CHAPITRE VI

Naissance d’un Etat

Mohammad, enfant, puis jeune homme insatisfait, était un jour devenu prophète. Son message, à cause de sa résonance personnelle, religieuse et sociologique à la fois, avait trouvé un écho enthousiaste auprès d’un groupe de fidèles. Ils avaient formé une communauté, une secte. A Médine, le prophète s’était trouvé avoir une position qui lui permettait, lui imposait même, de jouer un rôle dans les luttes pour le pouvoir au sein de l’oasis. Il s’était trouvé le chef d’un parti. Ce parti politico-religieux avait grossi peu à peu. De vocation « totalitaire » de par sa nature et son origine, il avait acquis une force armée indépendante et une trésorerie particulière en même temps qu’il éliminait les éléments inassimilables et qu’il réduisait au silence l’opposition intérieure. Cinq ans après l’hégire, il s’était transformé en un Etat, un Etat médinois respecté de ses voisins, un Etat dont le chef suprême et absolu était Allah lui-même, parlant par la bouche de son Envoyé, Mohammad ibn ‘Abdallâh.

L’histoire, et en particulier l’histoire de l’Islam, a connu bien d’autres prédicateurs de réforme religieuse qui s’étaient trouvés en position de jouer un rôle politique. Mais souvent ils se sont révélés inaptes à s’orienter au milieu du jeu des forces politiques, à agir là où il fallait et quand il le fallait en se fixant des objectifs lointains, qu’il faut ne jamais perdre de vue, même quand les circonstances obligent à en délaisser apparemment les voies de réalisation, et un programme immédiatement réalisable, constamment adapté à la conjoncture fluctuante des événements. Quelquefois l’homme de religion ou l’idéologue a dû faire couple avec un homme d’action qui connaissait cet art difficile de mouvoir les hommes et de créer l’événement. Mais Mohammad a trouvé en lui-même les ressources nécessaires pour jouer les deux rôles. A Médine ce prêcheur de vérités de l’au-delà s’est révélé aussi un homme politique sagace, habile, patient, capable de contrôler ses émotions et de ne les laisser apparaître qu’au moment utile, capable d’attendre longtemps et de frapper vite quand l’heure était venue. Il en fut peut-être étonné lui-même. Mais il avait toujours la ressource d’y voir encore une fois la marque d’Allah en lui. De même, il s’était révélé un bon chef de guerre, capable en général de choisir intelligemment un plan de campagne ou un plan de bataille et sachant réagir par les décisions appropriées aux vissicitudes du combat.

Avec tout cela, Mohammad restait un homme profondément religieux, persuadé qu’il était en communication directe avec Allah et que la mission qui lui était dévolue consistait essentiellement à faire reconnaître aux Arabes la grandeur d’Allah, l’unicité d’Allah, la Loi d’Allah. Cette soumission à Allah, l’Islam, résoudrait tous les problèmes, ferait les hommes bons, justes, loyaux, rendrait leurs relations harmonieuses et la société aussi parfaite que le permet l’infirmité humaine. Mais, pour arriver à ce but désirable entre tous, il fallait employer des moyens qui, cela fut vite clair pour le prophète, ne pouvaient être ceux de la simple prédication. Il fallait employer les moyens de la lutte politique. A la force temporelle des impies qui avaient réussi, à Mekka, à empêcher la large diffusion du message de vérité, il fallait opposer la force temporelle des croyants. Et la lutte politique, cela était compris bien avant Clausewitz, se prolongeait normalement par toutes sortes de moyens, par exemple la guerre et le meurtre qui est la guerre sur une petite échelle. Il n’y eut même pas là de dilemme de la fin et des moyens. La société arabe avait ses règles morales comme toute société. Le respect de l’hospitalité et de la foi jurée était par exemple pour elle un impératif catégorique qu’on devait observer en toutes circonstances. Mais elle n’avait rien contre la guerre et le meurtre et était très indulgente envers les moyens de la guerre et du meurtre. Mohammad eut, envers les règles morales de son peuple, ce mélange de respect invincible et d’impatience agacée qu’ont tous ceux qui ont découvert un principe éthique supérieur auquel devraient se subordonner tous les autres. Pour lui c’était le triomphe d’Allah. Mais le respect des règles morales en vigueur n’apporta pas trop d’entraves à son action. Condition essentielle pour que ce respect fût dans l’ensemble observé.

A Médine, la prédication des vérités suprêmes sur la divinité, le monde et l’homme, l’appel à la réforme intérieure de chacun, l’enseignement de l’histoire de l’action divine vis-à-vis de l’humanité devenaient moins primordiaux. Il fallait surtout mobiliser les énergies pour l’action immédiate, dénoncer l’ennemi, réconforter les troupes fidèles, justifier les décisions prises, stigmatiser les traîtres et les hésitants, donner des règles de vie à la communauté des Croyants. La Voix d’En Haut suivit cette modification de perspectives, les révélations en bonne partie changèrent de caractère. Comme le dit Caetani, le Coran devint une espèce de journal où étaient publiés les ordres du jour aux troupes, émises les sentences sur les questions d’ordre intérieur, expliquées les vicissitudes fastes et néfastes de la lutte.[123] Le style d’Allah d’ailleurs changea en conséquence. Les versets haletants du début, hachés, concis au point d’en être extrêmement obscurs, pleins d’images syncopées d’une poésie saisissante, étaient déjà devenus, à Mekka, dans le récit de l’histoire des prophètes de l’ancien temps, plus longs, plus plats, plus précis. La narration ne peut conserver le style du lyrisme. Mais à Médine, à côté de morceaux qui rappellent encore heureusement les envolées mekkoises, on trouve surtout de filandreux et interminables articles de code, exhortations, protestations, proclamations d’un prosaïsme souvent pénible, encombrés de répétitions et de fautes de style. Il faut la foi des Musulmans pour y voir encore un chef-d’œuvre inégalable de la rhétorique universelle dont la perfection suffit à démontrer l’origine divine.

Que les Musulmans croyants qui peuvent lire ces lignes pardonnent ma franchise. Pour eux il s’agit du livre d’Allah et je respecte leur foi. Mais je ne la partage pas et je ne veux pas recourir, comme l’ont fait bien des orientalistes, à des formules équivoques dissimulant ma pensée. Cela permet de conserver plus facilement peut-être de bonnes relations avec les individus et les gouvernements qui professent l’Islam. Mais je ne veux tromper personne. Les Musulmans peuvent légitimement refuser de lire le livre, de prendre connaissance de la pensée d’un non-Musulman ; mais s’ils le font, il faut qu’ils s’attendent à y trouver des propositions qui, pour eux, sont blasphématoires. Je ne crois pas, évidemment, que le Coran est le livre d’Allah, sans quoi je serais Musulman. Mais le Coran existe et, m’étant intéressé à son étude comme bien d’autres non-Musulmans, il faut naturellement que je me l’explique. L’explication des chrétiens et des rationalistes pendant plusieurs siècles a été qu’il s’agissait d’une falsification de Mohammad, attribuant délibérément à Allah ses propres pensées et ses propres consignes.

Nous avons vu que cette thèse n’est pas soutenable. Le plus vraisemblable est, comme je l’ai longuement expliqué, que Mohammad a réellement senti, éprouvé des expériences sensorielles traduites en mots et en phrases et qu’il les a interprétées comme des messages de l’Etre Suprême. Il s’est habitué à une certaine façon d’accueillir ces révélations. Sa sincérité paraît indubitable, à Mekka surtout, quand on voit comment Allah le houspille, le corrige, l’entraîne à des démarches devant lesquelles il est réticent. Mais à Médine, s’est-on dit, comme l’exprime fort bien F. Buhl, « quand nous voyons comment ses révélations ultérieures viennent à la rescousse parfois de ses penchants les moins élevés, quand nous observons comment il devient toujours plus prudent en produisant des révélations à l’appui et comment celles-ci contiennent souvent de façon assez évidente les conclusions auxquelles il est parvenu après des réflexions et des considérations sur les exigences de la situation ou même après des suggestions de son entourage, il nous est très difficile de croire qu’elles sont apparues de la même façon innocente qu’à l’époque antérieure ».[124] L’inspiré se serait-il transformé en imposteur, poussé par la nécessité d’avoir des révélations opportunes au moment voulu et non à un autre, comme les médiums ont eu recours à la supercherie dans des cas analogues ? ‘Aïsha n’avait-elle pas ironisé un jour sur la bonne volonté du Seigneur à répondre à ce que désirait son époux ?[125] Ne le voyons-nous pas, dans plusieurs cas difficiles, tergiverser, prendre des avis, hésiter, réfléchir, avant que la Révélation tout à coup tranche du haut du ciel le problème conformément à ce qu’une délibération humaine (parfois trop humaine) pouvait lui suggérer ? ‘Omar ne se vantait-il pas naïvement d’avoir donné trois fois des avis qui s’étaient trouvés merveilleusement concorder avec la décision céleste ? De même, son successeur ‘Othmân s’était écrié une fois dans une question délicate : « Si le prophète de Dieu était encore en vie, un Coran, je suppose, aurait été révélé sur ce point. »[126] La tradition musulmane, elle-même, ne nous raconte-t-elle pas l’histoire d’un secrétaire du prophète, ‘Abdallâh ibn Sa‘d, qui prenait sous sa dictée les textes coraniques ? Mohammad s’étant interrompu à un moment, le secrétaire avait dit tout haut la fin de la phrase comme il la concevait et Mohammad, distraitement, avait adopté comme texte divin ce que suggérait ‘Abdallâh. Pris de doute sur l’inspiration, celui-ci avait renié l’Islam et fui à Mekka. Lors de la prise de la ville, le prophète eût aimé le faire tuer, mais il échappa non sans peine par suite de l’intercession de ‘Othmân, son frère de lait[127].

Tout cela est exact, mais n’entraîne pas forcément l’hypothèse de l’imposture. La capacité des hommes à se duper eux-mêmes est infinie. Les paroles que Mohammad entendait, par lesquelles se trouvaient traduites ces expériences si difficilement exprimables qu’il ressentait et cela de façon si miraculeusement exacte, il est clair, pour les non-Musulmans, qu’elles lui étaient dictées par son inconscient. Il s’en était méfié lui-même, il avait douté de leur source, il avait craint que des inspirations humaines n’y soient mêlées et même, nous l’avons vu, il avait reconnu après coup que Satan en personne y avait introduit ses consignes. Le succès venu, sa propre foi reconnue, renforcée, confirmée par des milliers de disciples, il est bien normal qu’il se soit de moins en moins défié de ce que lui suggérait sa voix intérieure. Celle-ci était de moins en moins en contradiction avec les conclusions conscientes de ses réflexions, avec l’appel d’instincts puissants favorisés par le relatif confort de sa situation, par l’enivrement de la réussite, par le sentiment de la puissance. Mais jusqu’au bout, bien des faits nous l’attestent, il resta persuadé que ce qui parlait en lui, c’était la voix de ce maître implacable et tout-puissant qui le dirigeait du haut des sept cieux, pour qui il avait tant risqué et souffert, pour qui il était prêt à souffrir encore. Si Allah lui ordonnait tout à coup les décisions raisonnables vers lesquelles ses réflexions humaines ou les avis de ses sagaces compagnons l’avaient orienté, quoi d’extraordinaire ? Quoi de plus normal aussi que les ordres du Maître soient conformes aux tendances légitimes de son fidèle serviteur ? Suivant les beaux vers français que met Hugo dans la bouche du prophète de l’Islam :

Médine formait, désormais, on l’a dit, un Etat. Un Etat d’un type spécial, mais indubitablement un Etat. C’était un Etat théocratique, c’est-à-dire que le pouvoir suprême était dévolu à Allah lui-même. Allah fait entendre sa volonté par l’organe de Mohammad et par lui seul. Si nous estimons que la Voix d’Allah c’est en réalité l’inconscient de Mohammad, il faut en déduire que nous avons affaire en principe à une monarchie absolue. Qui pourrait tempérer, infléchir, modifier, contredire la volonté d’Allah ?

Pourtant, en pratique, il n’en est pas tout à fait ainsi. C’est qu’Allah ne fait entendre sa voix que dans les grandes occasions. Les décisions multiples qui doivent être prises pour diriger et organiser la vie de la communauté médinoise dépendent, en principe, toujours des mêmes autorités qu’autrefois : les chefs et les conseils de chaque tribu et de chaque clan. Mohammad, théoriquement, de par la charte de la communauté que nous avons commentée ci-dessus, n’est qu’arbitre dans les litiges. Mais, en réalité, son influence est trop considérable pour qu’une décision importante soit prise sans ou contre son accord. Cela ne signifie pas non plus que les anciennes autorités deviennent purement et simplement sans aucun pouvoir. Il s’établit en fait un équilibre tout en nuances, sans rien de figé, de statutaire, de défini, entre les autorités temporelles, elles-mêmes dépendant, comme on l’a vu, dans une très large mesure, de l’opinion publique, et l’autorité sacrée charismatique de l’Envoyé d’Allah. Mohammad d’ailleurs est doué au suprême degré de la vertu essentielle du sayyid, du chef arabe, le hilm, une patiente et tenace habileté dans le maniement des hommes par la connaissance de leurs intérêts et de leurs passions. Il sait intelligemment, sans contrainte et sans éclats, obtenir à la fin l’acquiescement de ses sectateurs aux décisions qu’il a prises. Mais il lui faut louvoyer et parfois, temporairement, céder. Souvent encore les coutumes et les autorités établies ont le dessus. Ainsi il voudrait faire relâcher Çafwân qui s’est emporté et a blessé le poète Hassân ibn Thâbit au moment de l’affaire d’accusation d’adultère contre ‘Aïsha. Mais, comme on l’a vu, malgré son intervention, le clan de Hassân garde Çafwân prisonnier jusqu’à la guérison du poète pour pouvoir se venger sur lui si celui-ci venait à mourir. Plus tard, après la victoire sur la tribu des Hawâzin et la distribution du butin et des prisonniers, la tribu se déclare tout à coup musulmane. Mohammad admet qu’on garde le butin, mais voudrait faire relâcher les prisonniers. Il ne l’obtient qu’après de longues tractations avec ses disciples. Encore deux chefs de tribu de son armée refusent-ils. C’est leur droit et Mohammad doit leur racheter les prisonniers.

Avant de décider, en quelque matière que ce soit, Mohammad s’entourait de conseils. Ses principaux conseillers semblent bien avoir été Abou Bekr et ‘Omar, le premier plus pondéré, d’esprit plus rassis, se complaisant dans l’effacement volontaire, le second plus violent et plus radical. Mais tous deux, également devenus beaux-pères du prophète, s’entendaient parfaitement. Aucun heurt ne se produisit jamais entre eux. Leurs filles leur donnaient un moyen d’agir plus facilement sur l’esprit du prophète. Il ne semble pas que Mohammad ait jamais pris une décision véritablement opposée à leurs vues et Allah lui-même, on l’a vu, s’était rangé plusieurs fois à l’avis de ‘Omar.[129] Lammens a prétendu que ces deux hommes ainsi qu’un autre Mekkois, Abou ‘Obayda, formaient une sorte de triumvirat qui, dans l’ombre, « chambrait » le prophète et dirigeait pratiquement sa politique. Il semble y avoir quelque vérité dans cette théorie qu’il ne faudrait cependant pas pousser trop loin. Mohammad n’avait rien d’un roi fainéant et c’était à lui que revenait la décision en dernier ressort.

En face de ce cercle intérieur, on discerne des oppositions qui devaient rester incipientes pendant la vie du prophète, mais se déchaîneraient plus tard et aboutiraient à des guerres civiles. Très tôt certainement, le cousin du prophète, le mari de sa fille Fâtima, ‘Ali ibn Abi Tâlib, eut une attitude réticente envers Abou Bekr et ‘Omar. On a vu sa prise de parti contre ‘Aïsha. Dans les raisons de cette attitude, il faut certainement compter l’antipathie de Fâtima pour ses belles-mères. Mais il a dû y avoir aussi opposition de caractères et de tendances. Si nous comprenons bien, le jeune ‘Ali (il avait alors une vingtaine d’années), que ses ennemis qualifiaient d’homme « borné », trouvait les deux « vieux » bien opportunistes. Il devait défendre les positions de principe, s’élever contre les louvoiements par trop « politiques », choisir la piété, la pureté, l’observance littérale des règles divines. Il devait sembler un jeune partisan inexpérimenté, manquant par trop de réalisme. Il est possible que, dès l’époque de la vie du prophète, les Médinois écartés du rôle de conseillers directs de Mohammad, jaloux de voir des Mekkois et eux seuls accaparer le pouvoir réel, aient eu tendance à appuyer le jeune gendre. Quand la politique de rapprochement avec les Qorayshites s’affirmera, bien des gens auront intérêt, contre la remise en selle des anciens persécuteurs, contre le resserrement des liens tribaux entre Musulmans jadis expulsés et nouveaux convertis jadis expulseurs, à mettre en avant celui qui, par le sang, représentait, corporellement pour ainsi dire, le nouveau principe, la mission prophétique abolissant les relations tribales. Ils devaient recréer pour le père des petits-fils du prophète le principe de la légitimité héréditaire qu’appliquaient par exemple à l’époque les Persans. Mais tout cela n’existait encore qu’à l’état de tendances, en germe. Tous ces hommes étaient également pieux envers Allah et suivaient aveuglément les directives qu’imposaient l’esprit lucide et la main ferme du prophète.

C’était lui qui décidait la paix et la guerre. Mais il n’y avait rien qui ressemblât à une armée permanente. Au moment de chaque expédition, il fallait faire appel aux chefs des tribus musulmanes qui lançaient un appel aux volontaires dans leurs rangs. Le prophète les passait en revue et éliminait les faibles et les indésirables. Il nommait le commandant ou prenait le commandement lui-même. Il semble avoir été doué pour la stratégie militaire comme il l’était pour la stratégie politique. Il recourait régulièrement à toutes sortes de stratagèmes. Surtout il feignait toujours d’envoyer ses troupes vers un autre endroit que leur objectif réel. On lui attribue la parole : « La guerre, c’est la ruse. » L’expédition terminée, chacun regagnait ses foyers avec sa part de butin.

Les moyens de la politique extérieure de Mohammad ne lui étaient donc fournis que par la libre adhésion de ses fidèles. Mais cette adhésion était suffisamment sûre pour qu’il apparût bien aux autres comme le véritable centre de la puissance musulmane. C’était lui qui négociait par l’intermédiaire d’envoyés choisis par lui et munis d’instructions et de messages écrits. C’était vers lui qu’on dirigeait de semblables messagers et de semblables messages.

Nous avons vu que Mohammad disposait pratiquement d’un certain nombre de jeunes séides fanatiques, prêts à aller frapper ses opposants quand nécessité en était. Mais il faut bien voir qu’il n’y avait pas là une police permanente. A chaque fois un appel particulier, fût-il discret, était nécessaire. A chaque fois, il fallait envisager les conséquences de l’acte projeté. Les parents de la victime seraient-ils assez fidèles à l’Islam ou assez impuissants, assez intimidés pour n’en pas tirer vengeance ? Le gouvernement de la communauté ne pouvait se faire qu’à la manière traditionnelle arabe, par négociation avec tous ceux qui détenaient quelques parcelles d’autorité, les chefs de tribus, de clans, de familles et avec les individus eux-mêmes qui ne pouvaient être contraints qu’en observant un certain nombre de règles coutumières et une procédure souple et habile.

C’est dire que les décisions de justice ne pouvaient être appliquées qu’avec l’accord de l’opinion publique et moyennant sa pression. Le prophète, on l’a vu, était arbitre suprême des litiges de la communauté. Mais, semble-t-il bien, on ne recourait à lui qu’en dernière instance ou pour les cas très importants. Là encore c’était l’ancien système arabe qui fonctionnait normalement avec son absence de droit écrit et d’autorité suprême, sa prise en considération des groupes ethniques et des individus comme puissances autonomes.

Pas de police régulière et pas non plus d’administration véritable. Mohammad avait ses conseillers qui ne jouissaient d’aucun pouvoir de coercition, ses secrétaires qui étaient de simples instruments. Il députa certaines de ses fonctions à des individus qui étaient ses agents personnels. Ainsi, quand il quittait Médine, il y laissait un représentant. Plus tard, au moment de ses conquêtes, il nomma des sortes de gouverneurs, choisis souvent parmi les notables des tribus locales. Là où il y avait un magma d’unités ethniques fidèles, infidèles ou douteuses, il envoyait quelqu’un de Médine. Mais ces gouverneurs n’étaient soutenus eux non plus par aucune force publique. Ils parvenaient aux buts que leur prescrivaient leurs instructions par la persuasion, par le prestige qu’ils tiraient de leur qualité de représentants du prophète, encore et toujours par de longues et délicates négociations avec les notables tribaux.

