« Willumsen était furieux que tu n’aies pas fini sa voiture pour ce matin, a observé oncle Bernard quand je suis arrivé à l’atelier dans la matinée, le lendemain de la nuit Fritz.
— Il y avait plus à faire que je pensais. »
Oncle Bernard a penché sa grande tête rectangulaire sur le côté. Elle surmontait un petit corps tout aussi rectangulaire. Avec Carl, on l’appelait Legoman pour le taquiner. Nous l’aimions beaucoup. « Comme quoi ? a demandé Legoman.
— De la baise, ai-je répondu en ouvrant le capot de la Corolla.
— Hein ?
— J’étais un poil surbooké hier soir, j’avais aussi de la baise dans mon agenda. »
Oncle Bernard a eu un petit rire involontaire. Il s’est efforcé de retrouver son air bourru. « Le boulot avant la baise, Roy. Compris ?
— Compris.
— Qu’est-ce que le tracteur fait dehors ?
— On n’avait pas de place pour le garder ici, on a trois voitures qui vont venir dans la journée. Des gens des chalets.
— D’accord. Et pourquoi la pelle est levée ?
— Pour prendre moins de place.
— Tu trouves que c’est serré sur le parking, là ?
— OK, c’est un hommage au travail que j’ai fait cette nuit. Pas la Corolla, hein. »
Oncle Bernard a observé le tracteur aux bras dressés. Il a secoué la tête et m’a laissé. Mais je l’ai entendu se remettre à rire dans le bureau.
J’ai repris le travail sur la Corolla. Ce n’est que dans la soirée que la rumeur de la disparition du lensmann a commencé à circuler, comme on dit.
Quand on a trouvé le bateau avec les bottes de Sigmund Olsen, personne n’a douté qu’il s’était noyé, ça n’a même pas été discuté. Au contraire, chacun y est allé de son commentaire, disant qu’il l’avait senti venir.
« Derrière tous ses sourires et ses blagues, Sigmund a toujours eu ce côté sombre, mais les gens ne le voyaient pas, parce qu’ils sont aveugles à ces choses-là. »
« La veille, il m’a dit que ça avait l’air de s’obscurcir, mais je croyais qu’il parlait du temps, moi. »
« Les gens du cabinet médical sont soumis au secret professionnel, mais j’ai entendu dire qu’on lui avait prescrit ces pilules du bonheur, là. Oui, oui, c’était il y a quelques années, quand il avait de si bonnes joues, tu te rappelles ? Mais là, il avait les joues creuses. Il ne prenait pas ses cachets. »
« Ça se voyait sur lui. Il ruminait. Quelque chose le travaillait et il ne trouvait pas de réponse. Et quand on ne trouve pas de réponse, quand on ne trouve pas de sens, quand on ne trouve pas Jésus, eh bien, oui, ça se finit souvent comme ça. »
Le lensmann, ou, plutôt, la lenskvinne de la municipalité voisine est venue, et elle avait bien dû entendre parler de tout cela, mais elle a tout de même voulu s’entretenir avec les gens qui avaient vu Sigmund le jour de sa disparition. Carl et moi avions discuté de ce qu’il devait dire. Je lui avais expliqué que mieux valait que nous restions tous deux aussi près de la vérité que possible, que nous n’omettions que le strict nécessaire. Expliquer pourquoi Sigmund Olsen lui avait rendu visite à la ferme, indiquer l’heure approximative de son départ. Non, il n’avait rien remarqué de spécial. Carl avait suggéré de répondre plutôt qu’Olsen avait l’air déprimé, mais je lui avais opposé que d’autres personnes allaient affirmer qu’il avait eu l’air tout à fait normal ce jour-là, et que si ensuite elle soupçonnait que quelqu’un était impliqué dans cette disparition, qu’essaierait donc de lui faire croire ce quelqu’un ?
« Si tu mets trop de zèle à les convaincre qu’Olsen s’est suicidé, ça paraîtra suspect. »
Carl avait hoché la tête. « Bien sûr. Merci, Roy. »
Deux semaines plus tard, et pour la première fois après la nuit Fritz, j’étais de nouveau dans le lit du chalet d’alpage.
