Scène 15

DORANTE, ARAMINTE

ARAMINTE, à part, émue

Cette folle ! (Haut.) Je suis charmée de ce qu'elle vient de m'apprendre. Vous avez fait là un très bon choix : c'est une fille aimable et d'un excellent caractère.

DORANTE, d'un air abattu

Hélas ! Madame, je ne songe point à elle.

ARAMINTE

Vous ne songez point à elle ! Elle dit que vous l'aimez, que vous l'aviez vue avant de venir ici.

DORANTE, tristement

C'est une erreur où Monsieur Remy l'a jetée sans me consulter ; et je n'ai point osé dire le contraire, dans la crainte de m'en faire une ennemie auprès de vous. Il en est de même de ce riche parti qu'elle croit que je refuse à cause d'elle ; et je n'ai nulle part à tout cela. Je suis hors d'état de donner mon cœur à personne : je l'ai perdu pour jamais, et la plus brillante de toutes les fortunes* ne me tenterait pas.

ARAMINTE

Vous avez tort. Il fallait désabuser Marton.

DORANTE

Elle vous aurait peut-être empêchée de me recevoir, et mon indifférence lui en dit assez.

ARAMINTE

Mais dans la situation où vous êtes, quel intérêt aviez-vous d'entrer dans ma maison, et de la préférer à une autre ?

DORANTE

Je trouve plus de douceur à être chez vous, Madame.

ARAMINTE

Il y a quelque chose d'incompréhensible en tout ceci ! Voyez-vous souvent la personne que vous aimez ?

DORANTE, toujours abattu

Pas souvent à mon gré, Madame ; et je la verrais à tout instant, que je ne croirais pas la voir assez.

ARAMINTE, à part

Il a des expressions d'une tendresse ! (Haut.) Est-elle fille ? A-t-elle été mariée ?

DORANTE

Madame, elle est veuve.

ARAMINTE

Et ne devez-vous pas l'épouser ? Elle vous aime, sans doute ?

DORANTE

Hélas ! Madame, elle ne sait pas seulement que je l'adore. Excusez l'emportement du terme dont je me sers. Je ne saurais presque parler d'elle qu'avec transport !

ARAMINTE

Je ne vous interroge que par étonnement. Elle ignore que vous l'aimez, dites-vous, et vous lui sacrifiez votre fortune* ? Voilà de l'incroyable. Comment, avec tant d'amour, avez-vous pu vous taire ? On essaie de se faire aimer, ce me semble : cela est naturel et pardonnable.

DORANTE

Me préserve le ciel d'oser concevoir la plus légère espérance ! Être aimé, moi ! non, Madame. Son état est bien au-dessus du mien. Mon respect me condamne au silence ; et je mourrai du moins sans avoir eu le malheur de lui déplaire.

ARAMINTE

Je n'imagine point de femme qui mérite d'inspirer une passion si étonnante : je n'en imagine point. Elle est donc au-dessus de toute comparaison ?

DORANTE

Dispensez-moi de la louer, Madame : je m'égarerais en la peignant. On ne connaît rien de si beau ni de si aimable qu'elle ! et jamais elle ne me parle ou ne me regarde, que mon amour n'en augmente.

ARAMINTE baisse les yeux et continue

Mais votre conduite blesse la raison. Que prétendez-vous avec cet amour pour une personne qui ne saura jamais que vous l'aimez ? Cela est bien bizarre. Que prétendez-vous ?

DORANTE

Le plaisir de la voir quelquefois, et d'être avec elle, est tout ce que je me propose.

ARAMINTE

Avec elle ! Oubliez-vous que vous êtes ici ?

DORANTE

Je veux dire avec son portrait, quand je ne la vois point.

ARAMINTE

Son portrait ! Est-ce que vous l'avez fait faire ?

DORANTE

Non, Madame ; mais j'ai, par amusement, appris à peindre, et je l'ai peinte moi-même. Je me serais privé de son portrait, si je n'avais pu l'avoir que par le secours d'un autre.

ARAMINTE, à part

Il faut le pousser à bout.

(Haut.)

Montrez-moi ce portrait.

DORANTE

Daignez m'en dispenser, Madame ; quoique mon amour soit sans espérance, je n'en dois pas moins un secret inviolable à l'objet aimé.

ARAMINTE

Il m'en est tombé un par hasard entre les mains : on l'a trouvé ici. (Montrant la boîte.) Voyez si ce ne serait point celui dont il s'agit.

DORANTE

Cela ne se peut pas.

ARAMINTE, ouvrant la boîte

Il est vrai que la chose serait assez extraordinaire : examinez73.

DORANTE

Ah ! Madame, songez que j'aurais perdu mille fois la vie, avant d'avouer ce que le hasard vous découvre. Comment pourrai-je expier ?…

(Il se jette à ses genoux.)

ARAMINTE

Dorante, je ne me fâcherai point. Votre égarement me fait pitié. Revenez-en*, je vous le pardonne.

MARTON paraît et s'enfuit

Ah !

(Dorante se lève vite.)

ARAMINTE

Ah ciel ! c'est Marton ! Elle vous a vu.

DORANTE, feignant d'être déconcerté

Non, Madame, non : je ne crois pas. Elle n'est point entrée.

ARAMINTE

Elle vous a vu, vous dis-je : laissez-moi, allez-vous-en : vous m'êtes insupportable. Rendez-moi ma lettre.

(Quand il est parti.)

Voilà pourtant ce que c'est que de l'avoir gardé !