Le trésor public ne se distinguait pas de la fortune personnelle de Mohammad. Au début, chacun, nous l’avons vu, gagnait sa vie à sa façon accoutumée. Mohammad faisait seulement appel à ses fidèles ou à ses sympathisants quelque peu fortunés en faveur de ceux qui l’étaient moins. Les Juifs semblent avoir contribué de façon importante à cette entreprise de charité. Ce n’est que peu avant sa mort que Mohammad imposa, par traité, à quelques populations nouvellement conquises de verser une partie déterminée de leur propriété ou de leurs revenus. Une taxe spéciale fut imposée aux Arabes chrétiens qui n’adhéraient pas à l’Islam, mais elle n’était pas forcément plus élevée que les contributions plus ou moins volontaires payées par les Musulmans. Certaines taxes antérieures à l’Islam peuvent avoir continué à être perçues en certains endroits. Enfin le prophète recevait des dons personnels, soit entre vifs, soit par testament.

Outre les taxes et les dons qui lui revenaient directement, Mohammad recevait, on l’a vu, le cinquième du butin pris à l’ennemi. C’était là un modeste prélèvement car les chefs arabes en prenaient en général le quart. Comme un chef ordinaire, Mohammad avait en outre droit à une part égale à celle des autres et aussi à prendre avant le partage la chose ou la personne qui lui plaisait le plus. Quand le butin avait été gagné non par la bataille, mais au cours de négociations, Mohammad prenait tout. On l’a vu pour le cas des propriétés immobilières des Banou Nadîr qu’il redistribua entre les seuls Emigrants. Après la prise de Khaybar, on le verra, il laissa en place les propriétaires anciens en prélevant plus de la moitié de la récolte en faveur des Musulmans. Il garda pour lui un cinquième, peut-être même un tiers des terres. Il devint alors fort riche.

Sa position lui imposait d’ailleurs des charges financières, certaines fort lourdes. Il consacra de plus en plus tout son temps à la chose publique et au service d’Allah. Il ne pouvait gagner sa vie en « faisant des affaires », comme son disciple si doué pour le commerce ‘Abd ar-rahmân ibn ‘Awf. Il était, comme le sayyid, le chef de sa communauté et, comme pour le sayyid d’une tribu, cela impliquait une large hospitalité, des dons généreux autour de lui, des dépenses somptuaires. La Voix d’Allah lui prescrivit, comme aux particuliers, de dépenser en faveur de ses parents, des orphelins, des mendiants, des voyageurs (c’est ainsi sans doute qu’il faut interpréter le terme « fils de la voie » qui fut plus tard compris autrement), de contribuer à payer la rançon des captifs. A un stade plus avancé du pouvoir de Mohammad, la Voix ajouta, aux dépenses que le prophète devait faire sur le fonds des taxes qu’il recevait, le payement des agents qui faisaient rentrer ces taxes, les dépenses « dans le chemin d’Allah » et les sommes distribuées à « ceux dont les cœurs sont conciliés ». On a beaucoup discuté sur l’interprétation de cette dernière formule. La tradition musulmane pensait qu’il s’agissait de ceux dont les cœurs « devaient être conciliés », autrement dit de dons servant à acheter le bon vouloir envers l’Islam de personnalités influentes. W. Montgomery Watt a donné des raisons de penser qu’il s’agissait plutôt de cadeaux aux chefs des délégations déjà substantiellement gagnés à la Cause. Quoi qu’il en soit, il s’agissait de dépenses politiques comme celles effectuées « dans le chemin d’Allah » qui comportaient par exemple l’achat d’armes et de chevaux.

On voit combien était fluide cet Etat, combien était peu important son appareil. L’évolution avait été la même que celle qu’on peut observer par exemple chez les tribus noires du Kenya. On y trouve des hommes qui jouent le rôle social de médiateurs. « C’est là, écrit Lucy Mair, un commencement de gouvernement conçu comme l’activité de personnes que la communauté autorise à agir pour son compte. Mais nous sommes encore bien loin de quoi que ce soit qui puisse être appelé application de la loi ».[130] Pourtant, bien loin de « dépérir », l’Etat musulman n’a fait que se durcir, se renforcer au cours des premières décennies de son existence. Au début, du vivant de Mohammad, nous avons affaire à un Etat incipient, qui fonctionne avec le minimum d’appareil nécessaire. Il est pourtant solide, nous le verrons, et la mort du chef dont tout l’échafaudage paraissait dépendre ne l’ébranlera pas malgré un moment de crise. Cette solidité lui vient, en bonne partie, de la conservation pour l’essentiel de la structure tribale, malgré la désagrégation relative commencée avant l’Islam et l’esprit individualiste apporté par celui-ci. L’Etat avec son chef charismatique et ses conseillers particuliers, son armée de volontaires levée seulement en cas de besoin, sa police extrêmement réduite, aléatoire et rudimentaire, ses quelques rares administrateurs et son trésor public confondu avec la fortune personnelle du Chef ne fonctionnait que comme un ensemble de groupes ethniques. Les chefs ordinaires de ceux-ci jouaient un rôle essentiel dans la transmission des volontés du sommet vers la base et des aspirations de la base vers le sommet. Tout dépendait d’eux et ils dépendaient du bon vouloir de leurs théoriques dépendants. En dernière analyse, dans cette machinerie rudimentaire qui ignorait pratiquement la coercition, du moins à l’intérieur, tout reposait sur l’opinion publique. La solidité du régime venait de l’emprise totale de l’idéologie musulmane sur cette opinion publique. Soulignons que cette emprise était partiellement acquise par les avantages pratiques et matériels qu’assurait le choix de l’option musulmane.

Allah et Mohammad détenaient donc en dernier ressort, si nous voulons appliquer tant bien que mal nos catégories, les pouvoirs exécutif et judiciaire. Ils avaient aussi le pouvoir législatif. Mais là encore il convient de nuancer à l’extrême pour rendre compte d’une situation extrêmement fluide. La Voix d’En Haut a édicté à Médine un certain nombre de préceptes légaux sur des points qui revêtaient une particulière importance pour Elle apparemment ou sur des points qui soulevaient des discussions dans la communauté musulmane. Mais ces points étaient disparates, ne formaient nullement un système. L’obéissance aux dispositions arrêtées par Allah lui-même était en principe impérative.[131] Mais J. Schacht a montré que les premières générations musulmanes s’en étaient assez peu souciées, les tournant ou les négligeant tout simplement. Sur tout le reste, en tout cas, la coutume était reine. On a, plus tard admis que le prophète avait enseigné par la parole ou par l’exemple un grand nombre de comportements légaux qui faisaient autorité et que ces paroles ou actions s’étaient transmises par tradition.[132] Après I. Goldziher, J. Schacht a montré magistralement que c’était là une vue bien postérieure et que l’usage des traditions légales, leur formulation même étaient une innovation du IIe et du IIIe siècle de l’Islam. Il est pourtant possible que le prophète ait donné des conseils légaux ou coutumiers de sa propre autorité, sans qu’intervînt Allah dans l’affaire. Mais rien de sûr ne nous en est parvenu et il ne semble pas que sa communauté s’y soit beaucoup, largement ou longtemps intéressée.

Pourtant, dans les préceptes légaux édictés à Médine, on peut discerner certaines tendances cohérentes. On n’a la place ici de les analyser que dans leurs grandes lignes en suivant pour l’essentiel le bon exposé de W. Montgomery Watt. Les nouveaux préceptes touchaient d’abord l’ordre de problèmes le plus important pour la société : le maintien de la sécurité, de la vie et des biens de ses membres. On a vu que cet ordre public élémentaire était assuré dans la société tribale par la coutume de la vendetta. On hésitait à tuer son ennemi parce qu’on savait que la tribu de celui-ci en tirerait implacablement vengeance sur le meurtrier ou sur un de ses parents, libre qu’elle était de ne pas accepter le « prix du sang ». Désormais, la communauté musulmane, l’omma, agirait, elle, comme une tribu pour protéger ses membres des agressions extérieures. Mais, à l’intérieur de la communauté musulmane, Allah insista sur l’observation rigoureuse de deux règles. Le vengeur ne devait pas infliger un plus grand mal qu’il n’en avait subi, quel que soit son rang social, et la vengeance prise ne devait pas ouvrir la voie à une nouvelle vengeance. Si le meurtre a été involontaire, on doit accepter le prix du sang et ne pas faire subir le talion. Naturellement, puisqu’il n’y avait pas de véritable force de police, le vengeur était toujours le parent traditionnellement désigné pour remplir ce rôle. Ainsi le système ancien subsistait, mais on évitait les vengeances outrées et les interminables vendettas en chaîne qui troublaient l’ordre pendant de longues années. Mohammad payait d’ailleurs lui-même souvent le prix du sang pour éviter que les choses ne s’enveniment.

La peine de la main coupée fut infligée aux voleurs (qui était le bourreau ?). Allah interdit aussi l’infanticide des filles, coutume courante chez les Arabes et qu’inspirait l’atroce pauvreté du désert, en rapport sans doute, au surplus, avec un détail ignoré de la religion païenne. Cette interdiction est liée par le texte coranique même à la question de la nourriture. Allah y pourvoirait. En effet, l’Islam allait dispenser aux Arabes des ressources telles qu’ils pourraient abandonner tout malthusianisme.

Les préceptes nouvellement révélés concernaient surtout le mariage et la famille. Il s’agissait là évidemment de questions vitales pour la petite communauté nouvelle. D’autre part, la nouvelle législation ne se heurtait pas à des règles antérieures fermement établies et sanctionnées par l’idéologie ancienne. Il n’est pas très facile de voir clair dans les coutumes arabes préislamiques concernant les rapports domestiques, mais il semble bien, en tout cas, qu’au VIIe siècle elles étaient en pleine évolution et relativement fluides.[133] Des savants comme W. Robertson Smith et G. A. Wilken avaient cru découvrir chez les Arabes préislamiques des traces de ce soi-disant stade primitif de la famille qu’aurait été le « matriarcat » avec prédominance des femmes, descendance comptée par les femmes et propriété (dans la mesure où elle existait) transmise par les parents en ligne féminine, par exemple de l’oncle maternel à son neveu et non à son fils. L’existence de ce stade, théorie autrefois à la mode, a été depuis fort longtemps reconnue tout à fait invraisemblable, et d’ailleurs l’idée même que les formes de famille se soient succédé dans un ordre invariable sur toute l’étendue du globe est tout à fait discréditée actuellement chez les savants compétents, très justement à mon avis. La théorie matriarcale a été modifiée et modérée. On a reconnu qu’il y avait des groupes humains où dominait la succession en ligne maternelle, parfois en liaison (mais ce n’est nullement forcé) avec un rôle un peu plus important accordé aux femmes. Un des signes en est la résidence « uxorilocale », comme on dit, du couple, c’est-à-dire que celui-ci va résider dans le groupe de la femme. Certains récits sur l’Arabie préislamique indiquent l’existence de traits matrilinéaires, surtout dans certaines régions comme à Médine. Il y aurait une liaison entre ces traits et les traces d’existence à certains endroits du mariage polyandrique, c’est-à-dire de l’union simultanée d’une femme à plusieurs hommes. W. M. Watt a pensé qu’on pouvait interpréter ces traits disparates comme l’indice que la société arabe, anciennement matrilinéaire, était à l’époque du prophète en marche vers le système patrilinéaire, donc dans un stade de transition en liaison avec l’évolution générale vers l’individualisme. Cette vue me paraît, comme à J. Henninger, assez douteuse.[134] La prédominance du système patrilinéaire nous est attestée en Arabie depuis des temps immémoriaux par les inscriptions dites thamoudéennes en particulier. Ce qui semble vrai, c’est que, dans certaines régions et localités comme Médine, ce système coexistait avec des pratiques polyandriques, avec une position assez importante reconnue aux femmes (plusieurs sources nous parlent pour une période reculée de reines arabes), avec même dans quelques cas la résidence uxorilocale et la transmission des biens en ligne féminine.

Les prescriptions coraniques sont évidemment empreintes d’esprit individualiste. Une période d’attente est prescrite à la femme qui se remarie, afin que la paternité réelle de l’enfant qui peut naître soit certaine. On a vu qu’à la suite de l’affaire de Zaynab, il avait été prescrit de même que le lien d’adoption ne pouvait compter comme filiation réelle. Il est stipulé que certains liens de parenté nettement spécifiés sont un empêchement au mariage. Il est probable qu’ainsi sont seulement fixées des coutumes anciennes, peut-être en les étendant suivant des critères qui ne nous sont pas très clairs. W. M. Watt pense, après Robertson Smith, qu’il y a eu extension à la parenté paternelle de principes applicables auparavant à la parenté maternelle. Mais il reste aussi des stipulations qu’il interprète comme des « concessions aux groupes matrilinéaires ».[135] En tout cas, il est sûr que la réglementation coranique vise à déraciner les coutumes qui ne traitaient pas les individus, les femmes en particulier, comme des sujets indépendants. Certaines prohibitions sont peut-être simplement destinées à empêcher des coutumes établies comme le mariage automatique d’un homme avec les veuves de son père en dehors de sa propre mère. De même la femme doit obligatoirement recevoir elle-même (et non son père) le douaire que paye son fiancé. Le concubinage avec les esclaves et captives, le divorce sont autorisés, mais réglementés. Les mariages temporaires qui tournaient à la polyandrie, un moment autorisés semble-t-il, sont ensuite découragés. L’insistance (d’un caractère très « réformateur ») sur les faits réels et non sur les fictions sociales apparaît bien dans la règle coranique qui permet le mariage avec sa belle-fille (la fille d’un premier mariage de sa femme) si l’union avec cette épouse n’a pas été consommée.

Un verset célèbre du Coran recommande d’épouser deux, trois ou quatre femmes « si vous craignez de n’être pas équitables à l’égard des orphelins » (IV, 3). Des Musulmans modernes, devenus sévères, sous l’influence de la culture occidentale contemporaine, pour la polygamie, ont entrepris d’« excuser » cette disposition. Ils ont proclamé que les Arabes avant l’Islam avaient coutume d’épouser des femmes en nombre indéterminé et qu’Allah avait voulu tenir compte de ces habitudes. Suivant cette « pédagogie divine » dont parlent tant actuellement les théologiens chrétiens, il n’avait pas voulu imposer d’un seul coup la monogamie (il faudrait dire plus exactement la monogynie) à ces natures frustes. La « permission » d’avoir quatre femmes était une étape vers l’adoption de la règle morale de la monogamie. D’ailleurs la suite du verset dit : « Si vous craignez de n’être pas équitable (envers vos femmes) (prenez-en) une seule ou des concubines. » Comme il est impossible d’être tout à fait équitable dans ce cas, le texte reviendrait pratiquement à recommander la monogamie. On voit là un exemple typique assez puéril de raisonnement apologétique, comme de coutume tout à fait opposé à l’esprit historique. En réalité, il n’est pas du tout sûr que la polygamie fût tellement répandue dans l’Arabie préislamique. On voit mal comment l’incitation à prendre des concubines si l’on craint de n’être pas équitable envers plusieurs femmes peut être un acheminement vers l’idéal supposé plus moral de la monogamie. En outre, le texte coranique, visiblement, n’est pas une restriction, mais une exhortation et il est lié d’une façon peu claire à l’équité envers les orphelins. Probablement, par suite des batailles et d’autres facteurs, la communauté médinoise comptait plus de femmes que d’hommes. Ceux et surtout celles qui avaient perdu leur père n’étaient pas toujours bien traités par leurs tuteurs qui abusaient de la situation pour les dépouiller. Il fallait marier le plus vite possible les veuves et les orphelines musulmanes. Encore une fois, pour bien comprendre un phénomène, il faut le replacer dans sa situation historique avant de le condamner ou de l’exalter au nom de dogmes moraux, religieux ou politiques supposés éternellement valables.

Un certain nombre de dispositions réglementent assez strictement l’héritage. C’était nécessaire, semble-t-il, dans la situation floue que créait la désagrégation du régime tribal. Les plus forts devaient avoir beau jeu pour confisquer des biens familiaux ou tribaux au détriment des plus faibles. La réglementation coranique assurait à chacun sa part, calculée de façon assez complexe. Les femmes se voyaient reconnue une part de propriété, ce qui était l’usage mekkois, mais non celui de Médine, semble-t-il. Il est vrai que leur part était la moitié de celle des mâles. L’héritage se trouvait subdivisé, pratique normale chez les éleveurs, mais néfaste pour des agriculteurs, les partages successifs, comme nous le savons, aboutissant vite à créer des parcelles trop petites.

L’esclavage était naturellement maintenu. Il est recommandé de traiter bien les esclaves et de favoriser leur affranchissement. C’est une naïveté de vouloir qu’on ait aboli au VIIe siècle une institution parce qu’elle nous choque actuellement. C’en est une autre d’y voir avec Mohammad Hamidullah « comme une maison de correction humanitaire » et d’en exalter les vertus.[136] Le prêt à intérêt, ou plutôt sans doute une de ses formes, est interdit. Il semble que cette prescription visait surtout en réalité ceux qui, au début du séjour à Médine, refusaient de faire des prêts sans intérêt à la communauté nécessiteuse. Il s’agissait surtout des Juifs qui, par là, refusaient de considérer les Musulmans comme des coreligionnaires. Mais il ne semble pas qu’on ait voulu interdire les pratiques normales du trafic mekkois. Le vin et un certain jeu de hasard nommé mayssir sont interdits sans doute à cause de leur connexion avec des cultes païens. C’est probablement pour une raison semblable que fut prescrit le retour à l’année lunaire stricte (354 jours) en renonçant au mois intercalaire qui permettait de tenir en accord le calendrier avec le cours du soleil et des saisons.

Ainsi se constituait une législation qui, malgré ses lacunes, ses obscurités, son caractère occasionnel, était à maints égards un progrès sur l’état antérieur. Elle répondait bien aux nécessités particulières de la petite communauté médinoise en voie d’extension. Elle sauvegardait la sécurité de l’individu et protégeait certaines catégories particulièrement exposées. En général, la tendance existante à l’individualisme était encouragée sans que le système tribal soit abandonné. Surtout, au milieu de l’océan des coutumes imposées par la tradition et l’opinion publique, apparaissaient des éléments d’un véritable droit, des prescriptions en principe nettement formulées et valables pour tous. Mais la communauté avait encore bien du chemin à faire avant que le droit ne se constitue réellement et l’adaptation de ces quelques règles édictées à Médine aux nécessités d’un vaste empire ou d’Etats bien structurés allait poser bien des problèmes.

 

C’est à Médine aussi que se développèrent de façon décisive l’idéologie qui devait assurer la cohésion des futurs Etats musulmans et les institutions par lesquelles se marquait l’adhésion à cette idéologie.

Mais, pour comprendre cette idéologie et ces institutions, il est nécessaire de remonter à leur source commune. Toute idéologie en effet, c’est-à-dire tout système d’idées proposé aux hommes pour les guider, pour donner un sens à leur vie en la situant dans un ordre et dans un devenir qui la transcendent, se cristallise autour d’une intuition centrale, d’une façon dont est saisie par le fondateur ses propres relations et celles des autres hommes avec cet ordre et ce devenir. Cette intuition fondamentale ne naît pas de rien et je ne suis pas de ceux qui croient qu’elle soit imposée par l’irruption dans la conscience humaine de la présence d’une réalité de l’au-delà. C’est pourquoi j’ai essayé de montrer les conditions qui avaient pu la faire naître dans l’homme Mohammad, dans son histoire personnelle au sein d’une société donnée. Mais si l’intuition centrale a une genèse, elle n’en est pas moins en elle-même une totalité qui impose sa marque à tout un ensemble d’idées et d’actes. Ce système, une fois créé, pourra évoluer, changer parfois et presque entièrement. Mais il semble rare que toute trace de l’inspiration initiale disparaisse et, si des documents la transmettent, des esprits libres pourront un jour ou l’autre venir puiser à cette source.

Cette intuition fondamentale était naturellement une intuition religieuse. Les ennemis de Mohammad adhéraient à une forme fruste de l’humanisme. Ils croyaient à la possibilité pour l’homme de lutter avec ses propres forces contre la peur et l’inquiétude existentielles, d’en réduire la part. Ils n’exaltaient certes pas cette possibilité en une vocation prométhéenne de construire un monde à la mesure de l’homme. Leur humanisme n’était pas un appel plein d’espoir au dépassement de la vie actuelle, mais un aménagement confortable de celle-ci. C’est pourquoi il heurtait ceux qui avaient besoin d’un espoir.

Dans un monde où le pouvoir de l’homme apparaît bien faible et même, quand ses forces se sont accrues, dans des circonstances qui recréent pour chacun ou pour tous cette faiblesse, il est plus normal qu’une saisie d’ensemble du monde soit de qualité religieuse. Ce que Mohammad avait ressenti, comme tant d’autres, c’est un sentiment de dépendance à l’égard du mystère fascinant et terrible qui l’entourait. Et ce mystère s’était cristallisé en une Présence formidable.