Je n’avais rien fait de différent, mais Rita Willumsen semblait avoir apprécié plus qu’à l’accoutumée ce qui était devenu notre rituel érotique habituel.
Allongée, la tête appuyée sur sa main, elle fumait à présent une menthol en m’étudiant.
« Tu as changé, a-t-elle observé.
— Ah bon ? ai-je demandé, un sachet de Berry sous la lèvre inférieure.
— Tu es plus adulte.
— Est-ce très surprenant ? Ça commence à faire un moment que tu m’as dérobé ma vertu, tu sais. »
Elle a tressailli légèrement, je n’avais pas l’habitude de lui parler comme ça.
« Je veux dire, depuis notre dernier rendez-vous. Tu es un quelqu’un d’autre.
— Meilleur ou moins bon que l’ancien moi ? » J’ai attrapé mon sachet de tabac avec mon index, l’ai mis dans le cendrier sur la table basse et me suis tourné vers elle. J’ai posé la main sur sa hanche. Elle l’a regardée d’un air éloquent. Une règle tacite voulait que ce soit elle qui décide quand on faisait l’amour et quand on se reposait, pas moi.
« Tu sais, Roy. » Elle a tiré une bouffée de sa cigarette. « Aujourd’hui, j’avais décidé de te dire qu’il était temps de mettre un terme à notre petite affaire.
— Ah bon ?
— Une amie m’a dit que cette fille, Grete Smitt, avait répandu la rumeur que j’avais eu des rendez-vous galants avec un jeune garçon. »
J’ai acquiescé d’un signe de tête, sans admettre que l’idée m’avait effleuré aussi. J’étais tout bêtement las de l’aspect répétitif de la chose. Monter au chalet d’alpage, baiser, manger les petits plats maison qu’elle avait apportés, baiser, rentrer chez moi. Mais formulé ainsi, je ne voyais en fait pas ce qu’il y avait là de lassant. En plus, ce n’était pas comme si j’avais d’autres options, je ne renonçais à rien, nada, niente, zéro.
« Mais après ce que tu m’as fait aujourd’hui, je pense que nous pourrions attendre un peu avant d’arrêter. » Elle a écrasé sa cigarette dans le cendrier et s’est tournée vers moi.
« Pourquoi ? ai-je demandé.
— Pourquoi ? » Elle m’a regardé pensivement, comme si elle n’avait pas la réponse. « C’est peut-être la noyade de Sigmund Olsen. L’idée qu’on va un jour se réveiller en étant mort. On ne peut pas reporter au lendemain le fait de vivre, si ? »
Elle m’a caressé la poitrine, le ventre.
« Olsen s’est suicidé, ai-je observé. Il voulait mourir.
— Précisément. » Elle a promené sa propre main aux ongles rouges vers le bas en la suivant du regard. « Et ça peut nous arriver à tous.
— Peut-être bien. » J’ai ramassé ma montre sur la table de chevet. « Mais là, il faut que j’y aille. J’espère que ça ne te pose pas de problème que je parte le premier pour une fois. »
L’air d’abord un peu stupéfaite, elle a repris ses esprits, m’a adressé un petit sourire et demandé d’un ton taquin si j’avais rendez-vous avec une autre demoiselle.
Je lui ai répondu par un sourire tout aussi taquin, me suis levé et ai entrepris de me rhabiller.
« Il ne sera pas là ce week-end », a-t-elle annoncé en m’observant du lit, la mine légèrement boudeuse.
Le nom de Willum Willumsen n’était jamais prononcé.
« Tu peux venir me rendre visite. »
Je me suis interrompu dans mon habillement. « Chez toi ? »
Elle a tendu le bras hors du lit, glissé la main dans son sac et a ressorti un trousseau de clefs. Elle en a libéré une.
« Viens à la nuit tombée, entre par le bas du jardin, les voisins ne te verront pas. Ça, c’est la porte du sous-sol. »
Elle m’a tendu la clef. J’étais tellement pris de court que je me suis contenté de la dévisager sans rien dire.
« Prends-la, espèce d’idiot ! » a-t-elle sifflé.
