6. Le personnage de la veuve

Araminte est jeune, riche et veuve. « Veuve d'un mari qui avait une charge dans les finances », elle possède, on le sait, « plus de cinquante mille livres de rente », « un rang dans le monde » (I, 2). Il s'agit là d'une situation personnelle et sociale fréquente à une époque où les jeunes filles nobles ou bourgeoises épousent souvent un homme plus âgé qu'elles. Ainsi, le personnage de la jeune veuve parcourt la littérature des XVIIe et XVIIIe siècles. Voici le portrait qu'en brosse La Fontaine :

Le personnage dramatique

La condition de veuve est en effet la seule position qui permette à la femme, dans la société de l'Ancien Régime, d'être entièrement libre de disposer d'elle-même. Affranchie de l'autorité d'un père, libérée de la tutelle d'un mari, la veuve, si elle est jeune et pour peu qu'elle dispose de quelques biens, jouit d'une indépendance enviable, qui l'autorise à prendre pour second mari l'élu de son choix. Ce libre arbitre se manifeste au théâtre, par exemple à travers le personnage de Clarice, dans la comédie de Corneille qui s'intitule précisément La Veuve2. Comme elle le déclare à sa nourrice, Clarice, jeune veuve d'Alcandre, entend bien aimer à nouveau. Mieux, elle veut aimer Philiste :

CLARICE

Tu me veux détourner d'une seconde flamme,

Dont je ne pense pas qu'autre que toi me blâme.

Être veuve à mon âge, et toujours déplorer

La perte d'un mari que je puis réparer !

Refuser d'un amant ce doux nom de maîtresse !

N'avoir que des mépris pour les vœux qu'il m'adresse !

Le voir toujours languir dessous ma dure loi !

Cette vertu, Nourrice, est trop haute pour moi.

LA NOURRICE

Madame, mon avis au vôtre ne résiste

Qu'alors que votre ardeur se porte vers Philiste.

Aimez, aimez quelqu'un ; mais comme à l'autre fois,

Qu'un lieu digne de vous arrête votre choix.

CLARICE

Brise là ce discours dont mon amour s'irrite :

Philiste n'en voit point qui le passe en mérite.

LA NOURRICE

Je ne remarque en lui rien que de fort commun,

Sinon que plus qu'un autre il se rend importun.

CLARICE

Que ton aveuglement en ce point est extrême !

Et que tu connais mal et Philiste et moi-même,

Si tu crois que l'excès de sa civilité

Passa jamais chez moi pour importunité !

LA NOURRICE

Ce cajoleur rusé, qui toujours vous assiège,

A tant fait qu'à la fin vous tombez dans son piège.

CLARICE

Ce cavalier parfait, de qui je tiens le cœur,

A tant fait que du mien il s'est rendu vainqueur.

LA NOURRICE

Il aime votre bien, et non votre personne.

CLARICE

Son vertueux amour l'un et l'autre lui donne ;

Ce m'est trop d'heur encor, dans le peu que je vaux,

Qu'un peu de bien que j'ai supplée à mes défauts.

LA NOURRICE

La mémoire d'Alcandre, et le rang qu'il vous laisse,

Voudraient un successeur de plus haute noblesse.

CLARICE

S'il précéda Philiste en vaines dignités,

Philiste le devance en rares qualités ;

Il est né gentilhomme, et sa vertu répare

Tout ce dont la fortune envers lui fut avare :

Nous avons, elle et moi, trop de quoi l'agrandir3.

Parfois, il arrive que la jeune veuve, trop éprise de liberté et de coquetterie, refuse en définitive de se marier à nouveau. Alceste, dans Le Misanthrope (1666), vérifiera à ses dépens qu'il n'est pas raisonnable d'être amoureux quand on est atrabilaire, surtout quand cet amour a pour objet la belle et frivole Célimène4 :

ALCESTE

Non, l'amour que je sens pour cette jeune veuve

Ne ferme point mes yeux aux défauts qu'on lui treuve,

Et je suis, quelque ardeur qu'elle m'ait pu donner,

Le premier à les voir, comme à les condamner.

Mais, avec tout cela, quoi que je puisse faire,

Je confesse mon faible, elle a l'art de me plaire :

J'ai beau voir ses défauts, et j'ai beau l'en blâmer,

En dépit qu'on en ait, elle se fait aimer ;

Sa grâce est la plus forte ; et sans doute ma flamme

De ces vices du temps pourra purger son âme.

PHILINTE

Si vous faites cela, vous ne ferez pas peu.

Vous croyez être donc aimé d'elle ?

ALCESTE

Oui, parbleu !

Je ne l'aimerais pas, si je ne croyais l'être.

PHILINTE

Mais si son amitié pour vous se fait paraître,

D'où vient que vos rivaux vous causent de l'ennui ?

ALCESTE

C'est qu'un cœur bien atteint veut qu'on soit tout à lui,

Et je ne viens ici qu'à dessein de lui dire

Tout ce que là-dessus ma passion m'inspire.

PHILINTE

Pour moi, si je n'avais qu'à former des désirs,

La cousine Éliante aurait tous mes soupirs ;

Son cœur, qui vous estime, est solide et sincère,

Et ce choix plus conforme était mieux votre affaire.