Bien d’autres que lui ont eu cette sensation. Mais elle se présentait sous une forme qui n’appartint qu’à lui. La Présence, Allah, était une toute-puissance que rien, nulle part, en aucune façon, ne limitait, une volonté qu’aucune borne ne pouvait contenir. Cela, d’autres l’ont ressenti aussi. Bien des traits venaient d’ailleurs un peu adoucir cette image. Infiniment majestueux sur son trône, des locutions anthropomorphiques décrivaient néanmoins ses membres, ses gestes et son action. Surtout, il était bon, miséricordieux, se faisait proche de l’homme qu’il avertissait, qu’il pardonnait, qu’il aimait en père indulgent. Mais un gouffre le séparait de sa créature, gouffre que rien ne venait combler, ni sollicitude attentive pour un peuple amoureusement choisi, ni rédempteur issu de lui-même et sensible à la souffrance humaine au point de la partager. L’amour paternel qu’il avait pour les hommes était quelque peu abstrait, global, manifesté par des bienfaits généraux envers l’humanité ou envers des groupes. C’est, comme on l’a dit, la bonté active, organisatrice d’un chef de famille, sans attendrissement particulier. Envers ce Dieu la seule attitude possible était une humilité infinie et une soumission (islâm) totale, en attendant un terrible jugement dont rien ne peut faire prévoir les résultats. On lui doit la foi, la piété, la gratitude, l’adoration, la confiance même. Mais on ne réclame à peu près jamais l’amour. Aussi le péché est-il une faute, une désobéissance, une marque d’ingratitude, une négligence causée par une préférence injustifiée accordée aux biens de ce monde. Il ne suscite jamais de la part de Dieu cette plainte de l’amant trahi, pleurant de voir l’infidèle faire obstacle à son amour, qui court à travers les pages de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ce pathétique appel à l’amour d’une faible créature est inconcevable de la part du Maître des mondes coranique qui va à l’extrême de sa bienveillance en daignant lui-même aimer et pardonner. Et de même le repentir du pécheur est bien plutôt la constatation et le regret d’un mauvais calcul, d’un aveuglement néfaste que la désolation angoissée d’un être avide d’amour, un moment égaré ou qui n’a pas su voir à temps l’offre d’une infinie affection.

L’intuition fondamentale de Mohammad avait été celle-là dès les premiers moments où la Voix lui avait parlé et même avant. Mais elle était élaborée maintenant dans un autre contexte qu’au début. Il ne s’agissait plus seulement de définir les rapports entre l’homme en général et Dieu, d’en tirer des règles de vie universellement valables. Au début, la Voix exposait aux Arabes un message universel déjà connu par d’autres. Maintenant — et c’est l’enchaînement des événements imprévisibles dans le domaine notamment des relations politiques qui a créé, on croit l’avoir montré, cette situation — une communauté arabe existe, détentrice du vrai message que les autres ignorent ou déforment. Que seul au monde un groupe d’Arabes connaisse la vérité, cela apparaît comme un signe que Dieu a des relations spéciales avec les Arabes et avec, au moins, un coin de l’Arabie.

Le message n’est plus seulement une doctrine pure, une conception du monde que chacun peut adopter individuellement en en tirant les conséquences pour la conduite qu’il doit observer comme, disons, les idées d’Emmanuel Kant sur la raison pure et pratique. Il s’adresse à une communauté particulière — une communauté d’Arabes pour le moment du moins — qu’il guide, qui s’organise et agit en fonction de ce message. C’est bien une idéologie.

Cette idéologie forme un système. Entendons que les dogmes et les prescriptions qui la constituent sont liés par des rapports plus ou moins nécessaires selon le cas. Si l’on affirme certains points, cela entraîne forcément que l’on doit déduire ou écarter certains autres. La mode intellectuelle actuelle s’est enthousiasmée pour la notion de système ou, comme on dit, de structure. Certains, dans leur enthousiasme, sont devenus incapables de voir dans l’évolution des idées autre chose que des systèmes bien constitués, parfaits et totaux, en remplaçant totalement d’autres pour des raisons qui échappent. On a essayé de montrer ici qu’une idéologie se constituait au contraire à partir d’éléments que sa situation propre imposait à un homme et que la situation d’une société lui faisait adopter. On peut ajouter que, si la situation change de façon importante, cela doit entraîner forcément, non pas immédiatement ni directement, mais à la longue et à travers des transpositions nécessaires, une modification de l’idéologie, parfois même son rejet radical et l’adoption d’un autre système.

Le slogan dont l’idéologie musulmane de cette époque eût pu se prévaloir était : une religion arabe pour les Arabes. Nous avons vu comment la communauté avait fini par se rattacher à Abraham-Ibrâhîm supposé ancêtre des Arabes. Maintenant Allah révélait ses exigences et ses vérités en langue arabe par l’intermédiaire de Mohammad. On a vu que l’on s’orientait désormais en priant, non plus vers un sanctuaire étranger, mais vers la Ka‘ba, sanctuaire arabe s’il en fut. Puis Allah avait ordonné de prendre part aux rites curieux dont l’origine se perdait dans la nuit des temps qui se déroulaient autour de la Ka‘ba et qui consistaient en particulier à tourner autour de l’édifice sacré. C’est ce qu’on appelait alors la ‘omra, « culte », mais peut-être aussi déjà hajj al-bayt, « le pèlerinage vers la Maison (c’est-à-dire le sanctuaire) ». Mais Allah joignait à la prescription de ces rites l’obligation de participer également à des cérémonies, elles aussi de signification très obscure, qui portaient, semble-t-il, le nom de hajj, « pèlerinage », par excellence. Elles se déroulaient dans une série de petits sanctuaires proches de Mekka. Jusque-là tous ces rites ou au moins certains d’entre eux étaient liés par la piété populaire au culte de divers dieux. Il faudrait maintenant les accomplir tous en invoquant le seul Allah. Ces prescriptions allaient jouer un rôle politique important. Elles permettraient à Mohammad de réclamer des Qorayshites l’accès de ses fidèles aux sanctuaires de leur ville et des environs immédiats. Pourquoi les Musulmans seraient-ils exclus de ces rites auxquels participaient tant d’Arabes habitant au loin ? D’autre part, les Qorayshites se convainquaient que, si l’Islam l’emportait, leur ville resterait un centre religieux important, verrait peut-être même s’accroître son importance. Considération de grand poids pour ces marchands !

La rupture était maintenant complète avec les Juifs et avec les chrétiens. Mohammad avait été conciliant au maximum avec eux. Il ne voulait, au début, qu’être reconnu par eux comme un prophète à côté des leurs, Moïse ou Jésus, spécialement destiné par Allah à guider les Arabes vers la vérité monothéiste. Mais ils l’avaient repoussé les uns et les autres, ils l’avaient rebuté par leur exclusivisme. « Ils ont dit : N’entreront au Paradis que ceux qui sont Juifs ou chrétiens. C’est là leur espoir ! Dis : Produisez vos preuves si vous êtes véridiques ! Non ! Celui qui aura soumis sa personne à Allah, celui qui aura fait le bien, il aura sa récompense auprès de son Seigneur ! » (Coran, II, 105-106). Maintenant c’était fini. A chacun sa foi et sa communauté. Abraham n’était ni juif ni chrétien, et pourtant il avait été un vrai prophète, ils le reconnaissaient les uns et les autres. Ainsi en était-il de Mohammad maintenant, qu’ils le reconnaissent donc ! Mais ils s’obstinaient à le repousser. Ils étaient pourtant bien coupables. Ils ne vivaient pas selon les préceptes qu’Allah leur avait envoyés par Moïse et par Jésus, dans la Torah et dans l’Evangile. Ils avaient ajouté à ces préceptes des choses nouvelles de leur propre invention. Eux qui avaient eu la faveur insigne d’être depuis longtemps appelés au monothéisme avaient péché mortellement en commettant le crime suprême, en associant à Allah, tout comme les polythéistes mekkois, des fils, des épouses. Les Juifs prétendaient que ‘Ozayr (Esdras) était le fils de Dieu, qualité que les chrétiens attribuaient à Jésus. La première assertion paraît moins injustifiée qu’il ne le semble à première vue quand on lit dans un « apocryphe » juif du Ier siècle, fort populaire par la suite, le IVe livre d’Esdras, les mots suivants adressés par un ange à Esdras : « On t’enlèvera du milieu des hommes et tu resteras avec mon fils…[137] Laisse les pensées humaines, rejette loin de toi le fardeau humain, revêts l’immortalité » (XIV, 9, 14, trad. R. Basset). Jésus était appelé al-massîh (le Messie), mot emprunté au syriaque ou à l’éthiopien, qui en arabe aussi pouvait vouloir dire « l’oint », mais on ne comprenait pas bien évidemment les implications de cette dénomination. Sa mère, Marie, sœur d’Aaron et donc de Moïse, avait été avertie par les anges qu’elle engendrerait sans avoir connu d’homme un fils étonnant, « un Verbe de Lui (Allah), dont le nom sera le Messie, ‘Issâ, fils de Maryam (Marie), éminents dans ce monde et dans l’autre, faisant partie des Proches (du Seigneur) ; il parlera aux gens dès le berceau… (Allah) lui apprendra le Livre et la Sagesse, la Torah et l’Injîl (Evangile) » (Coran, III, 40-43). Ce miracle s’était produit du fait qu’Allah avait envoyé en Marie un peu de son Esprit. C’était un prophète envoyé aux Israélites par Allah, mais un prophète extraordinaire. Il avait passé dans le monde en faisant bien des miracles. Tout enfant, il faisait des oiseaux avec de la terre et y insufflait la vie. Il guérissait les muets et les lépreux et ressuscitait les morts. Les Juifs s’enorgueillissaient de l’avoir tué mais ce n’était pas vrai. Ils ont été victimes d’un mirage, d’une ruse d’Allah. Ils ont cru le crucifier, mais, en réalité, « Allah l’a élevé à Lui » (IV, 156). Avec sa mère, il est « sur une colline tranquille et arrosée » (XXIII, 52).

Au début, la Révélation d’En Haut insiste surtout, contre les Juifs, sur ces données, empruntées sans doute à quelques chrétiens, assez ignorants de leur religion ou influencés par les belles histoires que racontent les Evangiles apocryphes. Certains de ces chrétiens au moins appartenaient à des sectes excentriques ou subissaient leur influence. Parmi elles était le docétisme qui justement ne voulait pas admettre la réalité de cet événement inouï : le supplice de Dieu. Les docètes expliquaient donc qu’un fantôme lui ressemblant avait été substitué à Jésus sur le Golgotha. C’est lui que les bourreaux avaient cru crucifier. Plus tard, à ces données, le Coran ajouta de la polémique contre les chrétiens lorsque Mohammad se fut opposé politiquement à eux et aussi peut-être lorsqu’il eut reçu quelques informations supplémentaires sur les croyances chrétiennes telles qu’elles étaient comprises par les pauvres chrétiens d’Arabie. Les chrétiens ont tort de dire que Jésus, ce surhomme, était fils d’Allah. Allah inengendré lui-même ne saurait engendrer. Ils ont tort de croire en une Trinité qui serait composée d’Allah, de Jésus et de Marie. Il n’y a qu’un dieu, Allah. Jésus a dénoncé lui-même ces exagérations et en est bien innocent. Comme sa mère, il prenait de la nourriture. Il n’était pas Dieu.

L’Islam, dernière révélation prophétique, accordée aux Arabes, est donc la religion suprême et définitive. Le message de Mohammad reprenant ceux des prophètes antérieurs, les parachève, les accomplit, les scelle. Mohammad est le prophète gentil (ommi) au sens que ce mot avait chez les Juifs et les chrétiens, le prophète envoyé aux païens, à ceux qui n’étaient pas d’Israël. Le mot fut mal compris d’ailleurs et on entendit plus tard qu’il ne savait ni lire ni écrire. Il avait été annoncé par Jésus. Maintenant il fallait se rallier à lui :

« Les hommes formaient une communauté unique. Puis Allah envoya les prophètes comme messagers de la bonne nouvelle et annonciateurs. Il fit descendre avec eux l’Ecriture véridique pour juger entre les hommes sur les points sur lesquels ils s’opposaient. Seuls s’opposèrent, par superbe mutuelle, ceux qui avaient reçu (une Ecriture auparavant) après que les Preuves leur aient été communiquées. Allah a dirigé les Croyants vers la Vérité, cette (Vérité) sur laquelle (les autres) s’étaient opposés, (tout cela) avec sa permission. Allah dirige qui il veut vers une Voie Droite » (Coran, II, 209). « J’inscrirai (une belle existence) pour ceux qui sont pieux… et croient à nos signes, pour ceux qui suivent le Messager, le prophète gentil, qu’ils trouvent mentionné chez eux dans la Torah et l’Evangile, qui leur ordonne le Convenable et leur interdit le Blâmable, qui déclare licites pour eux les bonnes (nourritures) et leur interdit les immondes, leur ôte le lien et les entraves qui pesaient sur eux… Dis : O hommes ! Je suis le Messager d’Allah vers vous tous, de celui qui possède la royauté des cieux et de la terre. Pas de divinité en dehors de Lui ! Il fait vivre et il fait mourir ! Croyez en Allah et en son Messager, le prophète gentil qui croit en Allah et en ses paroles. Suivez-le ! Vous serez sans doute bien dirigés ! » (VII, 155-158). Ainsi le message de Mohammad acquérait une valeur universelle.

La nouvelle idéologie avait donc son autorité suprême, Mohammad, le prophète gentil, qui prononçait sur le vrai et le faux, transmettant le Message irréfutable d’Allah. Mais les fidèles devaient pouvoir, en cas d’absence du prophète, se remémorer ses paroles, s’y référer, les citer, en tirer argument pour se diriger à travers les opinions et les événements. D’ailleurs, il fallait prévoir la disparition du Porte-Parole suprême. Le document devait être objectivé, être une Ecriture consultable comme l’étaient la Torah et l’Evangile. Des hommes avaient écrit, d’autres appris par cœur les messages au fur et à mesure de leur révélation. Comme l’a montré de façon convaincante Richard Bell, Mohammad entreprit lui-même une révision de ces écrits. Il les ordonna en morceaux, en chapitres plus ou moins longs que l’on appelle, on l’a vu, des « sourates ». Les messages étaient une Récitation (qor’ân, Coran), maintenant se constituait un livre (kitâb) comme ceux des Juifs et des chrétiens.

Dans ce Livre se trouvaient consignés, on l’a vu, les préceptes, les règles de conduite sociale que les hommes devraient suivre. On y trouvait aussi les récits sur les anciens prophètes, l’histoire sainte en somme, qui servait de précédent à la nouvelle Loi, qui lui constituait des ancêtres spirituels. On a donné quelque idée de certains de ces récits. Les idées essentielles auxquelles il fallait croire, les dogmes, y étaient aussi exposés. Allah, l’unique, le créateur du Cosmos et de l’homme, le tout-puissant, trône seul au sommet des cieux. A lui appartiennent le Ciel et la Terre. Les dieux des polythéistes n’existent pas puisqu’ils sont incapables de créer quoi que ce soit, ou peut-être ce sont des djinns. Autour du trône d’Allah sont assemblés les anges qui chantent ses louanges, qui sont ses serviteurs et ses messagers, qui observent et enregistrent les actions des hommes. Parmi eux sont nommés Gabriel, le messager de la révélation, et Michel. Allah agit au moyen d’entités qui se distinguent de sa personnalité globale sans s’en détacher tout à fait. Il s’agit là de notions vagues empruntées aux spéculations qu’avaient élaborées, autour du problème de la communication entre l’Etre Suprême parfait et le monde imparfait, le judaïsme et le christianisme sous l’influence du platonisme. On a ainsi le Verbe d’Allah, son Souffle ou Esprit, son Ordre, sa Lumière, sa Présence. En face d’Allah et de ses anges, se dressent les satans et leur chef, le Satan qu’on appelle aussi lblîs (c’est le mot grec diabolos qui nous a donné « diable »). C’est un ancien ange, maudit parce qu’il a refusé de se prosterner devant Adam, créature d’Allah. Allah lui a permis de tenter les hommes et il y réussit fort bien, du moins, semble-t-il, avec ceux prédestinés à être impies.

Allah tout-puissant dirigeait les pensées et les actions des hommes, rendait celui-ci pieux, docile aux prédications, aux admonestations de ses messagers, les prophètes et celui-là sensible aux tentations de Satan. Cela ne l’empêchait nullement, on l’a vu, de proclamer la responsabilité de l’homme, de récompenser l’un et de punir l’autre. On lui devait de la reconnaissance pour ses bienfaits et aucun reproche ne pouvait lui être adressé. Qu’est l’homme devant lui ? Ne lui doit-il pas tout ? Comment récriminer ? Allah est infiniment juste, bien au-dessus de nos idées, de nos conceptions de la justice. Il est implacable aussi et ce caractère est mis particulièrement en relief pendant la période médinoise, comme il était naturel au cours de cette époque de lutte acharnée contre les Qorayshites, les Juifs, les opposants de toute espèce. Comment, en ces moments, promettre à l’ennemi autre chose que les menaces dont avait usé le doux Jésus lui-même : les ténèbres du dehors, les pleurs et les grincements de dents. En même temps d’ailleurs, Allah était dépeint comme infiniment compatissant, clément et miséricordieux. Envers les bons et les pieux, sans doute ? Inutile de souligner les contradictions inextricables de ces idées. L’humanité normale ne s’est jamais beaucoup souciée de logique en matière d’idéologie.

Un jour viendrait l’Heure. Au début, Mohammad l’avait crue proche. Elle parut ensuite plus lointaine, pas trop lointaine pourtant. L’Heure, autrement dit le Jour de la Résurrection, le Jour du Jugement, viendrait de façon inattendue. Il y aurait une grande clameur, un immense fracas, le son d’énormes trompettes. Le soleil et les étoiles s’obscurciront, les mers bouilliront et gonfleront, la terre tremblera. Les morts alors sortent des tombes où peut-être ils ont déjà eu un avant-goût du sort qui les attend. Alors Allah, entouré de ses anges, jugera souverainement. Aucune considération de parenté, de richesse, de position sociale ne comptera plus. Chacun aura son rôle, un livret dans sa main, où sera inscrite la comptabilité de ses mérites et de ses fautes. Les anges, les prophètes ne pourront intercéder que si Allah le permet. Il y aura aussi une pesée dans une céleste balance. Essentiellement, la base du jugement sera la foi. Ceux qui auront cru en Allah et en son prophète et agi en conformité avec cette foi seront récompensés. Les autres, les impies, quels que soient leurs actes, seront punis.

Les descriptions de l’état des morts après le Jugement sont assez tardives dans le Coran. Les damnés seront dans la Géhenne (jahannam), autrement dit le Feu. Des anges seront affectés à la fonction de tortionnaires. On dirigera sur les malheureux, chargés de chaînes et de carcans, des jets de feu et d’airain fondu. Quand leur peau sera brûlée, une autre, toute neuve, la remplacera. Parfois régnera un froid terrible. Ils boiront une eau fétide, une boisson bouillante, mangeront du fruit de l’arbre zaqqoum, un fruit particulièrement amer. Tout cela dévorera leurs entrailles. En vain demanderont-ils aux Bienheureux de répandre sur eux un peu d’eau du haut de leur demeure céleste. Ceux-ci répondront négativement et railleusement avec la satisfaction sadique habituelle au privilégié qui se croit juste et estime, comme c’est le cas général, que ses privilèges sont mérités.

Les Bienheureux reçoivent leur récompense dans le jardin d’Eden aussi appelé Paradis (firdaws). Là, ils jouissent de la paix, du calme, de la joie, de la satisfaction de louer constamment Allah. Mais aussi de jouissances plus matérielles. Couchés sur des lits de repos, parmi les ombrages, les vergers et les vignes, vêtus de vêtements verts en satin et brocart, parés de bracelets d’argent, ils verraient circuler parmi eux des éphèbes toujours jeunes qui leur serviraient des plats de viande et surtout de volailles, des fruits, des coupes d’un vin délicieux et inoffensif. Des ruisseaux et des sources dispenseront une fraîcheur exquise qui fera oublier aux Bienheureux l’implacable soleil et la féroce aridité de leur terre d’origine. Pour épouses, ils auront des femmes bonnes, belles, amoureuses, piquantes, cloîtrées dans un pavillon, éternellement vierges, toujours jeunes, aux regards modestes, aux seins bien formés, aux grands yeux de gazelle d’un beau noir (hour al-‘în dont nous avons fait « houris »).

Très tôt le puritanisme chrétien s’est scandalisé de ces délices, surtout de celles du dernier type. Pourtant Hubert Grimme leur avait trouvé un modèle dans la description poétique qu’a faite des délices du Paradis un éminent Père de l’Eglise syrien, saint Ephrem, qui vivait au IVe siècle, mais dont les œuvres étaient fort répandues.[138] Il a célébré lui aussi les doux parfums et les suaves musiques de l’Eden, ses sources odorantes, ses tentes de plaisance, les couronnes de fleurs qui ceignent le front des justes, les esprits aériens qui leur servent d’échansons, le vin dont s’abreuvent les bienheureux qui s’en sont sagement abstenus sur terre. Certes, c’était là métaphores et imagerie et le prophète arabe à qui l’écho de ces descriptions était parvenu semble bien les avoir pris comme des réalités matérielles. Mais bien des chrétiens, dont sans doute ceux qui servirent d’intermédiaires, en avaient fait autant. Un vieux et profond courant du judaïsme et du christianisme populaires considérait ces jouissances paradisiaques comme bien réelles. Certains théologiens avaient même tenté de l’intégrer en en limitant la validité, prononçant que les justes parmi les morts pouvaient connaître quelques plaisirs de cet ordre avant que n’arrive le Jour de la Résurrection et du Jugement. Alors seulement sonnerait l’heure des béatitudes purement spirituelles.

