Carl était venu me chercher dans sa Cadillac.
« Merci de m’accompagner, avait-il dit alors qu’il se promenait dans l’atelier de mécanique.
— On joue contre qui ? avais-je demandé en enfilant mes bottes.
— Je ne me souviens plus. » Il s’est arrêté devant le tour de haute précision. « Mais apparemment, c’est un match que nous devons gagner pour éviter la relégation.
— Dans quelle division ?
— Qu’est-ce qui te fait croire que je m’y connais plus en foot que toi ? » Il avait passé la main sur les outils accrochés au mur, ceux que Willumsen n’avait pas emportés. « Putain, j’en ai fait quelques-uns, des cauchemars sur cet endroit. » Il reconnaissait peut-être certains de ceux que j’avais utilisés pour le dépeçage. « Ce soir-là… J’avais vomi, non ?
— Un peu. »
Il s’était marré. Je me suis souvenu d’une chose que disait oncle Bernard. Qu’avec le temps tous les souvenirs devenaient bons.
Carl avait descendu une bouteille en plastique de l’étagère. « Tu utilises toujours ce détergent ?
— Le Fritz ? Bien sûr. Mais il faut le diluer davantage maintenant. Directives européennes. Je suis prêt.
— Alors on y va. » Il avait souri, tourné sa casquette six pence. « “Allez, Os1, faites-en de la mousse, crachez-leur un pamplemousse !” Tu t’en souviens de celle-là ? »
Moi, je m’en souvenais, mais le reste des supporters, à savoir environ cent cinquante âmes frigorifiées, semblaient avoir oublié le cri de ralliement d’antan. Ou alors ils ne voyaient aucune raison d’y recourir vu qu’on était déjà à 0-2 au bout de dix minutes.
« Rappelle-moi ce qu’on fait ici », ai-je dit à Carl. Nous étions en bas de la tribune en bois qui mesurait à peu près sept mètres de large, au centre du côté ouest. Elle était sponsorisée par Os Sparebank, ce qui était clairement affiché sur des pancartes, tandis qu’il était de notoriété publique que le gazon synthétique était un cadeau de Willumsen. Il prétendait l’avoir acheté légèrement usagé à un grand club de l’Est mais, en vérité, c’était un vieux revêtement datant des tout débuts de l’ère du gazon synthétique, du temps où les joueurs sortaient rarement du terrain sans brûlures, chevilles tordues et au moins une rupture du ligament croisé. Willumsen l’avait obtenu gratuitement à condition de l’enlever lui-même avant que le club en question ne pose un gazon moderne moins dangereux.
La tribune offrait une certaine hauteur de vue, mais maintenant que l’automne était là, elle faisait avant tout office d’abri contre le vent d’ouest et de loge VIP officieuse pour les protecteurs du club, autrement dit les gens les plus aisés du bourg, qui occupaient la plus élevée des sept rangées. Le directeur administratif du club, à savoir le maire Voss Gilbert, était là. De même que le directeur d’Os Sparebank, dont le logo d’entreprise était imprimé sur la poitrine des maillots bleus de l’OS FK, et Willum Willumsen, qui avait réussi à caser Willumsen Voitures d’occasion & Casse dans le dos, au-dessus du numéro.
« Nous sommes ici parce que nous voulons témoigner notre soutien au club du bourg, a expliqué Carl.
— Eh ben, encourage-les, alors. On se fait rétamer, là.
— Aujourd’hui, on va simplement montrer qu’on s’intéresse, et quand on apportera un soutien financier l’an prochain, le club saura que ça vient de deux vrais supporters qui l’ont suivi dans les bons jours comme dans les mauvais. »
J’ai soufflé par le nez. « Ça fait deux ans que je n’ai pas vu un match et toi, quinze.
— Mais nous allons assister aux trois matchs à domicile restants de cette saison.
— Même s’ils sont déjà rétrogradés.
— Parce qu’ils sont déjà rétrogradés. Nous ne les aurons pas lâchés à l’heure de la défaite, ces choses-là se remarquent. Quand on leur donnera de l’argent, tous les matchs qu’on n’a pas vus seront oubliés. Au fait, dorénavant, on ne dit pas “eux”, mais “nous”. Le club et Opgard ne font qu’un.
