ALCOOLS. POÈMES 1898-1913 paraît au Mercure de France à Paris en 1913, avec un portrait de l’auteur par Picasso. Il fera l’objet d’une nouvelle édition, en 1920, aux Éditions de la Nouvelle Revue française et sera constamment réimprimé chez Gallimard. Apollinaire n’est pourtant pas un auteur lié aux milieux de La Nouvelle Revue française, à laquelle il a collaboré une seule fois, pour un compte rendu de L’Armée dans la ville de Jules Romains. Le Mercure de France demeure, en 1913, la maison où se publie la poésie, en particulier la poésie expérimentale. Alors que La Nouvelle Revue française, regroupée autour de Gide, Copeau, du jeune Rivière, est une instance d’arbitrage, le Mercure de France, auquel Apollinaire collabore depuis le début de l’année 1911 par une chronique régulière, « La Vie anecdotique », demeure la maison qui consacre les poètes, selon une logique bien établie depuis les dix dernières années du XIXe siècle : la recherche poétique se publie en revue avant d’être recueillie en volume chez un éditeur d’avant-garde. Le portrait cubiste d’Apollinaire par Picasso fait écho à Méditations esthétiques. Les Peintres cubistes, qui paraît en mars 1913. L’amitié et les affinités qui unissent Apollinaire à Picasso et aux cubistes sont publiques. En se donnant des traits cubistes, le poète s’identifie aux débats suscités par la peinture d’avant-garde. À cela s’ajoute une autre intention, aussi discrète que réelle : reprendre à son propre compte, pour la poésie, le portrait héroïque qu’il fait des peintres cubistes à propos de Picasso en mars 1913 : « Ils habitent dans la solitude et rien n’est exprimé que ce qu’ils ont eux-mêmes balbutié, balbutié si souvent qu’ils arrivent parfois d’efforts en efforts, de tentatives en tentatives à formuler ce qu’ils souhaitent formuler. Hommes créés à l’image de Dieu, ils se reposeront un jour pour admirer leur ouvrage. Mais que de fatigues, que d’imperfection, que de grossièretés !1 » Ainsi se comprend mieux la datation, qui inscrit le recueil dans une longue durée, quinze ans, de 1898, année de la mort de Mallarmé, à 1913, année de la pleine révélation cubiste. Alcools, où l’attention à l’effort est proclamée, dans « Cortège », où la divinité du poète est souhaitée, dans « Les fiançailles » dédiées à Picasso, ferait le lien entre le symbolisme et l’esthétique nouvelle de 1913, en une suite de « tentatives » plus ou moins réussies. Le recueil donne à lire en ses poèmes une mutation, de l’héritage du symbolisme au modernisme : en cela il s’impose comme le document poétique d’une époque, dont Apollinaire serait la figure exemplaire. Le pluriel du titre, des alcools et des poèmes, maintient un centre idéal, la beauté qui a fait l’objet d’expérimentations diverses et d’un incessant work in progress, comme l’affirme justement Anna Boschetti2. C’est encore à propos de Picasso qu’Apollinaire écrivait, en 1905 : « Son insistance dans la poursuite de la beauté a tout changé alors dans l’art3. » Le titre, le portrait, la maison d’édition font donc pleinement sens : Alcools se veut un événement littéraire et artistique, au sens fort, qui réordonne quinze années de vie littéraire et d’interrogations sur les fins et la valeur de la poésie.
Qui est, en effet, Apollinaire en 1913 ? Né à Rome, d’ascendance russe, polonaise et italienne, élevé par sa mère, qui tire ses revenus de la fréquentation des casinos, il a passé son enfance à Monaco et à Nice avant de venir s’installer à Paris en avril 1899. Il n’a pas la nationalité française : ce statut d’étranger lui vaut des attaques, notamment au moment de son incarcération à la prison de la Santé, dans l’affaire des statuettes dérobées au Louvre, en septembre 1911. La place tenue par la question de l’identité culturelle française, dans le recueil, trouve son origine dans ce statut précaire d’étranger.