Tout spécialement, le savant suédois Tor Andrae a cru retrouver chez saint Ephrem même le modèle des houris dans les ceps de vigne (mot féminin en syriaque) qui accueilleront en leur sein immaculé les vieux moines dont la chasteté n’aura jamais connu la douceur des amours terrestres.[139] Le révérend père E. Beck a contesté avec énergie ce dernier rapprochement.[140] Assurément, il est impossible de prouver, au sens juridique du mot, la relation entre le diacre syrien et le prophète mekkois et des ceps de vigne ne sont pas des femmes. Mais l’influence indirecte reste probable et il est bien certain que les ascètes chrétiens ont rêvé de compensations dans l’autre monde aux macérations qu’ils s’infligeaient dans celui-ci, souvent de compensations sur le même plan que ces privations. Inconsciemment sans doute, ils évoquaient des objets marqués de féminité pour récompenser doucement les hommes chastes. De même, quelques strophes avant d’évoquer les ceps de vigne consolateurs, Ephrem montrait les vierges solitaires pendant leur vie d’ici-bas entourées dans l’au-delà, honorées par les anges, les apôtres, les prophètes. Il paraît difficile de ne pas déceler là une connotation sexuelle voilée. Et assurément, il ne manqua pas de chrétiens pour pousser dans la voie du réalisme le plus net ces indications. Certains, disait déjà Origène, au début du IIIe siècle, imaginent après la Résurrection des contrats de mariage et la procréation des enfants. Et, même, un siècle avant lui, Papias, évêque de Hiérapolis en Phrygie qui avait interrogé les disciples directs des apôtres, qui, même selon les vieux auteurs chrétiens avait connu saint Jean dans sa vieillesse, rapportait que Jésus décrivait ainsi le futur millenium, le règne de Dieu sur terre mille ans après la Résurrection : « Les jours viendront où pousseront des vignes dont chacune aura dix mille branches et chaque branche aura dix mille rameaux et chaque rameau dix mille grappes et chaque grappe dix mille grains de raisin. Chaque raisin pressé donnera 25 métrètes (un peu moins de 1 000 litres) de vin. Et quand un des saints voudra saisir une des grappes, l’autre s’écriera : Je suis meilleure que cette grappe, prends-moi, bénis en moi le Seigneur. »[141] Certes Eusèbe de Césarée traite Papias d’esprit fort médiocre et suppose « qu’il a mal compris les récits des apôtres et n’a pas vu qu’ils se servaient de figures et s’exprimaient dans un langage symbolique ».[142] C’est bien possible, mais beaucoup ont cru ce témoin de la première génération chrétienne, même des hommes aussi éminents que le saint évêque de Lyon, Irénée.

Comment accéder à ces jouissances ? Allah est implacable et a déterminé d’avance le sort de chacun dans ce monde et dans l’autre. Pourtant il adresse des exhortations aux hommes, les incitant à agir de sorte qu’ils méritent la récompense. Pour la logique du croyant et pour elle seule, il n’y a pas là contradiction. L’homme devra donc croire à Allah et à son prophète, pratiquer le bien, c’est-à-dire ce qu’Allah a ordonné, éviter le mal, c’est-à-dire ce qu’Allah a interdit. Il devra être généreux, bon, bienveillant, respectueux envers ses parents, honnête, poli, juste, s’abstenir du meurtre et du vol ainsi que de la fornication, c’est-à-dire des relations sexuelles non autorisées, observer les interdits alimentaires. Il devra faire preuve d’esprit de solidarité au sein de la communauté.

Il devra aussi participer aux rites, aux manifestations extérieures par lesquelles il marquera sa soumission à Allah et à son Envoyé, son intégration à la communauté. Nous avons vu qu’il devait ainsi participer à la Prière rituelle, trois fois par jour, chiffre qui ne fut sans doute qu’après la mort de Mohammad élevé à cinq. Depuis Badr, on l’a vu, il était prescrit de jeûner pendant le mois de Ramadan. Le Croyant devait, nous l’avons vu aussi, accomplir quand il le pouvait les rites du Pèlerinage à la Maison d’Allah à Mekka. Un devoir du même ordre est le payement de l’impôt, la zakât « purification », mot qu’on traduit habituellement par « aumône légale ». Un apologète musulman contemporain remarque avec raison qu’il s’agit, à la vérité, d’une taxe obligatoire élevée au rang d’un rite.[143] De même, ceux qui le peuvent doivent l’impôt du sang, la lutte armée « dans le chemin d’Allah ».

Ainsi le membre fidèle de la communauté musulmane se trouvait-il enserré dans ce système de commandements et d’enseignements dont la plupart des hommes ont besoin pour vivre qu’on appelait autrefois une religion, nous disons aujourd’hui plus largement une idéologie. Des autorités lui prescrivaient comment il fallait se conduire et ce qu’il fallait penser. En croyant en ces enseignements, en obéissant à ces prescriptions, en pratiquant ces rites, on avait de bonnes chances d’obtenir la Récompense suprême. Sur ces croyances et sur ces observances reposait le bon ordre du monde et de la société. Ainsi se trouvaient réalisés à la fois l’idéal des religions anciennes de la terre et de la tribu et celui des religions nouvelles du salut individuel. Une société aussi solidement constituée pouvait partir à la conquête du monde.

Après la levée du siège de Médine et le massacre des Banou Qorayza, Mohammad sembla, pendant quelques mois, détourner ses pensées de Mekka. Il n’attaqua pas son ingrate patrie et celle-ci ne l’attaqua pas. Chacun des deux partenaires était d’ailleurs incapable, les événements l’avaient prouvé, de détruire militairement son adversaire. Les Mekkois, acculés à l’immobilisme, semblaient frappés de stupeur. Aucun de leurs chefs, même le sagace Abou Sofyân, ne semblait capable de l’effort d’imagination nécessaire pour s’opposer efficacement aux entreprises de leur adversaire et ennemi. En réalité, un lent cheminement se faisait dans leurs esprits et on en verrait bientôt l’aboutissement. C’est peut-être à cette époque que remonte, comme le veut la tradition, la conversion à l’Islam de deux de ses futures gloires militaires, deux Qorayshites, ‘Amr ibn al-‘Aç qui devait conquérir l’Egypte et Khâlid ibn al-Walîd dont l’habileté stratégique avait causé la défaite de Mohammad à Ohod. Il deviendrait « l’épée de l’Islam » et le conquérant de la Syrie.

Mais, sans l’attaquer de front, Mohammad pensait toujours à Mekka. Ses activités de l’époque semblent bien avoir pour but de l’isoler et de l’affaiblir, surtout en entravant ses rapports commerciaux avec la Syrie. Le commerçant ‘Abd ar-rahmân ibn ‘Awf, qui avait à l’occasion des talents militaires, fut envoyé avec 700 hommes vers Doumat al-Jandal, un grand centre commercial sur la route de Syrie où se tenait une foire importante chaque année. Les habitants, de la tribu chrétienne des Kalb, se soumirent sans opposition. Leur prince conclut un traité avec les Musulmans et donna sa fille à ‘Abd ar-rahmân. Zayd, le fils adoptif bien-aimé dont nous avons vu la complaisance, fut envoyé avec d’autres vers la Syrie faire du trafic, mais il fut attaqué par des Bédouins, dépouillé et laissé pour mort sur le terrain. Il revint à Médine non sans mal. Il se vengea atrocement un peu plus tard en faisant écarteler entre deux chameaux la vieille Bédouine qu’il tenait pour responsable de cette attaque. Zayd avait été plus heureux dans une expédition, avec 170 hommes, contre une caravane mekkoise de retour de Syrie, faisant un important butin et deux prisonniers de marque. ‘Aïsha en laissa échapper un, commis assez imprudemment à sa garde, tandis qu’elle bavardait avec ses voisines. L’autre, de façon quelque peu inattendue, était un gendre du prophète et au surplus un neveu de la défunte Khadîja, Abou l-‘Aç ibn ar-Rabî‘. Il avait été déjà fait prisonnier à Badr, mais son beau-père l’avait laissé revenir à Mekka à condition qu’il permît à sa femme, Zaynab, fille du prophète, de rejoindre celui-ci à Médine. Il en avait été ainsi et maintenant, prisonnier à nouveau, il trouva le moyen de courir chez son épouse qui l’aimait toujours, malgré leurs divergences. Elle le prit sous sa protection, ce qui était un geste arabe traditionnel, licite, mais désagréable pour les combattants qui s’étaient donné le mal de faire ce prisonnier et en espéraient une rançon. Mohammad nia toute participation à cette machination, mais couvrit sa fille, fit restituer à Abou l-‘Aç ce qui lui avait été pris et le renvoya à Mekka sans lui permettre cependant de s’approcher à nouveau de Zaynab : elle ne pouvait avoir de rapports charnels avec un païen. De retour à Mekka, Abou l-‘Aç dédommagea ceux qui l’avaient capturé, régla ses affaires et revint à Médine, se convertir et retrouver sa femme. Il expliqua qu’il n’avait pas voulu faire ce geste au moment de sa capture pour qu’on ne le soupçonnât pas de s’être converti par intérêt pur.

Des alliances furent conclues, sans, semble-t-il, que l’adhésion à l’Islam des contractants y fût exigée, avec des tribus plus ou moins voisines de Médine. On fit respecter le territoire de la Ville et les troupeaux privés de Mohammad, sans hésiter à user de tortures envers les prisonniers pour servir d’exemple. De même il fallait intimider ceux qui pensaient faire alliance avec les Juifs de Khaybar. ‘Ali fit ainsi une expédition vers le nord contre les Banou Sa‘d à qui il captura 500 chameaux et 2 000 pièces de petit bétail. Un commando de 30 tueurs fut envoyé à Khaybar même, se présentant comme ambassadeurs de Mohammad. Ils traitèrent avec le chef des Juifs, Ossayr ibn Râzim et finirent par le persuader de venir à Médine, accompagné aussi de 30 hommes, s’entendre avec le prophète lui-même. En chemin, tous les Juifs furent tués par surprise. Mohammad félicita le chef de la bande à son retour : « C’est Allah, dit-il, qui vous a sauvés de la troupe des oppresseurs. »[144]

Le mois suivant — on était vers la fin de la sixième année depuis l’Emigration à Médine, en mars 628 de l’ère chrétienne — Mohammad prit une décision, méditée longuement et soigneusement sans aucun doute, quoique provoquée, paraît-il, par un rêve venu d’En Haut. Cette décision n’en était pas moins inattendue et surprenante. Il annonça qu’il allait partir pour Mekka afin d’y accomplir les rites de la ‘omra, ces cérémonies, surtout des tournées, qui se déroulaient traditionnellement autour de la Ka‘ba. Il acheta des bêtes qu’il avait l’intention de sacrifier là-bas à Allah, comme c’était l’usage. Il invitait ses fidèles à l’accompagner et aussi les Bédouins des environs qui se montrèrent peu enthousiastes. Le pèlerinage devait être pacifique. On n’emportait comme armes que des épées qui devaient en principe être laissées dans leurs fourreaux. La troupe comprenait suivant les uns 700 hommes, suivant d’autres 1 400 à 1 600. Il y avait quatre femmes. A travers le désert et la campagne, brûlée cette année-là par une exceptionnelle sécheresse, on s’approchait de la cité qorayshite après avoir revêtu à l’endroit voulu le vêtement traditionnel des pèlerins. Naturellement les Mekkois furent vite informés que Mohammad, à la tête d’une troupe nombreuse, se dirigeait vers la ville. Saisis d’une vive émotion, ils se préparèrent à la lutte et envoyèrent en premier lieu 200 cavaliers en éclaireurs vers les Musulmans. Non moins naturellement, Mohammad sut par ses espions tout cela. Il fut tenté un moment, paraît-il, de profiter de l’occasion que lui offrait le dispositif ennemi tout entier dirigé contre lui. Par un mouvement tournant, il pourrait occuper la cité en entrant par le côté non défendu. Abou Bekr insista sagement pour qu’on s’en tînt au plan primitif de pèlerinage pacifique. Mohammad se rallia à son avis. Il se déroba aux cavaliers qorayshites en se faisant guider à travers une campagne rocheuse et épineuse où l’armée se frayait difficilement un chemin. On arriva ainsi à Hodaybiyya à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de Mekka. Il y avait là un grand arbre et un puits, on était à la limite du territoire sacré et la chamelle de Mohammad refusait d’aller plus loin. Arrivés à cet endroit avant l’aube, les Musulmans allumèrent les feux, sans chercher à se dissimuler. Les cavaliers qorayshites vinrent s’interposer entre eux et la ville.

Les Qorayshites étaient désunis. Leur grand homme, Abou Sofyân, était en voyage. Un parti important voulait transiger avec Mohammad. Ils envoyèrent des délégués pris non parmi eux, mais parmi leurs alliés bédouins, explorer les intentions du prophète. Ils revinrent impressionnés par la piété et les dispositions pacifiques des Musulmans ainsi que par l’autorité de Mohammad sur eux. L’un des négociateurs n’avait-il pas, au cours de la discussion, caressé plusieurs fois la barbe du prophète et un des Musulmans présents, indigné de cette familiarité, n’avait-il pas fini par lui taper sur la main ? Ce Musulman se révéla d’ailleurs un cousin du négociateur, vomi par sa tribu car il avait assassiné des gens d’une autre tribu, puis avait embrassé l’Islam et s’était réfugié à Médine, laissant ses contribules s’arranger avec la tribu des victimes. Ils avaient dû donner 1 300 chameaux pour l’apaiser. « Que fais-tu avec toute cette pègre contre tes honorables parents ? dit en substance l’homme à Mohammad, ils te lâcheront à la première occasion. » Abou Bekr s’indigna : « Suce le clitoris d’Allât ! Nous, le lâcher ? »

A son tour, Mohammad envoya un ambassadeur. Ce fut son gendre, l’élégant ‘Othmân qui partit, sous la protection de ses nombreux parents de l’autre camp. Les négociations durèrent longtemps. Le bruit courut au camp musulman que ‘Othmân avait été mis à mort. Les hommes, très émus, vinrent, sous l’arbre de Hodaybiyya, prêter solennellement serment à Mohammad qu’ils le défendraient jusqu’à la mort. Le « serment sous l’arbre » est resté célèbre. On s’honorait d’avoir eu un ancêtre qui y avait participé. Mais ‘Othmân revint. Les négociations n’étaient pas rompues, mais étaient difficiles. Mohammad s’obstinait, mais gardait tout son calme. Il ne voulait qu’accomplir les rites et rien de plus. Pouvait-on lui refuser cela ? Les Qorayshites finirent par envoyer un plénipotentiaire, Sohayl ibn ‘Amr. Les pourparlers continuèrent entre lui et Mohammad, sous l’arbre, au milieu des Musulmans qui ne se gênaient pas pour exprimer leur avis, pour conseiller impérieusement au délégué qorayshite de parler moins fort. ‘Omar et d’autres s’indignaient qu’on pût traiter avec ces païens. Le futur calife en vint à apostropher le prophète. Plus tard il déclarait que, s’il y avait eu cent hommes de son avis, il aurait fait scission. Mais Mohammad était imperturbable. Enfin on appela ‘Ali pour coucher par écrit les stipulations du pacte. Le prophète lui dit de commencer par la formule musulmane : « Au nom d’Allah, le Clément (rahmân), le Miséricordieux. » Sohayl protesta : « Je ne reconnais pas cette formule. Ecris : En ton nom, ô Allah ! » Mohammad céda. Il continua à dicter : « Voici le traité de paix conclu par Mohammad, l’Envoyé d’Allah avec Sohayl ibn ‘Amr. » Celui-ci protesta encore : « Si j’avais convenu que tu étais l’Envoyé d’Allah, je ne t’aurais pas combattu. Ecris ton nom et celui de ton père. » Mohammad céda encore. On écrivit simplement : « Voici le traité de paix conclu par Mohammad ibn ‘Abdallâh avec Sohayl ibn ‘Amr. » Suivaient les stipulations. La guerre cesserait pendant dix ans. Tout ce temps les Qorayshites qui iraient chez Mohammad sans la permission de leur tuteur légal seraient extradés, mais les Musulmans qui rejoindraient Mekka ne le seraient pas. Les tribus seraient libres de s’allier avec les uns ou avec les autres. Cette année, Mohammad et les siens devaient renoncer à entrer à Mekka, mais l’année suivante les Qorayshites évacueraient la cité pendant trois jours et les Musulmans pourraient venir y faire leurs dévotions, munis des seules armes du voyageur, l’épée au fourreau.

Les Musulmans furent très déçus et ils manifestèrent leur mauvaise humeur. Mais Mohammad et Abou Bekr voyaient plus loin. Au prix de multiples concessions, parfois humiliantes, mais sans signification profonde, ils avaient obtenu ce qu’ils voulaient. Les Qorayshites avaient traité avec Mohammad, l’avaient reconnu comme une puissance. Ils avaient surtout admis que lui et ses hommes étaient d’honorables fidèles du culte de la Cité puisqu’on les laisserait l’année suivante venir le pratiquer. Tout cela avait des implications qui ne tarderaient pas à se révéler.

Mais, dans l’immédiat, le pacte de non-agression conclu avec Mekka donnait à Mohammad une opportunité longtemps attendue. L’alliance de fait entre les Juifs de Khaybar, Qoraysh et les tribus bédouines de Ghatafân et de Fazâra se trouvait disloquée. Il fallait en profiter pour empêcher de nuire le centre ennemi de Khaybar. Il était d’ailleurs nécessaire de donner un exutoire aux énergies des Musulmans privés de butin à Hodaybiyya. Khaybar était riche. C’est comme Médine, à 150 km environ au nord de celle-ci, une vaste palmeraie entre des champs de blocs de lave. Les Juifs, par l’irrigation et une culture soigneuse, avaient intensément développé la production de dattes, richesse essentielle de cette partie de l’Arabie. Ils résidaient dans sept forteresses éparses au milieu des jardins. Une partie de la récolte (c’était et c’est encore la coutume en Arabie) servait à acheter la protection des Bédouins voisins, militairement supérieurs, et la poursuite paisible de l’activité agricole. Les Juifs (on se souvient que la tribu juive des Banou Nadîr expulsée de Médine par Mohammad était venue se réfugier à Khaybar) étaient divisés en groupes tribaux et n’obéissaient pas à une autorité unique. Cela devait faciliter la tâche de Mohammad. Après être resté à Médine un mois à peine au retour de Hodaybiyya, il partit pour le Nord avec 1 600 hommes. Les alliés bédouins des Juifs s’abstinrent de leur porter secours. La tradition musulmane a essayé d’excuser leur mauvaise foi en faisant appel à diverses raisons d’abstention, certaines surnaturelles. Il est probable que, simplement, Mohammad les avait achetés par des promesses de participation au butin. Le siège, si on peut l’appeler ainsi, dura plus d’un mois. Les Musulmans, se retirant tous les soirs dans leur camp, attaquaient les forteresses juives une à une à coups de flèches, empêchant leurs défenseurs de sortir, les privant d’eau et saccageant leurs champs. Les Juifs furent incapables d’offrir une résistance coordonnée. Leurs essais de sorties furent repoussés. Certains, désireux d’assurer leur sauvegarde, traitaient avec Mohammad. Plusieurs forts capitulèrent. Mohammad attendit patiemment en continuant son blocus la capitulation des trois derniers. On en vint à négocier. Les Musulmans participant au siège devenaient simplement les successeurs des Bédouins qui accaparaient une partie de la récolte des Juifs sous prétexte de protection. Ils percevraient, eux, la moitié de la récolte. Il avait été prévu dès le départ que seuls ceux qui avaient été à Hodaybiyya pourraient participer à cette aubaine. D’autre part, le butin avait été considérable. Une partie très importante des biens juifs fut confisquée. Les hommes et les femmes pris dans les premiers fortins durent rester captifs. Parmi ces dernières il y avait une belle fille de dix-sept ans, Çafiyya, que Mohammad prit pour lui après avoir fait tuer son mari, convaincu d’avoir dissimulé ses biens. Il la persuada d’embrasser l’Islam et, violemment épris, lui fit partager sa couche le soir même. Il violait ainsi ses propres ordres antérieurs suivant lesquels ses partisans devaient attendre la fin de la période menstruelle en cours pour s’unir à leurs captives. Mais elle était si belle ! Quand elle dut monter à chameau pour le voyage de retour, le prophète d’Allah mit un genou à terre et lui présenta l’autre pour lui servir de marchepied.

Une autre Juive fut moins facilement conquise. Une nommée Zaynab, qui avait vu tuer son père, son oncle et son mari, chargée de préparer un agneau rôti pour le repas de Mohammad, s’informa du morceau que celui-ci aimait le mieux. C’était l’épaule. Elle y mit du poison et en imbiba aussi le reste de la viande. Trouvant un goût étrange à la première bouchée, Mohammad la recracha tandis qu’un de ses compagnons, Bishr, qui avait avalé la viande en mourait. Le prophète interrogea Zaynab. « Tu n’ignores pas ce que tu as fait à mon peuple, répondit-elle. Je me suis dit : Si c’est un prophète, il sera informé (de la présence du poison) ; si c’est un roi terrestre, j’en serai débarrassée. » Mohammad lui pardonna.

