4. Parole et amour dans le théâtre de Marivaux

Une des grandes caractéristiques des personnages de Marivaux, qu'il s'agisse de ses romans ou de son théâtre, est que leur cœur, dans un premier temps, leur demeure très souvent obscur à eux-mêmes : l'héroïne éponyme de La Vie de Marianne, comme Silvia dans Le Jeu de l'amour et du hasard, peine à démêler l'écheveau de ses sentiments. L'exclamation de cette dernière dans un aparté fameux, « Ah ! je vois clair dans mon cœur1 », ne saurait être un point de départ de l'intrigue, mais seulement une conquête, un aboutissement. Or, dans ce cheminement du personnage vers la prise de conscience de ses sentiments, la parole joue un rôle essentiel. Dans les romans-mémoires que sont La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu, c'est l'écriture rétrospective d'un personnage devenu, longtemps après, narrateur de ses propres aventures qui permet ce travail d'élucidation. Au théâtre, temporalité dramatique oblige, la prise de conscience s'opère selon des modalités nécessairement différentes2, mais la parole n'en demeure pas moins un enjeu crucial, et ce, pour deux raisons au moins.

La première est que la parole a partie liée avec cette « surprise de l'amour » si caractéristique du théâtre de Marivaux3. C'est en parlant, en verbalisant, que le personnage accède à la connaissance de ses sentiments : cette prise de conscience, ce surgissement de la vérité du cœur grâce à la parole en train de s'énoncer, est l'un des traits les plus caractéristiques de ce que l'on appelle le marivaudage. Certaines scènes de face-à-face entre Silvia et Dorante dans Le Jeu de l'amour et du hasard fournissent un exemple saisissant de ce type de situation, que l'on retrouve dans Les Fausses Confidences, même si dans la comédie de 1737 la « surprise de l'amour » est, si l'on peut dire, unilatérale : seule Araminte prend conscience de son amour au cours des trois actes de la pièce, les sentiments de Dorante étant une donnée initiale de l'intrigue.

Il est cependant une seconde fonction de la parole, tout aussi importante dans la naissance de l'amour sur les planches du théâtre de Marivaux : c'est celle que remplit la parole d'autrui, qui guide les amoureux – ou plutôt ceux qui ne savent pas encore qu'ils le sont –, et les met sur la voie de l'aveu à soi de ses propres sentiments. Cette parole d'un tiers utilement indiscret, le plus souvent redoutablement efficace, peut prendre des formes variées, mais s'apparente presque toujours à une manipulation des cœurs. C'est ce dont témoignent des pièces telles que La Surprise de l'amour et La Double Inconstance, en offrant une illustration de cette règle marivaudienne dont Les Fausses Confidences donnent assurément, une décennie plus tard, l'exemple le plus parfaitement abouti : une « surprise de l'amour » ne se constate pas, elle se provoque.

La Surprise de l'amour (1722)

Parole oraculaire et naissance de l'amour

La Surprise de l'amour, première comédie en trois actes de Marivaux, est créée en 1722 par les Comédiens-Italiens. La pièce met en scène le voisinage campagnard de deux aristocrates. Chacun d'entre eux s'est de son côté juré de renoncer à l'amour : Lélio a été blessé par la trahison d'une coquette, tandis que la Comtesse, jeune veuve, ne voit dans les hommes que des créatures vaniteuses. Tous deux sont cependant contraints d'entrer en relation car le jardinier de la Comtesse cherche à obtenir la main de la servante de Lélio. À la fin du premier acte survient le Baron, qui se trouve être un ami qu'ils ont en commun. Étrange apparition que celle de ce personnage qui se définit lui-même comme « un homme à pronostic » : il prédit avec aplomb à ses deux amis qu'ils vont s'aimer. De façon symbolique, il trace un cercle autour de Lélio et lui déclare qu'il ne pourra en sortir que « soupirant pour les beautés de madame ».

