Je le dis tout de suite : ce dictionnaire de citations sur la traduction est un régal. Le jeu du classement par thèmes, avec souvent leur « inévitable binarité », dit Jean Delisle – comme entre le dénigrement et l’éloge – et ce que permettent les index, cela fait qu’on circule avec toute l’excitation de la découverte même dans ce qu’on croyait connaître. Ce qui met à découvert cette situation habituellement masquée par les traducteurs eux-mêmes, et à leur insu, que la traduction concerne l’ensemble de toutes les représentations du langage et de la littérature, et donc demande une théorie d’ensemble. Elle est là, quelque part, dans ce dictionnaire. Cherchez. Imaginez que c’est un jeu.
Ici, la citation a pleinement son sens juridique, d’incitation à comparaître. Et ce qu’on voit apparaître aussi, c’est l’historicité du traduire : les effets d’époque. Avec l’interaction constante entre la pensée et les pratiques. Coup de pied dans les chevilles de ceux qui opposent la théorie et la pratique.
Traduire est à la fois un tourment et un plaisir. Jean Delisle parle des traducteurs comme des « hédonistes de la traduction ». Ce dictionnaire est un dictionnaire pour hédonistes : pour se faire plaisir.
L’idée d’avoir fait un tel dictionnaire, sur ce que c’est que traduire, est une grande première. Généralement, les dictionnaires, je veux dire les dictionnaires de langue, sont des collections d’idées reçues par le culturel et que le public prend pour du savoir. Et c’est du savoir. Mais les définitions ne se donnent pas pour des idées reçues, ce qui inciterait à la méfiance. Elles se donnent pour la vérité, pour la nature des choses. Prenez par exemple l’article « poésie » dans Littré : exemple remarquable d’absurdité généralement inaperçue : c’est d’abord ce qui est écrit en vers, et aussitôt après ce qui est beau même si ce n’est pas en vers. Mais alors où est la nécessité du vers, et quel est le rapport entre le vers et la poésie ? Déjà Aristote savait, pour Empédocle, que ce qui est écrit en vers n’est pas nécessairement de la poésie. Et ce n’est qu’un petit bout du problème propre à cet exemple. Sans compter les problèmes de la traduction. Traduire en vers ou traduire en prose.
Il y en a bien d’autres, des problèmes, on s’en doute. Pour ce qui est du langage, toutes les notions sont en procès, ou en difficulté. En quoi justement elles sont passionnantes. Mais cette observation – qu’il ne faudrait pas prendre seulement pour des réserves, plutôt des mises en garde – tient à l’historicité même des dictionnaires : les dictionnaires sont des témoins. D’un lieu et d’un moment. C’est ce qui les rend précieux : Richelet, Furetière, les diverses éditions du dictionnaire de l’Académie française. Tous. Et les encyclopédies. Qu’on voie l’article « ponctuation » dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, et on comprendra pourquoi c’est une aberration de moderniser la ponctuation des textes anciens.
Dictionnaire de citations sur la traduction, à travers les âges et les langues, ce dictionnaire ne peut pas avoir les défauts ni les curiosités des dictionnaires courants (qui ont parfois été étudiés comme quand on compare certains articles sur des notions sensibles culturellement : juif, femme, noir). Il n’a rien de commun non plus avec les dictionnaires de citations en général, qui sont des trésors de beaux passages littéraires et de vers célèbres, faits surtout pour la facilité de les retrouver, et de les savourer : des condensés de la culture, d’une culture, et du culturel. Encore moins de rapports avec les dictionnaires de proverbes, ou les listes de locutions des pages roses du vieux Petit Larousse.
Rien de tout cela dans ce dictionnaire de citations sur la traduction, et sur ce que tant de gens en ont pensé, et en pensent aujourd’hui encore. L’actualité, je veux dire les contemporains, est très présente ici. Ce qui ajoute à l’intérêt. À la gourmandise. Et surtout ce dictionnaire montre les idées reçues justement comme des idées reçues, avec leur historicité.
