7. Le point de vue
des metteurs en scène
Jean-Louis Barrault
Le 24 octobre 1946, à l'occasion de l'ouverture du théâtre Marigny et de la naissance de la Compagnie Renaud-Barrault, Jean-Louis Barrault met en scène Les Fausses Confidences. La distribution est brillante et nuancée. Madeleine Renaud est une exquise Araminte, malicieuse et tendre. Jean Desailly interprète un Dorante sensible et émouvant. Barrault joue lui-même le rôle de Dubois, étonné, empressé, rusé. Le décor de Maurice Brianchon figure des feuillages printaniers sur un ciel mauve, avec, au centre, des meubles blanc et or. Il ouvre sur une terrasse ensoleillée, un jardin verdoyant et fleuri. Le succès est quasi unanime. Dès lors, Les Fausses Confidences devient l'une des pièces les plus souvent reprises par la Compagnie Renaud-Barrault : en tournée (de 1946 à 1953) puis à l'Odéon-Théâtre de France (de 1959 à 1962). Selon Jean-Louis Barrault :
Dorante (Jean Desailly), Dubois (Jean-Louis Barrault) et Araminte (Madeleine Renaud), dans la mise en scène des Fausses Confidences par Jean-Louis Barrault (théâtre Marigny, 1946).
Sur le plan particulier du théâtre, il faut considérer deux Marivaux :
Celui qui écrivit pour les Comédiens-Italiens et en particulier pour la célèbre actrice Silvia, et celui qui écrivit pour les Comédiens-Français, notamment Adrienne Lecouvreur. Le premier garde l'odeur des tréteaux, le mouvement des sauteurs, les séductions du masque. À ce Marivaux appartiennent : Arlequin poli parl'amour, Le Jeu de l'amour et du hasard et surtout La Double Inconstance.
Le second est en quelque sorte plus bourgeois, mais plus parisien aussi, plus aigu dans ce raffinement de joute amoureuse. Une des pièces les plus réjouissantes de ce deuxième genre est peut-être La Seconde Surprise de l'amour.
La pièce Les Fausses Confidences qui fut écrite pour les Comédiens-Italiens pourrait se rattacher aux deux genres, aussi fut-elle, au XIXe siècle et jusqu'à maintenant, tirée vers le genre Comédie-Française parce que sans doute apparaît le thème bourgeois, mais en fait sa présentation doit obéir de par la volonté de l'auteur aux rythmes de la comédie italienne. C'est, en tout cas, à cette discipline que nous avons tâché de nous plier lorsque nous présentâmes Les Fausses Confidence en octobre 19461.
Jacques Lassalle
Entre 1967 et 1993, Jacques Lassalle a monté au total sept pièces de Marivaux, des pièces en un acte comme L'Épreuve et Les Acteurs de bonne foi ou de grandes comédies comme L'Heureux Stratagème et Les Fausses Confidences. La mise en scène des Fausses Confidences au Studio-Théâtre de Vitry en 1978 représente une étape importante de ce parcours marivaudien. La scénographie tout d'abord est remarquable. Le travail de Yannis Kokkos porte sur la création d'un espace, rythmé par certaines formes : la ligne droite d'un grand mur nu, dont les couleurs rappellent Chardin, la peinture du XVIIIe siècle, la courbure et la verticalité d'un grand escalier, qui relie la salle basse de la maison de Madame Argante aux appartements d'Araminte. L'interprétation des personnages est par ailleurs renouvelée. Avec Emmanuelle Riva dans le rôle d'Araminte, Pierre Banderet dans celui de Dorante, Maurice Garrel dans celui de Dubois, Jacques Lassalle donne une lecture plus ambiguë, plus inquiétante aussi, du petit monde des Fausses Confidences :
