LES COLCHIQUES1

Le pré est vénéneux mais joli en automne

Les vaches y paissant

Lentement s’empoisonnent2

Le colchique couleur de cerne et de lilas

  5  Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là

Violâtres comme leur cerne et comme cet automne

Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne3

 

Les enfants de l’école viennent avec fracas

Vêtus de hoquetons et jouant de l’harmonica4

10  Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères

Filles de leurs filles5 et sont couleur de tes paupières

Qui battent comme les fleurs battent au vent dément

 

Le gardien du troupeau chante tout doucement

Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent

15  Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne

1 Pré-originale : La Phalange, no 17, 15 novembre 1907, avec « La tzigane » et « Lul de Faltenin ». Repris dans Florian-Parmentier, Toutes les lyres, Anthologie critique, s.d. (fin 1911). Dans la pré-originale, le poème est daté de Neu-Glück, 1902. Il appartient donc à l’ensemble des poèmes composés en Rhénanie. Dans l’anthologie, il est daté de Neu-Glück, septembre 1901.

2 Ces deux vers n’en font qu’un dans la pré-originale. Par cette brisure, Apollinaire passe d’un poème de quatorze vers, comme le sont les sonnets, à un poème de quinze vers, impair. Dans la pré-originale, la disposition est de six vers, suivis d’un blanc, puis de huit vers.

3 Le colchique est une plante vénéneuse, dont le bulbe contient un poison violent. Selon Rodet (Botanique agricole et médicale, 1857), « les animaux, guidés par leur instinct, le dédaignent au pâturage ».

4 Le hoqueton était un vêtement de grosse toile. On trouve le terme dans La Fontaine, Fables, « Le loup devenu berger ». Étienne-Alain Hubert, à la lecture d’un carnet de jeunesse d’Apollinaire, a identifié la source de cette profanation de l’amour par « des enfants équipés de petits hoquetons » : la traduction par Blaise de Vigenère, annotée par Artus Thomas d’Embry, du roman de Philostrate De la vie d’Apollonius thyanéen (« Autres scolies sur Alcools d’Apollinaire », Revue d’histoire littéraire de la France, 98e année, no 1, janvier-février 1998, p. 112-122).

5 L’inversion de la filiation – « filles de leurs filles » – s’expliquerait par une particularité botanique : le colchique fleurit en automne et fructifie au printemps. Ce cycle, qui inverse le cycle normal, l’a fait appeler en allemand Sohn vor dem Vater, « fils avant le père » (Hasselrot, « Les vertus devraient être sœurs, ainsi que les vices sont frères », Revue romane, 1967).