Les autres colonies juives de la région, celles de Fadak, du Wâdi l-qorâ, de Taymâ comprirent la leçon de Khaybar. Elles se soumirent sans tergiverser. Elles eurent les conditions de Khaybar ou d’autres plus avantageuses. Moyennant paiement d’une taxe, elles gardaient leurs biens. Le problème juif était pratiquement résolu pour Mohammad.

Le reste de l’année se passa dans la routine des petites razzias, des négociations diplomatiques avec les cheikhs des tribus, des manœuvres pour gagner à la cause musulmane telle ou telle personnalité bédouine ou mekkoise. Mekka était toujours le problème numéro un. Conformément aux stipulations du pacte de Hodaybiyya, quand douze mois furent écoulés, Mohammad se mit en route pour le pèlerinage. Il avait avec lui 2 000 partisans et une grande quantité d’armes. Celles-ci furent entreposées à la limite du territoire mekkois sous la garde d’un petit détachement à toutes fins utiles. Gardant comme seule arme leur épée au fourreau, poussant devant eux les chameaux destinés aux sacrifices, les Musulmans s’avancèrent dans la Cité évacuée par ses habitants comme il avait été convenu. C’était la première fois depuis sept ans que le prophète revoyait sa ville natale. Il y revenait la tête haute, entouré des siens. Sans quitter son chameau, il fit les tournées rituelles autour de la Ka‘ba. Il paraît qu’on lui refusa d’entrer dans le petit sanctuaire. Il fit aussi les sept courses rituelles de la ‘omra entre deux petites hauteurs près du lieu saint, Çafâ et Marwa, distantes d’environ 400 mètres. Du haut des collines voisines, les Qorayshites purent voir la foule des Musulmans imiter leur maître — à pied — et lancer le cri habituel de « Labbayka » (me voici à toi !). Ils virent Bilâl monter sur le toit de la Ka‘ba et en lancer l’appel musulman à la prière. Ils se voilèrent la face et remercièrent les dieux d’avoir fait mourir leurs pères avant qu’ils aient pu voir un tel sacrilège. Mohammad profita de son séjour pour se marier avec la sœur de la femme d’un de ses oncles, un petit banquier, ‘Abbâs, qui n’avait pas adhéré à sa foi. Cette nouvelle épouse, Maymouna, avait 27 ans. Il tenta d’en profiter pour rester un peu plus longtemps à Mekka. Il invita les chefs qorayshites au banquet traditionnel de mariage. Ils lui répondirent qu’ils n’avaient pas besoin de son banquet et le prièrent de déguerpir au plus tôt. Il n’insista pas et partit. A la première étape, avec sa hâte habituelle, il consomma le mariage.

Les petites expéditions militaires, pour obliger une tribu au respect de la nouvelle puissance musulmane ou pour venger un affront, se succédaient. L’une se détache particulièrement quoique nous en comprenions mal le déroulement et la motivation. Dans sa narration, la tradition a tressé de façon inextricable un méli-mélo de rapports partiaux et contradictoires. Il s’agit de l’expédition qui, en l’an 8 de l’Emigration, en septembre 629 suivant notre comput, fut dirigée vers le nord, vers la frontière de l’Empire byzantin. Le général en chef était Zayd ibn Hâritha, le fils adoptif de Mohammad lui-même, et le prophète lui avait confié 3 000 hommes. C’était donc une campagne à laquelle il attachait beaucoup d’importance. Pourtant la troupe était composée en grande partie, semble-t-il, de Bédouins, nouveaux convertis et surtout désireux de conquérir du butin. Pour la première fois, les Musulmans pénétraient dans l’Empire byzantin. En apprenant l’arrivée de ce qu’il devait considérer comme une bande de pillards, l’autorité de la région, un certain Théodore le Vicaire, réunit une troupe d’auxiliaires arabes, chrétiens et païens, de cette marche frontière, dans l’ancien pays d’Edom, au sud-est de la mer Morte. Ainsi le raconte l’historien byzantin Théophane et c’est la première fois qu’on peut tirer parti, pour le récit de la vie du prophète, d’une source non musulmane. Le choc eut lieu à Mo’ta et il fut sanglant quoiqu’on n’ait nommé que douze Musulmans tués. Mais peut-être que la mort de Bédouins, adhérents récents et douteux, n’a pas paru digne d’être enregistrée. Parmi les morts, il y avait les trois chefs successifs de l’armée : Zayd ibn Hâritha, puis Ja‘far ibn Abi Tâlib, le frère de ’Ali et le cousin du prophète, enfin le poète guerrier ‘Abdallâh ibn Rawâha. Les Musulmans en déroute furent regroupés par l’ex-grand général qorayshite devenu Musulman depuis peu et affecté à un rang subordonné dans l’armée, Khâlid ibn al-Walîd. « L’épée d’Allah », comme on devait l’appeler, sut rétablir un peu d’ordre et ramener à Médine les survivants déconfits. Ils furent accueillis par des reproches, des injures et des railleries. Mohammad dut les prendre sous sa haute protection.

Les trois mois qui suivirent furent décisifs. Mohammad avait maintenant les yeux fixés en premier lieu sur Mekka. Le traité de Hodaybiyya, qu’il avait accepté dans la perspective de ses buts immédiats d’alors, contenait des stipulations à la longue inapplicables. On a vu que, de façon assez humiliante, le prophète s’engageait, sans réciprocité, à renvoyer à Mekka ceux qui adhéreraient à l’Islam sans l’autorisation de leur protecteur légal. Peu après le traité, un cas difficile s’était présenté. Le prophète avait ainsi extradé un certain Abou Baçîr, un confédéré du clan qorayshite des Banou Zohra. Sur la route du retour à Mekka, ce personnage tua un de ses gardiens et retourna à Médine. Mohammad, embarrassé, offrit de le livrer au gardien survivant qui était accouru se plaindre. L’homme, épouvanté, refusa de convoyer seul un si dangereux prisonnier. Mohammad alors considéra qu’il avait satisfait aux obligations du traité, ayant livré par deux fois Abou Baçîr aux Qorayshites. Il ne pouvait faire mieux et ce n’était pas de sa faute s’ils n’avaient pas su le garder et refusaient maintenant d’en prendre livraison. Il fit comprendre pourtant à Abou Baçîr qu’il préférait le voir en dehors de Médine. Abou Baçîr comprit et se réfugia près de la côte de la mer Rouge, là où passaient les caravanes mekkoises allant en Syrie ou en revenant. Il réunit autour de lui quelque soixante-dix hommes dans son cas, qui se livrèrent au brigandage au détriment des caravanes en question. Les Qorayshites ne pouvaient apparemment réduire par la force cette bande et Mohammad déclarait qu’il n’en était pas responsable. Les Qorayshites finirent par demander à Mohammad de les prendre parmi les siens, renonçant à exiger leur extradition. Ils seraient au moins saufs de leurs exactions et sauraient à qui s’en prendre.

Mais ils étaient furieux. Beaucoup se juraient aussi d’abuser de la lettre du traité pour rendre la monnaie de sa pièce à Mohammad. Ils en eurent bientôt l’occasion. En rajab de l’an 8 (novembre 629), à la suite d’une vendetta qui durait depuis plusieurs décennies, des Banou Bakr, des Bédouins alliés de Qoraysh, encouragés par les plus excités des Qorayshites, attaquèrent un groupe de la tribu des Khozâ‘a, alliés de Mohammad, tout près de Mekka. Un homme fut tué. Les autres, malmenés, durent s’enfuir vers le territoire sacré de Mekka et, poursuivis même là, se réfugier dans deux maisons amies. Scandaleusement, les Bakr firent le siège des maisons. En tout une vingtaine de gens des Khozâ‘a furent tués.

Etant donné les mœurs arabes, c’était une grosse affaire. Mohammad allait crier vengeance. Les divergences entre chefs mekkois, qui depuis plusieurs mois avaient surgi et s’étaient élargies, sur la conduite à tenir vis-à-vis du prophète, allaient apparaître au grand jour. Les irréductibles, ceux qui avaient encouragé les Banou Bakr et même, dit-on, participé directement à leur action, étaient pour parler haut. Abou Sofyân était convaincu depuis longtemps que le mieux était de s’entendre avec le prophète. La discussion révéla que la majorité était pour lui.

C’était le résultat d’un long cheminement des esprits. Le vain siège de Médine avait démontré qu’on ne pouvait plus détruire la puissance que représentait Mohammad. Ses victoires sur les colonies juives, ses expéditions vers le nord, ses traités avec les Bédouins avaient encore augmenté cette puissance. Ses activités entravaient de façon radicale le commerce dont vivait exclusivement Mekka. D’un autre côté, son pèlerinage solennel à la Ka‘ba avait montré son respect des lieux saints mekkois. Il était clair maintenant qu’il n’entendait nullement détruire le Sanctuaire, mais au contraire en développer le culte après l’avoir orienté de façon un peu différente, à la gloire exclusive d’Allah. Sa formule d’Etat théocratique avait prouvé sa valeur. La discipline des Musulmans à Hodaybiyya et pendant la ‘omra de l’année suivante avait frappé les Mekkois. Les sectateurs de Mohammad étaient forts et leur chef avait réussi à les rendre riches. Il semblait y avoir tout intérêt à participer à cette puissance et à cette richesse puisqu’on ne pouvait les détruire. Pour les commerçants réalistes qu’étaient les Mekkois riches, pour les pauvres séduits par la prospérité dont jouissaient les Médinois, les choses étant ce qu’elles étaient, les obstacles idéologiques devaient être aisément surmontés.

Abou Sofyân, l’homme du compromis, fut donc envoyé à Médine pour apaiser Mohammad. Sa fille, Omm Habîba, qui l’avait quitté depuis longtemps pour embrasser l’Islam, venait justement d’épouser, un an auparavant, le prophète. Qu’allait faire celui-ci auquel les Khozâ‘a se plaignaient avec vigueur ? Tout Qoraysh attendait dans l’angoisse ce qu’il déciderait. On ne s’était résolu ni à lui déclarer la guerre, ni à payer le fort prix du sang qu’il exigerait pour les Khozâ‘a tués, ni à lui abondonner les Banou Bakr. Abou Sofyân allait-il arranger les choses ? La tradition nous dit qu’il fut reçu très fraîchement à Médine, y compris par sa fille. Mais les détails qu’elle nous donne sont visiblement inspirés par la tendance anti-omeyyade (c’est-à-dire dirigée contre les descendants d’Abou Sofyân, la dynastie des califes omeyyades) des premiers traditionnistes. La suite des faits semble indiquer au contraire qu’un accord, peut-être en partie tacite, fut conclu entre le chef mekkois et son gendre.

Celui-ci commença immédiatement à préparer une expédition contre Mekka. Il tint soigneusement secrets ses préparatifs, coupa toute communication avec la cité qorayshite, feignit de préparer quelque campagne vers le nord. Il convoqua des contingents de toutes les tribus qui lui étaient alliées. Il partit enfin avec une troupe immense par rapport aux normes de l’Arabie d’alors : 10 000 hommes. On était le 10 ramadan de l’an 8, le 1er janvier 630. Le long de la route arrivaient de nouveaux contingents et des Mekkois anxieux de se mettre bien avec leur conquérant présumé. Parmi ceux-ci, un des pires ennemis d’autrefois du prophète qui craignait à très juste titre, on le verra, ses représailles, et ‘Abbâs, le banquier, oncle de Mohammad. A deux étapes de Mekka, l’armée campa et alluma dix mille feux. La panique s’accrut dans la Cité. Des données embrouillées et contradictoires de la tradition, il résulte qu’Abou Sofyân fut envoyé par les Qorayshites au camp musulman ou plutôt, sans doute, se fit confier cette mission. Il se mit sous la protection de ‘Abbâs. Tout était sans doute arrangé d’avance avec celui-ci qui venait de rejoindre l’armée de son neveu. Abou Sofyân se convertit formellement à l’Islam et retourna à Mekka où il annonça les conditions de Mohammad. Elles étaient claires. La Cité ne risquait rien si elle accueillait sans difficultés le vainqueur. Devant la force de celui-ci, toute résistance était vaine. La vie et les biens de tout non-résistant seraient sauvegardés. Il suffisait de s’enfermer dans sa maison en déposant ses armes ou encore de se réfugier dans la maison d’Abou Sofyân. En vain la femme de celui-ci, l’enragée Hind, voulut le faire taire. Elle le saisit par la moustache et cria : « Tuez donc cette grosse outre pleine de graisse ! Elle est belle, l’avant-garde du peuple ! » Mais il continuait : « Malheur à vous ! Qu’elle ne vous égare pas ! Il est arrivé quelque chose qui est sans précédent ! »[145] Mohammad laissa aux nouvelles apportées par Abou Sofyân le temps de faire leur effet et, le jeudi 20 ramadan 8 (11 janvier 630), en quatre colonnes, les Musulmans entrèrent dans la ville aux rues désertes. Seule une poignée de jusqu’au-boutistes fit quelque résistance dans un coin de la ville. Khâlid ibn al-Walîd les mit facilement en déroute. Ils eurent une dizaine ou une vingtaine de morts contre deux ou trois du côté des Musulmans.

Mohammad, à peine reposé, fit route vers le sanctuaire. Une longue verge à la main, monté sur son chameau, au milieu de l’armée en liesse, d’une foule d’hommes, de chevaux et de chameaux, devant les Qorayshites émus grimpés sur leurs terrasses, il toucha la Pierre Noire de son bâton, criant à pleine voix l’invocation suprême de l’Islam : Allahou akbar ! « Allah est le plus grand. » Les dix mille hommes répétèrent la formule sacrée. Alors il fit les sept tournées rituelles. Il fit abattre les idoles amassées dans le Temple. Puis il se fit donner la clef de la Ka‘ba et y entra. A l’intérieur, il y avait un trésor qu’il respecta, quoique composé de dons offerts par les païens à leurs dieux. Il y avait aussi des fresques qu’il fit effacer sauf, dit-on, les images d’Abraham, de Jésus et de la Vierge. Puis il fit un discours et invita les Qorayshites à venir lui rendre hommage, à le reconnaître comme messager d’Allah et à lui jurer, à ce titre, obéissance. Une longue colonne d’hommes, puis de femmes, vint défiler devant le prophète assis sur le rocher de Çafâ et faire acte d’allégeance entre les mains de ‘Omar assis un peu plus bas.

Suivant l’usage des politiques habiles, Mohammad avait proclamé le pardon des offenses passées. Pourtant il avait fait exception pour une dizaine d’hommes et de femmes dont il n’avait pu digérer les affronts. Ce n’étaient pas ceux qui avaient dirigé la résistance contre lui. Il savait bien que ces hommes avaient joué et perdu, que maintenant ils avaient assimilé la leçon et qu’il pouvait compter sur leurs capacités désormais à son service. Mais il ne pouvait pardonner aux propagandistes, à ceux qui l’avaient raillé et ridiculisé en vers et en chansons. Il y avait ‘Abdallâh ibn Sa‘d, ce secrétaire qui prenait les révélations sous sa dictée et avait été saisi de doutes quand il avait continué de lui-même à écrire dans le style coranique et que le prophète n’avait pas relevé l’interpolation. Il s’était, on s’en souvient, réfugié à Mekka et avait raconté cette histoire. ‘Othmân demanda la grâce de cet homme qui représentait ce que les semeurs d’idéologies haïssent le plus : la critique rationnelle lucide. ‘Othmân insista tant (‘Abdallâh était son frère de lait) que le prophète finit par céder, mais il dit ensuite aux assistants : « Je me suis tu longtemps. Pourquoi l’un de vous n’a-t-il pas tué ce chien ? — Pourquoi ne m’as-tu pas fait signe, Envoyé de Dieu ? dit l’un d’eux. — On ne tue pas par signes, » dit le prophète mécontent[146]. ‘Abdallâh devint plus tard un haut fonctionnaire de l’Empire musulman. Il avait compris que la vérité est impuissante devant les mythes qui vont dans le sens de l’histoire et que la force appuie. Il était plus profitable de s’en accommoder.

Un autre apostat (celui-ci pour des raisons moins idéologiques) n’eut pas sa chance. Il avait composé des vers contre Mohammad et donnait à Mekka des soirées où il les faisait chanter par deux chanteuses. Il fut tué ainsi qu’une des chanteuses. L’autre se cacha et se fit pardonner plus tard. Il y avait aussi parmi les proscrits deux ou trois hommes qui avaient brutalisé les filles du prophète et un autre qui, ayant reçu de Mohammad le prix du sang pour son frère tué par erreur, avait néanmoins continué à le venger sur des Musulmans. Hind, la femme d’Abou Sofyân, qui avait à Ohod si sauvagement manifesté sa joie en mangeant le foie de Hamza, l’oncle du prophète, fut épargnée naturellement. Son mari et sa famille étaient des recrues trop précieuses. Son fils, son petit-fils allaient être bientôt les princes de cet Islam que son mari et elle avaient si haineusement combattu.

Ces quelques exemples de vengeance commençaient à inquiéter Qoraysh. Mohammad certifia à Abou Sofyân, venu exprimer l’émotion de la tribu, que c’étaient les derniers. Il en profita pour emprunter aux plus riches Qorayshites de fortes sommes. N’était-il pas de bonne politique de distribuer quelque compensation aux soldats musulmans qui n’avaient rien eu à se mettre sous la dent en fait de butin ? On distribua 50 dirhems à plus de 2 000 hommes choisis parmi les plus nécessiteux.

Mohammad resta une quinzaine de jours à Mekka. Il prenait les mesures administratives que sa victoire exigeait. Il fit briser les idoles des sanctuaires voisins et un héraut avertit les nouveaux Croyants de détruire leurs idoles privées. Mais il ne semble pas que personne fût contraint d’embrasser l’Islam. Il dut subsister un certain nombre de païens. Comme plus tard ses successeurs à une échelle mondiale, Mohammad eut la sagesse de créer les conditions favorables à l’adoption générale de sa religion et de les laisser ensuite accomplir leur effet naturel sans bousculer l’ordre des choses. Les avantages de la conversion étaient grands. Le culte païen ne pouvait plus être que domestique. La pression sociale ne jouait plus en faveur du paganisme mais favorisait l’Islam. Cela suffit. Quelques années plus tard le paganisme mekkois avait vécu.

Les Médinois, les Auxiliaires (ançâr) comme on les appelait, regardaient d’un œil méfiant cette indulgence du prophète. Ses contribules mekkois qui l’avaient tant combattu allaient-ils l’emporter dans son esprit sur ceux qui l’avaient soutenu dans les moments les plus pénibles ? Allaient-ils avoir la meilleure part ? La complicité des liens de la famille et de la patrie allait-elle prévaloir sur la camaraderie créée par les périls affrontés en commun ? Ils firent part de leur inquiétude à Mohammad. Il les rassura. « Je veux vivre et mourir avec vous, » dit-il. Il demeurait sous une tente et faisait ses prières comme un voyageur.

De Mekka, il envoya quelques petites expéditions dans les alentours. Mais surtout il fallut faire face à un péril imprévu. Une importante confédération de tribus, les Hawâzin, s’était dressée contre le prophète. Elle s’était liguée avec la tribu de Thaqîf dont le siège principal était la ville alpestre de Tâ’if à une centaine de kilomètres au-sud-est de Mekka. Les Hawâzin étaient de vieux et acharnés ennemis de Qoraysh. Le déclin de Qoraysh avait redonné des forces au parti antiqorayshite à Tâ’if. Les deux alliés semblent avoir voulu profiter de la défaite mekkoise pour s’assurer la suprématie sur le Hedjâz. Non sans raison, ils voyaient essentiellement en Mohammad un Qorayshite qui prenait le commandement dans sa ville natale et voulait créer un royaume qorayshite. Il fallait l’abattre. Mohammad sortit de Mekka avec 12 000 hommes (les Qorayshites tout récemment ralliés partaient de bon cœur se battre contre l’ennemi héréditaire) le 27 janvier 630. Il était plein de confiance et son armée également. Après quatre jours de marche, il se rencontra à Honayn avec ses ennemis, 20 000 hommes paraît-il. Les Hawâzin avaient emmené femmes et enfants. Ils étaient conduits par un chef valeureux, Mâlik, qui avait 30 ans. Ils enfoncèrent une aile de l’armée musulmane. La déroute s’annonçait. Face à la panique, Mohammad sut rester calme au milieu de ses meilleures troupes, rallier les fuyards et finalement repartir à l’attaque. La victoire fut à lui. Il poussa son avantage et vint mettre le siège devant Tâ’if. Il avait quelques catapultes, mais le siège d’une ville fortifiée était encore une entreprise trop audacieuse pour une armée du type de la sienne. Il leva le siège après une quinzaine. C’était partie remise. Il fallait laisser faire le temps. Il mena son armée à Ji‘rana, un endroit où on avait laissé les captifs et le butin faits à Honayn parmi les Hawâzin. Le partage du butin se fit au milieu d’une bousculade causée par l’avidité des parties prenantes. Mohammad lui-même fut acculé contre un arbre et ses vêtements déchirés. Il parvint non sans mal à rétablir un peu d’ordre et à se faire obéir. Pour calmer les réclamations avides des siens, il leur distribua — y compris à ses gendres — les captives. Mais les Hawâzin envoyèrent des délégués. Le prophète accepta de leur rendre quelque chose s’ils voulaient bien se soumettre et se convertir. Mais ce devait être ou les femmes ou les biens. Pas les deux. Les Hawâzin, après bien des hésitations, choisirent leurs femmes. Dans la distribution de l’immense butin, le prophète favorisa — scandaleusement aux yeux de ses vieux partisans — les tout nouveaux convertis. Abou Sofyân eut 100 chameaux et chacun de ses fils, Mo‘âwiya, le futur calife, et Yazîd, en eurent autant. Même les Qorayshites encore païens reçurent quelque chose. Un opposant s’exclama : « Ce n’est pas avec de tels cadeaux qu’on cherche la Face de Dieu. »[147] Mohammad fut très troublé de cette observation. Il changea de couleur. Mais il persista dans sa politique. Il fit encore une ‘omra à Mekka. Il y laissa comme gouverneur ‘Attâb ibn Assîd avec une indemnité d’un dirhem par jour pour sa subsistance. C’est la première fois, semble-t-il, qu’on parle d’un fonctionnaire appointé. Avec lui demeurait Mo‘âdh ibn Jabal qui avait pour charge d’enseigner aux Mekkois le Coran et la religion. Puis le prophète retourna à Médine, au grand soulagement des Médinois qui craignaient qu’il ne s’établisse dans sa ville natale. Le 27 du mois de dhou l-qa‘da de l’an 8 (18 mars 630), il rentra dans la palmeraie où, huit ans auparavant, avec si peu de compagnons, exilé et misérable, il avait cherché refuge. Maintenant, la victoire, la gloire, le triomphe lui étaient acquis à jamais.

