Que ses pouvoirs s'exercent au détriment ou au bénéfice de la séduction, qu'il constitue un obstacle ou bien au contraire un adjuvant puissant à la réunion des cœurs amoureux, l'argent est très souvent lié à l'amour dans les comédies marivaudiennes. Dans Les Fausses Confidences, il est au centre de tout, comme le souligne Claude Roy :
C'est un théâtre où la question de l'argent se pose aussi violemment que dans l'œuvre de Balzac. Ce n'est pas un hasard qui fait s'ouvrir Les Fausses Confidences sur ces mots : Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois ; ce n'est pas un hasard qui fait du notaire le sempiternel deus ex machina de ses œuvres ; qui oppose ses amants au mécanisme d'une société où le mariage doit être de raison sans se préoccuper d'être de cœur. Et, bien souvent, la peinture vraie s'achève en revendication : Allez, vous êtes mon Prince, dit Arlequin, et je vous aime bien ; mais je suis votre sujet, et cela mérite quelque chose1.
Dans Les Fausses Confidences, l'argent est possession féminine. La conquête amoureuse se double donc d'une opération financière avantageuse. Le motif de la femme riche est d'ailleurs accentué par le sosie que l'on présente comme rivale à Araminte, et que Monsieur Remy lui décrit ainsi : « c'est une dame de trente-cinq ans, qu'on dit jolie femme, estimable, et de quelque distinction ; qui ne déclare pas son nom ; qui dit que j'ai été son procureur ; qui a quinze mille livres de rente pour le moins, ce qu'elle prouvera » (II, 2). Dorante refuse bien sûr avec ostentation cette belle dame, qui est riche elle aussi mais sensiblement moins qu'Araminte. Même Marton a des espérances : d'une part, elle convoite les mille écus que lui a promis le Comte pour son aide ; de l'autre, elle a (toujours selon Monsieur Remy) « une vieille parente asthmatique dont elle hérite, et qui est à son aise » (I, 3).
L'amour à l'épreuve de l'argent
Cette situation se retrouve, poussée au noir, dans La Fausse Suivante, pièce dans laquelle les deux héroïnes sont riches, alors que le héros, Lélio, ne cesse d'imaginer de nouvelles combinaisons pour en tirer quelque profit substantiel et considère les femmes uniquement comme des moyens pour obtenir de l'argent. Cette fois, le « fourbe » sera « puni », comme l'indique le second titre de la comédie. Il perdra et son dédit et la fortune de sa promise :
LA COMTESSE. […] et le dédit, qu'en ferons-nous, Monsieur ?
LÉLIO. Nous le tiendrons, Madame ; j'aurai l'honneur de vous épouser.
LA COMTESSE. Quoi donc ! vous m'épouserez, et vous ne m'aimez plus !
LÉLIO. Cela n'y fait de rien, Madame ; cela ne doit pas vous arrêter.
LA COMTESSE. Allez, je vous méprise, et ne veux point de vous.
LÉLIO. Et le dédit, Madame, vous voulez donc bien l'acquitter ?
LA COMTESSE. Qu'entends-je, Lélio ? Où est la probité ?
LE CHEVALIER. Monsieur ne pourra guère vous en dire des nouvelles ; je ne crois pas qu'elle soit de sa connaissance. Mais il n'est pas juste qu'un misérable dédit vous brouille ensemble ; tenez, ne vous gênez plus ni l'un ni l'autre ; le voilà rompu. Ah ! Ah ! Ah !
LÉLIO. Ah, fourbe !
LE CHEVALIER, riant. Ah ! Ah ! Ah ! consolez-vous, Lélio, il vous reste une demoiselle de douze mille livres de rente ; ah ! ah ! On vous a écrit qu'elle était belle ; on vous a trompé, car la voilà ; mon visage est l'original du sien2.
