15. DE LA NEUROÉDUCATION
À LA NEUROAUGMENTATION

Nous devons gérer une rupture brutale, imminente et inéluctable. Pour y faire face, notre seule arme est notre cerveau reptilien très modestement domestiqué par la civilisation. Le silicium et l’eugénisme deviendront notre viatique dans le monde d’une IA omniprésente. La nécessité d’augmenter nos capacités cognitives apparaîtra rapidement évidente et incontournable. La compétition d’un monde où l’IA existe sera comme le Tour de France cycliste des années 1990 : une course où celui qui n’est pas dopé n’a aucune chance de terminer à moins de dix minutes du vainqueur d’étape.

L’école de 2050 sera une usine de neuroculture

Il existe ainsi deux types d’école sur terre. L’école traditionnelle des cerveaux biologiques que nous connaissons tous et l’école de l’IA que les experts dénomment « AI teaching ». Mais cette école est incomparablement plus rapide que la nôtre, celle des cerveaux biologiques. La guerre des deux écoles est perdue d’avance.

Du fait d’immenses écarts de productivité, la concurrence est très inégale entre les deux écoles : il faut trente ans pour produire un ingénieur ou un radiologue en chair et en os ; quelques instants pour éduquer une IA, lorsque les bases de données nécessaires sont disponibles.

L’école de l’IA est darwinienne. Les chercheurs génèrent des milliers d’IA, les éduquent, les évaluent, gardent les meilleures et euthanasient les autres. Les humains progressent eux lentement, génération après génération

L’école est un artisanat archaïque tandis que l’éducation des cerveaux de silicium menée par les géants du numérique est la plus puissante des industries. D’un côté des enseignants mal considérés et mal payés, de l’autre des développeurs de génie payés en millions de dollars. D’un côté, cinq millions d’écoles de par le monde qui ne capitalisent que trop peu sur leurs expériences. De l’autre, 10 écoles de l’IA chez les GAFAM ainsi que leurs équivalents chinois les BATX1.

La rapidité d’apprentissage de l’IA explose alors que l’école n’a guère changé depuis la Grèce antique. En définitive, les ordinateurs acquièrent nos capacités ordinaires à un rythme extraordinaire, même si l’IA n’est pas encore dotée d’une conscience artificielle.

L’école sous sa forme actuelle est une technologie dépassée, aussi archaïque que la médecine de 1750 ! Son organisation et ses méthodes sont figées et, plus grave, l’école forme aux métiers d’hier alors que l’éducation des cerveaux de silicium est tournée vers le futur et s’améliore de minute en minute. N’en tirons pas la conclusion que l’homme court à sa perte face à des machines qui deviendraient dévoreuses d’emplois voire hostiles. L’Intelligence biologique et l’IA peuvent rester complémentaires. Pour cela, la société doit exiger de l’école qu’elle permette aux enfants de rester compétitifs face à l’IA. L’école de 2050 ne va plus gérer les savoirs, mais les cerveaux grâce aux technologies NBIC. Nous devrons personnaliser les enseignements en fonction des caractéristiques neurobiologiques et cognitives de chacun. Il faudra faire entrer à l’école des spécialistes des neurosciences, puisque l’enseignant du futur sera fondamentalement un « neuroculteur » c’est-à-dire un cultivateur de cerveaux. Victor Hugo en avait déjà l’intuition lorsqu’il expliquait que les maîtres d’école sont les jardiniers de l’intelligence humaine.

Modifier le cerveau ne sera pas simple

Notre cerveau est un outil remarquable, économe en énergie, mais au débit limité à quelques octets par seconde. En 2023, deux ordinateurs échangent déjà des milliers de milliards d’informations par seconde… Aucune sélection génétique ne pourrait substantiellement améliorer la « bande passante » de notre cerveau. On passera pudiquement sur le fait que l’IA ne dort pas, ne mange pas, ne fait pas grève, ne vieillit pas, voyage à 300 000 kilomètres par seconde et peut se subdiviser en quelques millièmes de seconde… Notre ordinateur « fait de viande » est affligé sur ces points d’un handicap fondamental face aux cerveaux de silicium.

La sélection darwinienne est à l’arrêt puisque la mortalité infantile a heureusement quasiment disparu, seules des modifications génétiques embryonnaires pourraient améliorer la compétitivité de notre « hardware neuronal » face aux IA. Le potentiel d’amélioration est sans doute significatif mais pas illimité ; il existe des limitations physiques à l’augmentation de nos capacités intellectuelles que le silicium n’a pas.