ALCESTE

Il est vrai : ma raison me le dit chaque jour ;

Mais la raison n'est pas ce qui règle l'amour.

PHILINTE

Je crains fort pour vos feux ; et l'espoir où vous êtes

Pourrait5

En composant le personnage de la veuve, cependant, Marivaux ne s'inscrit pas seulement dans une tradition théâtrale. La veuve est en effet aussi une figure romanesque : dans l'« Histoire de Monsieur Dupuis et de Madame de Londé » de Robert Challe6 – récit qui fut sans doute l'une des sources de Marivaux pour Les Fausses Confidences –, Madame de Londé, « charmante veuve » dont Monsieur Dupuis est fortement épris, revendique sa liberté et refuse le mariage, en dépit des manœuvres du valet d'intrigue Poitiers. Il semblerait donc que Marivaux ne se soit inspiré que de la situation de départ de cet épisode des Illustres Françaises, pour concevoir un dénouement différent, avec le mariage de Dorante et Araminte.

Veuves marivaudiennes

Chez Marivaux, l'amour finit en effet par triompher dans le cœur de ces jeunes veuves, dont l'état pourtant ne manque pas d'agrément : « Et d'ailleurs, votre situation est si tranquille et si douce » (Dorante, I, 15), et dont l'aversion pour un second mariage semble parfois insurmontable.

Dans La Surprise de l'amour (1722), la Comtesse, jeune veuve qui « se divertit à mépriser les hommes », fait ainsi la connaissance de Lélio qui, trahi par sa maîtresse, se plaît lui-même à dédaigner les femmes :

ARLEQUIN, revenant à son maître. Monsieur, mon cher maître, il y a une mauvaise nouvelle.

LÉLIO. Qu'est-ce que c'est ?

ARLEQUIN. Vous avez entendu parler de cette Comtesse qui a acheté depuis un an cette belle maison près de la vôtre ?

LÉLIO. Oui.

ARLEQUIN. Eh bien, on m'a dit que cette Comtesse est ici, et qu'elle veut vous parler : j'ai mauvaise opinion de cela.

LÉLIO. Eh ! morbleu ! toujours des femmes ! Eh ! que me veut-elle ?

ARLEQUIN. Je n'en sais rien ; mais on dit qu'elle est belle et veuve ; et je gage qu'elle est encline à faire du mal.

LÉLIO. Et moi enclin à l'éviter. Je ne me soucie ni de sa beauté, ni de son veuvage.

ARLEQUIN. Que le ciel vous maintienne dans cette bonne disposition ! Ouf !

LÉLIO. Qu'as-tu ?

ARLEQUIN. C'est qu'on dit qu'il y a aussi une fille de chambre avec elle, et voilà mes émotions de cœur qui me prennent.

LÉLIO. Benêt ! une femme te fait peur ?

ARLEQUIN. Hélas ! Monsieur, j'espère en vous et en votre assistance.

LÉLIO. Je crois que les voilà qui se promènent ; retirons-nous.

Ils se retirent7.

Malgré ces préjugés, ils seront tous deux « surpris » par l'amour et conduits enfin au mariage, ce dont se réjouissent valet, servante et jardinier :

ARLEQUIN. Vivat ! Enfin, voilà la fin.

COLOMBINE. Je suis contente de vous, Monsieur Lélio.

PIERRE. Parguenne ! ça boute la joie au cœur8.

Quant à la Marquise de La Seconde Surprise de l'amour (1727), qui pleure encore la mort de son premier mari…

LA MARQUISE. Eh ! laissez-moi, je dois soupirer toute ma vie.

LISETTE. Vous devez, dites-vous ? Oh, vous ne payerez jamais cette dette-là ; vous êtes trop jeune, elle ne saurait être sérieuse.

LA MARQUISE. Eh ! ce que je dis là n'est que trop vrai : il n'y a plus de consolation pour moi, il n'y en a plus ; après deux ans de l'amour le plus tendre, épouser ce que l'on aime, ce qu'il y avait de plus aimable au monde, l'épouser, et le perdre un mois après !

LISETTE. Un mois ! c'est toujours autant* de pris9. Je connais une dame qui n'a gardé son mari que deux jours ; c'est cela qui est piquant.

LA MARQUISE. J'ai tout perdu, vous dis-je.

LISETTE. Tout perdu ! Vous me faites trembler : est-ce que tous les hommes sont morts ?

LA MARQUISE. Eh ! que m'importe qu'il reste des hommes ?

LISETTE. Ah ! Madame, que dites-vous là ? Que le ciel les conserve ! ne méprisons jamais nos ressources10.

… elle se laissera consoler par un autre inconsolable, le Chevalier :

LE COMTE. Que vois-je, Monsieur le Chevalier ? voilà de grands transports !

LE CHEVALIER. Il est vrai, Monsieur le Comte ; quand vous me disiez que j'aimais Madame, vous connaissiez mieux mon cœur que moi ; mais j'étais dans la bonne foi, et je suis sûr de vous paraître excusable.

LE COMTE. Et vous, Madame ?

LA MARQUISE. Je ne croyais pas l'amitié si dangereuse.

LE COMTE. Ah ! Ciel11 !