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Carl m’envoyait des mails et des photos de la fac. Il semblait aller bien. Sourires étincelants et amis étudiants qui avaient l’air de le connaître depuis toujours. Il avait toujours su s’adapter. « Si on balançait ce garçon à la mer, il aurait des branchies avant même de toucher l’eau », avait l’habitude de dire maman. Je me souviens qu’à la fin de cet été où il traînait avec le beau vacancier dont j’étais jaloux, Carl avait appris le dialecte d’Oslo. Maintenant, les expressions américaines essaimaient de plus en plus ses mails, il en employait plus que papa. On aurait dit que, lentement mais sûrement, son norvégien s’étiolait. D’ailleurs, c’était peut-être ce qu’il voulait. Mettre des couches d’oubli et de distance autour de tout ce qui s’était passé ici. M’entendant appeler le coffre de la voiture le trunk, Stanley Spind, le nouveau médecin, m’avait parlé de l’oubli.

« Dans le Vest-Agder, où j’ai grandi, des villages presque entiers ont émigré en Amérique. Un certain nombre de villageois sont revenus et il est alors apparu que ceux d’entre eux qui avaient oublié leur norvégien avaient aussi presque tout oublié de leur vieux pays. C’est comme si la langue retenait les souvenirs. »

Les jours suivants, j’ai envisagé d’apprendre une nouvelle langue, de ne plus jamais parler le norvégien, de voir si ça aidait. Car désormais, ce n’étaient plus seulement des cris qui s’élevaient de Huken. Quand le silence venait, j’entendais un murmure bas, comme si les morts conversaient au fond du précipice, planifiaient quelque chose. Une putain de conspiration.

Carl m’a écrit qu’il manquait d’argent. Il avait raté des examens et perdu sa bourse. Je lui ai envoyé de l’argent. C’était bon, j’avais mon salaire, un minimum de frais, j’avais même un peu économisé.

L’année suivante, les frais de scolarité avaient augmenté et il a eu besoin de plus. Cet hiver-là, je me suis aménagé une chambre dans l’atelier de mécanique désaffecté, ce qui me permettait d’économiser aussi de l’électricité et de l’essence. J’ai essayé de louer la ferme, mais sans succès. Quand j’ai suggéré à Unni d’avoir nos rendez-vous dans un hôtel moins cher que le Brattrein, elle m’a demandé si j’étais juste, m’a proposé de partager le prix de la chambre, elle insistait pour le faire depuis un certain temps. J’ai refusé et, pour finir, nous avons continué de nous voir au Brattrein. À notre rendez-vous suivant, elle m’a dit qu’elle avait vérifié la comptabilité et s’était rendu compte que j’étais moins bien payé que des chefs de stations plus petites.

J’ai appelé le siège et, après quelques difficultés, on m’a transféré vers la personne qui décidait des augmentations de salaire.

La voix qui a répondu était enjouée : « Pia Syse, j’écoute. »

J’ai raccroché.

Avant le dernier semestre – Carl prétendait en tout cas que c’était le dernier –, il m’a appelé au milieu de la nuit en me disant qu’il lui manquait une somme en dollars qui correspondait à deux cent mille couronnes norvégiennes. Il s’était cru certain d’obtenir ce jour-là une bourse de la Société norvégienne de Minneapolis, mais elle lui avait été refusée et les frais de scolarité devaient être versés avant neuf heures le lendemain, sans quoi il serait exclu sans avoir passé ses examens finaux. Toutes ses études auraient alors été peine perdue, a-t-il précisé.

« Ce qui compte en business administration, ce n’est pas ce que tu sais, mais ce que les gens pensent que tu sais, Roy. Et ce en quoi ils croient, c’est les diplômes.

— Les frais de scolarité ont vraiment doublé depuis le début de tes études ?

— C’est très… unfortunate. Je suis désolé de devoir te demander ça, mais le président de la Société norvégienne m’avait dit il y a deux mois que ça devrait être bon. »

J’étais devant la banque avant l’ouverture. Le directeur, un homme avec un nœud papillon et des yeux de saint-bernard, m’a écouté lui demander un prêt de deux cent mille couronnes en mettant la ferme en garantie.

« Vous êtes copropriétaire de la ferme et des terres avec Carl, donc j’ai besoin à la fois de votre signature et de celle de votre frère, a-t-il répondu. L’examen du dossier et la paperasserie prennent deux jours, mais j’ai compris qu’il vous fallait l’argent aujourd’hui et j’ai l’autorisation du siège de vous donner cent mille couronnes parce que je vous fais confiance.

— Sans garantie ?

— On fait confiance aux gens ici, Roy.

— J’ai besoin de deux cent mille.

— Mais je ne peux pas vous prêter une somme pareille sans autre forme de procès, a-t-il rétorqué en souriant, ses yeux devenant encore plus tristes.

— Carl pourrait se faire exclure à neuf heures. Seize heures, heure norvégienne.

— Je n’ai jamais entendu parler d’universités opérant avec des règles si strictes. » Il s’est gratté la main. « Mais si vous le dites… » Il se grattait la main encore et encore.