Dans La Fausse Suivante, seuls les valets reçoivent quelque récompense. La pièce ne finit bien que pour eux :
LE CHEVALIER. […] À votre égard, seigneur Lélio, voici votre bague. Vous me l'avez donnée de bon cœur, et j'en dispose en faveur de Trivelin et d'Arlequin. Tenez, mes enfants, vendez cela, et partagez-en l'argent.
TRIVELIN et ARLEQUIN. Grand merci3 !
À l'inverse, dans L'Épreuve, Lucidor est riche. Angélique ne l'est pas. Tous deux sont amoureux et vertueux. L'argent ne constituera donc qu'un obstacle imaginaire à leur tendresse. Une épreuve suffira à le dissiper. Si Lucidor essaye de tenter Angélique en lui proposant de riches prétendants (son valet Frontin déguisé en seigneur fortuné, Maître Blaise doté de vingt mille livres de rente), il ne parvient à rien si ce n'est à provoquer les larmes d'un désespoir qui n'est pas feint :
LUCIDOR. Votre mère consent à tout, belle Angélique ; j'en ai sa parole, et votre mariage avec Maître Blaise est conclu, moyennant les vingt mille francs que je donne. Ainsi vous n'avez qu'à venir tous deux l'en remercier.
MAÎTRE BLAISE. Point du tout ; il y a un autre vertigo qui la tient ; elle a de l'aversion pour le magot de vingt mille francs, à cause de vous qui les délivrez ; elle ne veut point de moi si je les prends, et je veux du magot avec elle.
ANGÉLIQUE, s'en allant. Et moi, je ne veux plus de qui que ce soit au monde4.
Devant tant de vertu et de tendresse désintéressée, Lucidor se rend enfin, mettant un terme à l'épreuve et à la comédie :
LUCIDOR. Vous m'aimez donc ?
ANGÉLIQUE. Ai-je jamais fait autre chose ?
LUCIDOR, se mettant tout à fait à genoux. Vous me transportez, Angélique5.
Enfin, dans Le Legs, comédie dont le titre est sans ambiguïté et qui précède de peu Les Fausses Confidences dans la chronologie des pièces6, un testament met malencontreusement en opposition les cœurs et les intérêts des personnages. Pourtant la situation paraît simple au départ :
HORTENSE. Je ne risque rien, vous dis-je. Raisonnons. Défunt son parent, et le mien, lui laisse six cent mille francs, à la charge, il est vrai, de m'épouser, ou de m'en donner deux cent mille ; cela est à son choix ; mais le Marquis ne sent rien pour moi. Je suis sûre qu'il a de l'inclination pour la Comtesse ; d'ailleurs, il est déjà assez riche par lui-même, voilà encore une succession de six cent mille francs qui lui vient, à laquelle il ne s'attendait pas ; et vous croyez que, plutôt que d'en distraire deux cent mille, il aimera mieux m'épouser, moi qui lui suit indifférente, pendant qu'il a de l'amour pour la Comtesse, qui peut-être ne le hait pas, et qui a plus de bien que moi ? Il n'y a pas d'apparence.
Mais le risque est grand que l'amour de l'argent ne l'emporte sur l'inclination des personnes :
LE CHEVALIER. J'ai peur que l'événement ne vous trompe. Ce n'est pas un petit objet que deux cent mille francs qu'il faudra qu'on vous donne si l'on ne vous épouse pas…
Il faudra bien toute la détermination et l'habileté d'Hortense (qui rappellent celles de Dubois) pour réussir une opération qui répartisse équitablement les valeurs sentimentales et monétaires :
HORTENSE. Eh ! non, vous dis-je. Laissez-moi faire. Je crois qu'il espère que ce sera moi qui le refuserai. Peut-être même feindra-t-il de consentir à notre union ; mais que cela ne vous épouvante pas. Vous n'êtes point assez riche pour m'épouser avec deux cent mille francs de moins ; je suis bien aise de vous les apporter en mariage7.