L’existence d’Apollinaire est matériellement précaire, et sa carrière littéraire se heurte à deux écueils, l’absence de fortune (donc la pauvreté) et son ignorance des milieux littéraires et artistiques qu’il lui faut pénétrer. La précarité matérielle le contraint à rechercher des revenus, comme employé, ce qui le distrait de ses ambitions littéraires, ou comme journaliste, ce qui le lie aux lois économiques du champ littéraire qui ne sont pas nécessairement en accord avec ses ambitions artistiques. Il ne parviendra pas à conquérir une réelle autonomie financière ; par contre, de 1898 à 1913, il acquiert autorité et légitimité. En 1913, il est parfaitement intégré dans les milieux littéraires d’avant-garde et parmi les tenants de la littérature pure, c’est-à-dire centrée sur des valeurs symboliques, la beauté, la vérité, la pureté, et non sur l’institutionnalisation, l’argent et la rentabilité, propres à la littérature industrielle ou de consommation, dont les représentants les plus notoires sont les dramaturges et romanciers à succès : Apollinaire a progressivement acquis la notoriété et la reconnaissance de ses pairs. Il a créé, avec des amis, ses propres revues, se donnant un lieu symbolique d’expression propre et l’autorité d’un directeur de publication : Le Festin d’Ésope, en novembre 1903, l’éphémère Revue immoraliste d’avril 1905, qui devient en mai les non moins éphémères Lettres modernes, Les Soirées de Paris en février 1912. Il a publié contes, récits et poèmes dans les revues reconnues, La Revue blanche, La Plume, Vers et prose de Paul Fort, La Phalange de Jean Royère, le Mercure de France de Vallette, Léautaud, Remy de Gourmont, dans Paris-Journal. Dans des publications comme L’Intransigeant, La Démocratie sociale, La Phalange, Paris-Journal, il est devenu chroniqueur, spirituel, plein d’humour et d’ironie, et analyste reconnu, à défaut d’être entendu, sur des questions de relations culturelles internationales, sur la vie littéraire, les romans et le théâtre, sur les arts, tout particulièrement la peinture qui s’expose dans le Salon des indépendants et le Salon d’automne chaque année. Il a acquis une grande connaissance de la peinture d’avant-garde et est perçu, en 1913, comme un des théoriciens de la peinture cubiste, puisque, en même temps qu’Alcools, il publie Méditations esthétiques, Les Peintres cubistes. Apollinaire a rencontré en 1904 Derain et Vlaminck, en 1905 Picasso, Braque, puis les peintres du Bateau-Lavoir. Ses articles ont largement contribué à la publicité et à la légitimation de ces artistes, du cubisme et du fauvisme. L’Apollinaire de 1913 n’est donc plus l’étranger de 1899, même si sa situation d’avant-garde lui donne, aux yeux des milieux conservateurs et nationalistes, l’allure d’un mystificateur, voire d’un métèque.
Enfin, en 1913, Apollinaire est sentimentalement seul : sa rupture avec Marie Laurencin, intervenue l’été 1912, le désespère. Tous les témoignages concordent pour dresser d’Apollinaire le portrait d’un homme vif, gai, rieur, aimant la blague, l’alcool, les femmes et la vie nocturne ; ils s’accordent aussi pour dire sa vulnérabilité aux déceptions amoureuses, en partie dues à ses emportements et ses colères.
Ce sont les fils de ces quinze années d’une vie personnelle qui sont pris dans la trame du texte. Dès les premières grandes recherches effectuées autour du recueil, par James Lawler, Marie-Jeanne Durry, Michel Décaudin, Marcel Adéma, sur les traces des amis et témoins d’Apollinaire, André Billy, André Rouveyre, André Salmon, Roch Grey, Louise Faure-Favier, Toussaint-Luca, Philippe Soupault, s’est mise en place une périodisation du recueil, ou plutôt d’une partie du recueil, souvent corroborée par la datation des premiers états manuscrits des poèmes. Bien des pièces sont ancrées dans la circonstance biographique, sans que le recours au vécu en donne la signification pleine et entière. Il faut donc entendre avec beaucoup de prudence l’auteur quand il déclare que chacun de ses poèmes commémore un événement de sa vie4. La poésie d’Apollinaire se fonde souvent sur le retour vers le passé et sur la mémoire, et son lyrisme du cri, de la confidence et de l’aveu produit un effet de sincérité et de vérité (« Zone », « La Chanson du mal-aimé », « Le voyageur », « Cors de chasse »…) ; le recueil n’est pas pour autant une autobiographie en poèmes. Nous retiendrons, très schématiquement, trois lignes de vie : la vie sentimentale, la vie sociale et matérielle, la vie littéraire.
Les quinze années couvertes par le recueil sont dominées par trois femmes et trois amours malheureuses : l’éphémère Mareye (ou Maria) Dubois, courtisée à Stavelot, dans les Ardennes belges, pendant l’été 1899 ; Annie Playden, la gouvernante anglaise de la petite Gabrielle de Milhau dont Apollinaire est le précepteur en Allemagne d’août 1901 à août 1902 – Annie Playden à qui il renonce définitivement en février 1905, après deux courts séjours à Londres, en novembre 1903 et en mai 1904 ; Marie Laurencin, peintre que lui fait rencontrer Picasso en mai 1907, alors que lui « qui avait aimé et qui n’aimait plus croyait ne plus pouvoir aimer5 » – Marie Laurencin, avec qui il partage une passion orageuse, et qui le quitte l’été 1912, désespéré, abattu, entouré de quelques amis. Les figures d’Annie Playden et de Marie Laurencin remplissent une fonction fédérative dans Alcools : elles permettent au lecteur de réunir en deux ensembles des poèmes épars dans le recueil, autour d’états et de sentiments qui se répètent – le désir, la colère, le dépit, le désespoir ou la mélancolie de fin d’amour. Le poète dépasse les circonstances de l’amour vécu dans une idée de l’amour.