— Pourquoi ?
— Parce que l’hôtel a besoin de toute la bonne volonté qu’il peut obtenir. Nous devons être perçus comme des appuis. L’an prochain, le club va acheter un avant-centre du Nigéria et sur le maillot où il est maintenant écrit “Os Sparebank”, il y aura “Hôtel Spa de Haute Montagne d’Os”.
— Tu veux dire un joueur professionnel ?
— Non, ça va pas ou quoi ? Mais je connais quelqu’un qui connaît un Nigérian qui travaille à l’hôtel Radisson d’Oslo et qui a joué au foot. Je ne sais pas quel est son niveau, mais on va lui proposer le même job dans notre hôtel, en mieux payé. Peut-être que ça l’intéressera.
— Moui, pourquoi pas ? De toute façon, il ne pourra pas jouer plus mal que ça. »
Sur le terrain, l’arrière latéral gauche venait de tenter un tackle glissé sous la pluie, mais les brins en plastique vert vif offraient encore beaucoup de friction et il avait fait un vol plané avant d’atterrir sur le ventre cinq mètres devant le joueur qui contrôlait le ballon.
« Et puis je voudrais que toi et moi, on soit là-haut », a ajouté Carl en désignant d’un mouvement de tête la rangée supérieure. J’ai pivoté à demi vers le directeur de la banque, Willumsen et Voss Gilbert. Le nouveau maire avait accepté de donner le premier coup de pelle à l’inauguration officielle des travaux. Carl avait déjà signé des contrats avec les entrepreneurs principaux et il fallait maintenant commencer sans tarder, avant les gelées. L’ouverture du chantier avait donc été avancée.
Quand je me suis retourné vers le terrain, j’ai aperçu Kurt Olsen en bas, qui discutait avec l’entraîneur devant le banc de touche. L’entraîneur avait l’air ennuyé, mais il ne pouvait pas ouvertement refuser d’écouter les conseils de l’ancien meilleur buteur d’Os. Kurt Olsen m’a vu, a posé la main sur l’épaule de l’entraîneur, lui a donné quelques derniers conseils et, d’un grand pas sur ses jambes arquées, est venu nous rejoindre.
« Je ne savais pas que les frères Opgard s’intéressaient au foot. »
Carl a souri. « Oh, je me souviens bien du match de coupe où tu as marqué contre Odd lui-même.
— Voui, a répondu Olsen. Ce match, on l’a perdu 9-1.
— Kurt ! a appelé une voix derrière nous. Tu aurais dû être sur le terrain, Kurt ! »
Rires. Kurt Olsen a adressé un petit sourire à la personne qui l’interpellait, a hoché la tête, avant de revenir à nous. « Quoi qu’il en soit, ça tombe bien que vous soyez là, parce que j’ai une question à te poser, Carl. Enfin, tu peux écouter, toi aussi, Roy. On va se prendre une saucisse à la buvette ? »
Carl a hésité. « Une saucisse, bonne idée. »
Nous avons traversé les rafales pluvieuses vers la baraque à hot-dogs qui se trouvait derrière l’une des cages de buts. Je suppose que les regards des autres spectateurs nous suivaient ; à cet instant précis, entre ce 0-2 et la récente décision du conseil municipal, Carl Opgard présentait sans doute plus d’intérêt que l’OS FK.
« C’est à propos du déroulé des événements le jour de la disparition de mon père, a expliqué Kurt Olsen. Tu as dit qu’il avait quitté Opgard à dix-huit heures trente. C’est ça ?
— Ça fait longtemps, a répondu Carl, mais oui, si c’est ce qui est écrit dans le rapport.
— C’est ça. Pourtant les signaux captés par l’antenne-relais montrent que le téléphone de mon père se trouvait autour de votre ferme jusqu’à vingt-deux heures ce soir-là. Après, il n’y a plus rien. Ça pourrait être la batterie qui s’est vidée, la carte SIM qui a été retirée ou le téléphone qui a été détruit. Ou enterré si profond que les signaux ne parvenaient plus à l’antenne. De toute façon, ça signifie qu’on doit passer la zone au détecteur de métaux, et que rien ne pourra être touché, donc ce début des travaux dont j’ai entendu parler doit être repoussé jusqu’à nouvel ordre.