Un thème contemporain
Amour et argent, inconciliables ou réconciliés, se conjuguent donc au fil des pièces de Marivaux, du Legs aux Fausses Confidences, de La Fausse Suivante à L'Épreuve. On peut y voir un attelage entre un thème universel et plus abstrait d'une part, un thème plus contemporain et concret de l'autre, qui fait osciller la comédie entre le virtuel du conte de fées (« ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants ») et le réalisme du drame bourgeois (« vous n'êtes pas assez riche pour m'épouser avec deux cent mille francs de moins »). Les dernières répliques des Fausses Confidences sont l'écho de cette dualité, Madame Argante s'exclamant à propos de l'argent qui échoit à Dorante (« La fortune à cet homme-là ! »), tandis qu'Arlequin songe déjà à la future progéniture de Dorante et d'Araminte (« l'original nous en fournira bien d'autres copies »). Si les données de l'intrigue se déclinent comme autant de rêveries ou d'expériences amoureuses, si chaque comédie peut être identifiée comme une nouvelle « surprise de l'amour8 », il existe dans le théâtre marivaudien un réalisme de l'argent, d'autant plus fort qu'il est directement emprunté à l'époque.
Le XVIIIe siècle voit s'accroître le pouvoir de l'économie et des financiers, l'argent tendant de plus en plus sinon à créer une nouvelle hiérarchie sociale, du moins à ouvrir l'accès aux rangs les plus privilégiés de la société. De ce réel social, Marivaux se fait l'écho, à l'instar de ses contemporains. Goldoni9 en particulier met en scène des héros très conscients du pouvoir de l'argent sur l'amour.
Dans Le Véritable Ami (1750), Lélio renonce à Rosaura dès qu'il apprend que celle-ci n'a pas de dot à apporter à son futur mari. Sa décision, une fois qu'elle est arrêtée, devient irrévocable, tant elle se fonde sur le simple constat d'une réalité économique toute-puissante :
LÉLIO. Je vais vous dire pourquoi. J'ai parlé avec le vieil avare, le père de Rosaura, et il soutient qu'il n'a pas d'argent, qu'il ne peut pas donner de dot à sa fille. Moi, bien que j'aime Rosaura, je ne peux pas ruiner ma maison. Aussi dois-je la quitter ; j'ai résolu de faire un voyage, et de partir avec vous.
FLORINDO. Vous voulez abandonner Madame Rosaura ?
LÉLIO. Dites-moi, vous, ce que je dois faire ? Dois-je l'épouser et précipiter ma ruine ?
FLORINDO. Je ne peux vous conseiller cela ; mais je ne sais pas comment vous pourrez avoir le courage d'abandonner cette jeune fille.
LÉLIO. Soyez assuré que j'aurai beaucoup de peine à la quitter. Mais un homme d'honneur doit penser à ses affaires. Une épouse coûte cher.
FLORINDO. Vous avez raison, je ne sais pas quoi vous dire. Mais que fera cette pauvre malheureuse ?
LÉLIO. C'est ce qui me tourmente. Que fera Madame Rosaura ? Elle perdra misérablement sa jeunesse entre les mains de ce vieil avare.
FLORINDO. Pauvre enfant ! Elle me fait pitié.
LÉLIO. Qui sait si, pour ne pas lui donner de dot, il ne la mariera pas avec un homme ordinaire !
FLORINDO. Une beauté pareille ?
LÉLIO. C'est vrai, elle est belle, elle est gracieuse, elle a toutes les qualités.
FLORINDO. Et vous avez le courage de l'abandonner ?
LÉLIO. Il faut m'y résoudre, il faut que je la quitte.
FLORINDO. Vous êtes donc résolu ?
LÉLIO. J'ai décidé, je ne changerai pas d'avis.
FLORINDO. Vous quitterez Madame Rosaura ?
LÉLIO. Absolument10.
