Présentation

La création des Fausses Confidences – sous le titre La Fausse Confidence – eut lieu le samedi 16 mars 1737 sur la scène du Théâtre-Italien à Paris. Assez mal accueillie lors de la création, la pièce acquiert rapidement la faveur du public et elle est à ce jour la comédie la plus jouée de Marivaux, avec Le Jeu de l'amour et du hasard et L'Épreuve. Figurant parmi les dernières grandes comédies d'un ensemble dramatique fortement structuré, riche et cohérent, il s'agit en effet d'une œuvre majeure dans laquelle l'écrivain poursuit avec bonheur l'exploration de thèmes et de motifs récurrents (l'amour, le mariage, le déguisement), tandis qu'il invente une situation nouvelle, une autre forme d'expérimentation théâtrale et sociale, à travers les amours difficiles d'une riche veuve et d'un jeune homme pauvre. Les pièges, les ruses, les ambiguïtés des Fausses Confidences permettent d'étoffer l'intrigue d'une histoire simple à l'origine et d'en approfondir le romanesque.

Une comédie tardive

Les Fausses Confidences dans l'œuvre de Marivaux

En 1737, Marivaux est âgé de cinquante et un ans. Il est célèbre depuis une quinzaine d'années : précisément depuis la création au Théâtre-Italien de La Surprise de l'amour en 1722. En 1742, il sera élu à l'Académie française et se retirera peu à peu de la carrière littéraire pour écrire encore quelques discours et, à de longs intervalles, ses dernières œuvres dramatiques. Les Fausses Confidences est ainsi sa vingt-septième pièce, la dernière de ses comédies en trois actes. Elle appartient déjà à ces comédies tardives dans lesquelles Bernard Dort voit le présage de lendemains violents : « Le poids de l'argent, des intérêts matériels à sauvegarder ou à conquérir, se fait de plus en plus impérieux. L'éducation sociale des personnages marivaudiens coïncide maintenant avec la transformation d'une société. Derrière l'épreuve, une nouvelle forme dramaturgique s'esquisse : celle d'un conflit réel (et non plus imaginaire) entre les intérêts et les sentiments. La comédie bourgeoise s'élabore1. » En même temps, cette pièce constitue l'ultime articulation du théâtre marivaudien. Les Fausses Confidences forme, avec les deux autres grandes comédies écrites par Marivaux dans les années 1730-1740 – Le Jeu de l'amour et du hasard (1730) et L'Épreuve (1740) –, une trilogie dont elle représente, au plan de la chronologie comme de la dramaturgie, la pièce charnière. Jamais encore Marivaux n'a poussé si loin le paradoxe et le pouvoir du marivaudage – développé, exploré toutes les surprises de l'amour, les subtilités de ses retournements et de ses avancées, à travers le jeu vertigineux des stratagèmes et des faux-fuyants de la séduction. Jamais plus il ne le tentera. Les comédies à venir constitueront un autre moment de l'œuvre, ultime volet dans lequel un écrivain met en question son propre théâtre, l'épurant jusqu'à la perfection (L'Épreuve), le dédoublant en des jeux de miroir troublants (La Dispute) ou réjouissants (Les Acteurs de bonne foi).

La création

Pour les Comédiens-Italiens2 également, la création des Fausses Confidences correspond à une période charnière. En 1737, la troupe des Italiens est installée à Paris depuis plus d'une vingtaine d'années : elle fut en effet appelée en 1716 par le Régent. Elle a changé, évolué, vieilli aussi. Luigi Riccoboni (Lélio) en a quitté la direction, certains comédiens sont partis, remplacés par de plus jeunes acteurs, la célèbre Silvia elle-même semble prête à se retirer. Surtout, Thomassin, c'est-à-dire Arlequin, est malade, diminué. D'où le rôle d'Arlequin, si modeste dans Les Fausses Confidences. Certes, Marivaux ressent la nécessité, en tant qu'auteur, de s'affranchir toujours davantage de la tradition italienne, de ses masques et de ses types. Cependant, la fatigue du comédien entraîne bien l'affaiblissement de son personnage. Et peut-être faut-il songer que l'âge de Silvia (née en 1701) trouve quelque écho dans celui d'Araminte, non plus jeune fille mais jeune veuve.