Cette parole fonctionne de façon véritablement « oraculaire4 » : bien que les personnages, sur le moment, n'en croient pas un mot et restent, dans leurs discours, on ne peut plus réfractaires à l'amour, la prophétie se réalise au cours des deux actes suivants, et la pièce s'achève par plusieurs mariages, dont celui de Lélio avec la Comtesse. Le personnage du Baron apparaît ainsi comme le symbole de la nécessité de la médiation de la parole d'autrui dans la naissance du sentiment amoureux : la « surprise de l'amour » n'est pas aussi spontanée que l'on pourrait croire ; tout comme dans Les Fausses Confidences quinze années plus tard, elle a besoin d'adjuvants5. Dubois, au reste, mériterait également d'être dit « homme à pronostic », lui qui, dès la deuxième scène de la pièce, fait à Dorante cette annonce pleine d'assurance : « on vous aimera, toute raisonnable qu'on est ; on vous épousera, toute fière qu'on est, et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes, entendez-vous ? »

LEBARON. Ne me trompé-je point ? Est-ce vous que je vois, madame la Comtesse ?

LA COMTESSE. Oui, Monsieur, c'est moi-même.

LE BARON. Quoi ! avec notre ami Lélio ! Cela se peut-il ?

LA COMTESSE. Que trouvez-vous donc là de si étrange ?

LÉLIO. Je n'ai l'honneur de connaître Madame que depuis un instant. Et d'où vient la surprise ?

LE BARON. Comment, ma surprise ! voici peut-être le coup de hasard le plus bizarre qui soit arrivé. […]

LE BARON. […] Je suis un homme à pronostic : voulez-vous que je vous dise ; tenez, je crois que votre merveilleux est à fin de terme.

LÉLIO. Cela se peut bien, Madame, cela se peut bien ; les fous sont quelquefois inspirés.

LA COMTESSE. Vous vous trompez, Monsieur, vous vous trompez.

LE BARON. Mais, toi qui raisonnes, as-tu lu l'histoire romaine ?

LÉLIO. Oui, qu'en veux-tu faire, de ton histoire romaine ?

LE BARON. Te souviens-tu qu'un ambassadeur romain enferma Antiochus dans un cercle qu'il traça autour de lui, et lui déclara la guerre s'il en sortait avant qu'il eût répondu à sa demande ?

LÉLIO. Oui, je m'en ressouviens.

LE BARON. Tiens, mon enfant, moi indigne, je te fais un cercle à l'imitation de ce Romain, et sous peine des vengeances de l'Amour, qui vaut bien la république de Rome, je t'ordonne de n'en sortir que soupirant pour les beautés de Madame ; voyons si tu oseras broncher.

LÉLIOpasse le cercle. Tiens, je suis hors du cercle, voilà ma réponse : va-t'en la porter à ton benêt d'Amour.

LA COMTESSE. Monsieur le Baron, je vous prie, badinez tant qu'il vous plaira, mais ne me mettez point en jeu.

LE BARON. Je ne badine point, Madame, je vous le cautionne garrotté à votre char ; il vous aime de ce moment-ci, il a obéi. La peste, vous ne le verriez pas hors du cercle ; il avait plus de peur qu'Antiochus.

LÉLIO, riant. Madame, vous pouvez me donner des rivaux tant qu'il vous plaira, mon amour n'est point jaloux.

LA COMTESSE, embarrassée. Messieurs, j'entends volontiers raillerie, mais finissons-la pourtant.

LE BARON. Vous montrez là certaine impatience qui pourra venir à bien : faisons-la profiter par un petit tour de cercle.

Il l'enferme aussi.

LA COMTESSE, sortant du cercle. Laissez-moi, qu'est-ce que cela signifie ? Baron, ne lisez jamais d'histoire, puisqu'elle ne vous apprend que des polissonneries.

Lélio rit.

LE BARON. Je vous demande pardon, mais vous aimerez, s'il vous plaît, Madame. Lélio est mon ami, et je ne veux point lui donner de maîtresse insensible.

LA COMTESSE, sérieusement. Cherchez-lui donc une maîtresse ailleurs, car il trouverait fort mal son compte ici.

LÉLIO. Madame, je sais le peu que je vaux, on peut se dispenser de me l'apprendre ; après tout, votre antipathie ne me fait point trembler.

