2. Marivaudage et langage

Le marivaudage en question

Le substantif « marivaudage » et le verbe qui lui correspond (« marivauder ») apparaissent dans les années 1760, au détour de critiques adressées à Marivaux par ses contemporains, commentaires péjoratifs qui se poursuivront tout au long du siècle. Voltaire, Palissot, d'Alembert lui reprochent pêle-mêle d'écrire des comédies trop abstraites, trop spirituelles, trop recherchées. D'Alembert lui fait ainsi grief de prêter à ses personnages une langue unique, indifférenciée, qui ne reflète pas les registres propres à leur condition sociale (Éloge de Marivaux, prononcé en 1763) :

Le style peu naturel et affecté de ses comédies a essuyé plus de critiques que le fond des pièces mêmes, et avec d'autant plus de justice, que ce singulier jargon, tout à la fois précieux et familier, recherché et monotone, est, sans exception, celui de tous ses personnages, de quelque état qu'ils puissent être, depuis les marquis jusqu'aux paysans, depuis les maîtres jusqu'aux valets.

D'autres encore, tel Palissot (Nécrologie des hommes célèbres de la France, 1775), soulignent le caractère affecté, factice, de son écriture :

Quoi qu'il en soit, le goût pour l'affectation subsista toujours dans M. de Marivaux. Il avait un faible pour les précieuses.

Certains enfin reconnaissent la nouveauté des « grâces bourgeoises » inventées par Marivaux et interprétées avec talent par les Comédiens-Italiens. Jean Auguste Jullien, dit Desboulmiers, rend particulièrement hommage à la belle Silvia (Histoire anecdotique et raisonnée du Théâtre-Italien depuis son rétablissement en France jusqu'à l'année 1769, 1769) :

Personne n'entendait mieux que cette Actrice l'art des grâces bourgeoises, et ne rendait mieux qu'elle le tatillonnage, les mièvreries, le marivaudage ; tous mots qui ne signifiaient rien avant M. de Marivaux, et auxquels son style a donné naissance.

Voltaire, qui avait dans Le Temple du goût en 1733 qualifié le théâtre de Marivaux de « métaphysique », devait par la suite atténuer ses réserves tout en les précisant. Dans une lettre de février 1736 adressée à Berger, il explique :

Comme d'Alembert ou Voltaire le démontrent dans leurs remarques, l'affectation, le « tatillonnage » à l'œuvre dans les comédies marivaudiennes concernent essentiellement le langage, la façon de s'en servir et de l'attribuer également aux différents personnages des pièces. Ce qui est en question, c'est bien le « jargon » des personnages, le « dialogue ».

La nouvelle préciosité et l'art de la conversation

Le terme « marivaudage » renvoie donc essentiellement à un art du langage, une élégance de la conversation, qui ne peuvent se comprendre que dans le cadre de la nouvelle préciosité et le monde des salons que pratiquait Marivaux. C'est ce qu'explique Frédéric Deloffre :

Pour qu'une telle conception prît naissance, il fallait qu'un faisceau de conditions fussent réunies : existence d'une société susceptible de fournir des modèles, puis d'apprécier les résultats, d'un écrivain versé dans cette société et ayant le goût de la parole, d'interprètes capables de donner un air spontané au procédé. La fréquentation de Marivaux chez Mmes de Lambert ou de Tencin, la rencontre qu'il fit de comédiens habitués au jeu impromptu fournirent cette heureuse conjonction, et le marivaudage fait survivre un art de la conversation tel qu'il n'en avait peut-être jamais existé2.

Il faut lire Marivaux dans le contexte de cette seconde préciosité à la mode à Paris dans les années 1720-1730, qui ressemble à la première préciosité, celle qui a vu le jour, au siècle précédent, dans le salon de Mme de Rambouillet3 : même recherche de ce qui donne de la valeur au langage, même pratique subtile de la conversation. Sur un mode plus léger et plus spirituel qu'au XVIIe siècle, les tenants de la nouvelle préciosité – Marivaux, Fontenelle, La Motte – recourent à une langue qui présente de nombreuses caractéristiques communes : mélange des tons, jeux de mots, métaphores filées, que l'on retrouve ainsi dans les comédies de Marivaux. Il y a par exemple dans Les Fausses Confidences une syntaxe particulière, accumulant les propositions juxtaposées dans de longues phrases, suivies de complétives, finissant ou non par un subjonctif. Ainsi dans la scène 2 de l'acte I, scène d'exposition au cours de laquelle Dorante et Dubois manient avec habileté la langue de la conversation en usage dans les salons du XVIIIe siècle :