La distribution des Fausses Confidences reflète donc l'état d'une troupe qui est en train de se chercher, de se ressourcer. Aux côtés de Silvia (Zanetta Benozzi) qui joue donc Araminte, de Thomassin (Tomasso Vicentini) qui fait Arlequin, de Jean-Antoine Romagnesi, autre acteur-vedette du Théâtre-Italien, qui joue Dorante, de Mario (Giuseppe Balletti), mari de Silvia, qui joue le Comte, de Mademoiselle Belmont (Anne-Élisabeth Constantini) qui incarne Madame Argante, on trouve ainsi Deshayes (Jean-François de Hesse), engagé deux ans auparavant pour interpréter les valets, qui tient le rôle de Dubois, Antonio Sticotti, jeune acteur de vingt-cinq ans, qui joue Monsieur Remy, et Babet (Louise-Élisabeth Vicentini), la deuxième fille de Thomassin, dans le rôle de Marton. Cette distribution contrastée justifie peut-être le demi-succès que connut la pièce dans un premier temps. La Fausse Confidence ne resta pas longtemps à l'affiche de l'Hôtel de Bourgogne, et fut remplacée dès le début d'avril par un autre spectacle. Ce n'est que quelques mois plus tard, lors de la reprise de juillet 1738 sous son titre définitif, que la pièce fut « généralement applaudie ». Comme le précise Le Mercure de juillet 1738 : « Le public a rendu, à la reprise de cette ingénieuse pièce, la justice qu'elle mérite, ayant été représentée par les principaux acteurs dans la plus grande perfection. »

Un si long succès

Publiée en 1738, Les Fausses Confidences demeure au répertoire des Italiens jusqu'à la Révolution. Grâce à la liberté des théâtres décrétée en 1791, la pièce peut être représentée par d'autres troupes3 et elle connaît alors un grand succès. Le public révolutionnaire est unanime pour applaudir cette comédie dans laquelle une belle et riche citoyenne préfère un citoyen désargenté à un « ci-devant » comte. Le 15 juin 1793, Les Fausses Confidences entre au répertoire de la Comédie-Française, avec Louise Contat dans le rôle d'Araminte et Fleury dans celui de Dorante. Après le bref épisode de la Terreur, la pièce est remise à l'affiche en août 1794 et remporte un triomphe. Depuis, elle a connu une fortune ininterrompue : Les Fausses Confidences est l'une des comédies de Marivaux les plus jouées à la Comédie-Française, les reprises se succédant avec régularité et succès. Les plus grands comédiens du Français ont interprété les personnages d'Araminte ou de Dorante. Dans le rôle d'Araminte, on peut citer Mlle Mars (de 1808 à 1841), Mme Arnould-Plessy (de 1853 à 1869), Madeleine Brohan (1870), Berthe Cerny (1909), Madeleine Renaud (1938), Annie Ducaux (1949), Micheline Boudet (1969 et 1972). Dans celui de Dorante : Armand, Bressant, Maurice Escande, Jacques Toja, Simon Eine. Au total, Les Fausses Confidences a été représentée plus de sept cents fois à la Comédie-Française entre 1793 et 1996, date à laquelle Jean-Pierre Miquel a réalisé une nouvelle mise en scène de la pièce. Par ailleurs, nombreux sont les metteurs en scène à s'y être intéressés au XXe siècle, parmi lesquels Jean-Louis Barrault en 1946 et Jacques Lassalle en 19784.