LE BARON. Bon, voilà de l'amour qui prélude par du dépit.

LA COMTESSE, à Lélio. Vous seriez fort à plaindre, Monsieur, si mes sentiments ne vous étaient indifférents.

LE BARON. Ah le beau duo ! Vous ne savez pas encore combien il est tendre.

LA COMTESSE, s'en allant doucement. En vérité, vos folies me poussent à bout, Baron.

LE BARON. Oh, Madame, nous aurons l'honneur, Lélio et moi, de vous reconduire jusque chez vous.

COLOMBINE, arrivant. Bonjour, monsieur le Baron. Comme vous voilà rouge, Madame. Monsieur Lélio est tout je ne sais comment aussi : il a l'air d'un homme qui veut être fier, et qui ne peut pas l'être. Qu'avez-vous donc tous deux ?

LA COMTESSE, sortant. L'étourdie !

LE BARON. Laissez-les là, Colombine, ils sont de méchante humeur ; ils viennent de se faire une déclaration d'amour l'un à l'autre, et le tout en se fâchant6.

« C'était pour abréger votre chemin à l'un
et à l'autre » :le rôle des confidences

Sur le moment, les paroles du Baron n'ont suscité que des commentaires sarcastiques de la part de Lélio et de la Comtesse. Le Baron ne réapparaît plus sur scène jusqu'à la fin de la pièce, mais Colombine, la suivante de la Comtesse, poursuit en quelque sorte son œuvre en prenant l'initiative d'entretenir Lélio – hors scène – des sentiments que sa maîtresse, selon elle, éprouve désormais pour lui. La Comtesse, quand elle l'apprend, se montre furieuse de cette confidence que sa suivante a pris la liberté de faire à son sujet. Et pourtant, cette confidence se révèle redoutablement efficace et apparaît rétrospectivement comme un jalon important dans la « surprise de l'amour ». Ces quelques paroles que Colombine a dites à Lélio « pour le bien de la chose » et dans le but d'« abréger [le] chemin » que peinent à parcourir ceux qui sont, à ce stade de la pièce, des amants sans le savoir, sont promises à un bel avenir dramaturgique : elles offrent le modèle en miniature d'un ressort qui sera employé à beaucoup plus vaste échelle dans Les Fausses Confidences.

COLOMBINE arrive. Que me voulez-vous, Madame ?

LA COMTESSE. Ce que je veux ?

COLOMBINE. Si vous ne voulez rien, je m'en retourne.

LA COMTESSE. Parlez, quels discours avez-vous tenus à Monsieur sur mon compte ?

COLOMBINE. Des discours très sensés, à mon ordinaire.

LA COMTESSE. Je vous trouve bien hardie d'oser, suivant votre petite cervelle, tirer de folles conjectures de mes sentiments, et je voudrais bien vous demander sur quoi vous avez compris que j'aime Monsieur, à qui vous l'avez dit.

COLOMBINE. N'est-ce que cela ? je vous jure que je l'ai cru comme je l'ai dit, et je l'ai dit pour le bien de la chose. C'était pour abréger votre chemin à l'un et à l'autre, car vous y viendrez tous deux. Cela ira là, et si la chose arrive, je n'aurai fait aucun mal. À votre égard, Madame, je vais vous expliquer sur quoi j'ai pensé que vous aimiez.

LA COMTESSE, lui coupant la parole. Je vous défends de parler.

LÉLIO, d'un air doux et modeste. Je suis honteux d'être la cause de cette explication-là, mais vous pouvez être persuadée que ce qu'elle a pu me dire ne m'a fait aucune impression. Non, Madame, vous ne m'aimez point, et j'en suis convaincu, et je vous avouerai même, dans le moment où je suis, que cette conviction m'est nécessaire : je vous laisse. Si nos paysans se raccommodent, je verrai ce que je puis faire pour eux. Puisque vous vous intéressez à leur mariage, je me ferai un plaisir de le hâter, et j'aurai l'honneur de vous porter tantôt ma réponse, si vous me le permettez.