Et je l’ai prise. Je l’ai glissée dans ma poche en sachant que je ne l’utiliserais pas. Je l’avais prise parce que, pour la première fois, j’avais vu quelque chose qui ressemblait à de la vulnérabilité dans le regard de Rita Willumsen. Et sa voix fâchée essayait de couvrir ce qui jusqu’alors ne m’avait même pas effleuré. Qu’elle puisse avoir peur d’être éconduite.
En repartant sur le sentier, je savais que l’équilibre entre Rita Willumsen et moi avait changé.
Carl aussi avait changé.
Dans un sens, il marchait le dos plus droit. Il ne restait plus seul dans son coin, mais avait commencé à fréquenter du monde. C’était arrivé plus ou moins du jour au lendemain, en une nuit. La nuit Fritz. Peut-être avait-il senti – comme moi – que cette expérience nous avait élevés au-dessus du lot. Quand papa et maman avaient plongé dans Huken, Carl avait été un spectateur passif, la victime qui était sauvée. Cette fois, il avait participé, fait ce qu’il fallait faire, des choses inimaginables pour notre entourage. Nous avions traversé une frontière et nous étions revenus ; on ne pouvait pas se rendre là où nous nous étions rendus sans être changés. Ou plus exactement, c’était peut-être maintenant seulement que Carl pouvait être celui qu’il avait toujours été, la nuit Fritz n’avait peut-être fait que percer la chrysalide pour permettre au papillon de sortir. Il me dépassait déjà en taille auparavant, mais dans le courant de l’hiver, le jeune garçon timide et délicat s’était mué en un jeune homme qui comprenait qu’il n’avait pas de quoi rougir. Apprécié depuis toujours, il était à présent populaire. Quand il traînait avec des copains, je commençais à voir que c’était désormais lui le meneur, ses commentaires à lui qui étaient écoutés, ses idées qui faisaient rire les autres, lui qu’ils regardaient en premier quand ils essayaient d’impressionner ou de faire rire la bande. Lui à qui ils voulaient ressembler. Les filles s’en étaient sans doute aperçues aussi. Non seulement l’ancien mignon efféminé avait mûri en beau mec viril, mais il se conduisait autrement. Je le remarquais aux fêtes de village à Årtun, sa façon de parler et de bouger était désormais empreinte d’une assurance flagrante. Il pouvait se montrer badin comme si rien n’était vraiment sérieux, pour ensuite s’asseoir avec un camarade qui avait des problèmes de filles ou une copine souffrant d’une peine de cœur, écouter attentivement ce qu’ils avaient à dire et leur prodiguer des conseils comme s’il détenait une expérience ou une sagesse qu’eux n’avaient pas encore.
Quant à moi, je ne faisais sans doute qu’être davantage ce que j’étais autrefois. Plus sûr de moi, oui, certes. Je savais ce dont j’étais capable.
« Toi, en train de lire ? » s’est exclamé Carl un samedi soir. Il était plus de minuit, il venait de rentrer, clairement éméché, et moi, j’étais dans le jardin d’hiver, An American Tragedy ouvert sur les genoux.
Et l’espace d’une seconde, je nous ai vus tous les deux de l’extérieur. J’avais pris sa place à présent. Seul dans une pièce, sans compagnie. Sauf que ce n’était pas sa place à lui, mais la mienne, qu’il avait empruntée pendant quelque temps.
« Où étais-tu ? ai-je demandé.
— À une soirée.
— Tu n’avais pas promis à oncle Bernard de ne pas boire avant d’avoir dix-huit ans ?
— Si. » Il y avait du rire, mais aussi des regrets dans sa voix. « J’ai rompu ma promesse. »
Nous avons rigolé.
C’était bon de rire avec Carl.
« Tu t’es bien amusé ? » J’ai refermé mon livre.
« J’ai dansé avec Mari Aas.
— Ah oui ?
— Oui. Je crois que je suis un peu amoureux. »
Je ne sais pas pourquoi, mais ces mots ont transpercé mon cœur.
« Mari Aas, la fille du maire, et un Opgard ?
— Pourquoi pas ?
— Je t’en prie, c’est pas interdit de rêver. »
J’ai entendu les vilains échos méchants de mon rire.
