Les fortins proches les uns des autres avaient été hâtivement reliés par des murs de pierre. Cela faisait un réseau de places fortes entre lesquelles il était dangereux de s’aventurer et d’où on pouvait impunément braver pendant longtemps un ennemi supérieur en nombre. L’importante cavalerie des Qorayshites ne pourrait les aider en rien.

Les Qorayshites étaient arrivés à Ohod le jeudi 5 shaw-wâl de l’an 3 (21 mars 625) vers la fin de la journée. Le vendredi de bonne heure un conseil de guerre médinois s’était réuni et avait décidé de s’en tenir à la ligne de conduite adoptée. Mais de jeunes et bouillants Médinois, avides de gloire et de butin, s’indignaient de cet attentisme et furent appuyés par tous ceux que les nouvelles du côté d’Ohod inquiétaient au plus haut point sur le sort de leurs cultures. A la réunion habituelle du vendredi midi, dans la cour de la maison de Mohammad, il y eut une véritable manifestation de ceux qui voulaient qu’on attaquât. Mohammad céda et entra dans une de ses demeures pour s’équiper militairement. Certains se rassérénèrent alors, se repentirent de lui avoir forcé la main et lui dirent qu’ils se rallieraient à sa décision quelle qu’elle soit. Il ne pouvait donner le spectacle de l’indécision et peut-être Allah l’avait-il réconforté. Il répondit qu’il s’en tiendrait à la ligne de conduite arrêtée en dernier lieu. « Il ne convient pas à un prophète, dit-il, lorsqu’il a revêtu sa cuirasse, de la déposer avant d’avoir combattu. » [98]

Après la prière de l’après-midi, ils partirent vers Ohod. Mohammad avait un millier d’hommes dont une centaine pourvus de cuirasses et seulement deux chevaux. Les Juifs ne vinrent pas, sauf quelques individus. Le soir du vendredi est le commencement du sabbat et toute action est interdite. « Nous n’avons pas besoin d’eux », aurait dit Mohammad.[99] A mi-chemin d’Ohod, il s’arrêta et renvoya quelques garçons trop jeunes et inexpérimentés qui s’étaient joints à sa troupe. C’est alors que ‘Abdallâh ibn Obayy déclara qu’il se retirait et repartit pour le centre de l’oasis suivi du tiers de l’armée environ. Il est probable qu’il s’en tenait au premier plan établi par le conseil de guerre. Il avait fait preuve de bonne volonté en accompagnant les troupes jusqu’à l’extrême limite du périmètre médinois à défendre. Au-delà, il s’agissait d’une attaque pour satisfaire quelques têtes brûlées, les ambitions personnelles de l’Annonciateur et aussi les intérêts des deux clans médinois auxquels appartenaient les terres que les Qorayshites étaient en train de dévaster. La charte fondamentale prévoyait la solidarité pour la défense, non pour l’attaque. Au surplus, on se souvient qu’à Bo‘âth Ibn Obayy avait déjà gardé la neutralité et en avait tiré des avantages. Si Mohammad se faisait battre, cela lui rabattrait quelque peu le caquet et le chef médinois pourrait ressaisir une certaine influence. Ceux qui suivirent Ibn Obayy entendaient sans doute plus simplement ne pas tirer les marrons du feu pour les émigrés mekkois et les deux clans menacés dans leurs biens.

Quand le soir tomba, les quelque 700 hommes qui restaient avec Mohammad campèrent dans la harra, au milieu des roches basaltiques dont l’enchevêtrement les mettait à l’abri de la cavalerie mekkoise. Les gens qui suivaient Ibn Obayy campèrent non loin de là. Le samedi matin, à travers la harra, les troupes de Mohammad vinrent s’installer sur les pentes du mont Ohod où il était difficile à la cavalerie qorayshite de les suivre. Les archers médinois reçurent l’ordre de ne pas quitter la montagne. Les Qorayshites avec leur cavalerie évoluaient dans la plaine, se plaçant entre Médine et l’armée médinoise, et les membres de celle-ci bouillaient de voir les chevaux passer et repasser impunément au milieu de leurs champs d’orge.

Abou ‘Amir, le Médinois christianisant exilé à Mekka, vint conjurer ses compatriotes de cesser la lutte et d’abandonner Mohammad, leur mauvais génie. Il n’eut aucun succès. Puis commença, comme d’habitude, la série des combats singuliers. L’homme qui portait l’étendard mekkois s’étant avancé, la mêlée s’engagea. Les combattants musulmans se laissèrent entraîner de plus en plus loin des pentes de la montagne, encouragés sans doute par un succès partiel que la tradition a fortement exagéré. Les femmes stimulaient les Qorayshites en chantant au rythme des tambourins et en criant le nom des victimes de Badr qu’il s’agissait de venger. Hind, la femme d’Abou Sofyân, dirigeait les chœurs :

Certains archers musulmans auraient cru la bataille gagnée et seraient descendus dans la plaine pour participer au pillage. Quoi qu’il en soit, un certain désordre commença à s’introduire. Le commandant de la cavalerie mekkoise, Khâlid ibn al-Walîd, qui plus tard montrera ses capacités exceptionnelles de stratège au service de l’Islam, profita de la situation et avec ses hommes enfonça le flanc gauche de l’armée musulmane, surgissant sur l’arrière de la masse de ses combattants. Ce fut la panique. Le porteur de l’étendard musulman fut abattu non loin de Mohammad. On luttait par petits groupes isolés. Une quinzaine de combattants entouraient Mohammad et se retiraient lentement avec lui, en combattant, vers le refuge qu’offrait la montagne. Pour la première fois, l’Annonciateur dut se battre en personne. Il tira de l’arc et joua de la lance. Une pierre lui cassa une dent et lui fendit la lèvre, une autre écrasa son casque à la place de la joue. Le sang lui coulait sur la face. Un Qorayshite lui donna un grand coup qui le fit tomber à la renverse dans un trou. On le releva et il dut s’appuyer sur deux compagnons, tant il était abattu. Quelqu’un cria qu’il était mort, ce qui accentua la panique. Enfin, il arriva avec son petit groupe, à l’abri, sur les pentes du mont Ohod. D’autres de ses partisans fuyaient dans la plaine vers la harra et Médine. Beaucoup furent tués. Un de ceux qui se sauva ainsi fut ‘Othmân, l’élégant gendre du prophète. Les Qorayshites nettoyaient la plaine, achevant les blessés. L’oncle de Mohammad, le vaillant Hamza, fut transpercé par la javeline d’un esclave abyssin, Wahshî, expert à cette arme, qui le poursuivait tenacement. La liberté lui avait été promise par son maître mekkois, dont l’oncle était une des victimes de Badr, s’il tuait l’oncle de Mohammad. Hamza tué, il n’avait plus rien à faire sur le champ de bataille et s’en alla tranquillement.

Les Qorayshites triomphaient à la façon des Barbares de leur temps. Les femmes mutilaient les cadavres, se faisant des colliers sanglants avec leurs nez et leurs oreilles. Hind ouvrit la poitrine de Hamza. Elle arracha le foie de celui qui avait tué son père à Badr et commença à le manger, puis le cracha.

La nuit était tombée. Les Mekkois vainqueurs allaient-ils marcher maintenant sur Médine ? A l’étonnement soulagé de beaucoup, ils y renoncèrent et repartirent dans la direction de Mekka. Ils avaient eu un grand succès. L’armée de Mohammad avait été littéralement décimée. Elle avait eu soixante-dix morts environ (dont dix émigrés seulement) contre une vingtaine de morts aux Qorayshites. On pouvait donc considérer que vengeance avait été tirée des morts de Badr. S’engager dans le siège difficile du labyrinthe des fortins médinois, opération à laquelle l’armée de Qoraysh était mal préparée, c’était risquer de compromettre sans profit un grand succès. C’était au surplus dresser contre soi toute la population médinoise, Juifs compris, alors qu’on n’avait voulu combattre que l’armée privée de Mohammad. C’était refaire l’unité compromise justement par le succès mekkois. Il était prévisible que celui-ci allait renforcer tous les opposants à l’Annonciateur : Juifs, païens et aussi l’opposition musulmane groupée derrière ‘Abdallâh ibn Obayy et qui avait refusé de combattre en dehors du périmètre de la cité. Il valait mieux ne pas provoquer le pire en cherchant à avoir mieux. Cela d’autant plus que, malgré tout, l’armée mekkoise avait été éprouvée ; elle avait des blessés et les chevaux avaient presque tous été atteints par les flèches des archers de Mohammad.

Celui-ci et le petit groupe d’une quinzaine d’hommes qui l’entourait passèrent la nuit dans les rochers du mont Ohod. A Médine, où le bruit de la mort de l’Annonciateur avait couru, on attendait dans la fièvre et l’angoisse. Au matin, Mohammad fit enterrer les morts dans de grandes fosses. Puis le groupe des survivants, resurgis des différents asiles rocheux où ils s’étaient dissimulés, éclopés et saignants, reprit lentement le chemin de Médine où l’accueillirent les cris stridents dont les femmes arabes ont l’habitude de saluer la mort de leurs proches.

Aussitôt qu’il leur fut possible, Mohammad portant encore les marques de ses blessures et ses compagnons, dans un état aussi peu brillant, eurent le courage de partir à la poursuite des troupes d’Abou Sofyân en route vers Mekka. Ils se maintinrent assez loin, allumant de grands feux pour signaler leur présence, pensant sans doute que les Qorayshites croiraient à une armée nombreuse, augmentée de renforts, et que cela les dissuaderait de revenir sur Médine s’ils en avaient eu l’intention. Peut-être surtout Mohammad tentait-il d’impressionner les tribus voisines, de les persuader qu’il n’était pas en aussi mauvaise posture que ne manquerait pas de le proclamer Qoraysh. Puis il rentra à l’oasis.

La situation, pour lui, y était critique. Les Juifs, les païens, les incrédules soulignaient malignement que, si Mohammad avait hautement considéré le triomphe de Badr comme la preuve de l’authenticité de sa mission, il était logique maintenant de déduire de sa défaite le signe de l’inanité de ses prétentions. Si Allah favorisait maintenant les Qorayshites, c’est que Mohammad ne pouvait être considéré comme un prophète. Avait-on entendu jamais parler de défaites aussi humiliantes subies par un prophète qu’appuyait la divinité ?