LA COMTESSE, quand il est parti. Juste ciel ! que vient-il de me dire ? et d'où vient que je suis émue de ce que je viens d'entendre ? Cette conviction m'est absolument nécessaire ! Non, cela ne signifie rien, et je n'y veux rien comprendre.

COLOMBINE, à part. Oh, notre amour se fait grand ! Il parlera bientôt bon français7.

La Double Inconstance (1723)
ou la parole manipulatrice

Moins d'un an après le succès de La Surprise de l'amour, Marivaux collabore à nouveau avec les Comédiens-Italiens en leur confiant en avril 1723 La Double Inconstance, pièce dans laquelle il explore le genre de la pastorale dramatique. Un prince est tombé amoureux de Silvia, une jeune paysanne qu'il souhaite épouser sans toutefois la contraindre. Mais celle-ci a déjà un amant en la personne d'Arlequin. Le prince les fait venir tous deux à la cour. Flaminia, qui fait partie de l'entourage du prince, se propose de les désunir en les poussant tous deux à l'inconstance. Il s'agit pour elle de détacher Silvia d'Arlequin et de la rendre sensible aux charmes du prince – qui se cache dans un premier temps sous le masque d'un officier du palais –, tandis qu'elle se chargera elle-même de devenir le nouvel objet des désirs d'Arlequin.

La belle assurance dont Flaminia fait preuve devant le prince, au moment où elle lui expose son stratagème, annonce le ton et les accents qui seront ceux de Dubois devant Dorante dans Les Fausses Confidences. Comme l'écrit Jean Goldzink, « les deux grands virtuoses de la manipulation savante des cœurs, Flaminia dans La Double Inconstance, et Dubois dans Les Fausses Confidences, se répondent rigoureusement dans la certitude de leur infaillibilité, fondée sur la connaissance du cœur humain et de la mécanique des passions8 ». La Double Inconstance, de façon bien plus nette encore que La Surprise de l'amour, offre la peinture d'un amour qui, pour être sincère, n'en est pas moins le fruit de la parole manipulatrice d'un tiers.

LE PRINCE, FLAMINIA, LISETTE

FLAMINIA, à Lisette. Eh bien, nos affaires avancent-elles ? comment va le cœur d'Arlequin ?

LISETTE, d'un air fâché. Il va très brutalement pour moi.

FLAMINIA. Il t'a donc mal reçue ?

LISETTE. Eh fi, Mademoiselle, vous êtes une coquette, voilà de son style.

LE PRINCE. J'en suis fâché, Lisette : mais il ne faut pas que cela vous chagrine, vous n'en valez pas moins.

LISETTE. Je vous avoue, Seigneur, que si j'étais vaine, je n'aurais pas mon compte. J'ai des preuves que je puis déplaire ; et nous autres femmes, nous nous passons bien de ces preuves-là.

FLAMINIA. Allons, allons, c'est maintenant à moi à tenter l'aventure.

LE PRINCE. Puisqu'on ne peut gagner Arlequin, Silvia ne m'aimera jamais.

FLAMINIA. Et moi je vous dis, Seigneur, que j'ai vu Arlequin, qu'il me plaît à moi, que je me suis mis dans la tête de vous rendre content ; que je vous ai promis que vous le seriez ; que je vous tiendrai parole, et que de tout ce que je vous dis là je ne vous rabattrais pas la valeur d'un mot ; oh vous ne me connaissez pas. Quoi, Seigneur, Arlequin et Silvia me résisteraient ? Je ne gouvernerais pas deux cœurs de cette espèce-là, moi qui l'ai entrepris, moi qui suis opiniâtre, moi qui suis femme ? c'est tout dire. Eh mais j'irais me cacher, mon sexe me renoncerait9, Seigneur, vous pouvez en toute sûreté ordonner les apprêts de votre mariage, vous arranger pour cela ; je vous garantis aimé, je vous garantis marié, Silvia va vous donner son cœur, ensuite sa main ; je l'entends d'ici vous dire : Je vous aime ; je vois vos noces, elles se font, Arlequin m'épouse, vous nous honorez de vos bienfaits, et voilà qui est fini.

LISETTE, d'un air incrédule. Tout est fini, rien n'est commencé.