La prise de Mekka fut appelée en arabe al-fath, ce qui signifie l’ouverture, mais aussi le jugement, la sentence, la révélation. Ce devint ensuite le mot courant pour désigner une conquête. Cette opération, en effet, sanctionnait toute la politique antérieure du prophète. Allah de façon définitive le justifiait, montrait qu’il avait eu raison. Ses pires ennemis se mettaient à son service avec zèle, reconnaissaient sa supériorité, confessaient qu’il était bien le prophète d’Allah, avouaient leurs torts envers lui, leur aveuglement devant les prodiges d’Allah.

Ils n’y perdaient rien. Dans l’Etat de Médine qui maintenant s’étendait de la frontière byzantine à Tâ’if, dont l’influence débordait sur toute l’Arabie, ils étaient admis au rang des premiers, ils obtenaient le prestige, l’influence politique, les privilèges matériels. Une tradition dit que, lorsque Abou Sofyân, immédiatement avant la prise de Mekka, vit, au camp où il était venu négocier, défiler devant lui les troupes musulmanes en grand nombre et en bon ordre, il demanda à Mohammad comment il avait pu réunir tant de gens contre sa patrie. Il aurait dû bien plutôt les diriger contre ses ennemis. « J’espère que mon Seigneur m’accordera de faire les deux » aurait répondu le prophète.[148] Peu après, il avait en effet soumis les Hawâzin et Tâ’if, ennemis de Qoraysh. Bientôt ses successeurs soumettraient les ennemis communs des Arabes. Tout se passe comme si Qoraysh avait trouvé enfin, dans son enfant méconnu, son chef naturel et, dans les opinions fumeuses qu’il énonçait, les mots d’ordre qui lui assureraient la domination de l’Arabie et du monde. Les persécutions et les batailles n’avaient été qu’un long malentendu. Tout rentrait dans l’ordre. Allah éliminait définitivement Allât, ‘Ozzâ et Manât, d’autres Arabes se joignaient dans la couche dirigeante aux Qorayshites, mais c’étaient là des détails. Médine, en attendant que ce soit Damas, devenait la capitale. Mekka se vidait de ses nobles et des moins nobles. Mais qu’importait ? Les Mekkois allaient devenir les maîtres d’un immense empire.

L’époque était favorable. Les temps apocalyptiques qu’annonçait la lutte des deux Empires, qui semblaient imminents quand les Perses assiégeaient Constantinople, s’éloignaient une fois de plus dans les ténèbres insondables de l’avenir. L’étau s’était desserré et la seconde Rome avait encore une fois été sauvée. Héraclius avait quitté la Ville et avait débarqué en 622 derrière les lignes perses en Asie Mineure. Il avait vaincu le grand général perse Shahrbarâz, le conquérant de Jérusalem. Mais la coalition des Avars et de leurs auxiliaires slaves avec les Perses s’était reformée. En 626, encore une fois, la Ville avait été encerclée. Shahrbarâz était à nouveau à Chalcédoine, de l’autre côté du Bosphore, et l’armée des Avars campait sous les murs. Mais c’était la dernière épreuve. Le courage et la détermination des assiégés, leur enthousiasme religieux, leur confiance en la divine Panaghia, leur supériorité maritime forcèrent les assaillants à lever le siège. Dès lors la tendance était renversée. Les Byzantins allaient l’emporter. En décembre 627, peu après le moment où les Qorayshites levaient le siège de Médine, Héraclius remportait à Ninive une victoire décisive. En février 628, alors qu’il approchait de Ctésiphon, la capitale perse, les généraux et les nobles iraniens, irrités de l’entêtement de Khosrô Abharvêz à continuer la guerre, le détrônèrent, mirent à sa place son fils Kavâdh Shêrôê. Le vieux roi des rois fut mis à mort et Shêrôê traita avec Héraclius. La paix fut signée le 3 avril à peu près au moment du pacte de Hodaybiyya. Les révolutions de palais allaient se succéder à la cour de Ctésiphon. Shahrbarâz qui prétendait à l’Empire n’évacua que lentement la Syrie et la Palestine, puis l’Egypte et la Cappadoce. En août 629, après six ans d’absence, Héraclius rentrait triomphalement à Constantinople. En mars 630, il accomplissait un pèlerinage solennel à Jérusalem où il rapportait en grande pompe la Vraie Croix. C’était le moment où Mohammad rentrait à Médine après la prise de Mekka.

Le triomphe du Christ paraissait assuré. La victoire d’Héraclius eut un retentissement mondial. « Le souverain de l’Inde lui envoyait ses félicitations, écrit Henri Pirenne, et le roi des Francs, Dagobert, concluait avec lui une paix perpétuelle. Les Lombards occupaient certes une partie de l’Italie et les Wisigoths, en 624, avaient repris à Byzance ses derniers postes en Espagne ; mais qu’était cela comparé au formidable redressement qui venait de s’accomplir en Orient ? »[149]

Pourtant, de façon tout à fait imprévue, la déroute persane laissait le champ libre en Arabie à l’Islam, l’ennemi insoupçonné qui mûrissait au désert. Les Perses, on l’a vu, occupaient l’Arabie du Sud, avaient une forte influence sur l’Arabie Orientale, soutenaient les Juifs. Après leur affaiblissement, que restait-il ? Byzance était surtout intervenue par l’intermédiaire de l’Ethiopie chrétienne. Mais les Perses avaient, quelques dizaines d’années auparavant, éliminé les Ethiopiens dont la force avait décru au point qu’ils ne semblaient pas pouvoir profiter de la situation. L’indépendance et la puissance des états sudarabiques avaient été détruites par les Ethiopiens et les Perses. L’Arabie du Sud s’était émiettée en une poussière de seigneuries pratiquement indépendantes dont les barons, les qayl, se livraient à des luttes continuelles. L’Arabie représentait un vide politique. Les aspirations à la paix entre tribus, à un Etat fort qui garantirait la sécurité des personnes et des biens, qui permettrait un commerce libre et fructueux, ces aspirations dont on a essayé de montrer l’origine ne trouvaient devant elles, dans leur visée, qu’un Etat arabe à idéologie arabe. Et c’était pour le mieux. Ce devenait un engouement, un courant irrésistible que la conversion à l’Islam et à l’Etat arabe. Le poète lauréat du prophète, Hassân ibn Thâbit, pouvait s’adresser ainsi à une délégation de la tribu de Tamîm :

Les années qui suivirent la prise de Mekka furent surtout remplies par les démarches diplomatiques et militaires qu’imposait cette situation. Mohammad eut l’occasion cent fois de déployer ses talents dans ces deux domaines. Les délégations se succédaient à Médine, venant des coins les plus reculés de l’Arabie. Il fallait juger de leur représentativité. Ces hommes étaient envoyés en général par un parti dans une tribu, car dans le sein de chaque tribu se déroulait une lutte acharnée pour le pouvoir. La force de ce parti était-elle réelle ? Les accords qu’il conclurait avec Mohammad seraient-ils approuvés par l’ensemble de la tribu, seraient-ils effectivement appliqués ? Quelles en seraient les répercussions sur l’attitude des tribus voisines et — en règle générale — ennemies ? Il fallait peser tout cela et prendre des décisions en connaissance de cause.

Les tribus qui entouraient Médine et Mekka, surtout à l’Ouest jusqu’à la mer Rouge, posaient peu de problèmes. Elles avaient depuis longtemps reconnu la puissance du prophète et les avantages d’entrer dans son système. Elles étaient alliées, converties superficiellement (mais qui pouvait sonder les cœurs ? et l’important pour le moment était justement cette conversion de façade), elles fournissaient des contingents pour les expéditions du prophète. C’était bien, comme le dit W. M. Watt, le noyau de l’Etat musulman. Elles étaient la démonstration vivante de la réussite de son système. Plus de guerres entre elles, mais un butin très important pris aux païens contre qui on les envoyait.

Les tribus du désert à l’est des deux villes-clés posaient des problèmes compliqués. Chacune avait eu avec Qoraysh ou avec les tribus de Médine des rapports dont l’histoire était souvent à multiples rebondissements : alliance, inimitié, hostilité plus ou moins accentuée. Dans chaque tribu, les hommes et les partis s’étaient déchirés pour ou contre Qoraysh. Mohammad, ce Qorayshite parvenu, était l’héritier des problèmes de Qoraysh. Mais il pouvait les résoudre non seulement avec les moyens traditionnels, mais aussi par l’appel à reconnaître la puissance d’Allah qui l’avait fait vaincre, par l’attrait de la paix intérieure et du butin offert à l’extérieur. Les frustes bédouins ne distinguaient guère entre toutes ces raisons d’adhésion. Mohammad sut acheter des personnages influents par les cadeaux appropriés, jouer en vrai politique de l’ambition, de l’avidité, de la vanité, de la peur, et parfois sans doute (mais bien plus rarement) de l’appétit d’idéal et de dévouement des hommes. Les uns se convertissaient pleinement, d’autres adhéraient en restant intérieurement païens. Une tribu se liait à Médine en promettant de fournir des contingents et de ne pas attaquer les autres tribus qui avaient contracté alliance avec Mohammad. On détruisait les idoles, on s’engageait à payer ce qui était selon les cas l’aumône légale des croyants ou la taxe des ralliés. Certains se convertissaient vraiment, accomplissaient les rites peu complexes décrits ci-dessus, mais la plupart adhéraient du bout des lèvres, gardaient dans leur cœur la foi dans les petits dieux de la tribu, tout en concédant peut-être qu’Allah était le plus grand. On n’en exigeait pas plus d’ailleurs. Tous les cas individuels se présentaient, de l’adhésion ferme à l’incrédulité affichée. Mais toutes ces tribus, en tant qu’entités politiques, étaient liées à Mohammad. C’était l’important.

Nous avons vu que le prophète avait levé le siège de Tâ’if, la ville alpestre de la tribu de Thaqîf. Mais, fort astucieusement, il encourageait la tribu des Hawâzin, ralliée après sa défaite à Honayn, à harceler la ville ennemie (où un converti à l’Islam avait été tué), à voler les troupeaux des Thaqîf au pâturage, à couper leurs relations avec Mekka qui jouaient un rôle fondamental dans leur économie. Environ un an après la levée du siège, les Thaqîf en eurent assez. Ils envoyèrent une délégation de gens particulièrement habiles traiter avec Mohammad. Les délégués ne refusaient pas d’embrasser l’Islam, mais ils demandaient à être dispensés des obligations les plus embarrassantes pour eux. Ils voulaient continuer à avoir des relations avec des femmes en dehors du mariage car ils voyageaient beaucoup ; ils voulaient pouvoir continuer à prêter à intérêt, à boire le vin de leurs célèbres vignes et même à rendre un culte à la Grande Dame, la protectrice de leur ville, la déesse Allât. Mohammad se refusa à ces concessions. Ils demandèrent qu’au moins on leur laisse continuer ce culte pendant trois ans, puis deux, puis un. Mohammad fut intraitable. Tout ce qu’ils obtinrent, ce fut d’être dispensés de détruire eux-mêmes leur idole. D’autres s’en chargeraient. Mais le prophète leur accorda de pratiquer le jeûne de ramadan d’une façon un peu moins stricte que les autres. Il accepta aussi que l’enceinte sacrée de Wajj (c’était le nom d’une divinité, mais ce devint un simple nom de lieu) à Tâ’if conserve son caractère. Il serait interdit d’y chasser et d’y couper les arbres dits ‘idhâh. Mais le texte même du traité conclu a disparu alors que d’autres étaient conservés (nous savons seulement qu’il y était nommé Mohammad ibn ‘Abdallâh sans que mention soit faite de son caractère d’Envoyé d’Allah, ce qui est significatif). Il est bien possible qu’il y ait eu là quelque chose de gênant pour la foi des siècles postérieurs. Il paraît que les négociateurs de retour chez eux eurent quelque mal à faire accepter ces conditions par leurs concitoyens. On a là un exemple typique du peu d’enthousiasme que rencontrait souvent la conversion à l’Islam.

Le sud de l’Arabie était, on l’a vu, dans un état d’anarchie féodale et tribale à la suite des guerres qui avaient abattu les vieux royaumes constitutionnels et bien organisés, à la suite aussi de la débâcle de la puissance perse. Les Perses d’ailleurs n’avaient jamais dû contrôler l’ensemble du pays. Le gouverneur perse, Bâdhâm et, après lui, son fils se convertirent à l’Islam ou au moins conclurent un accord avec Mohammad. Les métis arabo-persans, les abnâ’ ou « fils », comme on les appelait, semblent avoir été sensibles à la propagande musulmane. Au milieu des tribus en lutte, ils devaient sentir la nécessité d’être protégés par un Etat fort. Mohammad n’envoya pas d’expédition dans cette région, sauf de très petites troupes. Il y avait des agents et il appuyait certains chefs de tribus ou certains féodaux qui reconnaissaient l’Islam. Il les poussait à agir de concert contre les non-Musulmans, ce qui agrandissait en même temps leur influence, leurs richesses et la zone d’action du prophète. Celui-ci, le cas échéant, leur accordait des faveurs : dotations exceptionnelles ou exemptions d’impôt. La région contenait beaucoup de chrétiens nestoriens, sympathisants de l’Empire perse, et des Juifs encore plus liés à celui-ci. Ceux qui ne se convertirent pas furent, selon la politique habituelle de Mohammad, admis à bénéficier des avantages de la paix musulmane moyennant le paiement d’une taxe.

La ville de Nejrân au Yémen était célèbre par sa communauté chrétienne, riche, nombreuse, qui avait subi un siècle auparavant les persécutions du roi juif Dhou Nowâs. Ces chrétiens, qui appartenaient avec un certain nombre de contribules païens à la tribu des Banou l-Hârith, envoyèrent à Médine une ambassade dirigée par leur évêque, le chef de leur Conseil et un troisième notable. Ils émerveillèrent et choquèrent par la richesse de leurs vêtements. Une discussion théologique s’engagea entre eux et Mohammad sur la divinité de Jésus. Fatigué, Mohammad leur proposa de recourir à la vieille méthode arabe d’épreuve mutuelle par la malédiction. Chaque partie maudirait l’autre et on verrait bien de qui la divinité accomplirait l’imprécation. Les chrétiens, après s’être consultés, reculèrent. Ils préféraient laisser de côté la discussion théorique et conclure un traité qui leur permettrait de garder leur religion. Les historiens arabes nous ont transmis le texte de ce traité qui a servi de modèle pour les accords futurs avec les « gens du Livre », c’est-à-dire les chrétiens et les Juifs. Ce texte n’est certainement pas entièrement authentique. Mais il peut conserver quelques stipulations originelles. La communauté était placée sous la protection musulmane à condition de payer annuellement un tribut de 2 000 vêtements d’une valeur déterminée. En cas de guerre, elle donnerait 30 cottes de mailles, 30 chameaux et 30 chevaux. Elle logerait les envoyés du prophète pour un temps inférieur à un mois. Les gens de Nejrân devraient seulement se garder de pratiquer le prêt à intérêt. Moyennant quoi ils étaient garantis contre toute atteinte à leurs biens, à leurs personnes et à leur religion. Les évêques et les prêtres ne seraient pas déplacés de leur siège, les moines de leurs monastères.

Au centre de l’Arabie, la vaste région qu’on appelait le Yamâma était dominée par la grande tribu des Hanîfa qui était alliée avec les Persans et semble avoir vécu en grande partie du trafic commercial entre la Perse et l’Arabie du Sud. Beaucoup de ses membres étaient chrétiens. Certains personnages importants de la tribu — on les qualifie même de rois — traitèrent avec Mohammad et certains se firent Musulmans. Les données obscures et contradictoires de la tradition ne permettent pas de savoir de façon sûre jusqu’à quel point le mouvement de conversion et d’adhésion au système médinois fut étendu. Il semble s’être précipité avec la déroute persane. Mais Mohammad avait dans cette tribu et cette région un concurrent. C’était Maslama ou Mossaylima, qui s’était déclaré lui aussi prophète, peut-être même, d’après certaines sources, avant Mohammad. Lui aussi récitait des révélations en prose rimée rappelant le style des premières révélations insérées dans le Coran. Il avait, paraît-il, lui aussi organisé un certain système de prières. Influencé certainement par le christianisme, il avait des tendances ascétiques assez marquées. Il interdisait le vin et prescrivait un certain birth control à la manière catholique traditionnelle, par abstention de rapports sexuels, lorsqu’on avait déjà un fils. Il essaya d’arriver à un arrangement avec Mohammad, mais celui-ci, entendant se réserver l’exclusivité de la révélation, repoussa ses avances et le traita d’imposteur. On saisit mal quel était le degré de succès de sa propagande avant la mort du prophète de Médine, mais on sait qu’immédiatement après cet événement, il réussit à entraîner toute sa tribu contre ses successeurs. Il s’allia un moment avec une prophétesse, Sajâh, qui jouait un rôle analogue au sien dans la tribu de Tamîm. Cette tribu qui nomadisait à l’est des Hanîfa était également pénétrée de christianisme nestorien. Là aussi, on ne sait pas jusqu’à quel point la conversion à l’Islam avait été étendue. Certains chefs avaient en tout cas traité avec Mohammad. Sajâh, qui était à l’origine chrétienne à ce qu’il semble, reçut elle aussi des révélations en prose rimée et dut avoir un certain nombre de partisans dès avant la mort de Mohammad pour pouvoir entraîner ensuite une notable partie de la tribu. La tradition a cherché à discréditer ces deux prophètes de l’Arabie centrale et s’est complue à nous donner des détails obscènes sur les rapports qui s’établirent entre eux.

Au nord-est, à la frontière de l’Empire perse, résidaient les deux tribus de Bakr ibn Wâ’il et de Taghlib, toutes deux en grande partie chrétiennes monophysites. Leurs rapports avec les Perses étaient tantôt amicaux, quand l’Empire sassanide était fort ou qu’il les payait bien, tantôt hostiles. On a vu que les Bakr avaient vaincu une troupe perse à l’engagement de Dhou Qâr. Ces tribus semblent avoir conclu avec Mohammad un accord politique sans que beaucoup de leurs membres se soient convertis à l’Islam. Après la mort de Mohammad, les Bakr et les Taghlib furent des premiers à attaquer la Perse au nom de l’Islam. Il n’est pas impossible qu’ils aient commencé diverses opérations de pillage et de harcèlement auparavant, encouragés par la déroute persane et, dans la mesure où ils avaient vraiment des relations étroites avec lui, par Mohammad.

Mais celui-ci se préoccupait surtout de la région qui s’étendait au nord de Médine jusqu’aux frontières de l’Empire byzantin, autrement dit du nord-ouest de l’Arabie. On a signalé déjà ses mouvements diplomatiques et militaires dans cette direction. Mais, après la prise de Mekka, son intérêt pour cette région semble s’être encore accru. En effet, les tribus qui se convertissaient ou même concluaient avec lui un accord politique s’engageaient au minimum à ne pas combattre entre elles. Au fur et à mesure que l’Arabie adhérait sous une forme ou sous une autre à ce système pacifique, la ressource traditionnelle que représentait la razzia aux dépens des tribus ennemies se tarissait. Les hommes, pour qui la petite guerre permanente entre groupes rivaux représentait l’occupation virile par excellence, devenaient oisifs, se sentaient comme émasculés. L’Arabie avait trop d’hommes et pas assez de surfaces cultivables pour nourrir ses habitants. L’agriculture était d’ailleurs une profession méprisée. La seule solution était de tourner l’énergie belliqueuse des Arabes contre les pays civilisés et agricoles en bordure du désert, contre ce Croissant fertile qui appartenait en partie à l’Empire byzantin, en partie à l’Empire perse sassanide. Là on gagnerait un riche butin, là les guerriers trouveraient gloire et profit sans danger pour la paix et la sécurité internes de l’Arabie. Or la Perse était loin de Médine, séparée d’elle par des tribus qui n’étaient pas toutes, on l’a vu, bien tenues en main. Par contre la Syrie et la Palestine byzantines étaient pour ainsi dire à portée de la main. Il est peu probable que Mohammad ait envisagé leur conquête, surtout au moment où Héraclius, vainqueur, semblait reconstituer le pouvoir byzantin à son zénith. Mais il n’était pas interdit de tâter le terrain, de conquérir du butin aux dépens des régions frontières, assez mal défendues par les Arabes ghassânides auxiliaires des Byzantins. Les Ghassânides d’ailleurs, on l’a vu, avaient à se plaindre de l’Empire et les populations monophysites étaient en révolte virtuelle contre l’orthodoxie que voulait leur imposer Byzance.