Que reste-t-il en effet des amours réelles d’Apollinaire dans les poèmes ? Quelques dates, des lieux, par exemple Landor Road où habitait la famille Playden à Londres. Apollinaire s’écarte sans cesse de la réalité vécue, qui n’est plus qu’un prétexte au texte poétique. La suite de pièces « À la Santé » élude totalement les raisons de l’incarcération : elle est centrée sur les sensations ressenties dans l’enfermement et sur l’écriture et l’expérience spirituelle de cette ascèse évoquée à la manière de Verlaine ; les brouillons témoignent d’un retour au catholicisme, écarté de l’état final du poème. Mais c’est évidemment « La Chanson du mal-aimé » qui est exemplaire de la fictionnalisation poétique du vécu. Apollinaire lui-même, dans une lettre à Madeleine Pagès du 30 juillet 1915, reconnaît que « bien des expressions de ce poème sont trop sévères et injurieuses pour une fille qui ne comprenait rien à [lui] et qui [l’]aima puis fut déconcertée d’aimer un poète être fantasque6 » ; les deux séjours à Londres, en novembre 1903 et en mai 1904, ne sont ni sombres ni dramatiques comme le laisserait supposer le récit de « La Chanson du mal-aimé » ; c’est en février 1905 que le poète renonce à Annie Playden, non sans avoir envisagé de la rejoindre en Amérique. Dans l’écriture, il opte pour le scénario de l’amour malheureux, source d’inspiration au demeurant très romantique. La durée de conception du poème, de 1903 à 1907, a évidemment favorisé cette reconfiguration de l’aventure amoureuse – en particulier à partir de 1905 où Apollinaire sombre dans la mélancolie.
Le poème « Signe » définit parfaitement l’éthos élégiaque d’Apollinaire, sa sensibilité au temps qui passe, éphémère, et qui néantise les êtres et le monde, sa conscience de la perte et de la mort, la force d’un désir qu’il sait tragique. Épars dans Alcools, les poèmes qui sont « soumis au Chef du Signe de l’Automne » (voir p. 283) peuvent être groupés en cycles dont l’extension et les limites varient au gré du lecteur. « La Chanson du mal-aimé », « Les colchiques », « Annie », « La blanche neige », « Le vent nocturne », « La tzigane », « Automne », « L’émigrant de Landor Road », voire « Rosemonde », et certaines des « Rhénanes » (« Nuit rhénane », « La Loreley »), « Signe », ou encore « Automne malade », appartiennent au cycle d’Annie Playden ; ce sont évidemment les traits référentiels précis – les séjours à Londres de « La Chanson du mal-aimé », le nom de la rue où habitait Annie Playden, Landor Road – qui cautionnent le mieux cette appartenance. Quant au cycle de Marie Laurencin, il se décompose en deux moments. Le premier est celui de l’enthousiasme de l’amour, désigné par la thématique de l’ardeur dans « Le brasier », « Les fiançailles », « Lul de Faltenin », bien que ces poèmes fassent de l’amour un bûcher et donc une épreuve que doit subir le poète pour s’accomplir pleinement, à l’image de la méduse du Bestiaire qui « [se plaît] dans les tempêtes ». Le second moment est celui de la mélancolie destructrice et mortifère, du temps qui dure, de l’oubli nécessaire et impossible, de l’amour qui devient tragique, présents dans « Le pont Mirabeau », « Marie » où se superpose à Marie Laurencin l’ombre de Maria Dubois, « Cors de chasse ». Le prénom permet d’inscrire parfaitement dans ce cycle le poème « Marie ». Mais c’est la peine affleurant à chaque vers qui permet de réserver le même traitement à « Cors de chasse ». Qualifier de « cycles » ces groupements de poèmes autour d’une femme aimée et perdue n’est pas gratuit : le recueil se construit sur le retour de l’amour fatal et de la souffrance, et dans un même imaginaire où le paysage, de la ville ou de la campagne, et la scène s’accordent au sentiment du poète pour dire son rapport, d’affection ou d’agression, au corps de la femme désirée. Peu importe que « Clotilde », qui échappe à toute datation certaine, appartienne ou pas à l’un ou l’autre cycle : le poème participe de cet éthos sentimental lié à l’automne, à l’endormissement, au souvenir des ombres qui hantent le jardin perdu. La biographie n’est que le prétexte du poème et d’une méditation sur le masculin et le féminin (reprise ailleurs, dans L’Enchanteur pourrissant et dans Les Mamelles de Tirésias), sur le désir et l’amour, sur l’énigme de l’attirance et de la fascination exercées par l’autre jusqu’à l’avilissement ou la destruction de soi ; elle sert aussi une poésie du chant désespéré, nécessairement le plus beau.