FLAMINIA. Tais-toi, esprit court.

LE PRINCE. Vous m'encouragez à espérer : mais je vous avoue que je ne vois d'apparence à rien.

FLAMINIA. Je les ferai bien venir, ces apparences, j'ai de bons moyens pour cela ; je vais commencer par aller chercher Silvia, il est temps qu'elle voie Arlequin.

LISETTE. Quand ils se seront vus, j'ai bien peur que tes moyens n'aillent mal.

LE PRINCE. Je pense de même.

FLAMINIA, d'un air indifférent. Eh nous ne différons que du oui et du non, ce n'est qu'une bagatelle ; pour moi, j'ai résolu qu'ils se voient librement : sur la liste des mauvais tours que je veux jouer à leur amour, c'est ce tour-là que j'ai mis à la tête.

LE PRINCE. Faites donc à votre fantaisie.

FLAMINIA. Retirons-nous, voici Arlequin qui vient10.

Le Jeu de l'amour et du hasard (1730)

Du langage de la conscience au langage
du cœur : le marivaudage en action

Créé en 1730 par les Comédiens-Italiens, Le Jeu de l'amour et du hasard met en scène deux jeunes gens qui ont eu exactement la même idée : se déguiser pour avoir tout le loisir d'examiner le prétendant qu'on leur destine. Dorante prend ainsi le nom de Bourguignon et échange ses vêtements avec son valet Arlequin, tandis que Silvia fait de même avec Lisette, sa femme de chambre. Tous deux sont troublés par le fait qu'ils n'éprouvent que répugnance pour l'être auquel le mariage est censé les lier alors que naît en eux, dans le même temps, une inclination qu'ils peinent à s'avouer pour celui qui ne saurait être objet de désir : le prétendu Bourguignon pour Silvia, la prétendue Lisette pour Dorante.

Un tel jeu de déguisements et d'inversions d'identités rend plus complexe encore une question traditionnellement problématique dans le théâtre de Marivaux : celle de l'aveu à soi et de l'aveu à l'autre des sentiments que l'on éprouve. La parole, dans le moment même où elle s'énonce, peut devenir l'occasion d'un affleurement soudain de ce qui est dans le cœur et qui pouvait jusqu'alors rester opaque à la conscience. Comme l'écrit Christophe Martin, « le marivaudage, c'est essentiellement ce moment du dialogue où le langage du cœur prend de vitesse et “double” le langage de la conscience11 ». Le marivaudage se caractérise ainsi – outre par ses aspects esthétiques, qui ont parfois été raillés par les contemporains de Marivaux12 –, par la transformation du personnage en spectateur de lui-même, ou plutôt en auditeur de sa propre parole, qui, court-circuitant en quelque sorte la claire conscience, s'offre comme une voie royale à l'intelligence de son propre cœur. De ce point de vue, le grand moment de marivaudage des Fausses Confidences est la scène 12 du troisième acte, au cours de laquelle Araminte s'exclame, comme à son corps défendant : « Vous donner mon portrait ! songez-vous que ce serait avouer que je vous aime ? »

Dans l'extrait suivant, qui constitue le cœur du deuxième acte, ni Silvia ni Dorante n'ont encore révélé leur identité sociale. Chacun des deux maîtres croit donc avoir affaire à un domestique, dont il est au désespoir de devoir s'avouer qu'il le trouve infiniment plus aimable que le prétendant désigné.

SILVIA. Tiens, Bourguignon, une bonne fois pour toutes, demeure, va-t'en, reviens, tout cela doit m'être indifférent, et me l'est en effet, je ne te veux ni bien ni mal, je ne te hais, ni ne t'aime, ni ne t'aimerai à moins que l'esprit ne me tourne. Voilà mes dispositions, ma raison ne m'en permet point d'autres, et je devrais me dispenser de te le dire.

DORANTE. Mon malheur est inconcevable, tu m'ôtes peut-être tout le repos de ma vie.