« Alors… ? » ai-je demandé avec impatience. Il restait encore six heures et demie.

« Alors je ne vous ai rien dit, mais vous devriez peut-être avoir une discussion avec Willumsen. »

Je l’ai regardé. Elles étaient donc vraies, ces rumeurs que Willumsen prêtait de l’argent. Sans garantie et à taux usuraire. C’est-à-dire en fait sans autre garantie que le fait que tout le monde savait que, d’une manière ou d’une autre, Willumsen récupérerait son argent. Si ça coinçait, on disait qu’il faisait venir ce chasseur de dettes du Danemark. Je savais certes qu’Erik Nerell avait emprunté un peu d’argent à Willumsen pour acheter les locaux du Chute Libre, mais il n’avait pas du tout été question de recouvrement de dettes à la dure. Au contraire, Erik avait décrit Willumsen comme très patient, répondant à sa demande de report : « Tant que les intérêts courent, je ne bouge pas, Nerell. Parce que les intérêts d’intérêts, c’est le paradis sur terre. »

Je suis descendu chez Willumsen Voitures d’occasion & Casse. Je savais que Rita n’y serait pas, elle détestait cet endroit. Willumsen m’a reçu dans son bureau. Le mur était orné d’une tête de cerf, qui paraissait avoir traversé la cloison et contempler désormais d’un air surpris le spectacle qui s’offrait à lui. Au-dessous, Willumsen était renversé sur son fauteuil, son double menton répandu sur son col de chemise et ses petits doigts boudinés joints sur sa poitrine. Il ne levait qu’épisodiquement sa main droite pour taper la cendre de son cigare. Il a penché la tête sur le côté et m’a jaugé. J’ai cru comprendre que c’était ce qu’on appelait l’évaluation de la cote de crédit.

« Deux pour cent d’intérêt », a-t-il déclaré une fois que j’avais exposé mon problème et mon échéance. « Par mois. Je peux appeler ma banque et te transférer l’argent maintenant. »

J’ai sorti ma boîte de tabac, en ai glissé un sachet sous ma lèvre pendant que je faisais mentalement le calcul.

« Ça fait plus de vingt-cinq pour cent par an, ça. »

Willumsen a sorti son cigare de sa bouche. « Voilà un garçon qui sait calculer. Tu tiens ça de ton père.

— Et cette fois, vous avez tenu compte du fait que moi non plus, je ne marchande pas ? »

Il a ri. « Affirmatif, c’est le plus bas que je puisse offrir. À prendre ou à laisser. L’heure tourne.

— Où est-ce que je signe ?

— Oh, on va faire ça juste comme ça. » Willumsen m’a tendu la main au-dessus de son bureau. On aurait dit un bouquet de saucisses grasses. J’ai réprimé un frisson et je l’ai serrée.

 

« Tu as déjà été amoureux ? » Nous marchions dans le grand jardin du Brattrein. Les nuages se précipitaient dans le ciel, au-dessus du lac de Heddal, les couleurs changeaient au gré de la lumière. Il paraît que la plupart des couples parlent moins au fil des ans. Nous, c’était l’inverse. Aucun de nous n’était du genre bavard, et les premières fois, c’était moi qui avais dû assurer la parlote. Ça faisait maintenant cinq ans que nous nous voyions environ une fois par mois, et même si Unni répondait aux questions de façon plus exhaustive qu’au début, cela ne lui ressemblait pas d’aborder un sujet pareil sans raison.

« Une fois. Et toi ?

— Jamais. Qu’en penses-tu ?

— D’être amoureux ?

— Oui.

— Eh ben… » J’ai relevé mon col contre les rafales de vent. « Ce n’est rien de désirable. »

Je lui ai lancé un coup d’œil, j’ai vu le recourbement imperceptible d’un sourire. Je me demandais où elle voulait en venir.

« J’ai lu qu’on ne pouvait tomber vraiment amoureux que deux fois dans sa vie. La première est une action et la seconde, une réaction. Ce sont les deux séismes, le reste n’est que tremblements émotionnels moindres.

— D’accord. Alors tu as encore l’occasion.

— Mais je ne veux pas de séisme. J’ai des enfants.

— Je comprends. Mais les séismes, ça arrive qu’on le veuille ou non.

— Oui. Quand tu dis que ce n’est rien de désirable, c’est parce que ce n’était pas réciproque, n’est-ce pas ?

— Sans doute.

— Donc le plus sûr est de s’éloigner de la zone sismique. »

J’ai hoché la tête lentement. Je commençais à saisir de quoi elle parlait.

« Je crois que je suis en train de tomber amoureuse de toi, Roy. » Elle a arrêté de marcher. « Et je crois que ma maison ne supporterait pas un tel séisme.

— Alors… »

Elle a soupiré. « Alors il faut que je sorte de…

— … la zone sismique, ai-je achevé pour elle.

— Oui.

— À titre permanent ?

— Oui. »

Nous sommes restés sans rien dire.

« Tu ne vas pas… ?

— Non. Tu as pris ta décision. Et je dois être comme mon père.

— Ton père ?