« Tu dois avoir raison, a-t-il répondu en souriant. Je monte rêver un peu. »
Quelques semaines plus tard, j’ai vu Mari Aas au Kaffistova.
Elle était très belle. Et, paraît-il, « dangereusement intelligente », comme l’avait formulé quelqu’un, elle maîtrisait en tout cas le verbe et, d’après le quotidien local, cette membre des jeunesses travaillistes avait mouché des représentants d’autres mouvements bien plus âgés lors d’un débat des municipales à Notodden. Mari Aas était là, avec sa chute de reins, ses épaisses nattes blondes, ses seins qui se collaient contre le Che Guevara de son T-shirt et ses yeux de louve bleus et froids. Elle m’a balayé du regard comme si elle cherchait une proie qui vaille la peine d’être chassée et que je n’en étais pas une. Un regard sans peur, me suis-je dit. Le regard de l’être qui est au sommet de la chaîne alimentaire.
L’été est revenu et Rita Willumsen – qui avait fait un voyage en Amérique avec lui, son mari – m’a envoyé un texto pour qu’on se retrouve au chalet. Elle écrivait que je lui avais manqué. Elle – qui m’avait toujours fait comprendre que c’était elle qui décidait – s’était mise à m’écrire des choses comme ça, surtout depuis que je n’étais pas venu par la porte du sous-sol le week-end où elle était seule chez elle.
Quand je suis arrivé au chalet, elle paraissait inhabituellement exaltée. Elle avait des cadeaux pour moi et j’ai déballé un caleçon en soie et un flacon de parfum, l’un et l’autre achetés à New York City soi-même, m’a-t-elle expliqué. Mais le mieux, c’étaient les deux cartouches de tabac Berry, même si je n’avais le droit de rapporter rien de tout cela chez moi, ça appartenait à notre monde d’ici, a-t-elle précisé. Alors le tabac a été stocké dans le réfrigérateur du chalet d’alpage. J’ai alors compris qu’elle l’avait envisagé comme un appât supplémentaire quand je n’en aurais plus à la maison.
« Déshabille-toi », ai-je ordonné.
Elle m’a dévisagé un instant, très surprise. Puis elle s’est exécutée.
Ensuite nous sommes restés au lit, suintants de liquides corporels. On se serait cru dans un four, le soleil cuisait le toit et je me suis retiré de l’étreinte littéralement étouffante de Rita.
J’ai pris la traduction suédoise des sonnets de Pétrarque sur la table de chevet, ai ouvert une page au hasard et lu à voix haute :
« Claires, fraîches et douces ondes, où reposa son beau corps, celle qui seule me paraît une dame1 ».
J’ai refermé le livre d’un coup sec.
Rita Willumsen a cligné des yeux sans comprendre. « L’eau, a-t-elle dit. L’eau. Allons nous baigner. J’emporte du vin. »
Nous nous sommes habillés, elle avec un maillot de bain au-dessous, et je l’ai suivie jusqu’au lac de montagne qui s’étirait derrière quelques rochers au-dessus du chalet. Là, sous des bouleaux nains courbés par le vent, se trouvait un petit youyou rouge qui appartenait de toute évidence aux Willumsen. En quelques instants, le ciel s’était couvert et le vent levé, mais nous étions encore tout chauds et moites, d’amour et de cette marche rapide sur un sentier escarpé, alors nous avons soulevé le bateau sur l’eau et ramé jusqu’à ce que nous soyons assez loin du bord pour nous sentir sûrs qu’aucun passant ne pourrait nous identifier.
« Baignons-nous, a dit Rita quand nous avions bu plus de la moitié de la bouteille de mousseux.
— Trop froid.
— Mauviette. » Mme Willumsen a ôté les vêtements recouvrant son maillot de bain qui contenait ce qu’il fallait et se soulevait là où il fallait, comme on dit. Et je me suis souvenu que pour expliquer son corps athlétique et ses épaules larges, elle m’avait parlé d’une carrière prometteuse de nageuse de compétition dans sa jeunesse. Elle est montée sur le plat-bord et j’ai dû faire contrepoids de l’autre côté pour nous éviter de chavirer. Le vent avait forci et la surface brillante du lac s’était teintée de grisâtre, comme une membrane d’œil aveugle. Les vaguelettes rapides étaient rapprochées, plutôt des friselis d’ailleurs, et ce constat m’a frappé alors qu’elle prenait son élan en pliant les genoux.