Mohammad suivit, auprès des tribus dont l’habitat se trouvait sur la route de Syrie, son habituelle tactique, mélange de tractations politiques et de mission religieuse. Il obtint vite ce qu’il cherchait avant tout : la sécurité pour ses troupes qu’il enverrait sur cette route. Dans plusieurs tribus en partie chrétiennes, il se forma un parti pro-musulman qui était pour renforcer les liens avec le « roi » de Médine et pour relâcher ceux qui liaient à Byzance. Cette politique dut rencontrer un certain succès, surtout pendant la période où les Perses l’emportaient sur les Byzantins. Il semble même que Mohammad ait pu ainsi, à un moment, convaincre un prince ghassânide, vassal de l’Empire. Certains essayèrent sans doute de jouer un double jeu. Mais, dans l’ensemble, les tribus limitrophes du limes byzantin restèrent chrétiennes et fidèles à l’Empire. Mohammad réussit seulement à opérer quelques conversions sur des points limités, à soumettre quelques groupes chrétiens au paiement de sa taxe de protection, à conclure des alliances avec d’autres.

Environ dix mois après la prise de Mekka, il entreprit une grande expédition vers le nord. Pourquoi cette campagne ? Voulait-il vraiment affronter Héraclius qui, à cette époque, rassemblait des troupes à Homs ? Voulait-il par conséquent commencer ces immenses conquêtes musulmanes que ses successeurs menèrent à bien ? C’est très douteux, quoi qu’en pense Caetani.[151] Peut-être voulait-il plutôt venger la défaite de Mo’ta sur les émirs de la frontière et offrir à ses hommes un riche butin. En tout cas, il devait prévoir qu’il se heurterait à forte partie, car il rassembla un nombre imposant et inhabituel de soldats, 20 000 ou 30 000 disent nos sources, en exagérant sans doute. Il emprunta et quêta aussi beaucoup d’argent. Contrairement à son habitude, il annonça le but de l’expédition. L’effet fut assez réfrigérant. Beaucoup de Bédouins et aussi de Musulmans installés à Médine et fatigués d’être si souvent sur pied de guerre, désireux de jouir enfin tranquillement de leurs richesses nouvelles, refusèrent d’accompagner le prophète. L’ennemi était fort, on le savait, et l’objectif lointain. On reviendra sur cette opposition qui se manifestait même dans l’armée en marche. L’expédition était mal préparée, l’époque peu favorable. La chaleur était torride, on trouvait peu de ravitaillement, de fourrage et d’eau, on ne pouvait marcher que la nuit. Par petites étapes on arriva jusqu’à 400 km de Médine, à Tabouk, à la limite de l’Empire byzantin. L’armée resta là dix jours, d’autres disent vingt. Sa présence à cet endroit et son importance étaient déjà un succès, un signe de la puissance du seigneur de Médine. Les petits princes voisins en tinrent compte et vinrent traiter avec Mohammad. Il conclut ainsi un accord avec Yohannâ (Jean), le roi d’Ayla, cette petite ville au fond du golfe d’Akaba, dernier recoin au nord de la mer Rouge, l’antique Elath, où Salomon concentrait sa flotte et où aujourd’hui aussi Israël a une fenêtre sur la mer du Sud. Yohannâ qui était chrétien et portait une croix d’or sur la poitrine s’engageait à payer 300 dinars par an. De même traitèrent trois localités juives de la région, Jarbâ et Adhroh en Transjordanie, Maqnâ, un village de pêcheurs sur la mer Rouge. Pendant le même séjour à Tabouk, Mohammad avait envoyé Khâlid avec quelques centaines d’hommes à l’oasis de Doumat al-Jandal. Khâlid força le roi chrétien du lieu à venir traiter à Tabouk avec Mohammad et à accepter de payer tribut. Après ces succès dans le Nord, sans chercher la bataille, Mohammad ramena à Médine son armée fatiguée par la chaleur.

 

Malgré cet énigmatique semi-échec de Tabouk, il était triomphant. Il est certes exagéré de considérer, comme le suggère la tradition, que l’Arabie était unifiée sous sa domination. Mais il avait des partisans, des agents, des alliés dans toutes les tribus et toutes les régions de l’Arabie, des marches byzantines et perses jusqu’au lointain Yémen, de la mer Rouge au Golfe Persique. Son autorité directe s’étendait sur une large zone. Les idées et les règles rituelles qu’il avait propagées étaient répandues partout chez les sédentaires et les Bédouins. Il était puissant et riche. Rien ne pouvait se faire dans la péninsule sans qu’on tienne compte de son attitude. Il est peu probable que les lettres qu’il aurait envoyées aux potentats étrangers et que la tradition nous a transmises soient authentiques. Mais il est assez vraisemblable qu’il a essayé d’entrer en rapports diplomatiques avec les puissances voisines. Il est même possible qu’il ait eu la naïveté de les appeler à se convertir à l’Islam.

Pourtant l’opposition n’était pas morte. Elle prenait même une nouvelle virulence. Le partage du butin à Ji‘rana avait causé beaucoup de mécontentement. Les dons faits aux ennemis d’hier pour se concilier leurs cœurs ne plaisaient guère aux vieux partisans. Dans tous les partis, les adhérents des premiers jours, croyant avoir acquis des droits par leur longue fidélité, conservant la mémoire des principes originaux du mouvement si souvent violés par l’opportunisme plus ou moins nécessaire des dirigeants, sont un problème pour ceux-ci. Ils entrent facilement dans les oppositions et sont la cible préférée des épurations violentes ou non. Après la prise de Mekka, les Qorayshites, qui avaient montré tant d’inimitié pour l’Islam, dont on pouvait avec quelque vraisemblance mettre en doute la sincérité de la conversion, étaient entrés dans la couche dirigeante du nouvel Etat. Combien de fidèles des mauvais jours se voyaient éclaboussés par la richesse et le prestige de ces puissants ! Abou Sofyân, l’archi-ennemi de jadis, le mari de l’enragée Hind, était maintenant un des hommes de confiance de Mohammad. Il poussait sa famille, les Banou Omayya (Omeyyades) aux premières places. Son fils Yazîd devint gouverneur de Taymâ et son autre fils, Mo‘âwiya, futur chef suprême de tous les Musulmans, était nommé secrétaire du prophète.

Au moment de l’expédition de Tabouk, l’opposition suscita une vraie crise. Beaucoup, on l’a vu, se refusèrent à partir, certains, semble-t-il, malgré l’ordre exprès du prophète. Il y eut des conciliabules secrets dans la maison d’un Juif demeuré à Médine, à laquelle Mohammad fit mettre le feu. ‘Ali resta à Médine. Etait-ce vraiment sur l’ordre du prophète pour veiller sur sa famille ? Une source va jusqu’à dire que ceux qui se groupèrent au moment du départ, mais refusèrent de partir, n’étaient pas moins nombreux que les membres de l’expédition. Parmi ceux-ci même, il y avait des opposants. Il paraît que l’un d’entre eux vitupérait contre les connaisseurs du Coran. « Ce sont les plus voraces d’entre nous en ce qui concerne le ventre, les plus récents pour ce qui est de la noblesse et les plus couards dans la bataille. » Un autre repartit : « Et ce sont ces gens-là qui sont maintenant nos supérieurs et nos dirigeants ! Mohammad a bien raison, nous sommes pires que des ânes ! »[152] Au retour même, un groupe d’opposants prépara un attentat contre le prophète et voulut le jeter dans un précipice. Leur plan fut déjoué, grâce à l’intervention d’Allah bien sûr, mais on ne sut jamais qui étaient ces hommes qu’on n’aperçut furtivement que la nuit et le visage voilé. Ils moururent peut-être en odeur de sainteté.

On comprend qu’au retour de Tabouk le prophète ait décidé de porter des coups sévères à l’opposition. On lui avait demandé avant son départ l’autorisation de construire un lieu de prières, une mosquée couverte pouvant servir les jours de pluie et en hiver, à Qobâ, ce faubourg de Médine où il y avait déjà, semble-t-il, une autre mosquée, peut-être en plein air. On l’avait invité à venir la consacrer par sa présence. Préoccupé par les préparatifs de l’expédition, il avait dit qu’il y penserait à son retour. Pendant la route, il dut recevoir des informations de nature à lui faire soupçonner que les bâtisseurs de la mosquée nouvelle avaient des arrière-pensées. Ils ne voulaient pas prier dans la mosquée déjà existante, peut-être pour ne pas être mêlés aux gens d’un clan hostile, ce qui était déjà blâmable puisque l’Islam devait abolir toutes les querelles tribales. Mais aussi ils se retrouveraient entre eux et pourraient librement discuter, comploter peut-être, à l’abri des oreilles indiscrètes. Mohammad devait avoir des raisons de suspecter ces hommes. Lui dénonça-t-on des rapports entre eux et ceux qui avaient voulu le tuer ? Y vit-il un centre de mauvais esprits, de ceux qui avaient refusé de l’accompagner à Tabouk ? Il paraît qu’on soupçonna qu’ils avaient agi à l’instigation d’Abou ‘Amir « le moine », ce Médinois christianisant, opposant de toujours, qui avait émigré à Mekka, cherché à Ohod à débaucher les troupes musulmanes. Etait-il déjà parti en Syrie ou se trouvait-il aux alentours ?[153] En tout cas, une révélation survint : « Ceux qui ont pris (pour eux) une mosquée par opposition, par impiété, pour faire une scission entre les Croyants, comme lieu d’embuscade pour ceux qui ont jadis combattu Allah et son messager, ceux-là jurent : Nous n’avons eu comme but que la Très Belle (la récompense divine). Mais, Allah l’atteste, ce sont des menteurs. Ne te tiens dans cette mosquée en aucun cas ! » (Coran, IX, 108 s). De sa dernière étape avant Médine, Mohammad envoya deux hommes mettre le feu à l’édifice. D’autre part, ceux qui ne s’étaient pas joints à l’expédition firent l’objet d’une enquête. Un grand nombre vinrent s’excuser. Trois d’entre eux furent mis en quarantaine. Nul ne devait leur adresser la parole. Au bout de cinquante jours, le prophète leur annonça qu’Allah leur avait enfin pardonné.

Peu après mourut celui qui avait été l’opposant en chef, ‘Abdallâh ibn Obayy. Mohammad, dans un but d’apaisement, suivit l’enterrement et pria sur sa tombe. Il y eut des protestations parmi les fidèles et une bagarre éclata même au cimetière. Plus tard, une révélation vint ordonner au prophète de ne plus prier sur la tombe des « douteurs » insoumis (IX, 85). Il n’était plus besoin d’aucun ménagement. L’opposition était liquidée. Les succès du prophète avaient rallié les masses. Les opposants s’étaient trouvés isolés, humiliés, réduits à l’impuissance. Avec sincérité ou non, tous ralliaient l’Islam. Les causes de tension subsistaient, latentes. Elles allaient même se développer. Mais, désormais, quand une opposition s’exprimera, quand un parti se constituera, ce sera sous la bannière de l’Islam, avec des justifications puisées dans le Coran ou dans l’exemple du prophète. Les nouvelles idéologies, qu’elles soient de soumission à l’Etat ou de protestation et de révolte, seront musulmanes.

 

Le prophète vieillissait. Au moment de l’expédition de Tabouk, il devait avoir dans les soixante ans. Il conservait pourtant son goût des femmes. En l’an 8 (629-630), l’année de la prise de Mekka, il se serait remarié deux fois, mais l’échec aurait été immédiat. Les deux femmes en question auraient refusé de se laisser toucher, l’une par suite d’une crise de folie, l’autre parce que son père avait été tué dans un engagement avec les Musulmans. Mohammad n’eut qu’à divorcer. Il avait à l’époque, semble-t-il, dix femmes sans compter les concubines. Il pensa un moment se débarrasser de la plus vieille, Sawda, qui avait bien la quarantaine : pour une femme arabe de cette époque c’était un âge très avancé. Il divorça, mais elle revint lui dire : « Je ne te demande pas de coucher avec moi. Je cède mon tour à ‘Aïsha. Mais je veux être présente, le jour de la Résurrection, parmi tes épouses. » Il accepta de la reprendre.[154]

Pour peu de temps, il obtenait la satisfaction d’un de ses vœux les plus chers. Si ses femmes ne lui donnaient que des filles, une concubine copte, Mârya, qui lui avait été offerte, une belle fille à la peau blanche et aux cheveux frisés, engendra enfin un garçon. Le prophète l’appela Ibrâhîm, du nom arabe d’Abraham, en qui il voyait son précurseur. Sans doute croyait-il qu’il serait son successeur dans son œuvre religieuse et politique. Mais la mortalité infantile était grande en Arabie. L’enfant mourut à dix-sept ou dix-huit mois, non encore sevré. Sa sœur aînée, Zaynab, une fille de Khadîja, était morte, on ne sait trop quand, peut-être d’une fausse couche à la suite d’un coup de pied que lui avait donné un Mekkois. Omm Kolthoûm, sa sœur, fille elle aussi de Khadîja, qui avait épousé ‘Othmân, mourut également pendant l’expédition de Tabouk.

Le harem posait des problèmes. Pour ne pas créer de jalousies, le prophète passait la nuit tour à tour avec chacune de ses femmes. Nous avons vu que chacune avait sa petite cabane. Ce procédé est devenu à l’imitation du prophète de règle chez les Musulmans et les graves jurisconsultes du Moyen Age islamique ont consacré des pages et des pages à réglementer cette rotation régulière des faveurs maritales, à en prévoir les conditions et les exceptions. Un jour que Hafça, la fille de Omar, était partie rendre visite à son père, le prophète était justement d’humeur folâtre. Il fit signe à Mârya et ils s’enlacèrent dans la cabane de Hafça. Celle-ci revint trop tôt et éclata en reproches et en larmes : « Dans ma cabane, mon propre jour et sur mon propre lit ! » Ennuyé, Mohammad lui promit de ne plus avoir de rapports avec Mârya et lui demanda seulement de n’en pas parler aux autres. Mais Hafça ne put se contenir. Elle se confia à ‘Aïsha, la co-épouse avec laquelle elle faisait bloc, amitié que cimentait l’alliance des deux pères, ‘Omar et Abou Bekr. ‘Aïsha exulta. Comme tout le harem, elle haïssait Mârya, cette fille de rien, qui avait, elle, réussi à donner un fils au prophète. Les deux femmes ne purent cacher leur triomphe. Mohammad fut indigné. Il avait fait ce qu’il avait pu pour apaiser ses femmes, allant jusqu’à sacrifier la gentille, la féconde, la jolie Mârya, dont la relative illégitimité accroissait peut-être l’attrait. N’était-ce pas un effort louable ? On ne lui en savait aucun gré. Eh bien ! on verrait. Il décida de passer un mois au moins avec Mârya et elle seule.

L’effet produit fut énorme. Ces mariages n’étaient pas seulement des affaires d’amour, c’étaient des combinaisons politiques. Tout cela était-il mis à terre à cause des crises de nerfs de Hafça et des bavardages de ‘Aïsha ? ‘Omar, père de Hafça, racontait ainsi l’événement — à ce qu’on disait plus tard : « Le bruit courait parmi nous (à cette époque) que les Ghassân (les auxiliaires arabes de Byzance) ferraient leurs chevaux pour nous attaquer. Mon ami (c’était un homme qui visitait Mohammad un jour sur deux en alternance avec lui) descendit chez le prophète à son tour. Il revint le soir et frappa énergiquement à ma porte. Il cria : « Est-ce qu’il dort ? » Je m’effrayai et sortis vers lui. Il dit : « Il est arrivé une chose terrible ! » Je dis : « Qu’est-ce que c’est ? Les Ghassân arrivent ? » Il dit : « C’est plus grave et de plus de portée ! Le Messager de Dieu a répudié ses femmes ! » Ainsi Hafça avait échoué et manqué son coup. Peu s’en faut, pensai-je, que cela arrive. J’ajustai mes habits et allai faire la prière de l’aurore avec le prophète. Puis il entra dans une chambre haute sur la terrasse et s’y isola. Je courus chez Hafça qui était en pleurs. Je lui dis : « Pourquoi pleures-tu ? Est-ce que je ne t’avais pas avertie ? Le Messager d’Allah vous a-t-il donc répudiées ? » Elle dit : « Je ne sais pas ! Il est maintenant dans la chambre haute ! » Je sortis et allai à la chaire (de la mosquée). Autour, il y avait un groupe d’hommes dont certains pleuraient. Je m’assis avec eux un peu. Puis je ne pus plus supporter et j’allai à la chambre haute où il se tenait. Je dis à son jeune esclave noir : « Demande la permission d’entrer pour ‘Omar. » Il entra et parla au prophète, puis il sortit et me dit : « Je t’ai annoncé et il s’est tu. » Je m’en allai et je m’assis avec les gens qui étaient près de la chaire. Puis, je ne pus plus supporter et j’allai (à la chambre haute). Il m’annonça (et ce fut) comme la première fois. Je m’assis (encore) avec les gens qui étaient près de la chaire. Puis je ne pus plus supporter. Je retrouvai l’esclave et je lui dis : « Demande la permission d’entrer pour ‘Omar. » Il m’annonça comme auparavant. Je m’éloignais lorsque l’esclave m’appela. Il me dit : « Le Messager de Dieu va te recevoir. » J’entrai chez lui. Il était couché sur le côté sur une natte qui n’était même pas recouverte d’une couverture. Le tressage avait fait des marques sur son flanc. Il était accoudé sur un coussin de cuir bourré de fibres de palmier. Je le saluai, puis, encore debout, je lui dis : « Tu as répudié tes femmes ? » Il leva son regard sur moi et me dit : « Non. » J’ajoutai, toujours debout, cherchant à l’apaiser : « Messager d’Allah ! Si tu m’avais vu ! Nous autres de Qoraysh, nous dominons nos femmes. Mais nous sommes venus chez des gens (les Médinois) où ce sont les femmes qui dominent ! » Il lui raconta (ses difficultés avec sa propre femme pervertie par l’exemple des Médinois) et le prophète sourit. Je dis : « Si tu m’avais vu ! Je suis entré chez Hafça et je lui ai dit : « Que cela ne t’égare pas si ta voisine est plus propre et plus aimée que toi aux yeux du prophète (il voulait dire ‘Aïsha) ». Il sourit une autre fois. Quand je le vis sourire, je m’assis. Puis je levai le regard sur cette chambre et, par Allah, je n’y vis rien qui attirât le regard, sauf trois peaux non tannées. Je dis : « Invoque Allah et qu’il mette à l’aise ta communauté ! Il a bien mis à l’aise les Perses et les Byzantins et le monde leur a été donné alors qu’ils n’adorent pas Allah ! » Il était toujours accoudé. Il dit : « Doutes-tu, Ibn al-Khattâb ? Ce sont des gens qui ont eu les bonnes choses en avance dans ce monde-ci (et ils n’auront rien dans l’autre). » Je dis : « Messager de Dieu, demande à Allah de me pardonner. » Le prophète s’était tenu à l’écart à cause de cette histoire, quand Hafça l’avait divulguée à ‘Aïsha. Il avait dit : « Je n’entrerai plus chez elles pendant un mois » à cause de sa violente irritation contre elles, lorsque Allah l’admonesta. Lorsque 29 jours furent passés, il entra chez ‘Aïsha la première. ‘Aïsha lui dit : « Tu as juré que tu n’entrerais pas chez nous pendant un mois et cela fait 29 nuits, j’ai bien compté. » Le prophète dit : « Mais le mois a 29 jours ! » En effet, ce mois avait 29 jours[155].

Mais Allah était intervenu dans cette crise conjugale. Rien de ce qui touchait son Messager ne lui paraissait sans doute indifférent. Comme d’autres fois, il lui reprochait d’avoir cru ne pas devoir céder à ses tendances, d’avoir fait la concession de promettre de délaisser Mârya, de l’avoir juré : « Eh prophète ! Pourquoi as-tu rendu illicite ce qu’Allah t’avait permis pour faire plaisir à tes femmes ? Allah pardonne, il est miséricordieux. Allah a prescrit en votre faveur que vos serments pourraient être déliés ! C’est votre maître. Il est savant et sage. Le prophète avait confié en secret une histoire à l’une de ses femmes et elle l’a rapportée. Mais Allah le lui a révélé… S’il vous répudie, peut-être que son Seigneur lui donnera à la place des femmes meilleures que vous, des Musulmanes croyantes, qui font oraison, marquent de la repentance, dévotes, pratiquant le jeûne, des femmes qui ont déjà été mariées ou des vierges » (Coran, LXVI, 1-5). La menace de répudiation générale, accompagnée par cette démonstration d’un mois, fut efficace. Les femmes avaient perdu le goût de contredire le prophète si vaillamment soutenu par son dieu. Elles le laissèrent agir comme il l’entendait.