Ibn Obayy et ceux qui le suivaient triomphaient eux aussi. Ils l’avaient bien dit qu’il ne fallait pas courir au-devant des Mekkois comme le demandaient de jeunes fous dont le prophète avait trouvé bon de suivre les avis. Ibn Obayy ne reniait pas la Charte, mais il demandait que, désormais, dans les conseils de la communauté médinoise, on tienne plus de compte de l’avis des hommes d’expérience comme lui. Lui et les siens restaient fidèles à leur orientation monothéiste et ils ne mettaient pas en doute, semble-t-il, le fait que Mohammad recevait des révélations d’Allah. C’était la base même de leur politique depuis quelques années et il leur était difficile de la répudier entièrement. Mais ils n’acceptaient qu’avec malaise certaines de ces révélations, discutaient sur les détails, signalaient avec perplexité les contradictions des paroles d’En Haut entre elles, réclamaient des textes plus explicites. Ils semblent avoir insinué que Mohammad peut-être opérait — au mieux de ses intérêts — un tri parmi les révélations, développant celles-ci (allèrent-ils jusqu’à suggérer qu’il y ajoutait de son cru ?) et se gardant de divulguer celles-là.

Ibn Obayy, le lendemain de la bataille, était venu à la Mosquée blâmer son fils (un fervent adepte de Mohammad), qui soignait ses blessures au fer rouge devant un grand feu, d’avoir participé à une équipée aussi stupide. Le vendredi suivant, à la grande réunion hebdomadaire, il voulut prendre la parole, comme il en avait l’habitude, pour recommander avec condescendance le prophète au peuple. Mais les zélés, indignés de ce qu’ils considéraient comme une désertion devant l’ennemi, vinrent le saisir par ses habits. Ils lui dirent : « Assieds-toi, ennemi d’Allah, tu n’es pas digne de parler ici après avoir agi comme tu l’as fait. » Il sortit en se plaignant : « Par Allah ! c’est comme si j’avais dit quelque chose de mal alors que je m’étais levé pour lui apporter mon appui. » Quelqu’un lui dit : « Rentre chez toi, et que l’Envoyé de Dieu te pardonne. » « Par Allah, répondit-il, je ne veux pas de son pardon ! » On lui fit tant d’affronts qu’il renonça à se rendre aux réunions. Il n’en fut que plus furieux et, pendant les mois qui suivirent, prit une attitude de plus en plus opposante. Mohammad laissait faire ses séides jusqu’à un certain point, mais empêcha qu’on en vînt aux dernières extrémités, quoique le fils du chef mekkois, dans son zèle pour la Cause, ait proposé au prophète d’aller lui-même tuer son père.

La Voix d’Allah apporta naturellement des réponses aux interrogations et aux doutes :

« Ne défaillez pas, ne vous attristez pas. C’est vous qui avez le dessus puisque vous êtes croyants. Si vous avez reçu une blessure, ces gens en ont reçu une tout autant. Les jours (bons et mauvais), nous les faisons alterner parmi les gens pour qu’Allah connaisse les fidèles et qu’il choisisse parmi vous des témoins (et Allah n’aime pas les injustes), pour faire briller ceux qui croient et rejeter dans l’ombre les infidèles » (Coran, III, 133-135). « Ce qui vous a frappé, le jour où les deux troupes se sont rencontrées, c’est avec la permission d’Allah et afin qu’il connaisse les Fidèles et qu’il connaisse les Douteurs… Ceux qui ont dit de leurs frères tout en restant, eux, bien tranquilles : S’ils nous avaient obéi ils n’auraient pas été tués » (Coran, III, 160-162).

Le mot arabe traduit ci-dessus par « les Douteurs » (monâfiqoun) est un mot emprunté à la langue de l’Eglise chrétienne d’Ethiopie. En éthiopien, il désignait les hésitants, les sceptiques, les réticents, les gens à l’âme partagée, ceux de peu de foi… Mais, en arabe, il évoquait aussi la conduite de la gerboise qui se précipite vers son trou. Le mot semblait approprié aux jeunes adeptes pour désigner ceux qui avaient « lâché » à Ohod.

Les critiques des Juifs et des Douteurs étaient à leur maximum. Il fallait y répondre. Mohammad, on l’a vu, s’était séparé des Juifs après la courte période où il avait pensé trouver parmi eux des adeptes. Il avait fait diverger rites et coutumes. Il avait forcé les Qaynoqâ‘ à émigrer après les avoir expropriés. Il fallait aussi répondre aux attaques acerbes et savantes de leurs intellectuels. Si Mohammad reconnaissait les prophètes juifs comme inspirés par Allah, l’Ancien Testament comme un livre sacré, pourquoi n’adhérait-il pas à la foi d’Israël ? Comment les révélations qu’il déclarait recevoir pouvaient-elles contredire la Torah ? Et, s’il n’était pas Juif, qu’était-il ?

La connaissance que Mohammad et les siens avaient des Ecritures s’était beaucoup étendue à Médine sans être devenue jamais très profonde. Les quelques Juifs qui avaient rejoint les rangs du prophète mekkois ont dû jouer un grand rôle dans cette mise au courant. Parmi les prophètes, dont il était expliqué dans les révélations reçues à Mekka qu’ils avaient été envoyés aux différents peuples, se trouvait Abraham, en arabe Ibrâhîm. Il avait rompu avec son peuple d’origine, des idolâtres, avec son père en particulier. Il leur avait prêché en vain le monothéisme. Plus tard, devenu vieux, de mystérieux visiteurs lui avaient promis un « fils savant » (Coran, LI, 28). La Voix d’En Haut se référait aux « Ecrits primitifs, les Ecrits d’Ibrâhîm et de Moïse » (Coran, LXXXVII, 18-19). Tous ces détails viennent de l’Ancien Testament et des développements légendaires juifs ultérieurs plus ou moins déformés. Plus tard, ces idées vagues se développèrent. A l’époque mekkoise déjà, il était question d’un autre prophète, Ismâ‘îl, qui avait, lui aussi, prêché la vérité. A un moment donné (déjà à Mekka ou après l’émigration ?), il apparaît qu’Ismâ‘îl est le fils d’Ibrâhîm, qu’il est le père des Arabes comme l’a dit la Bible, qu’il est le frère d’Isaac, père des Juifs. C’est là une nouvelle donnée de la plus haute importance. Les récits concernant les prophètes laissés jusque-là dans le plus grand vague chronologique se situent, s’ordonnent dans le temps. Ibrâhîm, ancêtre des Juifs et des Arabes, aïeul de Jacob, le père des douze tribus d’Israël, lointain ancêtre de Moïse qui révéla la Loi aux Israélites, n’étaient donc pas juif à proprement parler. Sa foi dans le dieu unique et omnipotent, bien antérieure aux prescriptions du judaïsme et du christianisme, comment la définir mieux qu’en y voyant une démarche analogue à celle des hanîf, ces gens qui, nous l’avons vu, cherchaient à se rapprocher d’Allah sans se faire Juifs ni chrétiens ? Ne peut-on le considérer comme le premier moslim, le premier « soumis » à la volonté d’Allah, le premier « musulman » ? Dès lors, à ceux qui le sommeront d’adhérer au judaïsme ou au christianisme, Mohammad n’aura qu’à répondre : « Bien plutôt à la communauté d’Ibrâhîm, comme un hanîf ! il n’était pas, lui, d’entre les associateurs (les polythéistes, ceux qui associent d’autres dieux à Allah) » (II, 129).

Ce n’était pas là une vue très originale. Abraham, écrivait déjà saint Paul aux Romains vers 58 de l’ère chrétienne, est « notre père à tous » (Romains, 4, 17), il est « à la fois le père de tous ceux qui croiraient sans avoir la circoncision… et le père des circoncis » (Romains, 4, 11-12). C’était un dicton rabbinique que « le père de tous les prosélytes c’est Abraham » et, quand on donnait un nom hébreu à un prosélyte, on l’appelait « fils d’Abraham ».[101] Mais, de plus, Mohammad découvrait un rapport particulier d’Ibrâhîm avec son peuple et avec sa patrie.

Jamais, peut-être, il n’avait abandonné tout à fait la vénération qu’il vouait au sanctuaire central de sa ville natale, à la Ka‘ba et à sa pierre noire, si grand qu’ait pu devenir son dégoût pour les idoles qui, à côté d’Allah, y étaient proposées à la dévotion des fidèles. Peut-être déjà y avait-il des légendes judéo-arabes sur les aventures d’Ismâ‘îl au désert de Pâran où la Genèse situe son exil, où elle annonce que Yahwé « en fera un grand peuple » (Genèse, 21, 18-21). Des récits juifs racontaient que son père Abraham était venu le visiter au désert en cachette de Sara, marâtre de l’ancêtre des Arabes.[102] En tout cas, la Voix d’En Haut vint un jour expliquer à Mohammad qu’Ibrâhîm « avait établi une partie de (sa) descendance dans une vallée sans culture » près d’un Temple de Dieu rendu sacré (Coran, XIV, 40). Lui et son fils Ismâ‘îl avaient bâti ce temple, l’avaient purifié, en avaient fait un lieu de pèlerinage et d’asile. Il avait demandé à Allah d’envoyer comme messager (rassoûl) un des futurs habitants de la Ville qui entourerait ce temple pour communiquer à son peuple ses révélations, l’Ecriture et la Sagesse (II, 118 ss). Lorsqu’il fut décidé de ne plus se tourner pour la prière vers Jérusalem afin de rompre avec les Juifs, la Voix ordonna de se diriger vers Mekka et vers la Ka‘ba (II, 139).