— Mauvais marchandeur. »

Nous avons passé nos dernières heures ensemble dans la chambre, j’avais réservé la suite, et du lit, nous avions vue sur le lac. Au coucher du soleil, le temps s’est dégagé, et Unni a déclaré que je lui évoquais cette chanson de Deep Purple, celle avec l’hôtel au bord du lac Léman, en Suisse. J’ai répondu que, dans la chanson, l’hôtel brûlait.

« Oui », a dit Unni.

Nous avons rendu la clef avant minuit, baiser d’adieu sur le parking, et nous avons quitté Notodden, chacun dans notre direction. Nous ne nous sommes plus jamais revus.

 

Cette même année, Carl m’a appelé le soir de Noël. J’entendais des voix festives et Mariah Carey qui chantait « All I Want for Christmas is You » en fond sonore. Moi-même j’étais seul dans ma chambre au garage, avec de l’aquavit et un plat de Noël sous vide de Fjordland : pinnekjøtt1, saucisse de Voss et purée de rutabaga.

« Tu te sens seul ? » a-t-il demandé.

J’ai réfléchi. « Un peu.

— Un peu ?

— Plutôt. Et toi ?

— C’est le déjeuner de Noël du bureau, là. Il y a du punch. On a fermé le standard et… »

« Carl ! Carl, come dance ! » La voix mi-stridente, mi-voilée par l’alcool qui nous avait interrompus est arrivée jusqu’au micro. La femme semblait s’être assise sur ses genoux.

« Écoute, Roy, il faut que j’y aille, mais je t’ai envoyé un petit cadeau de Noël.

— Ah ?

— Oui. Regarde ton compte en banque. »

Il a raccroché.

J’ai fait ce qu’il disait. Je suis allé sur Internet et j’ai vu un virement d’une banque américaine. Dans la case commentaire, il était écrit Merci pour le prêt, mon cher frère, et joyeux Noël ! Le montant était de six cent mille couronnes, bien plus que ce que je lui avais envoyé pour les frais de scolarité, même avec les intérêts et les intérêts des intérêts.

J’étais tellement content que je me suis mis à pleurer. Pas à cause de l’argent, je m’en sortais, mais à cause de Carl, du fait que lui s’en sortait. Oui, bien sûr, j’aurais pu m’interroger davantage sur comment il était parvenu à gagner une somme pareille en quelques mois, avec un salaire de débutant dans une entreprise d’immobilier. Enfin. Je savais à quoi j’allais employer l’argent. Isoler convenablement la salle de bains de la ferme. Putain, je n’allais pas passer un réveillon de Noël de plus au garage !

 

Ici, au bourg, les mécréants comme moi font leur unique visite annuelle à l’église à Noël. Pas le 24 décembre, comme c’est l’usage dans les villes, mais le 25.

En sortant de la messe, Stanley Spind est venu me trouver pour m’inviter à son petit déjeuner du 26 décembre, d’autres gens allaient venir. C’était un peu surprenant ; vu qu’il m’en parlait au dernier moment, je me doutais bien que quelqu’un venait de lui dire que Roy Opgard passait Noël seul dans son garage, le pauvre. Un mec bien, Stanley, mais j’ai répondu la vérité, à savoir que je travaillais pendant toute la période des fêtes pour que les autres employés puissent prendre leurs jours. Il a posé la main sur mon épaule et a dit que moi, j’étais un mec bien. Stanley Spind n’est donc pas un fin connaisseur des hommes. Car je me suis alors excusé et dépêché de rattraper Willumsen et Rita qui se dirigeaient vers le parking. Willumsen avait donc repris du volume et retrouvé sa corpulence naturelle et juste. Rita avait l’air en forme, elle aussi, les joues roses, sûrement bien au chaud dans sa fourrure. Et moi, le coureur de jupons qu’on venait de qualifier de mec bien, j’ai serré le bouquet de saucisses de Willumsen – qui par bonheur était ganté – en leur souhaitant un très bon Noël.

« Joyeux Noël », a répondu Rita.

Je me souvenais naturellement qu’elle m’avait appris que, dans les bonnes familles, on disait « bon Noël » jusqu’au 24 décembre, mais donc « joyeux Noël » à partir du 25 et jusqu’au 31 décembre. Mais si Willumsen avait entendu un bouseux comme moi maîtriser ce genre de subtilités, ça aurait pu éveiller ses soupçons, donc j’ai souri en hochant la tête comme si je n’avais pas noté la correction. Mec bien, mon œil.

« Je voulais juste vous remercier pour le prêt. » J’ai tendu une enveloppe blanche simple à Willumsen.

« Ah ? » Il l’a soupesée dans sa main en me regardant.

« J’ai transféré le montant sur votre compte la nuit dernière. C’est le reçu.

— Les intérêts courent jusqu’au prochain jour ouvré. Ça fait encore trois jours, Roy.

— J’en ai tenu compte, oui. Et puis un peu plus que ça. »

Il a hoché la tête lentement. « Ça fait du bien, hein ? De rembourser une dette. »

J’ai compris sans comprendre ce qu’il voulait dire. Je comprenais les mots, mais pas sa façon de les prononcer.

J’allais comprendre avant la fin de l’année.