Pourtant il valait mieux tenir Mârya à l’écart de toutes ces femmes jalouses. Mohammad l’avait logée loin de son domicile, dans le haut quartier de Médine, avec un serviteur copte pour lui apporter chaque jour l’eau et le bois nécessaires pour la cuisine. Les épouses, ne pouvant nuire directement à la belle concubine, répandirent des insinuations sur les rapports de ces deux Egyptiens que personne ne surveillait. Mohammad finit par s’en inquiéter et envoya ‘Ali enquêter. Quand il arriva, l’épée à la main et la mine menaçante, l’esclave était en train de grimper sur un palmier. De peur, il dégringola par terre, en perdit son vêtement et ‘Ali put constater de visu qu’il était châtré et incapable de porter atteinte à la vertu de sa compatriote. Tout était pour le mieux.

 

La vie s’écoulait ainsi à Médine entre les problèmes politiques qui maintenant concernaient l’Arabie entière, commençaient même à déborder de la péninsule et les problèmes tragi-comiques que posait la vie domestique. Mais Mohammad restait l’Envoyé d’Allah et il se tenait toujours pour chargé d’enseigner aux hommes la vérité sur Allah et la bonne manière de l’honorer. Petit à petit, dans l’intérêt de la solidité de l’Etat musulman comme dans celui de la diffusion de la vraie foi, l’unité idéologique devait être renforcée. Après la prise de Mekka, on a vu que Mohammad avait accompli (pour la deuxième fois depuis son émigration) les rites de la ‘omra, ces tournées rituelles autour de la Ka‘ba et ces courses entre Çafâ et Marwa, tout près du lieu saint. Mais il n’avait pas participé au hajj, ce grand pèlerinage à des sanctuaires proches de Mekka, sur les collines de ‘Arafa et de Mozdalifa et dans la vallée de Minâ, qui se faisait chaque année au mois de dhou l-hijja. Le prophète avait sans doute considéré longtemps cet ensemble d’actes rituels bizarres comme typiquement païens, ce qu’ils étaient en effet. A Minâ, par exemple, on jetait sur des piliers sacrés des cailloux ramassés à Mozdalifa. Puis, lorsque rejeté par les Juifs, il se retourna vers les sanctuaires nationaux, il médita, peut-être dès le début, de dépaganiser le hajj. La question ne devint brûlante qu’après la prise de Mekka. Au dhou l-hijja suivant, le gouverneur établi à Mekka par Mohammad, ‘Attâb, conduisit la cérémonie à laquelle prirent part à la fois Musulmans et païens. Ils avaient sans doute des intentions différentes. Une révélation antérieure précisait bien : « Accomplissez le hajj et la ‘omra pour Allah ! » (Coran, II, 192). Pour Allah et non pour les autres divinités. L’année suivante, en dhou l-hijja 9 (mars-avril 631), Mohammad ne voulut pas encore se joindre au hajj. Il n’avait pas encore établi sa doctrine sur tous les détails du Pèlerinage et ne voulait pas accomplir le rite avec les païens. Il envoya Abou Bekr présider les cérémonies. ‘Ali le rejoignit en route, porteur d’une toute nouvelle révélation d’En Haut dont il devait surveiller l’application. Les païens en général ne devaient plus participer au Pèlerinage. On traiterait en ennemis, à l’expiration des quatre mois de trêve sacrée, ceux qui ne se seraient pas convertis ou qui n’auraient pas conclu un pacte spécial avec Mohammad. Ce fut la dernière année où les païens furent tolérés au hajj.

Un an après, en dhou l-hijja de l’an 10 (mars 632), le prophète fit annoncer qu’il conduirait lui-même la cérémonie dans un temple et des sanctuaires désormais purifiés de toute présence païenne. La nouvelle se diffusa et chacun voulut participer à cet événement historique. Mohammad était accompagné de toutes ses femmes et des plus notables de ses compagnons. Il arriva à Mekka le 5 dhou l-hijja (3 mars). Il accomplit au milieu de la foule les cérémonies de la ‘omra, c’est-à-dire les tournées autour de la Ka‘ba et les sept courses entre Çafâ et Marwa, toujours monté sur sa chamelle. A Çafâ et à Marwa, il mit pied à terre et poussa sept fois la formule sacrée : Allahou akbar ! (Allah est le plus grand). Il se reposa sous la tente à l’entrée de la ville sans vouloir, non plus qu’à sa visite précédente, entrer dans une maison. Son séjour à Mekka devait rester un simple passage. Le 8 dhou l-hijja commençaient les cérémonies du hajj. Chacun avait les yeux fixés sur le prophète car son attitude au cours des rites ferait loi. A Minâ, à ‘Arafa, à Mozdalifa, il accomplit les stations, les prières, les jets de pierres, les sacrifices prévus. Mais le prophète prenait soin d’élargir les zones sacrées tout autour des petits sanctuaires primitifs afin qu’il fût clair que ces actes étaient un culte envers Allah, non envers les divinités de ces sanctuaires. A toute occasion il s’efforçait de délier ces rites de tout rapport avec le paganisme. Le 10, il se fit raser les cheveux suivant l’usage et accomplit les rites de désacralisation. Au cours des cérémonies, il s’adressa à plusieurs reprises à la foule. Il entra en dialogue avec ces masses de disciples qui lui répondaient avec ferveur. « Quel jour est celui-ci ? — Le jour du sacrifice ! — Quel territoire est celui-ci ? — Le territoire sacré ! — Quel mois est celui-ci ? — Le mois sacré ! — C’est le jour du Pèlerinage majeur. Votre sang, vos biens, votre honneur sont sacrés comme l’est ce territoire en ce mois, en ce jour. Ai-je bien transmis (mon message) ? — Oui ! — O mon Dieu ! sois témoin ! » (Trad. Blachère légèrement modifiée.)[156] Plus tard on réunit toutes ces affirmations, ces conseils, ces prescriptions dont on avait mémoire en un grand discours. Il y interdisait le prêt à intérêt et la vendetta à l’égard de tout meurtre commis du temps du paganisme. Il y rappelait les prescriptions sur le calendrier, les quatre mois sacrés, le retour au comput lunaire. Il y énonçait aussi les devoirs réciproques des époux. La femme adultère pouvait être battue, mais non cruellement, et reléguée dans ses appartements. Mais il fallait lui pardonner si elle cessait ses incartades. Il mettait encore en garde contre Satan, recommandait de bien traiter les esclaves et prêchait la fraternité entre Musulmans. D’après une version, il insistait sur l’égalité de tous les hommes devant Allah, sans distinction de classe sociale ni d’origine raciale : « O gens ! votre Seigneur est unique et votre ancêtre est (également) un. Tous vous descendez d’Adam et Adam est (né) de la terre. Le plus noble d’entre vous aux yeux d’Allah est le plus pieux. Allah est omniscient et bien informé (Coran, XLIX, 13). Un Arabe n’a supériorité sur un non-Arabe que par la piété » (trad. Blachère).[157] Cette version est suspecte de refléter les préoccupations d’une époque postérieure, mais le texte coranique qui y est cité, moins explicite certes, est authentique et cette condamnation du racisme, mise dans la bouche du prophète lui-même, a servi de règle théorique, assez largement appliquée dans la pratique de l’Islam.

A peine les cérémonies finies, le prophète retourna à Médine. Il ne devait jamais revoir sa ville natale. Sa fin était proche. Ce pèlerinage devait rester, dans la mémoire des Musulmans, le « Pèlerinage de l’Adieu ».

Deux mois après à peine, en effet, le prophète tomba malade. Il venait de prendre une nouvelle décision militaire. De nouveau, il lançait vers le nord, vers les confins byzantins, une expédition. Il s’agissait encore d’une razzia sur quelques bourgades de Transjordanie. Afin que revanche soit prise de la mort à Mo’ta, dans la même région, de Zayd, le fidèle affranchi et fils adoptif, le commandement était confié, quoiqu’il fût bien jeune, à Ossâma, son fils, un nègre au nez épaté qu’il avait eu d’une affranchie abyssine.

Depuis quelque temps, peut-être depuis les fatigues du Pèlerinage, peut-être à la suite d’une visite nocturne au cimetière, sur la tombe de ses Compagnons, le prophète avait de la fièvre et de forts maux de tête. Il avait si mal qu’il en criait. Il continuait pourtant à passer les nuits avec ses femmes, à tour de rôle. Le mardi 29 çafar de l’an 11 (26 mai 632), il appela Ossâma et lui notifia qu’il lui donnait le commandement de l’expédition. Le jeudi, il lui remit l’étendard qu’il devait porter et lui transmit ses dernières instructions. Peu après (le vendredi ?) il fut contraint de garder le lit. Il sollicita de ses épouses l’autorisation de rester dans la cabane de ‘Aïsha. Il s’y transporta à grand-peine, les jambes molles, appuyé sur ‘Ali et sur Fadl ibn ‘Abbâs, la tête bandée. Au début, il s’occupa encore des affaires de l’Etat, prit des décisions, envoya des lettres. Les murmures que soulevait la nomination du tout jeune Ossâma vinrent jusqu’à lui. Il paraît qu’il se traîna encore une ou deux fois, toujours la tête bandée, jusqu’à la chaire d’où il parlait aux siens, dans la cour de sa maison. Il eut des paroles, racontait-on plus tard, qui alarmèrent les fidèles. Allah lui avait donné le choix entre ce monde et l’autre. Il avait choisi l’autre. Abou Bekr pleura et s’écria : « Nous te rachèterons, nous et nos enfants. » Mohammad lui dit : « Doucement, doucement, Abou Bekr. » Il pria pour les morts d’Ohod et il confirma contre tous le choix d’Ossâma. Celui-ci, avec ses troupes, campait aux portes de Médine et attendait anxieusement les nouvelles.

La maladie empirait. Le prophète avait des évanouissements. Son entourage croyait à une pleurésie. Mais lui niait qu’Allah ait pu le soumettre à une maladie humaine. C’était Satan qui l’attaquait. Parfois il pensait aussi, paraît-il, au morceau de viande empoisonnée qu’il avait tenu un moment dans sa bouche à Khaybar quatre ans auparavant. Comme il était évanoui, ses femmes et son oncle ‘Abbâs lui mirent dans la bouche un remède éthiopien. Quand il revint à lui, il fut furieux de ce qu’ils avaient fait et les aurait forcés à avaler eux-mêmes le médicament. Ossâma vint le voir du camp voisin, mais il ne pouvait plus parler. Il leva la main au ciel, puis la posa sur le jeune homme. Celui-ci crut comprendre que le prophète priait pour lui. Il ne pouvait plus diriger la prière et, depuis plusieurs jours, sur ses indications, Abou Bekr le faisait à sa place.

Le lundi 13 du mois de rabî‘ premier, soit le 8 juin 632, au matin, le malade se sentit mieux. Il se leva même au moment de la prière du matin, souleva le rideau qui servait de porte à la cabane de ‘Aïsha et apparut sur le seuil tandis que les fidèles, rangés dans la grande cour, faisaient leurs génuflexions. Ils furent émus et joyeux. Il leur fit signe de continuer à prier. Il sourit à voir leur zèle et sa face parut alors à un témoin plus belle que jamais. Le bruit se répandit que le prophète était guéri. Ses femmes se peignèrent. Abou Bekr partit vers le quartier lointain de Sonh visiter celle de ses femmes qui y logeait et qu’il avait un peu délaissée. Ossâma crut pouvoir annoncer le départ tout prochain de son armée.

Mais Mohammad, une fois revenu sur son lit, se montra de plus en plus prostré. Il se tenait couché sur le giron de ‘Aïsha. Un cousin de celle-ci entra visiter le malade. Il tenait un bout de bois vert qui lui servait de cure-dents. Se nettoyer les dents était en Arabie une occupation normale et même recommandable en société. ‘Aïsha s’aperçut que son époux regardait le cure-dents. Elle lui demanda s’il le voulait. Il put dire oui. Elle le prit, le mâcha bien pour le rendre plus tendre, puis le lui donna. Il se cura les dents avec énergie.

Puis vint le moment où il se mit à délirer. Il paraît qu’il demanda de quoi écrire un document qui préserverait ses fidèles de l’erreur. Cela jeta un grand trouble chez les assistants. Fallait-il se fier aux divagations d’un malade ? N’allait-il pas semer la discorde et le désarroi si par hasard ce nouveau texte contredisait le Coran ? Fallait-il lui obéir alors qu’il n’avait pas tous ses esprits ? La discussion fut si bruyante qu’il renonça et leur fit signe de s’en aller.

Il s’affaiblissait toujours et, sur le sein de ‘Aïsha, prononçait des paroles sans suite. Puis elle sentit que sa tête s’était faite plus lourde. Elle le regarda. Il levait les yeux vers le plafond, le regard fixe et il prononça quelques mots. Elle crut entendre : « le compagnon le plus haut… » et elle sut que Gabriel lui était apparu. Puis elle s’aperçut qu’il était mort. Elle souleva sa tête, la posa sur l’oreiller et se mit à crier en se frappant la poitrine et la face, de concert avec toutes ses co-épouses alertées. C’était le début de l’après-midi.

La stupeur fut grande. Certes, ni ses disciples ni lui-même n’avaient jamais considéré expressément le prophète comme immortel. Mais nul ne s’attendait à ce qu’il mourût si tôt et surtout de cette façon inopinée. Tout le monde avait considéré, lui y compris, qu’il s’agissait d’une maladie passagère. Aucune disposition n’avait été prise pour l’avenir. Cela seul était troublant. Comment Allah n’avait-il pas averti son Messager, comment avait-il pu ne pas lui communiquer des instructions pour ses fidèles, ne pas les préparer à une situation aussi inouïe ? Il avait construit une structure inédite, sans précurseurs, sans tradition, sans modèles. Lui disparu, tout s’écroulait.

‘Omar ne voulut pas accepter ce fait stupéfiant. Planté devant la cour de la maison du prophète, il haranguait la foule qui accourait de partout, les hommes d’Ossâma qui se débandaient et venaient aux nouvelles. Mohammad, déclarait-il, n’est pas mort. Il s’en est allé momentanément auprès d’Allah comme Moïse sur le Sinaï. Il reviendra et fera couper les mains et les pieds de ceux qui répandent le bruit de son décès. Abou Bekr qu’on avait été chercher à Sonh arriva en hâte. Il pénétra alors dans la cabane de ‘Aïsha, souleva le manteau qui recouvrait le cadavre et baisa la face morte de son maître et compagnon. Puis il ressortit et essaya en vain de calmer ‘Omar. Alors il s’adressa lui-même à la foule avec autorité : « Gens, dit-il, ceux qui avaient le culte de Mohammad savent que Mohammad est mort : mais, pour ceux qui ont le culte d’Allah, Allah est vivant et il ne mourra pas. » Puis il cita un verset du Coran qui était décisif : « Mohammad n’est qu’un messager. Avant lui, les autres messagers ont passé. Eh quoi ! S’il meurt ou s’il est tué, retournerez-vous sur vos pas ? » (III, 138). Chose étrange et peut-être suspecte, personne ne se rappelait ce texte. Mais il frappa les esprits. Aucun doute n’était plus permis. ‘Omar s’écroula. C’était vrai. Le prophète était mort.

Tout se disloquait. Les groupes qu’avait liés la forte personnalité de Mohammad se retrouvèrent tout à coup isolés les uns des autres avec leurs réactions propres. La communauté musulmane, fondée sur la liaison étroite d’une idéologie avec la structure d’un Etat embryonnaire, allait-elle subsister ? Tel était le problème qui se posait en toute première ligne à ceux qui avaient tant soit peu la tête politique, en particulier aux conseillers du disparu, héritiers de ses idées directrices, de sa foi si immédiatement formulée en doctrine politique. Il n’était pas difficile de prévoir que la mort du maître allait libérer les puissantes tendances anarchiques de la société arabe. Les Bédouins allaient renier l’Islam et secouer la tutelle de Médine, les Juifs allaient relever la tête, les prophètes du Yamâma et d’ailleurs allaient essayer de recommencer à leur compte l’aventure de Mohammad. Il fallait un noyau solide pour reprendre en main et continuer l’œuvre. Sans quoi tout était perdu.

Or ce noyau semblait se désagréger. Les Médinois, surtout ceux de la tribu de Khazraj, sentirent que ceux qu’ils avaient toujours jalousés, les émigrés qorayshites venus de Mekka avec Mohammad, allaient essayer de s’imposer à eux comme chefs. Le prophète était mort, il n’y avait plus aucune raison de se soumettre à ces étrangers. Ils se réunirent sous le hangar d’un de leurs clans, les Banou Sâ‘ida, et discutèrent ferme de la meilleure manière de sauvegarder leurs intérêts. Ils se proposaient d’élire chef de Médine un de leurs hommes prééminents, Sa‘d ibn ‘Obâda. Abou Bekr fut averti à la maison de Mohammad et accourut immédiatement avec les autres têtes politiques, ‘Omar et Abou ‘Obayda. Ils furent rejoints en route par le chef de la tribu médinoise des Aws, rivale des Khazraj et qui désirait moins que tout que le pouvoir revienne à celle-ci. Dans les rues, l’agitation gagnait les membres des autres tribus qui se trouvaient à Médine et ne voulaient pas être les dupes dans la décision qui allait intervenir. La nuit tombait. Tous oubliaient le cadavre qui gisait dans la petite cabane de ‘Aïsha.

La discussion fut longue, ardente et confuse à la lumière des lampes à huile et des torches. Un Médinois proposa qu’on élise deux chefs : un Qorayshite et un Médinois. La plupart comprirent que c’était faire courir la communauté à la division et à l’effondrement. Tous criaient ensemble et peut-être en vint-on aux coups. Il fallait en finir. Obscurément ces hommes comprenaient que l’écroulement du système serait un désastre pour eux. Aucun Médinois n’arriverait à se faire obéir sans contestation dans sa ville même. Les tribus non-médinoises se refuseraient à suivre des gens que l’on soupçonnerait de penser en premier lieu aux intérêts de leur tribu. Le candidat idéal, c’était un de ces Qorayshites détachés de leur propre tribu par une longue émigration et une longue lutte contre elle, un des héritiers de la pensée du disparu. Abou Bekr proposa ‘Omar ou Abou ‘Obayda. Ses discours d’homme pondéré et intelligent, qui ne perdait pas la tête dans les heures graves comme celles qu’on vivait, avaient impressionné les assistants. Le nom de ‘Omar qui avait la réputation d’être trop emporté se heurtait à des réticences. Il se désista en faveur d’Abou Bekr. L’accord se fit tard dans la nuit sur la désignation de celui-ci. Il serait le « remplaçant » (khalîfa, dont nous avons fait calife) du messager d’Allah. L’Islam continuait.

Pendant ce temps, dans la maison de Mohammad, s’étaient réunis les gens de la famille, ‘Ali le gendre, ‘Abbâs l’oncle, Ossâma le fils du fils adoptif, Shoqrân un client. Ils méditaient de recueillir l’héritage du mort au bénéfice de leur clan, les ‘Abd Manâf de Qoraysh. Mais ils n’avaient guère de partisans, quelques Qorayshites de bonne réputation : Talha, Zobayr, plus peut-être le compromettant Abou Sofyân. Des informateurs bien intentionnés leur apportaient les échos de la réunion du hangar des Banou Sâ‘ida. Ils étaient furieux et impuissants. Peut-être comptaient-ils prendre leur revanche un peu plus tard. Pendant des mois il refusèrent de reconnaître Abou Bekr. Cette nuit-là, ils firent quelque chose d’anormal et d’inattendu. On pouvait s’attendre à ce que l’auguste cadavre fût enterré solennellement, comme on l’avait fait maintes fois pour des morts moins importants, dans le cimetière de Baqî‘, à côté de son fils Ibrâhîm, de sa fille Roqayya, de tant d’autres Compagnons. Il semble bien que ‘Ali, ‘Abbâs et leurs amis voulurent éviter une telle cérémonie où Abou Bekr, dirigeant la procession funéraire, serait apparu comme le successeur désigné du prophète. On songe à Antoine aux obsèques de César, à Staline utilisant ainsi les funérailles de Lénine. Quoi qu’il en soit, ils décidèrent d’enterrer le prophète cette nuit-là même, dans la cabane où il était mort. On n’avertit même pas ‘Aïsha (la fille d’Abou Bekr !) qui, dormant sans doute chez une co-épouse, entendit tout à coup le pic des fossoyeurs. On lava sommairement le cadavre, on l’entoura de trois manteaux, on le plaça au fond du trou et on lui jeta de la terre sur la tête. C’en était fini pour toujours de Mohammad ibn ‘Abdallâh le Qorayshite.