Dès lors, la situation était renversée du point de vue idéologique. Ce n’était plus Mohammad, fils ignorant d’un peuple barbare d’idolâtres sans Ecriture et sans Loi qui devait entrer dans la Communauté des Détenteurs de la Révélation mosaïque. C’étaient les Juifs, fils peu fidèles des récepteurs de cette Révélation, qui devaient reconnaître la validité des messages d’Allah envoyés à un descendant de leur ancêtre commun suivant l’esprit même du message communiqué, leur propre tradition en témoignait, à cet ancêtre, à Abraham-lbrâhîm. Avec une science biblique toute neuve, on les accusait d’avoir rejeté et persécuté les prophètes d’entre leur propre peuple, d’avoir regimbé contre Moïse, d’avoir désobéi et de désobéir encore souvent aux commandements qui leur avaient été transmis. N’avaient-ils pas aussi, les chrétiens en étaient témoins, été incrédules envers Jésus, ne l’avaient-ils pas tué ou plutôt n’avaient-ils pas essayé de le tuer, n’avaient-ils pas calomnié Marie, sa mère ? S’ils prétendent que la venue de Mohammad n’est pas prédite par leurs Ecritures, c’est que, délibérément, ils altèrent le sens de celles-ci, qu’ils en cachent une partie.

Pourquoi d’ailleurs leur Loi les prive-t-elle de tant de nourritures excellentes ? C’est parce qu’ils ont tellement péché ! C’est une punition de leurs fautes (IV, 158). Les Croyants n’ont, eux, aucune raison de s’en abstenir. Qu’ils évitent seulement le sang, la viande de porc, celle qui a été consacrée aux idoles et la chair des bêtes mortes (II, 168). A chacun sa nourriture. Ces prescriptions alimentaires couronnaient la séparation des deux voies. N’oublions pas que la première règle universelle édictée par l’Eglise chrétienne, celle qui marquait la naissance du christianisme comme communauté distincte, est très analogue. « L’Esprit Saint et nous-mêmes, écrivent vers 48 aux disciples non-juifs les apôtres et les anciens réunis à Jérusalem, avons décidé de ne pas vous imposer d’autres charges que celles-ci qui sont indispensables : vous abstenir des viandes immolées aux idoles, du sang, des chairs étouffées et de l’impudicité » (Actes, 15, 28-29).

Ainsi le groupe des sectateurs de Mohammad se définissait-il peu à peu. C’est vers cette époque que le nom le plus employé pour les désigner devint définitivement les « soumis » à la volonté d’Allah, en arabe moslimoun (au singulier moslim) dont nous avons fait musulmans. La soumission, en arabe, se désigne par l’infinitif correspondant islâm, mot destiné à une immense fortune.

Mais, après Ohod, le danger était suspendu sur leurs têtes. Le nouveau grand homme de Qoraysh, Abou Sofyân, était, on l’a dit, très intelligent. Il avait compris que c’était maintenant qu’il fallait détruire la menace médinoise et musulmane, maintenant ou jamais. Il s’y employa. Pour cela, il fallait réunir une force militaire plus considérable qu’à Ohod et détruire totalement le repaire ennemi. C’étaient seulement les tribus bédouines qui pouvaient fournir les hommes en quantité suffisante. Des émissaires qorayshites furent envoyés pour sonder les alliés possibles et solliciter leur appui. Mohammad, de son côté, pourvu maintenant d’argent et de nombreux sectateurs dévoués, envoyait aussi des agents chargés de contrebalancer les efforts des Qorayshites. Dans cette lutte diplomatique, bien des intrigues se nouèrent. Les chefs bédouins profitèrent de la situation pour faire monter les enchères, comme il est de coutume dans de semblables circonstances. Des chefs rivaux luttant au sein d’une tribu pour la suprématie essayèrent, pour l’acquérir, d’utiliser l’aide offerte des Mekkois ou des Musulmans. Ce sont là les jeux familiers de l’éternelle politique.

Cela tourna quelquefois au tragique. La tribu des Banou Lihyân avait jadis fondé un royaume puissant. Elle faisait partie maintenant de la confédération de Hodhayl soumise à l’influence de Qoraysh. Mohammad apprit, paraît-il, que son chef, Sofyân ibn Khâlid, réunissait des hommes pour l’attaquer. Il dépêcha auprès de lui un de ses sectateurs, ‘Abdallâh ibn Onays. Il avait la permission de tout dire, de maudire le prophète s’il le fallait, pour gagner la confiance du cheikh lihyânite. Les choses marchèrent à souhait. Sofyân fut si conquis par sa nouvelle recrue qu’il l’invita à coucher sous sa tente. Il fit traire une chamelle, offrit le lait frais à son hôte. « J’en sirotai un peu, racontait celui-ci, mais il plongea le nez entier dans l’écume et lampa comme un chameau. »[103] Mauvaises manières, bien dignes d’un ennemi d’Allah ! ‘Abdallâh, tel Judith, lui coupa la tête la nuit et réussit à fuir malgré les cris des femmes de sa victime. Ne marchant que de nuit, il arriva à Médine et jeta devant Mohammad la tête de Sofyân. Le prophète fut très satisfait. Il donna un bâton à ‘Abdallâh ibn Onays qui le prit en remerciant. C’était un tueur de peu d’intellect. On lui demanda pourquoi Mohammad lui avait fait ce cadeau apparemment insignifiant. Il n’avait pas songé à le demander. Sur les instances de ses questionneurs, il revint poser la question. Mohammad lui répondit : « Ce sera un signe entre toi et moi au jour du Jugement. Ils seront peu alors, ceux qui tiendront un bâton. » Ibn Onays ne lâcha jamais ce bâton et se fit enterrer avec.[104]

Les Banou Lihyân prirent ce meurtre plus mal qu’Allah ne devait le prendre. Ils entrèrent en pourparlers avec deux clans de la tribu de Khozayma, leur offrant un certain nombre de chameaux en échange de leur complicité. Une délégation des Khozayma alla à Médine demander à Mohammad de leur envoyer quelques disciples pour leur enseigner la nouvelle foi. Mohammad, charmé et confiant, leur donna sept hommes. Quand ils arrivèrent au puits de Rajî‘, les soi-disant convertis s’éclipsèrent. Les Musulmans se virent tout à coup entourés de cent archers de Lihyân. Ceux-ci les sommèrent de se rendre. Ils voulaient les avoir vivants pour les vendre à Qoraysh. Quatre d’entre eux refusèrent, se ruèrent sur leurs ennemis et furent tués. Des trois autres, l’un voulut s’échapper et il fut lapidé à mort. Les deux survivants, menés ligotés à Mekka, furent vendus à des Qorayshites désireux de venger leurs morts. Les Banou Lihyân, avec leur réalisme bédouin, étaient ainsi sûrs d’être vengés eux-mêmes tout en percevant des sommes importantes. L’un des deux aurait été exécuté sans trop de préambules, l’autre, Khobayb ibn ’Adi devait souffrir plus, tout au moins selon la tradition qui semble bien, ici encore, avoir développé un épisode sans doute réel dans un sens très tendancieux. On le crucifia, c’est-à-dire sans doute qu’on l’attacha à un pieu. On incita un enfant, fils d’un mort de Badr, à lui porter des coups de lance, mais les coups furent trop faibles. Il y avait là une foule de femmes, d’enfants et d’esclaves venus contempler le spectacle. Ils admirèrent le courage des martyrs qui, jusqu’au bout, ne voulurent pas se renier. On les acheva à coups de lance, semble-t-il. Avant de mourir, Khobayb invoqua son dieu : « Allah, s’écria-t-il en désignant les assistants, compte-les bien, tue-les tous un à un et n’en laisse pas échapper un seul ! »[105] Parmi les assistants, il y avait un tout jeune homme qui devait devenir une vingtaine d’années plus tard le chef suprême, le calife des Musulmans. C’était Mo‘âwiya, le fils d’Abou Sofyân. Son père le jeta brusquement à terre pour qu’il échappe aux effets de la malédiction. Le poète attaché à Mohammad composa de nombreux vers en l’honneur du martyr et de ses compagnons.

Un des tués sur place à Rajî‘, ‘Açim ibn Thâbit, fut décapité et sa tête fut vendue par les Lihyân à une Qorayshite dont il avait tué les deux fils à Ohod. Elle avait fait le vœu de boire du vin dans son crâne. Mais ‘Açim, lui, avait juré de son vivant qu’il n’aurait jamais aucun contact avec un idolâtre. Allah, miraculeusement, lui permit de ne pas enfreindre ce vœu. Un essaim de frelons empêcha la femme de toucher au crâne le soir de l’exécution. Et le lendemain, le wâdi où était ce crâne fut inondé, la macabre dépouille emportée.

Quelque temps après (ou peut-être avant, la chronologie de ces incidents étant très incertaine), Mohammad, avec quelque réticence, se laissa convaincre par un certain Abou I-Barâ’, un des cheikhs de la tribu des Banoû ‘Amir ibn Ça‘ça‘a, d’envoyer chez ceux-ci une quarantaine de disciples afin de les endoctriner. Un autre des chefs de la tribu, ‘Amir ibn Tofayl, ennemi de Mohammad et peut-être en compétition avec Abou 1-Barâ’, fit massacrer les Musulmans au puits de Ma‘oûna, non par les gens de sa propre tribu qui refusèrent d’enfreindre la garantie donnée, mais par des membres d’une tribu voisine. Mohammad fut extrêmement attristé. Il ne pouvait, pour le moment, venger les morts. Il appela la vengeance d’Allah sur ‘Amir ibn Tofayl.