La question de l'argent n'est résolue que dans les drames bourgeois11, grâce au sacrifice vertueux de quelque héros, faisant don de sa fortune à un ami amoureux, ou à un retournement de situation aussi heureux qu'inattendu. Diderot présente successivement les deux cas de figure dans Le Fils naturel (1757)12. Dans un premier temps (III, 9), Dorval, personnage vertueux et exemplaire, fait don de ses biens à son ami Clairville afin que celui-ci puisse épouser celle qu'ils aiment tous deux, la belle Rosalie :
DORVAL, seul. […] Non, je n'enlèverai point à mon ami sa maîtresse. Je ne me dégraderai point jusque-là. Mon cœur m'en répond. Malheur à celui qui n'écoute point la voix de son cœur !… Mais Clairville n'a point de fortune. Rosalie n'en a plus… Il faut écarter ces obstacles. Je le puis. Je le veux. Y a-t-il quelque peine dont un acte généreux ne console ? Ah, je commence à respirer !… Si je n'épouse point Rosalie, qu'ai-je donc besoin de fortune ? Quel plus digne usage que d'en disposer en faveur de deux êtres qui me sont chers ? Hélas, à bien juger, ce sacrifice si peu commun n'est rien… Clairville me devra son bonheur !… Et Constance ?… Elle entendra de moi la vérité. Elle me connaîtra. Elle tremblera pour la femme qui oserait s'attacher à ma destinée… En rendant le calme à tout ce qui m'environne, je trouverai sans doute un repos qui me fuit ?… (Il soupire)… Dorval, pourquoi souffres-tu donc ? Pourquoi suis-je déchiré ? Ô vertu, n'ai-je point encore assez fait pour toi ! Mais Rosalie ne voudra point accepter de moi sa fortune. Elle connaît trop le prix de cette grâce pour l'accorder à un homme qu'elle doit haïr, mépriser… Il faudra donc la tromper !… Et si je m'y résous, comment y réussir ?… Prévenir l'arrivée de son père ?… Faire répandre par les papiers publics que le vaisseau qui portait sa fortune était assuré ?… Lui envoyer par un inconnu la valeur de ce qu'elle a perdu ?…Pourquoi non ?… Le moyen est naturel. Il me plaît. Il ne faut qu'un peu de célérité13.
Puis, au dénouement du drame, le retour de Lysimond (V, 5), le père que l'on pensait mort, ramène à Rosalie (et à Clairville) des biens et une fortune qu'elle croyait perdus :
LYSIMONDpleurant, et s'essuyant les yeux avecla main, dit :
Celles-ci sont de joie, et ce seront les dernières… Je vous laisse une grande fortune. Jouissez-en comme je l'ai acquise. Ma richesse ne coûta jamais rien à ma probité. Mes enfants, vous la pourrez posséder sans remords… Rosalie, tu regardes ton frère, et tes yeux baignés de larmes reviennent sur moi… Mon enfant, tu sauras tout ; je te l'ai déjà dit… Épargne cet aveu à ton père, à un frère sensible et délicat… Le ciel qui a trempé d'amertumes toute ma vie, ne m'a réservé de purs que ces derniers instants. Cher enfant, laisse-m'en jouir… Tout est arrangé entre vous… Ma fille, voilà l'état de mes biens…14.
Cette richesse retrouvée dévoile enfin le sacrifice secrètement accompli par Dorval et la noblesse morale du héros (V, 5) :
ROSALIE. Qu'entends-je ? Mon père… on m'a remis… (Elle présente à son père le portefeuille envoyé par Dorval.)
LYSIMOND. On t'a remis… Voyons… (Il ouvre le portefeuille, il examine ce qu'il contient, et dit :)… Dorval, tu peux seul éclaircir ce mystère. Ces effets t'appartenaient. Parle. Dis-nous comment ils se trouvent entre les mains de ta sœur.
CLAIRVILLE, vivement. J'ai tout compris. Il exposa sa vie pour moi ; il me sacrifiait sa fortune15 !
Dans le drame bourgeois non plus, l'amour ne peut guère se passer d'argent, mais l'obtention de l'un et de l'autre n'est plus affaire de séduction ou de stratagème : elle devient une épreuve de la vertu.