— Q-quoi ? a bredouillé Carl. Mais…
— Mais quoi ? » Olsen s’est arrêté devant la buvette et l’a regardé paisiblement en caressant sa moustache.
— De combien de temps parlons-nous ?
— Voyons voir. » Olsen a avancé sa lèvre inférieure, l’air de calculer. « C’est une zone étendue. Trois semaines. Peut-être quatre. »
Carl a gémi. « Bon sang, Kurt, ça va nous coûter un fric fou, on a des périodes de construction fixées par contrat avec les entrepreneurs. Et les gelées…
— Je suis navré, mais l’enquête sur une mort suspecte ne peut pas tenir compte de tes désirs de profits.
— On ne parle pas seulement de mes profits à moi, a répondu Carl, et sa voix chevrotait légèrement, mais de ceux du bourg. Je pense que tu t’apercevras que c’est aussi l’opinion de Jo Aas.
— L’ancien maire, tu veux dire ? » Kurt a pointé en l’air son index à l’intention de la femme de la buvette, geste qui avait manifestement du sens pour elle, puisqu’elle a pris sa pince à saucisse et l’a plongée dans la casserole. « Aujourd’hui, j’ai parlé au nouveau maire, à savoir donc celui qui décide. Voss Gilbert, qui est là-haut. » Il a désigné du front la tribune en bois. « Quand il a su ce que j’avais à dire sur le sujet, il s’est surtout montré inquiet à l’idée que l’initiateur de ce nouveau projet d’hôtel puisse être impliqué dans une potentielle affaire de meurtre. » Il a pris la saucisse viennoise enveloppée de papier alimentaire brillant que lui tendait la vendeuse. « Mais il a précisé que, bien sûr, il ne pouvait pas m’en empêcher.
— Et qu’est-ce qu’on va dire à la presse ? ai-je demandé. Quand on annoncera que les travaux sont reportés. »
Kurt Olsen a vissé son regard au mien. Il a croqué sa saucisse, qui s’est déchirée dans un bruit de chair flasque. « Ça, honnêtement, je n’en sais rien, a-t-il dit, la bouche remplie d’intestins de cochon, mais il se pourrait bien que Dan Krane trouve l’affaire intéressante, en effet. Bon, voilà, j’ai eu ma réponse sur la chronologie, et toi, tu es informé que tu ne peux pas commencer à construire, Carl. Bonne chance pour la seconde mi-temps. »
Kurt Olsen a porté deux doigts à son Stetson imaginaire et il est parti.
Carl m’a regardé.
Bien sûr qu’il me regardait.
Nous avons quitté le match un quart d’heure avant la fin, à 0-4.
Nous sommes allés directement au garage.
J’avais réfléchi.
Nous avions des choses à faire.
« Comme ça ? » a demandé Carl. Sa voix résonnait dans l’atelier de mécanique vide.
Je me suis penché au-dessus du tour pour voir le résultat. Il s’était servi d’un stylet pour graver les lettres capitales dans le métal du portable d’Olsen. sigmund olsen était clairement lisible. Un peu trop, peut-être.
« On n’aura qu’à frotter des algues dessus. » J’ai rangé le téléphone dans son étui en cuir, l’ai clippé sur une ficelle relativement épaisse que j’ai fait tourner entre mes mains pour m’assurer que le téléphone restait accroché. « Viens. »
J’ai ouvert la porte du casier en métal dans le passage entre l’atelier et le bureau. Tout était là.
« Eh ben, a fait Carl. Tu as gardé ça ici tout ce temps ?
— Ça n’a jamais été servi. » J’ai basculé un peu la bouteille d’air jaune, pincé la combinaison de plongée légèrement vermoulue. Sur l’étagère se trouvaient le masque et le tuba.
« Bon, alors, je vais appeler Shannon pour la prévenir que je rentrerai tard. »