« Attends ! ai-je crié.
— Ha ha ! »
Elle a donné une impulsion. Son corps a dessiné une élégante parabole en l’air. Comme tant de nageurs, Rita Willumsen maîtrisait l’art de plonger ; elle ne maîtrisait pas en revanche celui d’estimer la profondeur de l’eau à partir de la forme que le vent donnait à la surface. Son corps a fendu les flots sans bruit avant de s’arrêter brusquement. Un instant, on aurait dit le plongeur de la pochette de Pink Floyd qu’oncle Bernard m’avait montrée, avec le type sur les mains sous la surface, son corps semblant pousser dans le miroir d’eau. Oncle Bernard m’avait expliqué que le photographe avait mis plusieurs jours pour parvenir à prendre cette seule photo et que le plus gros problème était les bulles qui abîmaient la surface quand le plongeur expirait l’air. Ce qui a ruiné la photo dans le cas présent a été que les jambes tendues de Mme Willumsen et le bas de son torse se sont effondrés, ça rappelait les explosions contrôlées de tours sur YouTube, la maîtrise en moins.
Et quand elle s’est redressée, l’air furibond, des algues sur le front, l’eau lui arrivant au nombril, je me suis renversé en arrière et j’ai ri au point que la barque a failli chavirer malgré tout.
« Imbécile ! » a-t-elle craché.
J’aurais pu m’arrêter là. J’aurais dû m’arrêter là. Je peux peut-être le mettre sur le compte du vin, du fait que je n’étais pas habitué à gérer l’ivresse. Quoi qu’il en soit, j’ai attrapé le gilet de sauvetage orange sous le banc de nage et je le lui ai lancé. Il est arrivé dans l’eau à côté d’elle, est resté à flotter et c’est là seulement que j’ai compris qu’il était trop tard. Rita Willumsen, la femme qui m’avait dominé de toute sa hauteur la première fois au garage, qui avait commandé et guidé chacun de mes pas sur le chemin que nous avions suivi, avait à cet instant l’air complètement perdue, comme une gamine abandonnée déguisée en femme plus âgée. Car maintenant, sous le jour impitoyable, son maquillage lessivé, je voyais les années qui nous séparaient. Sa peau blanche hérissée par le froid, flasque. J’ai cessé de rire et elle a peut-être lu sur mon visage ce que je voyais, toujours est-il qu’elle a croisé les bras devant elle, comme pour se protéger de mon regard.
« Pardon », ai-je dit. Peut-être était-ce la seule chose juste à dire, ou peut-être la pire. Ou peut-être cela ne faisait plus aucune différence.
« Je vais nager », a-t-elle annoncé en glissant sous la surface.
Je n’ai pas revu Rita Willumsen avant longtemps.
Elle nageait plus vite que je ne ramais, et quand je suis arrivé au bord, je n’ai vu que l’empreinte mouillée de ses pas nus. J’ai remonté la barque, vidé le reste de la bouteille par terre et pris ses vêtements. Mais quand je suis arrivé au chalet, elle était déjà repartie. Je me suis couché sur le lit, ai sorti un sachet de Berry de la boîte gris argent sur la table de chevet et consulté ma montre pour voir combien il restait de la demi-heure prescrite. J’ai senti le tabac fermenté brûler l’intérieur de ma lèvre inférieure et la honte l’intérieur de mon cœur. La honte de lui avoir donné honte. Pourquoi était-elle à ce point pire que ma propre insuffisance ? Pourquoi était-ce pire d’avoir ri un peu trop gaiement de la femme qui ramassait quelqu’un, un gamin, pour en faire son amant, que d’avoir tué sa propre mère et dépecé un policier ? Je l’ignore. C’était comme ça, c’est tout.
J’ai attendu vingt minutes. Puis je suis reparti chez moi. J’avais beau savoir que je ne reviendrais pas, j’ai résisté à la tentation de prendre le tabac Berry.