Un Musulman seul avait échappé au massacre. Sur la route du retour, rencontrant deux des Banou ‘Amir qui dormaient paisiblement, il les tua pour venger ses compagnons. Il s’était trouvé en dehors de la tuerie parce qu’il s’était éloigné des siens. Il en avait été averti d’abord par la vue des vautours tournoyant au-dessus des cadavres. Il ne savait pas que les Banou ‘Amir n’avaient pas participé directement au massacre. Mohammad était responsable des deux meurtres commis par son séide et, malgré les pertes bien supérieures subies par lui dans cette affaire, devait, en vertu de son pacte avec cette tribu, payer le prix du sang. Il entreprit de collecter des fonds. Entre autres contributeurs, il en quémanda auprès de la tribu juive médinoise des Banou n-Nadîr qui habitait à l’extrême sud-est de l’oasis. Le jour du sabbat, entouré d’un certain nombre de notables de sa communauté, dont Abou Bekr, ‘Omar et le chef médinois Ossayd ibn Hodayr, il se rendit auprès du conseil des Banou n-Nadîr.[106] Celui-ci se déclara disposé à contribuer aux frais, mais continua sa délibération en priant les honorables visiteurs d’en attendre les résultats au-dehors, en se mettant à l’aise. Tandis qu’ils patientaient ainsi, assis, le dos appuyé à un mur, le conseil, paraît-il, délibérait si ce n’était pas l’occasion rêvée de se débarrasser de l’Islam et de son fondateur. Mohammad se leva tout à coup. Allah venait de l’avertir, expliqua-t-il ensuite, que de tels complots se tramaient à ce moment même. A vrai dire, la chose était plausible et un minimum d’intuition politique pouvait suffire à le faire soupçonner à quelqu’un de moins intelligent que le prophète. Ka‘b ibn al-Ashraf, le poète demi-juif assassiné quelques mois auparavant à l’instigation de Mohammad, appartenait par sa mère aux Nadîr. Quoi qu’il en soit, les récits musulmans prétendaient savoir qui, au conseil, avait proposé de lancer du haut du toit une grosse pierre, une meule sur la tête du prophète, qui s’en était chargé et qui s’y était opposé. En tout cas, Mohammad s’éclipsa « comme quelqu’un qui a un besoin ».[107] Ses compagnons, étonnés, au bout d’un moment, s’enquérirent. Quelqu’un leur dit : « Je l’ai vu rentrer à Médine. » Ils rentrèrent eux aussi et retrouvèrent chez lui leur chef qui leur expliqua ce que lui avait révélé Allah. Il envoya alors un des siens, Mohammad ibn Maslama, un Médinois d’une tribu alliée aux Nadîr, porteur d’un ultimatum pour ceux-ci. Dans un délai de dix jours ils devaient quitter l’oasis sous peine de mort. Ils pouvaient emporter leurs biens mobiliers et recevraient une partie du produit de leurs palmiers. Mais le message était d’un ton sévère : « Sortez de ma ville et ne cohabitez plus avec moi après la trahison que vous avez projetée contre moi. » Ils s’étonnèrent qu’un homme allié à leur clan se fût chargé d’un tel message. Mohammad ibn Maslama répondit : « Les cœurs ont changé et l’Islam a effacé les alliances. »

Les Nadîr se préparaient à obtempérer. Mais le « douteur » Ibn Obayy, de plus en plus exaspéré par Mohammad, leur fit conseiller de résister. Il les soutiendrait ainsi que la dernière tribu juive de Médine, les Qorayza, et aussi ses alliés nomades, les Ghatafân, viendraient à la rescousse. Les Nadîr s’enfermèrent dans leurs fortins. Mohammad vint s’installer avec ses hommes en face d’eux dans une cabane en bois pour se protéger de leurs flèches. Personne ne bougea, ni les Qorayza, ni les Ghatafân, ni Ibn Obayy lui-même qui regarda d’un œil terne son Musulman de fils venir prendre ses armes pour la bataille. Mohammad commença à couper les palmiers des Nadîr. C’était là un acte répugnant à la morale arabe en vigueur quoique, comme de coutume, la guerre vît souvent ses règles bafouées. Freya Stark a pu encore constater, il y a quelques années au Hadramout, la même infraction et la réprobation (vaine) qu’elle inspirait. Quoi qu’il en soit, cet acte de guerre totale, après le lâchage de leurs alliés, démoralisa les Nadîr. Ils protestèrent solennellement et certains assiégeants se sentirent mauvaise conscience. Mais une révélation d’Allah vint confirmer que le comportement militaire du prophète était juste. Les Nadîr capitulèrent au bout d’une quinzaine de jours de siège. Les conditions étaient naturellement devenues plus dures : « Sortez d’ici ; vous avez vos sangs (c’est-à-dire vos vies) et ce que pourront porter vos chameaux, sauf votre armement. » Ils partirent sans vouloir montrer d’accablement, peut-être heureux d’ailleurs de se soustraire à assez bon compte à ce voisinage dangereux. Ils avaient des parents, des amis et, pour certains, des terres à Khaybar, le grand centre juif du nord du Hedjâz. Ils chargèrent 600 chameaux de leurs biens, démontant leurs maisons, emportant les portes et les poutres. Les femmes s’étaient parées de leurs bijoux et de leurs plus beaux atours. On jouait de la timbale et du tambourin. Les vaincus, formant un interminable cortège, défilèrent ainsi joyeusement, comme en triomphateurs, à travers toute l’oasis dans leur route vers Khaybar ou vers la Syrie. Les Douteurs les virent passer avec affliction. C’était encore un des contrepoids au pouvoir de Mohammad qui disparaissait.

Celui-ci comptait son butin : 50 cuirasses, 50 casques et 340 épées qui devaient servir. Et puis les terres des Juifs, leurs palmeraies et ce qui restait des maisons. Mohammad expliqua aux Médinois que, jusque-là, ils avaient eu la charge des émigrés mekkois, incapables de subvenir par eux-mêmes à leurs besoins. Il était de leur propre intérêt que ceux-ci eussent des terres dont ils pourraient vivre sans plus quémander auprès de leurs frères. En vertu de ce raisonnement, les terres des Juifs furent distribuées aux seuls Musulmans d’origine qorayshite. On ne fit exception que pour deux très pauvres et très méritants Médinois de souche. Le prophète ne s’oublia pas dans la distribution. Il eut de bonnes terres où, entre les palmiers, poussait de l’orge. Il avait désormais sa part, ne dépendait plus de personne. Il se servait du rapport de ses terres pour son entretien personnel et celui de sa famille et pour les besoins de la communauté. Parmi ces besoins il est juste de dire que se trouvait l’entretien des nécessiteux.

Sa famille d’ailleurs s’agrandissait. Quelque six mois après ces événements, Fâtima lui donnait un second petit-fils, Hossayn, promis à un destin tragique. Il se mariait en outre avec deux femmes qorayshites (de naissance ou par mariage) qui atteignaient la trentaine, deux veuves de Musulmans tués à Badr et à Ohod, Omm Salama et Zaynab bint Khozayma. Celle-ci devait mourir peu après.

L’expulsion des Banou n-Nadîr était diversement commentée par l’opinion arabe. Une polémique ardente opposait les poètes propagandistes, journalistes de l’époque. Aux rimailleurs stipendiés du prophète, le Juif Sammâk répondait

Ainsi les Juifs espéraient en la coalition que préparait Abou Sofyân. Elle pouvait être formidable. Mais, sur le front intérieur, il n’y avait plus rien à attendre, pour les ennemis de Mohammad, de l’opposition médinoise. Elle avait montré son incapacité et sa veulerie. Du haut du ciel Allah l’avait souligné avec ironie :

« N’as-tu pas vu les Douteurs qui disaient à leurs frères, ceux des gens de l’Ecriture qui ont été impies : Si vous êtes expulsés, nous partirons avec vous, nous ne servirons jamais personne contre vous et, si on vous combat, nous viendrons à votre rescousse. Allah est témoin qu’ils mentaient. S’ils sont expulsés, ils ne partiront pas avec eux, s’ils sont attaqués, ils ne les aideront pas et, même s’ils les aident, ils (ne tarderont pas à) tourner le dos (c’est-à-dire : à fuir) et ils n’auront aucun appui… Ils ne vous combattraient tous que dans les forteresses, derrière les remparts. Leur vaillance est forte quand ils sont entre eux ; tu les croirais unis. Mais leurs cœurs sont divisés. Ce sont des gens sans discernement » (Coran, LIX, 11-14).

Mohammad, au surplus, ne perdait pas de temps pour renforcer sa position morale et matérielle. A Ohod (c’était le 23 mars 625), Abou Sofyân, sur le champ de bataille, avait lancé aux Musulmans un défi à la Lagardère : « Dans un an à Badr ! » Il y avait, en effet, une grande foire annuelle qui durait huit jours à Badr. Les Musulmans y vinrent — en avril 626 — faire une démonstration de force avec 1 500 hommes et 10 chevaux. Ils y firent de bonnes affaires avec des bénéfices allant jusqu’à 100 %. Les Mekkois approchèrent de Badr avec 2 000 hommes et 50 chevaux, mais ne vinrent pas jusqu’à la foire. Chacun avait montré sa force.

C’est à cette époque aussi sans doute, après l’expulsion des Banou n-Nadîr, que se place l’assassinat du vieux juif Abou Râfi‘ par quelques Musulmans de la tribu médinoise des Khazraj. On nous dit qu’ils voulaient rivaliser de valeur avec la tribu des Aws dont les membres avaient tué Ka‘b ibn al-Ashraf. L’« expédition » bénie par le prophète, qui avait prescrit cependant au commando de ne tuer ni femmes ni enfants, revint après dix jours de Khaybar. La mission était accomplie, le vieillard avait été tué dans son lit, les meurtriers avaient réussi à fuir. Ils discutèrent pour savoir qui avait porté le glorieux coup fatal. Mohammad les départagea en examinant les épées : c’était celle qui avait des traces de nourriture. Abou Râfi‘ devait être en pleine digestion.

On était déjà en l’an 5 de l’hégire (juin 626). Mohammad passa quinze jours en expédition pour faire peur à deux tribus qui concentraient des troupes contre lui. Elles se dérobèrent et le prophète revint à Médine, ayant montré sa force et capturé quelques belles filles restées à la traîne. En août de même, une expédition alla vers la grande oasis de Doumat al-Jandal, fort loin vers le nord, où se tenait une foire célèbre. Il y avait là aussi, lui avait-on appris, une concentration de troupes. A nouveau, l’ennemi se déroba et la troupe médinoise revint, avant même d’avoir atteint son but, avec quelques bestiaux et un prisonnier capturés.