Les hasards de l’existence ont conduit le poète dans différents pays d’Europe. Ce monde pénètre le recueil, comme il pénètre à la même époque les poèmes de Valery Larbaud. « Zone » et, dans une moindre mesure, « Vendémiaire » énumèrent différents lieux où Apollinaire a vécu depuis son enfance. « Le voyageur » rappelle des moments passés dans les Ardennes belges. « Marizibill » croise des souvenirs de Cologne et du carnaval de Strasbourg. Le séjour en Rhénanie et ses prolongements ont été une période d’intense production. Une vingtaine de poèmes d’Alcools sont ainsi créés, outre treize autres, et des esquisses, publiés en revue par Apollinaire ou après sa mort. Un voyage en Hollande est à l’origine de « Rosemonde ». L’existence a aussi confronté Apollinaire à des épreuves : la pauvreté et l’emprisonnement. « À la Santé » témoigne, poétiquement, de l’incarcération du poète dans cette prison à la suite de son arrestation dans l’affaire des statuettes volées au musée du Louvre, compliquée par le vol de la Joconde. Ces référents biographiques ne sont en fait que le prétexte à des réflexions et propositions sur l’identité culturelle et sur l’éthique poétique.
Dans sa biographie familiale, par sa mère et l’ami de celle-ci, Jules Weil, Apollinaire est lié à un demi-monde, aristocratie déchue de la Mitteleuropa, qui fréquente la Riviera et les casinos, et à un cosmopolitisme du luxe, de la consommation culturelle et du parasitisme. Alcools repense, sur d’autres bases, la question de la culture et du cosmopolitisme. Le monde artistique où s’insère le poète, à Paris, est le monde de la bohème, d’une élite littéraire distante des milieux bourgeois, qui accueille avec plaisir la culture populaire et marginale – ce qui est un des traits propres aux avant-gardes. Apollinaire revient, à travers les lieux géographiques mentionnés dans son recueil, à des faits de culture et reformule le cosmopolitisme sans exclusive, sur des bases socio-culturelles populaires. Il montre son attachement à l’esprit de la Mitteleuropa, dont il est en partie issu : elle n’est pas uniquement une réalité géographique, mais aussi une représentation des apports des langues et des créations littéraires et intellectuelles nationales en Europe. Bien des lieux traversés dans la biographie, français, italiens, allemands, hollandais, belges, servent de support à une méditation sur les héritages littéraires, artistiques, religieux, mythiques, qui ont façonné l’homme de 1913. Mais Apollinaire place la diversité des langues et des cultures sous l’autorité de la langue et de la culture françaises. « Vendémiaire » doit être lu ainsi : le poème affirme la position culturelle centrale de Paris au sein de l’Europe et fait du sujet qui parle l’aboutissement d’un long devenir historico-culturel. « Zone » procède de la même manière, sur un mode plus désenchanté. « Cortège » est la longue énumération de « tous ceux qui […] n’étaient pas moi-même » et qui « amenaient un à un les morceaux de moi-même » (voir p. 163). Apollinaire est en parfaite cohérence avec les affirmations théoriques sur l’ancien et le nouveau qui émaillent sa réflexion sur la peinture. Quant à la matière même de cette culture, elle ne se limite pas à celle des élites : le poète est attentif aux effets de l’industrialisation moderne, aux traditions populaires, voire aux pratiques des plus humbles, y compris les marginaux.
Dans les « Rhénanes », la question du cosmopolitisme est réglée en termes sociaux et culturels, puisqu’Apollinaire fait place au petit peuple rhénan et à une culture traditionnelle. Cette attirance pour les êtres simples est sensible dans tout le recueil, peuplé de prostituées (« Marizibill », « Zone »), d’émigrants (« L’émigrant de Landor Road », « Zone »), de marginaux, saltimbanques, voyous ou tziganes. Notre poète retrouve en eux des êtres qui assument leur destin, dans l’insouciance ou la souffrance, et s’ouvrent au monde moderne sans déroger à leur passé. À partir de « La Chanson du mal-aimé », puis dans « Les fiançailles », puis dans « Le voyageur » et « Zone », Apollinaire intègre pleinement le modernisme de la ville contemporaine : les bruits discordants, les publicités et les enseignes, les paysages industriels, les gares, les ports, deviennent matière de poésie, comme les mannequins de mode. Le poème recueille ainsi l’héritage du passé dans la modernité du présent : dans « Zone », l’aviateur moderne permet de repenser tous ceux qui, dans les traditions et les mythes, ont été aviateurs. La poésie, comme « art le plus vivant, c’est-à-dire le plus nouveau », est la pointe extrême d’une époque : le poète capte une énergie présente dans toutes les manifestations artistiques, y compris les manifestations populaires. « Les poupées sont issues d’un art populaire ; elles semblent toujours inspirées par les œuvres du grand art de la même époque », écrit Apollinaire dans Sur la peinture7, avant de prophétiser, à propos de Marcel Duchamp : « De même que l’on avait promené une œuvre de Cimabue, notre siècle a vu promener triomphalement pour être mené aux Arts et Métiers, l’aéroplane de Blériot tout chargé d’humanité, d’efforts millénaires, d’art nécessaire. Il sera peut-être réservé à un artiste aussi dégagé de préoccupations esthétiques, aussi préoccupé d’énergie que Marcel Duchamp, de réconcilier l’art et le peuple8 ».