C’est donc à la fois un dictionnaire de clichés, un jeu de massacre des clichés, et une collection d’intuitions géniales. Ce dictionnaire s’adresse à la liberté de qui va le lire, en même temps qu’il va vous rendre plus intelligent. Le contraire même du dictionnaire courant qui vous rend idiot sans même que vous vous en aperceviez. Quand, en plus, des clichés culturels brouillent encore davantage le rapport qu’on a au dictionnaire. Le cas typique est celui du Littré, quand il est pris pour le meilleur dictionnaire de la langue française, et donc réédité avec des mots nouveaux pour l’actualiser, alors que c’est seulement, essentiellement, le dictionnaire de la beauté de la langue française aux XVIIe et XVIIIe siècles, qui l’académise et tend à la fixer à son passé, donc à en faire une langue morte, sans le savoir.
Ici, on a, par la multiplication des contraires, un outil magistral contre les clichés. Chose encore jamais faite, à ma connaissance. C’est un dictionnaire d’anti-clichés. Par la réflexion qu’il suscite, qu’il stimule, je dirais même que ce dictionnaire contient, virtuellement, des poncifs de l’avenir, au sens que disait Baudelaire : créer un poncif c’est le génie. Dans la lutte elle-même des poncifs opposés entre eux. Comme pour la notion courante de rythme, Benveniste a montré que c’était un poncif créé par Platon, en pleine opposition avec la notion d’Aristote, que les mètres sont des parties des rythmes.
Un bel exemple, pour ce qui est du traduire, est la notion que les traductions vieillissent, alors que les textes ne vieillissent pas. Et toute la discussion peut partir et indéfiniment repartir des citations de ce dictionnaire.
Une contradiction entre toutes ces affirmations ? Alors il faudrait la « dépasser ». Et aussitôt montre son nez le piège, le cliché. C’est que le « dépassement », à l’hégélienne, implique une théologie de la résolution des contraires. Le bon infini. Non, vous ne vous en sortirez pas comme ça.
L’ordonnancement par thèmes fait beaucoup pour qu’au lieu de s’y perdre on s’y trouve, et retrouve. C’est à la fois un dictionnaire du pensé et de l’impensé sur la traduction, de l’avouable et de l’inavouable.
Mais ce dictionnaire n’entre pas dans la discussion. Ce n’est pas son rôle. Il la permet, il la favorise, même il y pousse.
Des clichés, en veux-tu en voilà. Comme de postuler que traduire, c’est écrire. Oui, dans le meilleur des cas. Pour la plupart, traduire, c’est désécrire. Ou qu’un texte est la somme de ses traductions, ce qui confond la diffusion culturelle et la chose littéraire dans sa valeur. Et l’opposition entre pratique et théorie. Ou la notion même de langue, quand elle empêche de penser le discours.
Tenez, prenez la notion de répétition. Petit détail noyé dans la masse des problèmes. Et regardez les citations. Le débat, apparemment absent, y est en germe. Ainsi tel traducteur de l’italien pose que la langue française ne supporterait pas les répétitions d’un texte (littéraire) italien. Ce que montre cette attitude, qui défait toute la poétique du texte italien, c’est que son présupposé sur la langue française détruit la chose littéraire elle-même et ne le sait pas. Ce qui apparaît ainsi involontairement c’est que traduire met en jeu, et en scène, l’ignorance du langage dans et malgré le savoir de la langue. D’où le rebondissement vers toutes les questions canoniques : qu’est-ce que c’est, traduire bien, et traduire mal ; qu’est-ce que c’est, le rapport entre identité et altérité, langue et discours, système et destruction du système, et le rapport entre dire et faire – ce que fait un texte, et comment, pas seulement ce qu’il dit.
Il y a ici, comme dit Jean Delisle, autant des « choses pertinentes » que des « lieux communs ». Où le fameux traduttore, traditore montre et cache toute son ambiguïté : un constat de résignation ou une incitation à transformer la situation ? C’est beaucoup plus un dédain, une passivité, et cet adage, avec son air cynique et supérieur, confirme une infériorité pas seulement empirique, mais d’essence de la « tâche du traducteur ». Par rapport aux œuvres dites originales. Son jugement présuppose la croyance dominante que le signe, avec son dualisme, fait à la fois le langage et la condition du traducteur. Comme ajoute Jean Delisle, ce dictionnaire même « prouve qu’il y a beaucoup plus à dire sur le sujet ».