SILVIA. Quelle fantaisie il s'est allé mettre dans l'esprit ! il me fait de la peine : reviens à toi ; tu me parles, je te réponds, c'est beaucoup, c'est trop même, tu peux m'en croire, et si tu étais instruit, en vérité tu serais content de moi, tu me trouverais d'une bonté sans exemple, d'une bonté que je blâmerais dans une autre ; je ne me la reproche pourtant pas, le fond de mon cœur me rassure, ce que je fais est louable, c'est par générosité que je te parle, mais il ne faut pas que cela dure, ces générosités-là ne sont bonnes qu'en passant, et je ne suis pas faite pour me rassurer toujours sur l'innocence de mes intentions, à la fin, cela ne ressemblerait plus à rien ; ainsi finissons, Bourguignon ; finissons je t'en prie ; qu'est-ce que cela signifie ? c'est se moquer, allons qu'il n'en soit plus parlé.

DORANTE. Ah, ma chère Lisette, que je souffre !

SILVIA. Venons à ce que tu voulais me dire, tu te plaignais de moi quand tu es entré, de quoi était-il question ?

DORANTE. De rien, d'une bagatelle, j'avais envie de te voir, et je crois que je n'ai pris qu'un prétexte.

SILVIA, à part. Que dire à cela ? quand je m'en fâcherais, il n'en serait ni plus ni moins.

DORANTE. Ta maîtresse en partant a paru m'accuser de t'avoir parlé au désavantage de mon maître.

SILVIA. Elle se l'imagine, et si elle t'en parle encore, tu peux le nier hardiment, je me charge du reste.

DORANTE. Eh, ce n'est pas cela qui m'occupe !

SILVIA. Si tu n'as que cela à me dire, nous n'avons plus que faire ensemble.

DORANTE. Laisse-moi du moins le plaisir de te voir.

SILVIA. Le beau motif qu'il me fournit là ! J'amuserai la passion de Bourguignon ! Le souvenir de tout ceci me fera bien rire un jour.

DORANTE. Tu me railles, tu as raison, je ne sais ce que je dis, ni ce que je te demande ; adieu.

SILVIA. Adieu, tu prends le bon parti… mais, à propos de tes adieux, il me reste encore une chose à savoir, vous partez, m'as-tu dit, cela est-il sérieux ?

DORANTE. Pour moi il faut que je parte, ou que la tête me tourne.

SILVIA. Je ne t'arrêtais pas pour cette réponse-là, par exemple.

DORANTE. Et je n'ai fait qu'une faute, c'est de n'être pas parti dès que je t'ai vue.

SILVIA, à part. J'ai besoin à tout moment d'oublier que je l'écoute.

DORANTE. Si tu savais, Lisette, l'état où je me trouve…

SILVIA. Oh, il n'est pas si curieux à savoir que le mien, je t'en assure.

DORANTE. Que peux-tu me reprocher ? Je ne me propose pas de te rendre sensible.

SILVIA, à part. Il ne faudrait pas s'y fier.

DORANTE. Et que pourrais-je espérer en tâchant de me faire aimer ? hélas ! quand même j'aurais ton cœur…

SILVIA. Que le ciel m'en préserve ! quand tu l'aurais, tu ne le saurais pas, et je ferais si bien, que je ne le saurais pas moi-même : tenez, quelle idée il lui vient là !

DORANTE. Il est donc bien vrai que tu ne me hais, ni ne m'aimes, ni ne m'aimeras ?

SILVIA. Sans difficulté.

DORANTE. Sans difficulté ! Qu'ai-je donc de si affreux ?

SILVIA. Rien, ce n'est pas là ce qui te nuit.

DORANTE. Eh bien, chère Lisette, dis-le-moi cent fois, que tu ne m'aimeras point.

SILVIA. Oh, je te l'ai assez dit, tâche de me croire.

DORANTE. Il faut que je le croie ! Désespère une passion dangereuse, sauve-moi des effets que j'en crains ; tu ne me hais, ni ne m'aimes, ni ne m'aimeras ! accable mon cœur de cette certitude-là ! J'agis de bonne foi, donne-moi du secours contre moi-même, il m'est nécessaire, je te le demande à genoux.

Il se jette à genoux. Dans ce moment, monsieur Orgon et Mario entrent et ne disent mot13.