Si notre cerveau grossissait, cela allongerait la longueur des axones qui relient les neurones entre eux, ce qui serait néfaste pour leur efficacité et imposerait de généraliser la césarienne ou l’utérus artificiel qui sera au point vers 2050.

La réduction de la taille des neurones entraînerait des artefacts et donc des excitations accidentelles des réseaux neuronaux. Et la multiplication du nombre de connexions synaptiques conduirait à une augmentation de la consommation énergétique du cerveau dont on suppose qu’elle est une des origines de la schizophrénie.

Si l’on regarde froidement la réalité, il est vraisemblable que les Edtechs associées à une stimulation précoce des enfants et à une personnalisation pédagogique optimale puissent faire passer le QI moyen d’une population de 100 à 125.

Il est possible que la cohabitation avec l’IA accroisse nos capacités cognitives : la co-évolution avec le silicium nous ferait découvrir de nouvelles façons de raisonner, ce qui réorganiserait nos réseaux neuronaux. La lecture fait appel à des circuits cérébraux qui n’étaient pas prévus pour lire : en moins de 10 000 ans, la sélection darwinienne aurait été bien incapable de faire émerger des aires cérébrales dédiées. Nos relations avec l’IA pourraient entraîner un phénomène comparable.

La sélection et la manipulation génétiques embryonnaires devraient permettre à chacun d’atteindre le QI d’un Leibniz, que l’on estime rétrospectivement – il est mort deux cents ans avant l’invention du QI – à 220. Au-delà, seules les méthodes neuroélectroniques semblent envisageables au prix de notre cyborgisation partielle ou complète2.

La tornade ChatGPT va trop vite et trop haut

Si la fin du travail n’est pas une perspective envisageable à court terme, dans une perspective de quarante ou cinquante ans, il n’est pas possible d’être aussi catégorique concernant les humains non augmentés. Si l’on inclut l’arrivée de robots dotés d’IA, les perspectives sont plus radicalement négatives encore. Même les emplois actuels les plus qualifiés qu’un Rifkin croyait voir perdurer pourraient être détruits. Dans un scénario extrême, aucune compétence, même la plus pointue, ne serait inaccessible aux machines. La rapidité et l’infaillibilité d’exécution des machines intelligentes rendraient absolument non compétitif le travail humain3. En avril 2023, un test attribuait un QI verbal de 155 à GPT4, soit plus que 99,989 % des Français.

Pour rester dans la course, l’être humain aura deux choix, d’ailleurs pas exclusifs l’un de l’autre : l’eugénisme biologique et la neuroaugmentation électronique.

Génétique ou cyborg : le grand bond en avant de l’intelligence

Augmenter les capacités intellectuelles de la population va devenir possible. Il existe deux groupes de technologies, en réalité complémentaires : l’amélioration par la voie purement biologique4 d’une part, la voie électronique d’autre part.

Le scénario Gattaca

Premier type de technologies : celles qui utilisent les ressources biologiques. Puisque nous savons que l’intelligence est en partie génétique, il s’agit de comprendre quelles sont les caractéristiques génétiques associées à une plus grande intelligence. La génétique s’était jusqu’à présent essentiellement concentrée sur l’identification des marqueurs associés à des intelligences faibles, pour évaluer le risque de « déficience mentale ». S’intéresser aux marqueurs des QI élevés est encore tout récent, c’est pourquoi nos connaissances à ce sujet sont pour l’instant limitées. Mais des laboratoires puissants sont désormais lancés sur la piste.

Ce premier choix correspond au scénario de Gattaca5. Comme dans le film d’Andrew Niccol réalisé en 1997, la société pourrait délibérément faire le choix d’un eugénisme massif et systématique. Comme dans le roman d’Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, c’est à ces individus de première classe que sont réservés les postes de l’élite sociale6.

Il est possible d’améliorer considérablement l’efficacité de l’environnement dans l’apprentissage et de doper les neurones, mais cela a ses limites. Puisque la génétique explique deux tiers de nos capacités intellectuelles et que l’éducation, l’environnement et la famille n’en sont responsables que d’un tiers, il va devenir possible d’augmenter l’intelligence des populations.