En ce qui concerne Les Fausses Confidences, c'était mon moment Chardin… Avec Yannis Kokkos, nous avons beaucoup travaillé sur le fond : le fondu de la peinture sur laquelle les personnages se détachaient. Et puis sur l'ambivalence. Sur cette intuition que le théâtre de Marivaux n'était pas qu'une marche égale et finalement tranquille vers la conciliation du sentiment et de la condition. Au contraire, l'œuvre marivaudienne s'inscrit dans cette extraordinaire vacance où le personnage se donne congé à lui-même de tout ce qu'il était jusqu'alors et probablement de tout ce qu'il redeviendra ensuite. Plutôt que de distinguer dans le stratagème, dans l'épreuve, dans le masque, le mensonge pour accéder à la vérité, le prix à payer pour l'aveu et la récupération sociale du sentiment amoureux, j'y voyais une formidable tentation, une incartade vertigineuse dont beaucoup de personnages ne reviennent pas. La jeune fille de La Fausse Suivante, partie avec le projet tout à fait honorable de punir un prétendant sans scrupules, finit par regretter, comme un travesti de Shakespeare, l'obligation de retrouver sa condition et choisit probablement celui-là même qu'elle était venue châtier. Araminte lui ressemble : sans illusion aucune, bravant son milieu, elle s'offre ce singulier intendant, qui concilie particulièrement bien la conquête amoureuse et la promotion sociale, l'accès à la fortune2.
Jean-Pierre Miquel
Après avoir monté La Double Inconstance au théâtre du Vieux-Colombier en 1995, Jean-Pierre Miquel, administrateur de la Comédie-Française, met en scène Les Fausses Confidences en octobre 1996 salle Richelieu. La dernière présentation de la pièce avait été dirigée par Michel Etcheverry en 1977 et jouée jusqu'en 1980. Dans un décor de Dominique Schmitt, intemporel et caractérisé par un jeu de rideaux, blancs ou imprimés, Jean-Pierre Miquel nous montre des personnages qui s'affrontent, se confrontent, face à face ou assis autour d'une table qui les rassemble. La distribution, avec Cécile Brune dans le rôle d'Araminte, Laurent d'Olce dans celui de Dorante, Gérard Giroudon en Dubois, renouvelle l'interprétation de Madame Argante (Catherine Samie) et du Comte (Andrzej Seweryn), mettant ainsi en avant la place qu'ils occupent au sein de l'univers familial et social d'Araminte.
Au centre d'un monde domestique – fait de manipulations, pressions, complots et intrigues en tous genres dans le but de gagner de l'argent et de s'élever socialement –, Araminte accomplit un parcours qui s'apparente fortement à l'itinéraire d'un personnage tragique.
Victime d'un environnement médiocre typiquement « dramatique », totalement « dans le monde », emprisonnée dans les usages et les contraintes, Araminte va profiter d'une « Surprise de l'amour » pour affirmer son autonomie et sa liberté, en tranchant les liens ontologiques avec sa mère et la société, en transgressant les règles : elle changera ainsi d'univers, entrant dans celui du pardon et d'un amour qu'elle espère joyeux, au-delà des rancœurs, vengeances et autres luttes pour des bribes de pouvoir qu'elle estime dérisoires.
Ridiculisant avec mépris la petite société qui l'entoure, Araminte réalisera en un temps bref une transformation intérieure, un effort de lucidité et de courage pour se vaincre elle-même et pour se hisser au-dessus des contingences ordinaires.
Dans l'ultime volet d'un théâtre où n'apparaît jamais un couple marié – alors que l'on y finit toujours par une promesse de mariage –, Marivaux nous livre une « comédie héroïque » fortement ancrée dans le réel bourgeois, mais où personne ne s'avance masqué ou travesti. C'est le geste d'Araminte qui constitue la critique des comportements individuels et sociaux, des vanités communes dont elle était aussi la proie.
Les Fausses Confidences nous apparaissent ainsi comme une tragédie bourgeoise, plus proche de nous que Corneille et Racine, mais rendant exemplaires les mêmes capacités à sortir du vulgaire pour tenter une libération de l'être3.