En décembre, le prophète partit pour une autre expédition qui devait surtout donner lieu à des incidents remarquables. Il dispersa les Banou l-Moçtaliq, une tribu qui, elle aussi, aurait mobilisé en vue d’attaquer Médine. La troupe, surprise au puits de Moraysî‘, près de la côte de la mer Rouge, fut mise en déroute rapidement. Les Musulmans eurent un mort, leurs ennemis dix. Mais on s’empara de leurs 2 000 chameaux, de 5 000 têtes de petit bétail et aussi de 200 femmes. L’une, la fille du chef des Banou l-Moçtaliq, Jowayriya, était très belle. On ne pouvait la voir sans en être épris. Elle fut du lot de butin qui échut à Thâbit ibn Qays. Elle discuta avec lui sur sa rançon et voulut être libérée moyennant une reconnaissance de dette qu’elle lui signerait. Il dut refuser car elle alla se plaindre à Mohammad. ‘Aïsha devait raconter plus tard : « Par Allah ! A peine l’eus-je vue sur le seuil de ma chambre que je la détestai.[110] Je sus qu’il la verrait comme je la voyais. » Il en fut ainsi. Mohammad écouta sa supplique et lui proposa immédiatement de la racheter à Thâbit et de l’épouser lui-même. Elle accepta aussitôt. Dès lors sa tribu devenait parente du prophète. Elle allait vite chercher à en profiter.

Les femmes capturées étaient toutes destinées à être rendues contre rançon. Mais elles étaient bien désirables pour des guerriers au soir d’une bataille. Abou Sa‘îd al-Khodri racontait : « Nous avions grand désir de femmes et la chasteté nous était devenue très pénible. Nous aurions bien aimé néanmoins recevoir une rançon. Aussi nous décidâmes-nous à pratiquer le ‘azl (coitus interruptus)…. Nous interrogeâmes le Messager de Dieu. Il nous répondit : “Vous n’avez pas d’obligation de vous en abstenir…” (Plus tard), des délégués vinrent (à Médine) et payèrent la rançon pour les enfants et les femmes. Puis ils les ramenèrent chez eux. Elles avaient le choix de rester auprès de celui dans le lot duquel elles étaient tombées. Mais toutes refusèrent et choisirent de revenir chez elles. » Le narrateur continue en racontant comment il allait avec une de ces prisonnières pour la vendre au marché (ce devait être une pauvre fille dont personne n’avait voulu payer la rançon). « Un Juif me dit : — “Abou Sa‘îd, tu veux la vendre et elle porte dans son ventre un petit de toi !” Je lui répondis : — “Non pas ! J’ai pratiqué le ‘azl.” Il répondit alors (sarcastiquement ?) : “Alors c’était le petit amour !” (ou peut-être “un petit infanticide”). Je me rendis auprès du Messager de Dieu et lui racontai cela. Il dit : “Les Juifs mentent ! Les Juifs mentent !” »[111]

Sa colère devait se contenir. Tout de suite après le combat, auprès du puits où on abreuvait les chevaux, un Médinois et un des émigrés de Mekka s’étaient bousculés. Une bagarre avait suivi. Les Médinois avaient dû accepter avec plus de mauvaise volonté que ne le disent les sources la dévolution de tout le butin des Nadîr aux émigrés. Ibn Obayy qui se trouvait là ne perdit pas de temps pour exploiter ce germe de division et exprimer sa colère : « Ils ont agi ainsi ? Ils entrent en compétition avec nous, ils cherchent à nous dépasser en nombre dans notre propre pays ! Par Allah ! Nous et ces torchons de Qoraysh, c’est, je crois, comme a dit l’autre : Engraisse ton chien et il te mangera. Mais, par Allah ! quand nous rentrerons à la Ville, le plus fort expulsera le plus faible ! » Il alla vers les Médinois et leur dit : « Voilà ce que vous vous êtes fait à vous-mêmes. Vous leur avez ouvert votre pays, vous leur avez partagé vos possessions. Si vous aviez gardé votre bien, par Allah, ils seraient allés ailleurs que chez vous ! » On rapporta ces paroles au prophète. ‘Omar lui dit : « Ordonne à ‘Abbâd ibn Bishr de le tuer ! » Mohammad répondit : « Comment cela, ‘Omar ? Et les gens diront que Mohammad tue ses compagnons ! » Ibn Obayy, là-dessus, sachant qu’on avait raconté son accès de colère, vint nier tout devant le prophète, avec serment à l’appui. Les Médinois présents l’approuvèrent : « Peut-être bien que le garçon (qui avait rapporté la scène) s’est trompé, qu’il s’est mal rappelé ce que l’homme a dit. » Mohammad passa l’éponge, mais la chose lui trottait dans la tête. Sur la route du retour, il en parla avec un autre chef médinois, Ossayd ibn Hodayr. Ossayd lui dit : « Mais c’est toi qui l’expulsera de Médine si tu veux ! Par Allah ! C’est toi le fort et lui le faible ! Et puis, sois gentil avec lui ! Allah t’a amené chez nous alors que les gens enfilaient les perles pour lui faire une couronne royale. Et maintenant il pense que tu lui as ravi la royauté ! »[112] Le fils d’Ibn Obayy, dévoué Musulman, on l’a vu, vint aussi trouver le prophète et parla dans un tout autre sens : « Si tu veux absolument le faire tuer, lui dit-il en parlant de son père, ordonne-le à moi-même et je t’apporterai sa tête. Par Allah ! les Khazraj savent que personne n’est meilleur fils que moi. J’ai peur que, si tu ordonnes à un autre de le tuer, je ne puisse supporter ensuite de voir le meurtrier d’Ibn Obayy se pavaner au milieu des gens. Je le tuerai et j’aurai tué un fidèle à cause d’un impie et j’irai en enfer. »[113]

Mohammad l’apaisa. Il sut calmer sa propre colère qui était certainement grande. Mais la raison parlait plus haut. Plus tard, observant que, lorsque Ibn Obayy faisait quelque faux pas, c’étaient les Médinois mêmes qui l’avaient sauvé qui le réprimandaient et le rudoyaient, il dit un jour à ‘Omar : « Qu’en dis-tu, ‘Omar ? Si je l’avais tué, par Allah, le jour où tu me l’as conseillé, les chefs médinois en auraient tremblé de rage et maintenant, si je leur ordonnais de le tuer, ils le tueraient. »

Mohammad apaisa les esprits surexcités des Médinois et des Emigrés en levant le camp le plus tôt possible et en faisant faire des marches forcées qui épuisaient ses hommes, leur ôtant toute envie de se quereller encore. Mais cette expédition ne devait pas s’achever sans un autre incident, significatif à plus d’un titre.

Mohammad avait emmené dans l’expédition la plus jeune et la mieux aimée de ses femmes, ‘Aïsha qui avait alors dans les treize ans. C’était le bel âge pour les femmes arabes et le mariage était consommé depuis longtemps. Des instructions avaient commencé à descendre du ciel, prescrivant un certain respect envers les femmes du prophète (il en avait maintenant cinq, plus Jowayriya qu’il venait, on l’a vu, d’épouser). ‘Aïsha était transportée sur un palanquin bien fermé, juché sur un chameau. Elle était fort légère à l’époque, étant donné son âge tendre et la nourriture frugale qu’on distribuait lors des campagnes. Des hommes étaient chargés de seller le chameau et de placer le palanquin sur la bosse après chaque halte. Une nuit (la dernière avant d’arriver à Médine), racontait plus tard ‘Aïsha, « je m’éloignai pour un besoin. J’avais au cou un collier en coquillages de Zafâr. Quand j’eus fini, mon collier se détacha de mon cou sans que je m’en aperçoive. Lorsque je revins à la halte, je le cherchai à mon cou et ne le trouvai pas. Les gens avaient commencé à lever le camp. Je revins à l’endroit où j’étais allée et je tâtai (le sable) jusqu’à ce que j’aie retrouvé le collier. Les gens qui étaient chargés de seller mon chameau vinrent pendant ce temps et, ayant fini de le seller, ils prirent le palanquin, croyant que j’y étais, le soulevèrent et le fixèrent sur le chameau. Ils ne doutèrent pas que j’étais dedans. Puis ils menèrent le chameau par la tête et partirent. Quand je revins au camp, il n’y avait plus personne. Je m’enveloppai dans mon manteau et je me couchai là où j’étais, me disant que, lorsqu’on se serait aperçu de ma disparition, on reviendrait me chercher. J’étais couchée ainsi quand passa près de moi Çafwân ibn al-Mo‘attal as-Solami. Il était resté en arrière de l’armée pour quelque affaire et n’avait pas dormi avec les autres. Il m’aperçut et s’avança, puis s’arrêta près de moi. Or, il m’avait vue avant qu’on nous ait prescrit le voile. Quand il me reconnut, il s’écria : “Nous sommes à Allah et nous retournerons à Lui ! La femme du prophète !” J’étais enveloppée dans mes habits. Il me dit : “Qu’est-ce qui t’a fait rester en arrière ?” Mais je ne lui adressai pas la parole. Il fit avancer son chameau et me dit : “Monte !” Et il s’écarta de moi. Je montai et il mena le chameau par la tête. Et il partit vite, cherchant à trouver la troupe. Mais nous ne l’atteignîmes pas et on ne s’aperçut pas de ma disparition avant le matin. Alors la troupe fit halte et, tandis qu’ils se reposaient, l’homme arriva, me conduisant. Alors les menteurs dirent ce qu’ils dirent et l’armée fut dans le trouble. Mais, par Allah, je n’en sus rien. »[114]

Le scandale fut énorme. On pouvait dire et on peut dire encore des Arabes ce que Carlo Levi dit des paysans de Lucanie : « L’amour ou l’attrait sexuel est considéré par les paysans comme une force de la nature d’une puissance telle qu’aucune volonté n’est en mesure de s’y opposer. Si un homme et une femme se trouvent ensemble, à l’abri et sans témoin, rien ne peut empêcher qu’ils ne s’étreignent. Ni les résolutions prises, ni la chasteté, ni aucun autre obstacle ne peut les retenir et, si par hasard ils ne s’unissent pas effectivement, c’est comme s’ils l’avaient fait. Se trouver ensemble équivaut à faire l’amour. »[115] Contre ‘Aïsha il y eut immédiatement les amateurs habituels de ragots. On raconta qu’on l’avait vue plusieurs fois causer à Çafwân auparavant. Il y eut les jaloux de son père Abou Bekr et leurs amis. Il y eut les amis et les parents des autres femmes du prophète qui espéraient profiter de la défaveur de ‘Aïsha. Puis les Douteurs qui trouvaient là une bonne occasion de railler les ennuis familiaux du prophète, enfin tous ceux qu’avaient agacés la langue acérée de ‘Aïsha et ses caprices ; il y avait eu une autre histoire de collier où la caravane était restée assoiffée pendant qu’elle le recherchait à une halte sans eau. Parmi les accusateurs se distinguèrent, d’abord naturellement ‘Abdallâh ibn Obayy, puis un parent d’Abou Bekr nommé Mistah, enfin le poète propagandiste de Mohammad, Hassân ibn Thâbit.