Le valet, la veuve et le prétendant

Les Fausses Confidences, c'est l'histoire simple d'un jeune homme pauvre qui veut épouser une riche veuve et qui y parvient, grâce à l'aide d'un valet. L'intrigue repose donc sur un trio de personnages : Dorante (le prétendant), Araminte (la veuve), Dubois (le valet). À l'intérieur de ce trio, un duo et un personnage solitaire : Dorante et Dubois d'une part, Araminte de l'autre. Tout au long de la pièce, Dorante est aidé de Dubois, s'appuie, se repose sur lui, tandis qu'Araminte est seule à tenter de se défendre face aux assauts de séduction dont elle est l'objet. À l'inverse du Jeu de l'amour et du hasard par exemple, où il s'agit d'un quatuor de personnages et où Silvia est activement secondée par sa femme de chambre Lisette face à Dorante et son valet Arlequin, Araminte ne peut compter sur l'aide de sa suivante Marton, qui est tantôt sa rivale, tantôt son ennemie. Amoureuse de Dorante, amie de Madame Argante et du Comte, Marton joue son propre jeu. Araminte ne peut pas non plus se fier à Dubois, désormais à son service mais qui demeure de cœur et d'esprit le valet de Dorante. Si ce dernier n'a pu le garder, faute d'argent, Dubois lui est toujours fidèle et brûle de se dévouer en lui faisant épouser sa nouvelle maîtresse, quitte à la forcer un peu :

DORANTE. Et tu me dis qu'elle est extrêmement raisonnable ?

DUBOIS. Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu'elle ne pourra se soutenir qu'en épousant5.

Arlequin quant à lui est trop grossier, trop benêt, pour devenir cet autre valet d'intrigue qui pourrait intervenir contre Dubois. Certes, il ne l'aime pas et chaque rencontre entre les deux tourne à la querelle :

ARLEQUIN, voyant Dubois. Ah ! te voilà donc, mal bâti.

DUBOIS. Tenez : n'est-ce pas là une belle figure pour se moquer de la mienne6 ?

Mais d'une part, Arlequin n'est pas de taille à affronter Dubois, ses pièges et sa ruse. De l'autre, Araminte a commis l'erreur de le « donner » à son nouvel intendant, Dorante. D'où sans doute l'inquiétude d'Arlequin à la scène 8 du premier acte, qui est le prétexte d'une belle séquence, drôle, un peu touchante, servant peut-être à dénoncer l'une des premières erreurs commises par Araminte dans l'étrange partie qui s'engage : avoir mis son propre valet au service d'un autre. Arlequin sera d'ailleurs sans le vouloir l'un des rouages de la combinaison montée par Dubois, en remettant à Marton, au début du troisième acte, la lettre qu'il devait porter rue du Figuier. Enfin, Araminte est d'autant plus solitaire qu'elle est également confrontée aux agissements d'un autre duo de personnages qui a, lui aussi, des visées matrimoniales. Touchée par « le beau nom de Dorimont et le rang de comtesse », sa propre mère, Madame Argante, agit en secret pour lui faire épouser le Comte, croyant d'ailleurs bien faire. Ainsi, lorsqu'elle veut persuader Dorante de dire à sa fille « que si elle plaidait, elle perdrait », elle affirme vouloir « la tromper à son avantage »7.

Le piège

Araminte est donc seule ; l'ennemi est dans la place. Dès le début, la partie qui s'engage est inégale. D'où l'assurance de Dubois, lorsqu'il déclare à Dorante dans la scène 2 de l'acte I :

Oh ! vous m'impatientez avec vos terreurs : eh que diantre ! un peu de confiance ; vous réussirez, vous dis-je. Je m'en charge, je le veux, je l'ai mis là ; nous sommes convenus de toutes nos actions ; toutes nos mesures sont prises ; je connais l'humeur de ma maîtresse, je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis, et on vous aimera, toute raisonnable qu'on est ; on vous épousera, toute fière qu'on est, et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes, entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende.