Collaborateur de revues, journaliste, critique d’art et de littérature, observateur de la vie culturelle, Apollinaire a vécu de sa plume : il a fait de la littérature un métier, constamment à la recherche des moyens qui assureraient au mieux son autonomie artistique, sans laquelle la littérature pure, qui fait de la beauté sa valeur suprême, ne saurait être. Cette existence s’accomplit dans une vie littéraire, qui rompt avec l’existence quotidienne, comme le montre le « Poème lu au mariage d’André Salmon », et avec le monde ordinaire du travail. Dans « La porte », un bref dialogue oppose le poète et sa mère sur la question très triviale du travail et sur le choix qui doit être fait entre le statut d’employé et le statut de poète. Cette vie littéraire est prise dans des relations littéraires, dont le recueil Alcools porte les traces visibles dans les dédicaces ajoutées par Apollinaire sur les premières épreuves, ou dans le souvenir des soirées de la revue La Plume évoquées dans « Poème lu au mariage d’André Salmon ». Le poème devient ainsi un objet adressé à une personne qui appartient au champ littéraire : il circule ainsi dans un espace clos, telle une valeur d’échange et de reconnaissance. Au principe de cette existence se trouve une éthique de la liberté du créateur, hautement affirmée dans Alcools ; elle s’appuie, évidemment, sur la biographie, afin de la dépasser. Les tziganes et les saltimbanques incarnent, dans le recueil, cet esprit libre qui se livre au mouvement et au possible, c’est-à-dire à la vie.
C’est toutefois dans le « Poème lu au mariage d’André Salmon » qu’Apollinaire ménage des différences entre les valeurs collectives politiques et les valeurs absolues que requiert la littérature. Jouant sur la circonstance – toute poésie est toujours de circonstance –, il associe avec humour Paris pavoisé pour le 14 Juillet à la célébration du mariage d’André Salmon le 13. Mais il dérive vers un éloge de la liberté naturelle, indissociable de l’être de l’homme, qui est le moteur de la grande poésie. Le poème s’écarte de l’histoire pour célébrer la littérature comme un espace entièrement autonome : l’amour n’est plus le sentiment qui unit deux êtres – il n’est nullement question de la mariée dans cet épithalame –, mais le lien qui assure l’unité de l’univers. Le poète a « des droits sur les paroles qui forment et défont l’Univers » (voir p. 183). C’est cette liberté qu’Apollinaire retrouve en Hélène, incarnation de la beauté occidentale (Le Guetteur mélancolique, « Hélène »), et dans le texte de 1917 qui commémore le cinquantenaire des Fleurs du Mal de Baudelaire ; l’outil en sera le rire libérateur qu’Apollinaire et Salmon, sur les traces du Zarathoustra de Nietzsche, ont découvert (voir p. 181). Le recueil formule donc une éthique, que l’auteur a su mettre en pratique dans « L’ermite », poème iconoclaste du mysticisme catholique, qui force le trait de la Thaïs d’Anatole France, dans « Le larron », fidèle au scepticisme religieux de Renan, dans « Palais » qui déconstruit, à la manière de Rimbaud, l’idéal poétique des romantiques et des symbolistes, dans l’humour enfin de « Rosemonde ». La liberté a pour conséquence la lecture soupçonneuse des discours autres, politiques, religieux, mythiques et littéraires, en une démarche qui s’appuie sur l’héritage pour le dépasser en le réinscrivant dans le présent. Elle est l’aboutissement de l’anarchisme, très banal dans les milieux symbolistes et post-symbolistes, qu’Apollinaire affiche dans de multiples poèmes de jeunesse demeurés inédits de son vivant.