Mohammad était fort ennuyé. Il aimait sa femme-enfant, mais il n’était pas très sûr de son innocence. Ne s’était-elle pas moquée de lui avec le jeune et beau Çafwân ? Un grand froid lui était tombé sur le cœur. ‘Aïsha était malade. Elle ne savait rien, disait-elle. N’était-ce pas une feinte ? Elle prétendait avoir seulement constaté avec peine et étonnement l’indifférence nouvelle de son mari à son égard pendant sa maladie. Sa mère était venue la soigner ; lui, il passait et disait seulement : « Comment allez-vous ? » Alors elle lui demanda de la laisser aller chez sa mère qui la soignerait mieux chez elle. « Pas de mal à cela ! » répondit-il seulement. Ce fut un incident fortuit qui lui aurait appris la vérité après une vingtaine de jours. Il n’est pas dit d’ailleurs que le récit qu’on lui attribue n’ait pas été interpolé plus tard par quelque Persan malicieux, heureux de souligner la rusticité arabe : « Nous sommes des Arabes et nous n’avons pas dans nos maisons ces lieux d’aisance qu’ont les étrangers, cela nous répugne et nous les détestons. Nous allions dans les terrains vagues de Médine. Les femmes sortaient tous les soirs pour leurs besoins. Je sortis un soir pour cela avec Omm Mistah bint Abi Rohm, dont la mère, fille de Çakhr, était la tante maternelle d’Abou Bekr (mon père). Elle marchait avec moi quand elle trébucha dans ses jupes. Elle s’écria : Puisse Mistah se casser la figure ! Je lui dis : C’est mal, par Allah, ce que tu dis d’un Emigré qui a été martyr (c’est-à-dire ici combattant) à Badr ! Elle me dit : Quoi ? tu n’as pas appris l’histoire, fille d’Abou Bekr ? Je lui dis : Quelle histoire ? Alors elle me raconta ce que disaient les menteurs. Je lui dis : C’est comme ça ? Elle me répondit : Par Allah ! c’est comme ça. Par Allah ! Je ne pus terminer mes besoins et je rentrai et, par Allah, je ne cessais de pleurer, au point que je crus que les sanglots allaient me fendre le foie. » Elle alla se plaindre à sa mère qui lui dit philosophiquement : « Eh, ma petite fille ! Ne prends pas cela trop mal. C’est rare qu’il y ait une belle femme mariée à un homme qui l’aime et pourvue de co-épouses sans qu’elles racontent des tas de choses sur elle et les gens aussi ! »[116]

Mohammad quêtait autour de lui avis et conseils comme tous les hommes profondément troublés. Le jeune Ossâma ibn Zayd parla en faveur de ‘Aïsha. La servante Borayra fut interrogée. « Je ne sais que du bien sur elle, déclara-t-elle. Je ne l’accuse que d’une chose. Quand je pétris ma pâte et que je lui dis de la surveiller, elle s’endort et alors l’agneau arrive et la mange ! » Le gendre ‘Ali, lui, fut brutal. « Les femmes ne manquent pas, s’exclama-t-il. Tu n’as qu’à en changer ! »[117] Etait-il monté par sa femme Fâtima qui n’aimait pas sa jeune belle-mère ? Y avait-il déjà là trace d’une rivalité politique entre ‘Ali et le clan d’Abou Bekr et de ‘Omar, rivalité qui allait se développer et engendrer deux partis dont les luttes rempliront l’histoire de l’Islam ? En tout cas, ‘Aïsha ne devait pas pardonner à ‘Ali cette phrase qui finira par le conduire, plus de vingt ans plus tard, à la mort sous le sabre d’un assassin.

La fièvre montait. Ossayd qui était des Aws déclarait au prophète qu’il s’occuperait des calomniateurs de sa tribu et que, s’il s’agissait des gens de la tribu de Khazraj, ses amis seraient charmés de leur couper la tête. Ceux de Khazraj protestèrent. « Tu mens ! — Menteur, toi-même. » Le poète Hassân ibn Thâbit, Médinois d’entre les Khazrajites, satirisait Çafwân et les Emigrés. Il fallait d’urgence calmer toutes les passions qui se déchaînaient sous prétexte de cet incident.

Allah, fort à propos, vint à la rescousse. Mohammad était venu chez ses beaux-parents supplier ‘Aïsha de se repentir si elle avait fauté. Elle se tourna vers ses parents, mais ceux-ci, accablés et pas très sûrs au fond de la vertu de leur fille, ne disaient rien. Elle pleura, refusa de se repentir car c’eût été un aveu. Elle n’avait rien à se reprocher. Elle prendrait patience dans cette épreuve, comme avait fait ce patriarche dont le nom lui échappait, enfin le père de Joseph. Et elle se remit à pleurer.

Mohammad était à bout de nerfs. La transe s’annonça. On l’enveloppa de son manteau et on plaça sous sa tête un coussin de cuir. La Voix d’En Haut lui parlait. Abou Bekr et sa femme étaient haletants d’inquiétude. Allah allait-il dévoiler la turpitude de leur fille ? Celle-ci était calme, sûre de son innocence, dit-elle. C’était déjà fini. Le prophète se remit sur son séant et essuya la sueur qui lui coulait du front « et il descendit de lui comme des gouttes d’eau par un jour froid ». Il parla : « Bonne nouvelle, ‘Aïsha ! Allah a révélé ton innocence. » Puis il sortit et récita la Révélation qui venait de lui être adressée :

« Les calomniateurs sont une petite clique d’entre vous. Tout cela n’est pas un mal pour vous, c’est un bien pour vous. Pour chacun d’eux le péché qu’il aura commis, et à celui d’entre eux qui s’est chargé du principal un supplice immense ! Pourquoi, lorsque les croyants et les croyantes ont entendu cela, n’ont-ils pas, d’eux-mêmes, interprété favorablement et dit : C’est là un mensonge manifeste ? Si encore ils avaient produit quatre témoins ! Mais ils n’ont pas produit de témoins. Donc ce sont eux les menteurs, par Allah… Pourquoi, lorsque vous avez entendu cela, n’avez-vous pas dit : Ce n’est pas à nous de parler de cela. Louange à toi ! C’est une infamie immense » (Coran, XXIV, 11-15).

Les prescriptions suivaient les admonitions. Le cas de ‘Aïsha devait servir de précédent. Les accusations d’adultère et de fornication devraient être appuyées par quatre témoins. Si l’accusation était ainsi démontrée juste, les coupables recevraient chacun cent coups de fouet. Mais, si les accusateurs étaient incapables de citer les quatre témoins, ils seraient considérés comme faux témoins et punis eux-mêmes de quatre-vingts coups de fouet. Règle qui devait se révéler une bénédiction pour les candidats musulmans à l’adultère. Il devait s’avérer difficile de réunir ces fameux quatre témoins dont le pouvoir judiciaire devait exiger qu’ils soient oculaires et d’une précision anatomique. Du moins quand il s’agissait d’éviter le scandale et que le pouvoir n’avait pas de raison d’hostilité envers l’accusé ! Mais les mœurs jalouses des peuples qui adoptèrent l’Islam devaient se révéler bien plus fortes que l’indulgence du prophète et de son Dieu. Et ils ne se gênèrent pas pour sacraliser, malgré les textes, leur implacable sévérité.

La flagellation prescrite par Allah semble avoir été effectivement appliquée aux principaux médisants, mais elle fut sans doute épargnée à Ibn Obayy à cause de son grand âge. L’incident acheva de le discréditer et de lui enlever toute influence politique. Le poète Hassân avait insulté Çafwân et celui-ci, un jour, le frappa de son épée, le blessant grièvement. La tribu du poète, les Khazraj, gardèrent le jeune homme prisonnier jusqu’à ce que Hassân fût tout à fait guéri. Autrement, suivant les lois de la vendetta, il serait mis à mort. Heureusement le poète guérit et, sur l’intervention de Mohammad, pardonna à Çafwân. Il reçut en échange une propriété et une esclave copte. Hassân, avec le bel opportunisme des poètes, obtint le pardon de ‘Aïsha, en lui adressant des vers qui célébraient sa chasteté et ses vertus domestiques. ‘Aïsha prenait d’ailleurs les choses de haut. Elle remercia Allah qui l’avait disculpée, n’ayant pas de raison, expliqua-t-elle à son mari, penaud, de le remercier, lui. Elle déclarait d’ailleurs qu’on avait découvert que Çafwân était impuissant. Toute ombre avait disparu.

Les conclusions tirées de l’affaire furent que les femmes du prophète devaient être mieux protégées de la foule des disciples qu’elles ne l’avaient été jusque-là. Dans la « mosquée » de Médine, en réalité la résidence et le quartier général de Mohammad, la grande cour où se trouvaient les cabanes réservées à chacune de ses femmes était constamment encombrée de visiteurs. Des révélations vinrent prescrire de ne pas entrer sans se faire annoncer, de n’interpeller les femmes qu’à travers un rideau. Elles devaient en outre se couvrir la face.