Valet d'intrigue, Dubois est ce personnage qui peu à peu en vient à diriger la partie qu'il sert, à s'affirmer comme le vrai meneur de jeu. Il appartient ainsi à cette catégorie de personnages marivaudiens, qui, de pièce en pièce, s'amusent à conduire l'action et à manipuler les autres. Princes, pères ou valets, ils ont cette supériorité de pouvoir se situer tantôt à l'intérieur tantôt à l'extérieur de l'intrigue et d'avoir, grâce à ce point de vue, élargi un savoir qui les rend seuls maîtres du jeu. Les degrés de savoir et de pouvoir sont en effet différents selon les pièces. Dans Le Jeu de l'amour et du hasard, Monsieur Orgon se contente ainsi de savoir (il est au courant du double déguisement de sa fille et de son prétendant) et d'observer. Dans L'Épreuve en revanche, Lucidor est lui-même l'instigateur de l'intrigue, il la dirige et la mène jusqu'où bon lui semble : il déguise Arlequin, propose de faux prétendants à Angélique et la met à « l'épreuve » de toutes les façons possibles. Enfin, le Prince de La Dispute a tout préparé de longue date. Expérimentateur tout-puissant des âmes et des corps, il a fait élever à l'écart de toute société quatre enfants qu'il va mettre en présence à l'adolescence, pour le seul motif d'une dispute de cour, d'un débat sur l'infidélité des hommes et des femmes. Dubois se situe quant à lui à mi-chemin de Monsieur Orgon et de Lucidor. Comme Monsieur Orgon, il observe et commente. Comme Lucidor, il est le poseur de piège. À cet égard, il est l'exacte réplique de Flaminia dans La Double Inconstance : « Les deux grands virtuoses de la manipulation savante des cœurs, Flaminia dans La Double Inconstance et Dubois dans Les Fausses Confidences, se répondent rigoureusement dans la certitude de leur infaillibilité, fondée sur la connaissance du cœur humain et la mécanique des passions8. »

L'amour sans hasard

D'acte en acte, de scène en scène, Dubois déploie ainsi les arcanes d'une machination infaillible qui structure la pièce. Dans le premier acte, il met en place, installe, dispose et expose. Dès la scène 2, il informe Dorante du complot qu'il a imaginé, exposant par là même la situation aux spectateurs. Tout le désigne d'ailleurs comme l'instigateur du complot. Son jeu de scène : il entre « avec un air de mystère », « il cherche, et regarde ». Le vocabulaire qu'il emploie : « notre projet », « notre affaire ». C'est ensuite pour obéir à ce projet que Dorante est introduit comme intendant auprès d'Araminte. C'est enfin pour mieux piéger Araminte que Dubois vient à la fin de l'acte lui faire la fausse confidence qui se révélera décisive. Comme le souligne Jean Goldzink, il s'agit là d'un véritable « roman d'amour », dont il lui « détaille plaisamment les stations extatiques, Araminte au chaud des salons, Dorante et son valet dans le gel et la rue (acte I, scène 14) » : « récit rusé »9 grâce auquel il éveille le trouble et l'intérêt chez celle qui l'écoute, fascinée, captivée. L'acte se termine sur Dubois, seul, qui commente le déroulement du complot pour lui-même et pour le spectateur : « Allons faire jouer toutes nos batteries. »

Le jeu se poursuit donc dans l'acte suivant, quasiment en l'absence de Dubois, qui reste dans l'ombre et n'intervient que pour pousser les choses un peu plus avant. Après qu'une première « affaire » a été créée par l'arrivée d'une mystérieuse boîte et du portrait qu'elle contient, Dubois révèle à la scène 10 l'existence d'un autre portrait, accroché dans la chambre de Dorante, qui représente lui aussi Araminte, et qu'il feint d'avoir voulu ôter parce que Dorante le regardait un peu trop. À la scène 12, il accentue encore par d'autres contes, par de nouvelles fausses confidences, l'image de la passion de Dorante dans l'esprit et le cœur d'Araminte :

ARAMINTE, négligemment. Il t'a donc tout conté ?

DUBOIS. Oui, il n'y a qu'un moment, dans le jardin où il a voulu presque se jeter à mes genoux pour me conjurer de lui garder le secret sur sa passion, et d'oublier l'emportement qu'il eut avec moi quand je le quittai. Je lui ai dit que je me tairais, mais que je ne prétendais pas rester dans la maison avec lui, et qu'il fallait qu'il sortît ; ce qui l'a jeté dans des gémissements, dans des pleurs, dans le plus triste état du monde.