La marche vers l'aveu

À la fin du deuxième acte, Dorante a non seulement avoué son amour à Silvia mais il lui a aussi révélé son identité. Cette dernière, cependant, n'en a pas fait autant, de sorte que Dorante pense aimer une soubrette. Et tout l'enjeu du troisième acte repose dans le défi que se propose Silvia : pousser Dorante à lui demander sa main sans lui avoir découvert son rang véritable. Comme elle le confie à son père et à son frère, c'est tout son amour-propre qu'elle met dans cette démarche : « je serai charmée de triompher ; mais il faut que j'arrache ma victoire, et non pas qu'il me la donne : je veux un combat entre l'amour et la raison » (III, 4). La « marche vers l'aveu14 » qui caractérise selon Jean Rousset toute comédie de Marivaux se trouve donc ici modulée de façon particulière, puisqu'il ne s'agit pas pour Silvia de susciter un « simple » aveu, mais d'obtenir de Dorante qu'il ose demander la main d'une soubrette – ce qui serait tout à la fois la forme superlative de l'aveu et l'accomplissement d'un rêve galant, celui de la bergère épousée par le prince.

Il n'est pas rare, d'ailleurs, que cette marche vers l'aveu prenne pour ainsi dire la forme d'une marche forcée. Silvia, dans l'extrait qui suit, en dépit de l'extrême sincérité de son amour, utilise la ruse pour obtenir de Dorante la proposition qu'elle espère : « Feignons de sortir, afin qu'il m'arrête. » De même, amour(-propre) et stratagème ne sont nullement incompatibles dans Les Fausses Confidences, y compris chez le personnage d'Araminte. Elle tend en effet à Dorante, à la fin du deuxième acte, un authentique « piège » – le terme est d'elle – et l'accule littéralement à l'aveu : il faut, dit-elle dans un aparté, « le pousser à bout15 ».

SILVIA. Quoi, sérieusement, vous partez ?

DORANTE. Vous avez bien peur que je ne change d'avis.

SILVIA. Que vous êtes aimable d'être si bien au fait !

DORANTE. Cela est bien naïf : adieu.

Il s'en va.

SILVIA, à part. S'il part, je ne l'aime plus, je ne l'épouserai jamais… (Elle le regarde aller.) Il s'arrête pourtant, il rêve, il regarde si je tourne la tête, je ne saurais le rappeler moi… Il serait pourtant singulier qu'il partît après tout ce que j'ai fait… Ah, voilà qui est fini, il s'en va, je n'ai pas tant de pouvoir sur lui que je le croyais : mon frère est un maladroit, il s'y est mal pris, les gens indifférents gâtent tout. Ne suis-je pas bien avancée ? quel dénouement ! Dorante reparaît pourtant ; il me semble qu'il revient, je me dédis donc, je l'aime encore… Feignons de sortir, afin qu'il m'arrête : il faut bien que notre réconciliation lui coûte quelque chose.

DORANTE, l'arrêtant. Restez, je vous prie, j'ai encore quelque chose à vous dire.

SILVIA. À moi, Monsieur ?

DORANTE. J'ai de la peine à partir sans vous avoir convaincue que je n'ai pas tort de le faire.

SILVIA. Eh, Monsieur, de quelle conséquence est-il de vous justifier auprès de moi ? Ce n'est pas la peine, je ne suis qu'une suivante, et vous me le faites bien sentir.

DORANTE. Moi, Lisette ! est-ce à vous à vous plaindre ? Vous qui me voyez prendre mon parti sans me rien dire ?

SILVIA. Hum, si je voulais, je vous répondrais bien là-dessus.

DORANTE. Répondez donc, je ne demande pas mieux que de me tromper. Mais que dis-je ! Mario vous aime16.

SILVIA. Cela est vrai.

DORANTE. Vous êtes sensible à son amour, je l'ai vu par l'extrême envie que vous aviez tantôt que je m'en allasse, ainsi, vous ne sauriez m'aimer.

SILVIA. Je suis sensible à son amour, qui est-ce qui vous l'a dit ? Je ne saurais vous aimer, qu'en savez-vous ? Vous décidez bien vite.