La genèse des poèmes d’Apollinaire relativise la pertinence d’une lecture biographique. En effet, l’écriture du vécu n’est pas le vécu. Écrit, le texte se détache des circonstances qui ont présidé à sa genèse, et acquiert une existence matérielle et objective. Un premier état manuscrit devient ainsi du matériau textuel, que le poète reprend partiellement ou totalement, parfois quelques années après sa rédaction. Apollinaire décontextualise, déplace et assemble, en des collages, des fragments conçus à divers moments. Voici quelques exemples de cette pratique d’écriture. Un seul premier état manuscrit, « Les paroles étoiles9 », génère partiellement « Le pyrée », qui deviendra « Le brasier », et « Les fiançailles ». Autre exemple : la dernière strophe de « Marizibill » se trouve dans un brouillon de « La Chanson du mal-aimé10 ». Ou encore : le refrain du « Pont Mirabeau » se trouve dans un état manuscrit de « À la Santé » ; « Crépuscule » et « Saltimbanques » proviennent d’un même manuscrit originel ; les derniers vers de « 1909 » proviennent d’un état manuscrit de « Vendémiaire ». Les ruptures métriques ou rythmiques, à l’intérieur des poèmes, sont souvent la marque visible et lisible de ces déplacements et collages : il en va ainsi de l’énumération des oiseaux dans « Zone », ou des quatrains insérés dans « Le voyageur ». L’éloignement des circonstances du poème et cette objectivation apparaissent encore lorsque Apollinaire modifie les textes au moment de leur insertion dans le recueil : ainsi il introduit les mentions des personnages et du chœur dans « Le larron », ou recompose « Palais ». Enfin, des poèmes de jeunesse, « Le printemps », « La clef », « L’automne et l’écho », « Les villes sont pleines d’amour… », sont autant de carrières où le poète-Amphion prélève le matériau de certaines pièces d’Alcools.
Les poèmes et le recueil doivent ainsi être situés dans une longue durée où, sans perdre nécessairement le sens circonstanciel qu’ils pouvaient avoir originellement, ils s’enrichissent de la réflexion esthétique et poétique d’Apollinaire et de ses prises de position dans le champ littéraire et poétique. Ainsi « Les cloches », daté « Oberpleis, mai 1902 », est publié avec « L’émigrant de Landor Road », « Salomé », « Mai », en décembre 1905 - février 1906, dans Vers et prose, la revue de Paul Fort. Le sentiment, le rire, le départ et donc la rupture avec le symbolisme donnent une forte unité à cet ensemble dans une revue éclectique, ouverte aux symbolistes et aux jeunes générations qui discutent son héritage. Mais si « Les cloches » peut apparaître comme un traitement de la thématique de l’amour fatal, il peut aussi être lu comme une réponse au rapport de l’individu à la collectivité, ou plutôt à la voix collective qui blâme et condamne au désespoir et à la mort celle qui a aimé un « beau tzigane ». L’ironie est flagrante si l’on situe ce poème par rapport à la poésie catholique, où la cloche est un symbole évident de l’unité ecclésiale. Si l’on situe ce poème par rapport aux premiers textes-manifestes que Jules Romains écrit en 1905 à propos de l’unanimisme, il est pour le moins ambigu : la voix collective provoque la mort de la jeune amante11. Autre exemple, « Salomé », une première fois publié avec « Les cloches », peut apparaître comme une autre illustration de l’amour maudit et fatal, conduisant à la folie. Mais le poème paraît de nouveau en décembre 1911, dans Le Parthénon, avec « Crépuscule », inspiré par la peinture de Picasso et qui sera dédicacé à Marie Laurencin dans le recueil final en 1913. Or, les trois personnages de Salomé, de Jean-Baptiste et d’Hérode désignent, dans Peintres nouveaux, « Mlle Laurencin entre Picasso et le Douanier Rousseau12 ». Si l’on suit cette proposition, le poème prend l’allure d’une réflexion critique sur la peinture féminine nouvelle, en regard de la peinture naïve du Douanier Rousseau et de la révolution cubiste de Picasso.
Le titre du recueil, Alcools, est apparu tardivement, probablement en octobre 1912. En fait, quatre titres se sont succédé à partir de 1904 : Le Vent du Rhin, L’Année républicaine, Eau de vie, poèmes, et enfin Alcools. Poèmes 1898-1913. À chacun répond un projet de recueil, qui a sa valeur propre et correspond à un moment de l’histoire de la poésie d’Apollinaire. L’ensemble de ces quatre titres souligne quelle diversité recèle le recueil, justifiant le pluriel final des alcools, sans que l’on puisse voir en ce titre l’aboutissement de ceux qui l’ont précédé.