Une autre « histoire de femmes » devait d’ailleurs bientôt démontrer, si l’on peut dire a contrario, l’utilité de telles précautions. Cela se passa, selon une des chronologies possibles, quelque deux mois après « l’affaire du collier ». Un jour, Mohammad était à la recherche de son affranchi Zayd ibn Hâritha, l’ancien esclave d’origine chrétienne que lui avait donné Khadîja. Il l’avait affranchi et adopté et on l’appelait souvent Zayd ibn Mohammad. Son père adoptif, le prophète, avait grande confiance en son jugement et en son courage. Il venait de le prendre pour secrétaire et lui avait demandé d’apprendre l’araméen pour pouvoir se dispenser d’utiliser des secrétaires juifs. Il l’avait marié à une de ses cousines, Zaynab bint Jahsh, une fille très pieuse, dit-on, veuve disent certains, en tout cas très belle malgré son âge avancé pour une Arabe, 35 ans à peu près. Son ménage ne marchait pas très bien, semble-t-il. Mohammad, à la recherche de Zayd, alla frapper à sa porte. Il n’y était pas, mais Zaynab, en négligé, l’accueillit et l’invita à entrer. N’était-il pas comme son père et sa mère ? Il refusa, mais le vent leva le rideau pendant que, semble-t-il, elle s’habillait en hâte. Il s’enfuit, troublé, marmonnant quelques paroles qu’elle ne comprit pas bien. Elle entendit seulement : « Louange à Allah le Très Grand ! Louange à Allah qui change les cœurs ! » Peu après, Zayd rentrait chez lui et sa femme l’informa de tout. Il partit chez le prophète et lui dit : « Envoyé d’Allah, il m’est revenu que tu es allé chez moi. Pourquoi n’es-tu pas entré ? N’es-tu pas mon père et ma mère, envoyé d’Allah ? Peut-être Zaynab t’a-t-elle plu ? En ce cas, je me séparerai d’elle ! » Mohammad lui répondit : « Garde ta femme à toi. » Zayd, néanmoins, interrompit ses rapports avec elle et même se sépara d’elle. Mais Mohammad refusait toujours d’épouser la femme de son fils adoptif. Il craignait le scandale. L’adoption, pour les Arabes, était supposée entraîner les mêmes effets que la filiation naturelle. Epouser Zaynab était comme épouser sa bru, presque sa fille. Inceste abominable ! Il n’est pas sûr cependant que Mohammad, tout au fond de lui-même, individualiste qui avait déjà revisé bien des croyances communes chez son peuple, considérât comme vraiment fondée cette assimilation de la parenté artificielle à la filiation naturelle. Le Coran insiste ailleurs sur l’observation, en cas de divorce et de remariage, d’une période de continence de la femme qui évite toute confusion possible sur la paternité des enfants. Pourtant, dans l’affaire de Zaynab, il est clair qu’il se sentait dans son tort. N’avait-il pas lui-même, la première année du séjour à Médine, institué une « fraternité » artificielle entre des Médinois et des Emigrés et n’entraînait-elle pas des effets juridiques ? Mais, comme toujours dans les cas difficiles, Allah vint à la rescousse. Un jour que Mohammad s’entretenait avec ‘Aïsha, il entra en transe. Quand elle fut terminée, il souriait. Il s’écria : « Qui va aller chez Zaynab lui annoncer la bonne nouvelle, lui dire qu’Allah m’a marié à elle ? » Et il récita la Révélation qui venait de « descendre ». Le texte coranique que l’on cite comme tel doit pourtant être un peu postérieur :

« Il n’appartient pas à un croyant ni à une croyante, lorsque Allah et son Envoyé ont décidé une chose, d’avoir leur libre arbitre sur cette affaire… Quand tu disais à celui qu’Allah a favorisé et que tu as favorisé toi-même : garde ta femme et sois pieux envers Allah ! alors tu cachais en toi ce qu’Allah allait proclamer. Tu craignais (le jugement des) gens, mais c’est plutôt Allah qu’il faut craindre. Lorsque Zayd a terminé son commerce avec elle, nous te l’avons donnée pour épouse. Et cela afin que nul grief ne soit fait aux Croyants à l’égard des épouses de leurs fils adoptifs lorsque ceux-ci ont terminé leur commerce avec elles. Que cela soit un ordre d’Allah à exécuter !… Mohammad n’est le père d’aucun de vos mâles. Il est l’Envoyé d’Allah et le sceau des prophètes » (Coran, XXXIII, 36-40).

Admonesté par Allah, mais souriant, faisant de ce cas un précédent pour une législation de validité générale, Mohammad allait presser le mariage pour lequel on fit un festin exceptionnel. Les auteurs musulmans modernes, suivis assez curieusement sur ce point par W. Montgomery Watt, ont voulu insister sur le caractère non érotique de l’incident. Zaynab, à 35 ans, ne pouvait être désirable. Mohammad aurait vraiment fait de ce mariage une affaire politique (il s’unissait à des alliés d’Abou Sofyân) et un modèle juridique dirigé contre la valeur accordée à l’adoption. Ce seraient les Occidentaux chrétiens ou voltairiens qui auraient insisté avec une lourde ironie sur le coup de foudre du prophète si aisément inflammable. Pourtant il n’est que de lire nos sources, les textes arabes historiques et traditionnels, pour s’apercevoir que cette interprétation n’a pas été découverte par les Occidentaux. Ce sont ces textes qui insistent sur le trouble de Mohammad apercevant Zaynab en déshabillé, ce sont eux qui parlent de l’extrême beauté de celle-ci. Le jugement de l’opinion publique auquel fait allusion le texte coranique lui-même, on l’a vu, ne pouvait être sévère que s’il soupçonnait d’autres motifs que juridiques au mariage projeté. La tradition nous le confirme. L’intervention d’Allah, apparemment insoupçonnable, aurait dû couper court à ces rumeurs, au moins parmi les Croyants. Pourtant un hadîth prête à la jalouse ‘Aïsha ces paroles sarcastiques se référant à l’accusation de quelques Douteurs, suivant lesquels Mohammad ne divulguait pas certains des versets qu’Allah lui révélait, les gardait par-devers lui : « Si le prophète avait caché quelque chose de la Révélation, ce seraient ces versets qu’il aurait dû cacher. »[118] Il est clair qu’on trouvait qu’ils lui faisaient bien trop plaisir. Naturellement ce n’est pas à son érotisme qu’on trouvait à redire, personne n’y voyait rien que de normal. Ce qu’on trouvait étrange, c’est que la règle ait si bien convenu à l’assouvissement de ses désirs qui se heurtaient pour une fois à un tabou social. Quant à penser avec M. Hamidullah, fort savant apologète musulman, que les exclamations de Mohammad devant la beauté de Zaynab aient signifié uniquement son étonnement que Zayd n’ait pas réussi à s’entendre avec une si belle femme, nous ne le pouvons pas, car cela est tout à fait contraire au sens manifeste des textes. Même le passage coranique, si concis soit-il, suppose que le prophète avait bien envie de faire ce que la Révélation ne lui ordonna que plus tard et que seule la crainte de l’opinion publique le retint. La thèse de M. Hamidullah montre seulement une fois de plus à quel degré de subtilité peut mener le désir de prouver des thèses dont le dogme a d’avance proclamé la vérité.

Faudrait-il en conclure que Mohammad a inventé ces versets, a placé dans la bouche d’Allah ce qu’il voulait lui faire dire, qu’il est le type même de l’imposteur au sens voltairien du mot ? Je ne le pense pas. Mais je reviendrai sur ce problème.

Cependant de graves événements allaient détourner le prophète de ses difficultés domestiques. On a vu que, par une série de petits raids, il avait dispersé des concentrations de troupes mobilisées contre lui. L’assassinat lui avait enlevé le souci de quelques ennemis influents. L’expulsion des Banou Nadîr, la chute du prestige d’Ibn Obayy rendaient sûrs ses arrières. Mais Abou Sofyân, de son côté, n’était pas resté inactif. Une grande coalition se préparait. La tradition musulmane accorde un grand rôle aux Juifs des Banou Nadîr, réfugiés à Khaybar, dans sa formation. Quoi qu’il en soit, Qoraysh et les Juifs obtinrent le soutien de plusieurs grandes tribus nomades, surtout les Ghatafân qui avaient marchandé leur soutien âprement, essayant de faire monter les enchères. A la fin de mars de l’an 627, peu après le mariage avec Zaynab semble-t-il, trois armées, sous le commandement suprême d’Abou Sofyân, se dirigèrent vers Médine. En tout, il y aurait eu là 10 000 hommes, plus 600 chevaux et des chameaux.

Mohammad fut informé par son service de renseignements du départ imminent des coalisés. Il pouvait, quant à lui, réunir une force d’environ 3 000 hommes au maximum. Il n’était pas question d’aller se mesurer en rase campagne avec les coalisés, ni même de sortir à leur rencontre comme à Ohod. On n’avait d’ailleurs plus à défendre les champs d’orge, car l’ennemi avait tardé et on avait eu le temps de faire la moisson et de la rentrer. L’essentiel était donc de pouvoir soutenir dans de bonnes conditions le siège de l’oasis. Une armée arabe ne pouvait rester longtemps dans la situation d’assiégeante. Il fallait éviter surtout qu’elle ne pénètre dans l’oasis, opération pour laquelle elle s’était sans doute mieux préparée qu’au temps d’Ohod. Médine était bien protégée, on l’a vu, du côté de l’Ouest, du Sud et de l’Est par des plaines de blocs basaltiques (harra) et par des collines, le tout rendant la progression d’une armée montée très difficile. Il était d’ailleurs facile de barricader les quelques rues qui s’ouvraient dans l’amas compact des maisons de la principale agglomération. La ville était exposée seulement au nord, là où les maisons étaient dispersées dans la plaine. Mohammad fit creuser, pour combler cette brèche, un fossé assez profond qu’on appela, d’un nom persan, le khandaq. La tradition rapporte qu’un tel ouvrage apparut comme une innovation étonnante aux Arabes et que ce fut un affranchi persan, Salmân, qui suggéra ce moyen de défense à Mohammad. Nous savons pourtant qu’il y avait des fortifications en Arabie même, à Tâ’if par exemple, pour ne pas parler du Yémen.

Le travail se fit avec entrain. Tout le monde y participa, jusqu’aux enfants. Mohammad donnait l’exemple. Les membres de la dernière tribu juive restant à Médine, les Qorayza, coopérèrent aussi. Les femmes et les enfants furent mis à l’abri dans les fortins qui parsemaient l’oasis. Le fossé fut fini en six jours. Mohammad établit son quartier général sur le mont Sal‘, tout près du fossé. Il était temps. L’ennemi arrivait.

Il s’installa en deux camps, au nord-ouest et au nord de l’oasis. Ce qui se passa ensuite est très étonnant pour nos conceptions de l’art militaire. Nous hésiterions à croire que ce siège s’est vraiment passé comme le rapporte, à sa manière fragmentaire, hésitante et souvent contradictoire, la tradition. Mais des exemples récents et bien attestés de guerres de siège en Arabie viennent nous démontrer que les choses ont fort bien pu, en effet, se passer de cette façon. Tous ces 13 000 hommes rassemblés autour de cette tranchée passèrent deux à trois semaines à échanger des injures en prose et en vers ainsi que des flèches lancées à une distance rassurante. En tout il y eut trois morts parmi les assaillants et cinq parmi les défenseurs de l’oasis !