DORANTE. […] Je n'en suis pourtant pas moins sensible à ta bonne volonté, Dubois ; tu m'as servi, je n'ai pu te garder, je n'ai pu même te bien récompenser de ton zèle ; malgré cela, il t'est venu dans l'esprit de faire ma fortune ! en vérité, il n'est point de reconnaissance que je ne te doive.

DUBOIS. Laissons cela, Monsieur ; tenez, en un mot, je suis content de vous ; vous m'avez toujours plu ; vous êtes un excellent homme, un homme que j'aime ; et si j'avais bien de l'argent, il serait encore à votre service.

Dans cette même scène, on trouve un peu plus loin une réplique de Dubois, structurée de façon similaire, qui amène un jeu sur le mot « mine4 », bientôt repris et filé avec l'exploitation humoristique du champ lexical de « grand » et de « taille », le tout aboutissant à une image d'intimité assez audacieuse :

DUBOIS. Point de bien ! votre bonne mine est un Pérou ! Tournez-vous un peu, que je vous considère encore ; allons, Monsieur, vous vous moquez, il n'y a point de plus grand seigneur que vous à Paris : voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible ; il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l'appartement de Madame.

Les emplois ludiques de termes désignant l'apparence et le physique de Dorante reviennent ensuite tout au long de la pièce : sa taille, sa mine, sa figure font l'objet de variations sémantiques d'une virtuosité d'autant plus ironique que ce sont bien là en effet les seules armes dont il dispose pour séduire Araminte. L'art exquis du langage précieux exprime en réalité, par l'audace de la syntaxe, du sens ou des sens attribués aux mots, le cynisme d'une situation sentimentale pour le moins ambiguë. Le marivaudage est bien ici au service d'une « machine matrimoniale ». Pour reprendre la formule « chimique » de Michel Deguy, il faut alors entendre « l'équivalence marivaudage = mariage de rivaux5 ».

L'aventure du langage

Tout entier, le théâtre marivaudien est sous le signe du langage et de ses subtilités. Langage qui ne vaut que par lui-même et pour lui-même, n'ayant pour seul référent que lui-même. Comme le souligne encore Michel Deguy, « le bien parler et le parler vrai, confondus dans les propos, ne peuvent pas être dissociés6 ». Peu importe en définitive que Dubois se livre à de fausses confidences, pourvu qu'elles soient bien dites et ses contes bien composés, que Dorante mente effrontément lorsqu'il parle de son amour à Araminte, pourvu qu'il en parle bien : « il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner lorsqu'il a réussi » (III, 12). L'amour se cherche et se conquiert à travers l'épreuve des mots. L'éducation sentimentale des protagonistes s'accomplit par l'apprentissage du subtil agencement des phrases et des rythmes, l'initiation à la très savante ambiguïté du lexique. Comme le déclare la Comtesse de La Fausse Suivante : « Je ne savais pas la différence entre connaître et sentir. » Il s'agit pour les personnages marivaudiens de reconnaître et surtout de dépasser cette ignorance-là, sous peine de passer à côté de la fortune et de l'amour. De ressembler tout simplement à ce benêt d'Arlequin qui, dans Les Fausses Confidences (I, 8), ne comprend pas, ne comprend plus le sens des mots, tels que les emploie Araminte :

ARAMINTE. Arlequin, vous êtes à présent à Monsieur ; vous le servirez ; je vous donne à lui.

ARLEQUIN. Comment, Madame, vous me donnez à lui ! Est-ce que je ne serai plus à moi ? Ma personne ne m'appartiendra donc plus ?

MARTON. Quel benêt !

À travers les aléas de la conversation, la leçon est dure et elle est double. La méprise d'Arlequin le désigne certes comme un sot, mais elle met aussi en relief une société dans laquelle on peut ne pas « s'appartenir ». L'ambiguïté des mots détermine non seulement les règles du jeu amoureux mais aussi celles de la comédie sociale.