Le Festin d’Ésope, la revue qu’Apollinaire, André Salmon, Nicolas Deniker et Jean Mollet avaient fondée en novembre 1903, annonçait, en janvier 1904, à la suite des poèmes « La synagogue » et « Les femmes » : « Ces trois [sic] poèmes font partie d’une plaquette à paraître : Le Vent du Rhin. » En avril 1905, La Revue immoraliste, puis en mai 1905 Les Lettres modernes, renouvellent l’annonce du recueil : « Pour paraître prochainement, Guillaume Apollinaire. Le Vent du Rhin, suivi de La Chanson du Mal-Aimé. » Les quelque trente poèmes écrits pendant le séjour rhénan forment un ensemble homogène ; « La Chanson du mal-aimé », qui donne son plein épanouissement à cette thématique, achève parfaitement l’ensemble rhénan, bien que son action ait pour cadre Londres, puis Paris. Ce projet évolue dans les années qui suivent : Apollinaire privilégie l’élégie sentimentale, comme le montre l’annonce faite par Gustave Kahn dans l’Anthologie du « Gil Blas », le 4 mai 1908, de la parution en octobre 1908 du Roman du Mal-Aimé. Nous pouvons gloser le titre de ce premier projet de recueil : la métonymie du Rhin fait référence à une Allemagne mythique et légendaire, et le vent désigne le souffle qui transporte mythes et légendes à travers l’espace. C’est bien ce vent et ce souffle merveilleux qui se font entendre dans « Le vent nocturne », « Nuit rhénane », « Les sapins » ou « Les femmes ». Par le choix de ce titre, Apollinaire se serait inscrit dans une tradition de légendes rhénanes, présente dans Le Rhin (« Lettres à un ami ») de Victor Hugo, dans les Poèmes tragiques de Leconte de Lisle, ou dans La Multiple Splendeur de Verhaeren (1906), où il est dit que « le vent […] fait pleurer les légendes sous les montagnes ».
Le Vent du Rhin n’est pas publié, et Apollinaire disperse, en 1909 dans diverses revues (le Mercure de France, Vers et prose, Le Voile de pourpre), en 1911 dans l’Anthologie critique des poètes contemporains de Florian-Parmentier, ses poèmes rhénans et « La Chanson du mal-aimé ». Il y a deux raisons à cela : le coût d’une publication à compte d’auteur qui trouverait peu d’échos dans le public, déjà restreint au cercle des poètes et des lettrés ; et la transformation de l’esthétique d’Apollinaire, à partir de 1905. Tous les poèmes qui font suite aux pièces composées après le séjour rhénan ont en commun leur hermétisme : dans l’article consacré à Jean Royère de la revue La Phalange du 15 janvier 1908, l’obscurité poétique est revendiquée comme la condition même de la beauté et la « fausseté enchanteresse » des poèmes s’oppose au réalisme, à l’imitation en trompe l’œil, et aux conventions qui régissent la représentation. Les poèmes rhénans, élégiaques et sentimentaux, où le réalisme, certes contesté par l’irruption du merveilleux mythique et légendaire, demeure présent, ne correspondent plus, dès 1905, puis en 1908-1909, à ce choix esthétique.
En 1909, Apollinaire forge donc, très logiquement, le projet d’un autre recueil, L’Année républicaine, qui rompt avec Le Vent du Rhin. C’est à la faveur du rapprochement avec Jules Romains, réalisé depuis le printemps 1907, que naît ce projet poétique. À l’automne 1908, Jules Romains, avec l’espoir de fédérer autour de l’unanimisme les jeunes poètes, Chennevière, Hertz, Vildrac, Arcos, Duhamel, Mercereau, Max Jacob et Apollinaire, organisa régulièrement les dîners de Valois. L’unanimisme, qu’il avait défini à partir de 1905, en particulier dans son recueil La Vie unanime paru en mars 1908, repose sur une sensibilité et une perception qui rejettent l’individualisme des sociétés modernes et recherchent les groupements collectifs, usine, église, rue, ville, animés d’une même âme ; le poète exprime ces états collectifs qui transcendent les individus, et la vie qui s’accomplit par-delà l’homme. L’unanimisme renoue ainsi avec un sentiment religieux ou sacré qui unifie l’humanité et qu’il faut traduire par une poésie immédiate, sans ornement, « jaillissement spontané du réel et de l’âme », « lyrisme objectif d’essence spirituelle »13. Dans sa conférence prononcée au Salon d’automne, en 1909, sur la « Poésie immédiate », Jules Romains évoque les poèmes épiques d’Apollinaire et lit un « Fragment » de cet auteur, dont on peut penser qu’il s’agit de « Cortège ». Deux pièces du recueil ont bien pour objet cette âme du poète qui, « par les cinq sens et quelques autres » (« Cortège », voir p. 161), fond en son être et en sa voix la diversité des êtres et des voix qui traversent l’espace et le temps, l’Europe et son histoire : « Brumaire », qui deviendra « Cortège », et « Vendémiaire ». Le même dossier manuscrit présente un premier état de « Zone ».