La récolte était faite et les assiégeants avaient du mal à nourrir leurs chevaux. Ces chevaux ne leur servaient de rien dans l’attaque ; le fossé les empêchait de les utiliser. La plupart étaient venus mollement participer à un assaut général où la cavalerie aurait joué un rôle prédominant. Il s’avérait maintenant qu’il fallait attaquer des ennemis bien retranchés derrière le remblai que constituait la terre tirée du fossé. Il fallait affronter les flèches et les pierres qu’ils lançaient. Tout cela impliquait beaucoup de morts d’hommes, ce que la guerre arabe à la mode ancienne évite au maximum. Les assaillants n’avaient ni échelles ni machines de siège et dédaignaient trop le travail manuel pour en construire. « Ils pestèrent, nous dit une source, contre le Fossé, à leur dire, ruse de guerre indigne, et non arabe. » [119]A un poète sont attribués ces vers :

S’il n’y avait eu ce fossé auquel ils s’accrochaient,

Nous les aurions exterminés tous,

Mais il était là devant eux, et eux,

Ayant peur de nous, y trouvaient refuge.[120]

A un moment, ils essayèrent, semble-t-il, un assaut général de la cavalerie, mais il fut repoussé. Quelques cavaliers essayaient de temps à autre de sauter le fossé avec leurs montures. Une fois, quelques-uns réussirent, mais furent repoussés par les Musulmans. ‘Ali tua en combat singulier l’un d’eux, un vieillard de 90 ans. Les autres repassèrent le fossé, sauf un qui tomba au fond et fut achevé à coups de pierres. ‘Omar s’était trouvé à cette occasion en face de son propre frère encore païen. Mais celui-ci s’était contenté de lui mettre la pointe de sa lance sous le nez, s’abstenant de le tuer parce qu’il avait fait vœu de ne pas tuer de Qorayshite.

La vraie lutte était diplomatique. Les coalisés essayaient de persuader les Juifs Banou Qorayza qui demeuraient au sud-est de l’oasis d’attaquer par l’arrière les défenseurs du fossé après avoir massacré leurs femmes et enfants réfugiés dans les fortins. C’est cela surtout que craignait Mohammad. Les Juifs délibérèrent. D’après la tradition, ils eurent des velléités d’intervenir. Un détachement de onze hommes (sic) serait même passé à l’action. En tout cas, rien ne fut fait de sérieux et la tradition a eu intérêt à grossir les choses pour excuser le massacre qui devait suivre.

Aucun des assaillants ne songea, semble-t-il, à attaquer la ville par le sud, ce qui ne devait pourtant pas être impossible nonobstant les difficultés du terrain. Cela devait impliquer trop de morts d’hommes.

Mohammad contre-attaquait par la ruse. On passait assez facilement d’un camp à l’autre. Il essaya de détacher les Ghatafân et la tribu alliée des Fazâra en leur promettant le tiers de la récolte de dattes de Médine. Mais les chefs médinois refusèrent de payer à ce prix la retraite de contingents peu combatifs. Il sema aussi la méfiance entre les Qorayza et les coalisés.

Le siège traînait en longueur. Les chevaux avaient faim. Les hommes aussi, sans doute, malgré le ravitaillement envoyé de Khaybar. On n’aboutissait à rien, on ne pouvait rien faire. Les contingents bédouins devaient trouver qu’ils étaient restés déjà bien longtemps loin de leurs troupeaux. Les coalisés décidèrent de rentrer chez eux.

C’était une grande victoire pour Mohammad. La preuve était faite aux yeux de toute l’Arabie attentive qu’on ne pouvait le vaincre par les armes. Ce que les Coalisés avec leurs 10 000 hommes n’avaient pas réussi à faire, nul ne le pourrait. L’Etat musulman de Médine était bien une force.

Cette force avait encore une faille : la seule présence des Banou Qorayza qui avaient été une inquiétude constante pour Mohammad pendant le siège. Il était clair qu’il fallait se débarrasser de ce groupe dangereux. Mohammad ne perdit pas de temps. Le jour même où les coalisés se retiraient, il dirigea ses troupes vers le village fortifié de la tribu juive. Les Juifs s’y retranchèrent en échangeant des reproches et des injures avec les assaillants. A Mohammad qui les accusait d’avoir pris parti contre lui, ils répondirent en niant. Ils s’indignèrent de l’ingratitude des Aws avec qui ils étaient confédérés et pour qui ils avaient combattu vaillamment les Khazraj à Bo‘âth. On leur répondit comme d’habitude que l’Islam avait changé tout cela. Au bout de 25 jours, ils perdirent courage. Quelques-uns s’enfuirent avec leur famille et adhérèrent à l’Islam. Leur chef leur proposa de tuer leurs femmes et leurs enfants et de se précipiter dans une sortie désespérée contre Mohammad. On pouvait aussi profiter, pour attaquer, du relâchement de la surveillance des assaillants le jour du sabbat, confiants qu’ils étaient dans le respect que les Juifs auraient du jour saint. Ils refusèrent tous ces partis. Ils demandèrent à Mohammad de les laisser partir dans les conditions où étaient partis les Nadîr. Il refusa. Il voulait cette fois une reddition inconditionnelle.

Les Qorayza hésitèrent. Mohammad leur permit de consulter un de leurs alliés Aws, Abou Lobâba : interrogé sur les intentions du prophète celui-ci se toucha le cou, indiquant par là qu’il y aurait massacre. Il se reprocha immédiatement cette indiscrétion et s’en punit en allant s’attacher à un pilier dans la « mosquée ». Les Juifs ne comprirent-ils pas ou ne le crurent-ils pas ou étaient-ils résignés à tout ? En tout cas, ils capitulèrent, espérant sans doute en l’intercession de leurs vieux alliés, les Aws.

Ceux-ci, en effet, dès la capitulation, assiégèrent le prophète. Il avait bien fait grâce aux Qaynoqâ‘ à la demande d’un homme des Khazraj, Ibn Obayy. Le prophète avait une réponse prête. Acceptaient-ils qu’un homme d’entre eux, les Aws, soit déclaré juge du sort des Qorayza ? Ils acceptèrent et il désigna immédiatement l’arbitre, Sa‘d ibn Mo‘âdh. Celui-ci avait été blessé pendant le siège et était mourant. On l’amena, monté sur un âne portant un coussin de cuir, pendant que ses contribules, les Aws, lui recommandaient d’épargner leurs alliés. Il ne répondait que par des paroles peu claires, mais peu encourageantes. Arrivé à pied d’œuvre, il exigea de tous le serment qu’on appliquerait sa sentence. Puis il prononça. Tous les mâles pubères seraient tués, les femmes et les enfants réduits en esclavage, les biens partagés. Mohammad s’écria : « Tu as jugé suivant la sentence d’Allah lui-même en haut des sept cieux ! »

Le lendemain, il fit creuser de grandes fosses dans le marché de Médine. On y mena les Juifs ligotés par paquets, on les décapita un à un au bord des fosses et on les y jeta. Ils étaient 600 à 700 disent les uns, 800 à 900 disent les autres. Quelques-uns furent épargnés individuellement, sur demande motivée d’un Musulman ou d’un autre. Une seule femme fut exécutée, elle avait tué un des assiégeants avec une meule. Elle riait beaucoup pendant le massacre en causant avec ‘Aïsha, jusqu’au moment où on appela son nom : « Elle dit : C’est moi, par Allah. Je lui dis : Malheur à toi, que t’arrive-t-il ? Elle dit : Je dois être tuée. Pourquoi ? lui dis-je. Pour une chose que j’ai faite, répondit-elle. Elle partit et fut décapitée. Par Allah, ajoutait ‘Aïsha, je n’oublierai jamais sa bonne humeur et son gros rire alors qu’elle savait qu’on allait la tuer. »[121] Puis les femmes, les enfants furent vendus. L’argent ramassé ainsi et le butin en objets mobiliers furent partagés. On donna deux lots de plus aux cavaliers. Le prophète prit pour lui une concubine, la belle Rayhâna, veuve d’un des exécutés. Elle se convertit à l’Islam. Peu après sa sentence rendue, Sa‘d mourut. C’était un si saint homme que le trône d’Allah au ciel en fut ébranlé.

Il est difficile de juger le massacre des Qorayza. Il faut penser aux mœurs de l’époque qui étaient fort rudes. Pourtant le soin qu’apportent les textes à en disculper Mohammad atteste qu’il dut soulever quelque émotion. Des détails apparaissent dans ces textes même qui rendent difficile de croire en l’innocence du prophète. Comment expliquer l’épisode d’Abou Lobâba, si ce n’est en supposant que le destin des Juifs était fixé d’avance ? C’est une tradition rapportée par les plus anciens historiens musulmans qui dit que Sa‘d, blessé, fit cette prière : « O Allah ! Si tu fais durer encore un peu la guerre avec Qoraysh, épargne-moi pour que j’y participe… et ne me fais pas mourir avant que je sois consolé aux dépens des Banou Qorayza. »[122] Comment ne pas penser que le prophète connaissait ces dispositions vindicatives du gros Médinois, soigné sous une tente dans la cour de sa maison par Rofayda, la Florence Nightingale de cette rude société ? Le massacre était d’ailleurs d’un point de vue purement politique un acte fort avisé. Les Qorayza étaient un danger permanent à Médine. Les laisser partir, c’était renforcer le centre d’intrigues antimusulmanes de Khaybar. Seuls les morts ne reviennent pas. La tuerie contribuerait au surplus à épouvanter et à décourager les ennemis. La solution choisie était sans conteste la meilleure, politiquement s’entend. Et on sait bien que les hommes politiques n’acceptent les considérations humaines que lorsqu’elles deviennent elles-mêmes des facteurs politiques ou quand ils ne peuvent faire autrement.

A l’aube rouge de mai 627, qui se levait sur les fosses fraîchement comblées du marché de Médine, Mohammad pouvait regarder l’avenir avec confiance.