L’eugénisme est déjà une réalité parfaitement acceptée chez nous : grâce aux diagnostics précoces encouragés et pris en charge par la Sécurité sociale, 96 % des enfants trisomiques dépistés sont éliminés. De plus en plus, nous sommes capables de procéder à des diagnostics préimplantatoires pour éviter qu’une maladie génétique fatale ne se transmette des parents vers les enfants, évitant autant de drames horribles. On pourra bientôt intervenir sur le génome de l’embryon pour « réparer » certains problèmes génétiques. Et chacun salue ces avancées en songeant qu’elles permettent une vie meilleure. Au sens étymologique, eugénisme signifie en grec « bien naître ».

Difficile de ne pas voir où mène le toboggan eugéniste : les parents veulent le meilleur pour les enfants et souhaitent leur donner toutes les chances possibles dans la vie – comment les blâmer ? Ils vont peut-être avoir tendance à vouloir choisir la taille, la couleur des yeux et des cheveux de leurs enfants. Mais plus encore, ils réclameront ce qui a un rôle déterminant dans la réussite sociale : un fort QI. Dès que cela sera possible et accessible, la demande d’amélioration de l’intelligence pour les futurs enfants va exploser… surtout lorsque les parents se rendront compte que les enfants de leurs voisins ont 50 points de QI de plus que les leurs.

Serait-il moral, par exemple, d’interdire à un paysan tanzanien pauvre, qui n’a guère été favorisé par son environnement, d’augmenter le QI de ses enfants pour qu’ils fassent des études ? Au nom de quelle morale pourrions-nous l’empêcher ?

Une étude menée par Shulman et Bostrom7 en 2013 a montré que la sélection d’embryons donnerait rapidement des résultats sensibles. Dans dix à quinze ans, les techniques de sélection d’embryons pourront permettre, si on le souhaite, une augmentation des capacités cognitives des individus ainsi « produits ». Shulman et Bostrom montrent qu’il est possible d’aller beaucoup plus loin. L’utilisation de cellules souches humaines de gamètes permet de procéder à une sélection itérative d’embryons in vitro. L’effet cognitif pourrait devenir beaucoup plus conséquent sur plusieurs générations.

Il n’est même pas nécessaire d’attendre que les générations se succèdent réellement tous les vingt-cinq ans pour que les effets puissent être obtenus : les générations peuvent se faire en quelques semaines. Avec les cellules souches des embryons on refait en éprouvette ovules et spermatozoïdes en quelques semaines.

Si une sélection du meilleur embryon parmi 10 est répétée sur 5 générations, le gain moyen de QI est de 60 points…

Il n’est pas nécessaire d’aller si loin pour changer la trajectoire de vie d’un enfant : 20 points de QI sont tout ce qui différencie un adolescent qui patauge au lycée d’un étudiant qui traverse l’université avec succès…

Imaginons le fossé qui pourrait se créer en l’espace d’une génération, entre des parents non augmentés – vous et moi – et une progéniture dotée de 50 points de QI supplémentaires. Les problèmes de communication parent-enfant prendront une nouvelle dimension : les parents continueront à ne pas comprendre leurs enfants, mais cette fois-ci, ce sera aussi par manque d’intelligence.

Le désarroi des professeurs sera au moins aussi grand que celui des parents : la sélection d’embryons va rendre la tâche éducative ingrate… Des années d’effort de cohortes de maîtres seront remplacées par quelques opérations en éprouvette. Tout comme la fluoration de l’eau a rendu moins utiles les dentistes – orthodontistes exceptés8 –, un peu d’eau fluorée marchant mieux que les efforts de milliers de professionnels pour préserver des caries…

Contrairement à ce que prévoient les fictions d’anticipation, la sélection embryonnaire ne concernera pas qu’une petite partie de la population. Elle sera généralisée. Il sera en 2100 jugé aussi étrange de laisser de petits enfants naître avec un QI inférieur à 160 qu’aujourd’hui de mettre sciemment au monde un bébé gravement déficient mental9. Une stigmatisation sociale s’attachera aux enfants nés « naturellement », par le jeu du hasard de la cuisine génétique. Il paraîtra aussi baroque d’avoir un enfant naturellement qu’aujourd’hui de vouloir accoucher chez soi. On peut même penser qu’au nom de la protection de l’enfant, des lois viennent dans le futur décourager voire interdire de telles pratiques primitives qui créent de fait des parias incapables de s’intégrer économiquement et socialement.

La société de 2060 trouvera inacceptable de fabriquer des enfants non compétitifs face aux successeurs de GPT4.