DORANTE. Eh bien, Lisette, par tout ce que vous avez de plus cher au monde, instruisez-moi de ce qui en est, je vous en conjure.

SILVIA. Instruire un homme qui part !

DORANTE. Je ne partirai point.

SILVIA. Laissez-moi, tenez, si vous m'aimez, ne m'interrogez point. Vous ne craignez que mon indifférence et vous êtes trop heureux que je me taise. Que vous importent mes sentiments ?

DORANTE. Ce qu'ils m'importent, Lisette ? peux-tu douter encore que je ne t'adore ?

SILVIA. Non, et vous me le répétez si souvent que je vous crois ; mais pourquoi m'en persuadez-vous, que voulez-vous que je fasse de cette pensée-là, Monsieur ? je vais vous parler à cœur ouvert, vous m'aimez, mais votre amour n'est pas une chose bien sérieuse pour vous ; que de ressources n'avez-vous pas pour vous en défaire ! la distance qu'il y a de vous à moi, mille objets que vous allez trouver sur votre chemin, l'envie qu'on aura de vous rendre sensible, les amusements d'un homme de votre condition, tout va vous ôter cet amour dont vous m'entretenez impitoyablement, vous en rirez peut-être au sortir d'ici, et vous aurez raison ; mais moi, Monsieur, si je m'en ressouviens, comme j'en ai peur, s'il m'a frappée, quel secours aurai-je contre l'impression qu'il m'aura faite ? qui est-ce qui me dédommagera de votre perte ? qui voulez-vous que mon cœur mette à votre place ? savez-vous bien que si je vous aimais, tout ce qu'il y a de plus grand dans le monde ne me toucherait plus ? jugez donc de l'état où je resterais, ayez la générosité de me cacher votre amour : moi qui vous parle, je me ferais un scrupule de vous dire que je vous aime, dans les dispositions où vous êtes, l'aveu de mes sentiments pourrait exposer votre raison, et vous voyez bien aussi que je vous les cache.

DORANTE. Ah, ma chère Lisette, que viens-je d'entendre ! tes paroles ont un feu qui me pénètre, je t'adore, je te respecte, il n'est ni rang, ni naissance, ni fortune qui ne disparaisse devant une âme comme la tienne ; j'aurais honte que mon orgueil tînt encore contre toi, et mon cœur et ma main t'appartiennent.

SILVIA. En vérité ne mériteriez-vous pas que je les prisse, ne faut-il pas être bien généreuse pour vous dissimuler le plaisir qu'ils me font, et croyez-vous que cela puisse durer ?

DORANTE. Vous m'aimez donc ?

SILVIA. Non, non ; mais si vous me le demandez encore, tant pis pour vous.

DORANTE. Vos menaces ne me font point de peur.

SILVIA. Et Mario, vous n'y songez donc plus ?

DORANTE. Non, Lisette ; Mario ne m'alarme plus, vous ne l'aimez point, vous ne pouvez plus me tromper, vous avez le cœur vrai, vous êtes sensible à ma tendresse : je ne saurais en douter au transport qui m'a pris, j'en suis sûr, et vous ne sauriez plus m'ôter cette certitude-là.

SILVIA. Oh, je n'y tâcherai point, gardez-la, nous verrons ce que vous en ferez.

DORANTE. Ne consentez-vous pas d'être à moi ?

SILVIA. Quoi, vous m'épouserez malgré ce que vous êtes, malgré la colère d'un père, malgré votre fortune ?

DORANTE. Mon père me pardonnera dès qu'il vous aura vue, ma fortune nous suffit à tous deux, et le mérite vaut bien la naissance : ne disputons point, car je ne changerai jamais.

SILVIA. Il ne changera jamais ! savez-vous bien que vous me charmez, Dorante ?

DORANTE. Ne gênez donc plus votre tendresse, et laissez-la répondre…

SILVIA. Enfin, j'en suis venue à bout ; vous, vous ne changerez jamais ?

DORANTE. Non, ma chère Lisette.

SILVIA. Que d'amour17 !

Damien CRELIER