Scène 12

DUBOIS, ARAMINTE

DUBOIS

On m'a dit que vous vouliez me parler, Madame ?

ARAMINTE

Viens ici : tu es bien imprudent, Dubois, bien indiscret ; moi qui ai si bonne opinion de toi, tu n'as guère d'attention pour ce que je te dis. Je t'avais recommandé de te taire sur le chapitre de Dorante ; tu en sais les conséquences ridicules, et tu me l'avais promis : pourquoi donc avoir prise, sur ce misérable tableau, avec un sot qui fait un vacarme épouvantable, et qui vient ici tenir des discours tous propres à donner des idées que je serais au désespoir qu'on eût ?

DUBOIS

Ma foi, Madame, j'ai cru la chose sans conséquence, et je n'ai agi d'ailleurs que par un mouvement de respect et de zèle.

ARAMINTE, d'un air vif

Eh ! laisse là ton zèle, ce n'est pas là celui que je veux, ni celui qu'il me faut ; c'est de ton silence dont j'ai besoin pour me tirer de l'embarras où je suis, et où tu m'as jetée toi-même ; car sans toi je ne saurais pas que cet homme-là m'aime, et je n'aurais que faire d'y regarder de si près.

DUBOIS

J'ai bien senti que j'avais tort.

ARAMINTE

Passe encore pour la dispute ; mais pourquoi s'écrier : si je disais un mot ? Y a-t-il rien de plus mal à toi ?

DUBOIS

C'est encore une suite de zèle mal entendu.

ARAMINTE

Eh bien ! tais-toi donc, tais-toi ; je voudrais pouvoir te faire oublier ce que tu m'as dit.

DUBOIS

Oh ! je suis bien corrigé.

ARAMINTE

C'est ton étourderie qui me force actuellement de te parler, sous prétexte de t'interroger sur ce que tu sais de lui. Ma mère et Monsieur le Comte s'attendent que tu vas m'en67 apprendre des choses étonnantes ; quel rapport leur ferai-je à présent ?

DUBOIS

Ah ! il n'y a rien de plus facile à raccommoder : ce rapport sera que des gens qui le connaissent m'ont dit que c'était un homme incapable de l'emploi qu'il a chez vous ; quoiqu'il soit fort habile*, au moins* : ce n'est pas cela qui lui manque.

ARAMINTE

À la bonne heure ; mais il y aura un inconvénient. S'il en est incapable, on me dira de le renvoyer, et il n'est pas encore temps ; j'y ai pensé depuis ; la prudence ne le veut pas, et je suis obligée de prendre des biais, et d'aller tout doucement avec cette passion si excessive que tu dis qu'il a, et qui éclaterait* peut-être dans sa douleur. Me fierais-je à un désespéré ? Ce n'est plus le besoin que j'ai de lui qui me retient, c'est moi que je ménage. (Elle radoucit le ton.) À moins que ce qu'a dit Marton ne soit vrai, auquel cas je n'aurais plus rien à craindre. Elle prétend qu'il l'avait déjà vue chez Monsieur Remy, et que le procureur a dit même devant lui qu'il l'aimait depuis longtemps, et qu'il fallait qu'ils se mariassent ; je le voudrais.

DUBOIS

Bagatelle ! Dorante n'a vu Marton ni de près ni de loin ; c'est le procureur qui a débité cette fable-là à Marton, dans le dessein de les marier ensemble. Et moi je n'ai pas osé l'en dédire, m'a dit Dorante, parce que j'aurais indisposé contre moi cette fille, qui a du crédit auprès de sa maîtresse, et qui a cru ensuite que c'était pour elle que je refusais les quinze mille livres de rente qu'on m'offrait.

ARAMINTE, négligemment

Il t'a donc tout conté ?

DUBOIS

Oui, il n'y a qu'un moment, dans le jardin68 où il a voulu presque se jeter à mes genoux pour me conjurer de lui garder le secret sur sa passion, et d'oublier l'emportement qu'il eut avec moi quand je le quittai. Je lui ai dit que je me tairais, mais que je ne prétendais pas rester dans la maison avec lui, et qu'il fallait qu'il sortît ; ce qui l'a jeté dans des gémissements, dans des pleurs, dans le plus triste état du monde.

ARAMINTE

Eh ! tant pis ; ne le tourmente point ; tu vois bien que j'ai raison de dire qu'il faut aller doucement avec cet esprit-là, tu le vois bien. J'augurais beaucoup de ce mariage avec Marton ; je croyais qu'il m'oublierait, et point du tout, il n'est question de rien.

DUBOIS, comme s'en allant

Pure fable ! Madame a-t-elle encore quelque chose à me dire ?

ARAMINTE

Attends : comment faire ? Si lorsqu'il me parle il me mettait en droit de me plaindre de lui ; mais il ne lui échappe rien ; je ne sais de son amour que ce que tu m'en dis ; et je ne suis pas assez fondée pour le renvoyer ; il est vrai qu'il me fâcherait s'il parlait ; mais il serait à propos qu'il me fâchât.

DUBOIS

Vraiment oui ; Monsieur Dorante n'est point digne de Madame. S'il était dans une plus grande fortune*, comme il n'y a rien à dire à ce qu'il est né69, ce serait une autre affaire, mais il n'est riche qu'en mérite, et ce n'est pas assez.

ARAMINTE, d'un ton comme triste

Vraiment non, voilà les usages ; je ne sais pas comment je le traiterai ; je n'en sais rien, je verrai.

DUBOIS

Eh bien ! Madame a un si beau prétexte… Ce portrait que Marton a cru être le sien à ce qu'elle m'a dit…

ARAMINTE

Eh ! non, je ne saurais l'en accuser ; c'est le Comte qui l'a fait faire.

DUBOIS

Point du tout, c'est de Dorante, je le sais de lui-même, et il y travaillait encore il n'y a que deux mois, lorsque je le quittai.

ARAMINTE

Va-t'en ; il y a longtemps que je te parle. Si on me demande ce que tu m'as appris de lui, je dirai ce dont nous sommes convenus. Le voici, j'ai envie de lui tendre un piège.

DUBOIS

Oui, Madame, il se déclarera peut-être, et tout de suite je lui dirais : Sortez.

ARAMINTE

Laisse-nous.