Quant à la notion de fidélité, qui semble faire tout pour s’opposer au traduttore, traditore, elle participe de la même statique, de la même représentation du langage. Elle ne dit pas à quoi il faut être fidèle : au signe ou au poème, à ce qui est dit ou à ce que le texte fait, à la langue ou au discours.
Rien n’est innocent, ou sans effets de théorie et de pratique, en matière de traduction, comme d’appeler traductologie la réflexion sur ce que c’est que traduire. Immédiatement, c’est la théorie traditionnelle au sens de Horkheimer, c’est-à-dire une théorie régionale, autonome, qui laisse en place les concepts dominants et académiques sur le langage, autrement dit le dualisme du signe, et qui met tout le traduire dans l’herméneutique : le sens, c’est-à-dire la forme et le sens.
Quant à la « tâche du traducteur », formule si souvent reprise à Walter Benjamin, je n’ai pas vu qu’on ait relevé combien chez lui elle suppose de théologie – la « langue pure ».
Qu’il y ait depuis toujours des contradictions dans ce qui s’est dit sur la traduction montre aussi qu’il n’y a que des points de vue. Les propos sont impressionnistes d’autant plus qu’ils n’ont pas de théorie d’ensemble, tout en croyant en avoir une.
Où il ne faut pas confondre les désignations de la traduction qui tentent de la qualifier tout entière, comme interprétation, translation ou version, termes qui ont leurs limites d’emploi, avec des termes péjoratifs ou qui désignent un défaut reconnu comme tel : calque, soustraduction ou surtraduction.
C’est un dictionnaire de points de vue. En quoi il porte une grande leçon, fortement saussurienne : que sur le langage, et donc aussi sur la traduction, il n’y a que des points de vue. Que des représentations. Avec leur systématicité interne. Qu’on n’a jamais fini de découvrir. Ce qui détache radicalement Saussure du structuralisme, qui s’est fait passer pour la continuation de Saussure, alors qu’il accumule les contresens sur Saussure. Immédiatement, il apparaît que tout point de vue qui se fait passer pour la vérité et la nature des choses est une imposture. Ce qui est exactement le cas du signe linguistique, avec son dualisme, la forme et le sens, la lettre et l’esprit, le langage poétique et le langage ordinaire. Et la stylistique de l’écart.
Or le signe a un effet classique sur la traduction, par l’opposition entre la traduction courante et la traduction dite littérale, où le regard vers la langue de départ louche vers la forme, et le regard vers la langue d’arrivée tourne son strabisme vers le sens. Pour être pragmatique. Pour être naturel. Sans savoir qu’il n’y a pas plus culturel que cette illusion du naturel.
Mais le signe n’est pas la nature du langage. Il n’en est qu’une représentation. Et ce dictionnaire expose à tous les yeux qu’il n’y a que des points de vue, que tout point de vue sur la traduction est un point de vue sur le langage, et sur la littérature. Quand c’est ce qu’on appelle de la littérature qu’il y a à traduire. L’éternel combat du signe et du poème.
Ainsi ce dictionnaire est un révélateur. On a dit beaucoup de choses sur la traduction, des choses intelligentes et des choses moins intelligentes. La traduction, tout autant que ce qu’on en dit, à la fois les montre et les cache. La mise en intelligence est due à la multiplicité des citations, où on ne cesse de faire des découvertes, et aux confrontations sans fin que les index invitent à faire. Ce qui en ressort est la mise à découvert de la théorie d’ensemble du langage qui est à l’œuvre dans le traduire, et qui est justement à découvrir.
Une traduction, au sens du produit fini, apparaît, à travers la lecture de toutes ces citations, comme l’effet de théorie des idées qu’on a sans savoir qu’on les a, sur le langage, sur sa propre langue et sur la langue qu’on traduit, sur les rapports entre langue et discours. Rapports tels que croire qu’on traduit seulement d’une langue dans une autre langue empêche, ou peut empêcher de savoir, que traduire un texte, c’est traduire un discours.
Tout cela fait désormais la nécessité, le caractère indispensable de ce dictionnaire de citations sur la traduction. La circulation des idées, leur confrontation illimitée que permet La traduction en citations expose aussi une histoire. Ce dictionnaire nous invite, et même il nous pousse à nous situer.
HENRI MESCHONNIC,
Paris, 2007