Puis, il commente à nouveau la bonne marche de l'intrigue à la scène 16 (« Voici l'affaire dans sa crise ! »), et fixe à Dorante un rendez-vous dans le jardin pour l'acte suivant.

Le troisième acte commence donc par une nouvelle entrevue secrète entre Dubois et Dorante qui rappelle la scène 2 de l'acte I. Dubois rassure Dorante et esquisse pour lui les dernières étapes de son projet. Il reprend les choses en main :

Êtes-vous en état de juger de rien ? Allons, allons, vous vous moquez ; laissez faire un homme de sang-froid. Partez, d'autant plus que voici Marton qui vient à propos, et que je vais tâcher d'amuser, en attendant que vous envoyiez Arlequin.

Au motif du portrait succède alors la ruse de la lettre, dont la lecture publique à la scène 8 achève de cristalliser chez Araminte un amour jusqu'alors inavoué. Un dernier sursaut d'orgueil lui fait chasser un Dubois qui « s'en va en riant » et murmure : « Allons, voilà qui est parfait » (scène 9). Araminte cède enfin à l'amour de Dorante et se résout à l'épouser. Le piège a parfaitement fonctionné et Dubois ne peut que se féliciter. Il le fait d'ailleurs sur un ton et avec des mots qui résument sa double fonction dans la pièce. Au plan de l'action, il a été le maître du jeu. Symboliquement, il a sans doute remplacé le père absent de Dorante :

Ouf ! ma gloire m'accable ; je mériterais bien d'appeler cette femme-là ma bru.

Une indépassable ambiguïté

Le machiavélisme de Dubois, les mensonges de Dorante, la richesse d'Araminte : autant de motifs qui conduisent à s'interroger. Certes, Dorante aime Araminte. Il l'affirme à plusieurs reprises, notamment lors de ses rencontres avec Dubois. Il le déclare une première fois, lorsque la pièce commence :

DUBOIS. […] vous m'en direz des nouvelles, vous l'avez vue, et vous l'aimez ?

DORANTE. Je l'aime avec passion, et c'est ce qui fait que je tremble10.

Il le rappelle au début du troisième acte :

Songe que je l'aime, et que, si notre précipitation réussit mal, tu me désespères.

Ce à quoi Dubois rétorque :

Ah ! oui, je sais bien que vous l'aimez11.

Araminte a sans doute raison de le croire elle aussi, lorsqu'il l'assure que dans tout ce qui s'est passé chez elle, il « n'y a rien de vrai que ma passion ». « Puisque vous m'aimez véritablement12 », lui répond-elle. Cette raison-là excuse tout.

Il n'en demeure pas moins que dans Les Fausses Confidences le sentiment se trouve intimement lié à l'argent13. La fortune d'Araminte, chiffrée avec précision, est à la fois un obstacle, un moyen et, partiellement du moins, un but. Un obstacle, parce que tant d'argent (cinquante mille livres de rente) crée une inégalité sociale importante entre Dorante et Araminte. Un moyen, parce que enfin c'est précisément cette richesse qui fait de la jeune veuve une femme libre de choisir un mari sans argent. Un but, surtout pour Dubois dont le projet est de refaire de Dorante un homme riche. La question de l'argent se révèle ainsi particulièrement importante dans Les Fausses Confidences, renvoyant avec clarté à un problème de société. Marivaux lui-même appartient à une bourgeoisie proche de la noblesse, qui vit de ses charges et des rentes de ses terres, qui partage le goût de l'aristocratie pour le prestige, son mépris pour tout travail lucratif, et qui connaît souvent les mêmes difficultés financières. Ruiné par la banqueroute de Law en 1720, il vivra toute sa vie du revenu de ses pièces, mais sans vouloir jamais en faire une carrière (au sens de métier), et des rentes qui lui restent. Marivaux est ainsi le témoin ironique et lucide de l'écart grandissant qui se creuse au XVIIIe siècle entre le rang et l'argent, écart que voudrait par exemple combler Madame Argante par le mariage de sa fille (riche) et du Comte (noble).

Les ruses de Dubois se révèlent donc nécessaires pour que Dorante puisse épouser Araminte. Toutefois, le cynisme avec lequel il mène l'affaire, sa façon presque crue de concevoir les choses jettent une lueur inquiétante sur l'amour de Dorante et son mariage avec Araminte. D'autant que l'attitude de Dorante est pour le moins ambiguë. Il se laisse aveuglément mener par Dubois, l'entend dire sans protester. Par exemple quand Dubois lui affirme que sa « bonne mine est un Pérou », que « voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles », ce qui revient à dire que ses avantages physiques remplacent en quelque sorte son manque de fortune, qu'ils sont monnayables. Dubois va même plus loin, imaginant déjà Dorante « en déshabillé dans l'appartement de Madame ». À cette vision aventureuse de sa future intimité amoureuse, Dorante répond seulement : « Quelle chimère ! » Or, comme le montre bien Jean Goldzink, « ce fantasme à la Vautrin repose sur une équivalence, l'équivalence de l'or et du corps. Araminte a l'or, Dorante n'en a pas, et conclut qu'il n'a rien, mais son corps vaut de l'or14 ».

D'où la tentation de reconnaître en Dorante un Don Juan, voire un Casanova, qui exploite les ruses de son valet pour parvenir à ses fins. Comme l'écrit Michel Deguy, « du Dorante des Fausses Confidences à Don Juan, nous observons qu'il n'y a qu'une mince différence : pour conquérir une jeune veuve en quelques heures, l'enlever en plein jour au su et au vu et contre le gré de tout le monde, bien plus : malgré la fureur d'une mère, le privilège d'un noble rival incomparablement mieux placé, la jalousie d'une petite fiancée-Elvire (c'est Marton), les conseils, assortis bientôt de déshéritage, d'un oncle Procureur, avec pour seule aide celle d'un Leporello (c'est Dubois), astucieux espion dans la place improvisant d'efficaces contretemps, et le maigre arsenal des deux stratagèmes classiques, éculés, du portrait et du billet… Don Juan n'eût pas fait mieux, ni Casanova15 ».

Allant plus loin encore, lorsqu'il met en scène Les Fausses Confidences en 1978, Jacques Lassalle fait de Dorante un « terrible personnage totalement mat, opaque, indécidable16 ». Il lui oppose d'ailleurs une Araminte sans illusion, une femme qui, tout simplement, décide de s'offrir « en toute lucidité » l'homme qui lui a plu. Car l'opacité de Dorante conduit à mettre en question le personnage d'Araminte. Si Dorante ressemble à Don Juan, s'il est le redoutable complice de Dubois, qui est Araminte ? Est-elle la victime, consciente ou inconsciente, consentante ou innocente, de la machination dont elle est l'objet ? Ne voit-elle en Dorante qu'un jeune homme timide qui l'aime ? Ou bien s'affirme-t-elle en effet comme une jeune femme décidée à ne pas laisser passer sa dernière chance et à tout braver pour répondre à son propre désir ? Comme le déclare assez tristement le Comte dans la dernière scène :

Je vous entends, Madame, et sans l'avoir dit à Madame (montrant Madame Argante) je songeais à me retirer ; j'ai deviné tout ; Dorante n'est venu chez vous qu'à cause qu'il vous aimait ; il vous a plu ; vous voulez lui faire sa fortune : voilà tout ce que vous alliez dire.

Entre les intérêts et les sentiments, l'accord finalement se fait, fragile et ambigu ; un sens se dessine, ambivalent. Alors que l'on croit encore à l'amour, à ses romans et à ses contes de fées, on sait pourtant la valeur de l'argent, la force des choses. « Qu'on le veuille ou non, le fait est que le théâtre de Marivaux travaille conjointement avec la vision romanesque, idéalisante, sentimentale, et la vision réaliste, ou cynique, ou comique17. » De cette dualité fondatrice, indépassable, Les Fausses Confidences offre peut-être une illustration parfaite, la plus complexe de l'œuvre de Marivaux.

Catherine NAUGRETTE.