Il est pourtant un point, essentiel, sur lequel divergent fondamentalement Jules Romains et Apollinaire : ce dernier ne se résout pas à l’impression immédiate, mais souhaite constamment l’intégrer à un ordre supérieur et à l’intérieur d’une culture. L’immédiateté est possible ; mais elle doit se couler dans la tradition. Cette culture et cette exigence d’un ordre qui dépasse le chaos apparent du monde, Apollinaire les revendique à propos de Cézanne, dans un article de L’Intransigeant publié en septembre 1910, à propos du peintre Granzow en décembre de la même année, ou encore dans une lettre adressée probablement à Roinard en mars 1909 : « La civilisation ayant toujours été le but de la vie, je conçois que mon art doit être le produit de la culture et non point la manifestation d’une sauvagerie factice et imbécile comme le pensent beaucoup de poètes actuels14. » Apollinaire renonce donc en 1910 à suivre le chemin de l’unanimisme et au projet d’Année républicaine. L’éreintement qu’il fait du drame de Jules Romains L’Armée dans la ville, dans La Nouvelle Revue française, en avril 1911, met fin au rapprochement des deux poètes : « S’il y a un esprit nouveau, qu’il se traduise autrement que par ces imitations du romantisme et du naturalisme par quoi se manifestent les incertitudes actuelles des imaginations15. »
Dans une chronique de Paris-Journal, le 8 août 1910, Alain-Fournier présente les projets d’Apollinaire : « les premières épreuves de L’Hérésiarque et Cie », sous presse, « Cortège d’Orphée », l’achèvement d’un « livre sur Cézanne », la « m[ise] au point d’autres poèmes : Eau de vie ». Ce dernier titre, apparu bien avant qu’Apollinaire n’emploie le mot dans « Zone » (voir p. 89), est de nouveau annoncé dans la notice consacrée par Florian-Parmentier à Apollinaire dans son anthologie, fin 1911. « Eau de vie », et non « eau-de-vie », la boisson alcoolisée obtenue par la distillation du vin. Il est évident que le nouveau titre relègue aux oubliettes les orientations sociales et révolutionnaires que pouvait avoir un recueil intitulé L’Année républicaine. Il fait référence à la thématique de l’eau, un élément ô combien malléable, qui dans les poèmes d’Apollinaire est tour à tour miroir (« Crépuscule »), profondeur (« La Loreley », « Lul de Faltenin »), écoulement (« Le pont Mirabeau »), lieu de l’engloutissement et de la mort (« La Chanson du mal-aimé »), espace de navigation et d’errance, matière du souvenir qu’il faut ordonner. Indissociable d’une pensée du temps, qui n’est pas neuve, le titre Eau de vie désigne la double polarité de la poésie d’Apollinaire, déchirée entre le bas et le haut, entre la perte et la mort – quelles qu’en soient les figures, distance, séparation, enfermement, endormissement, effacement, oubli, écoulement – et le désir de conserver par un acte créateur la vitalité créatrice de la vie – le vin et le sang célébrés dans « Vendémiaire ». « Eau de vie » contient donc en creux son envers, l’eau-de-vie, la quintessence de la vie distillée. Ce titre, très concret, qui rappelle la section « Le vin » des Fleurs du Mal, est moralement et socialement marqué : dans Le Spleen de Paris, Baudelaire associe l’eau-de-vie à la voix enrouée des prostituées (« Les tentations, ou Éros, Plutus et la Gloire », « La soupe et les nuages »), et Rimbaud, dans « Alchimie du verbe », la destine aux « travailleurs ». Elle déforme la voix et outrepasse les codes convenus. C’est peut-être pour ces raisons, l’avènement d’une voix poétique nouvelle et le dépassement des traditions, qu’Apollinaire transforme, en octobre 1912, sur les premières épreuves du recueil, le titre Eau de vie en Alcools. Il maintient, mais en retrait, l’élégie, et met l’accent sur ce qui est l’essence même de la vie.
Par sa banalité et sa vulgarité, l’alcool réfère aux bars, aux bouges, aux bas-fonds, au monde des humbles et des marginaux, aux victimes de l’existence qui cherchent non pas le Paradis, mais la survie, dans les stupéfiants (le tabac, le vin ou l’opium), le paradis artificiel : ces éléments sont bien présents dans certains poèmes d’Alcools : « Zone », « La Chanson du mal-aimé », « Marizibill », « Poème lu au mariage d’André Salmon », « Palais » et « Le larron », « Cors de chasse ». Car l’alcool est espérance d’oubli dans la griserie, mais aussi menace de mort qu’il faut conjurer, dans « Palais », « Poème lu au mariage d’André Salmon » ou « Nuit rhénane ». Il est pareil au feu destructeur et créateur, au phénix qui doit se consumer en cendres pour renaître, dont Apollinaire fait un symbole de sa poésie. Le vin de « Vendémiaire », concentré de tout l’univers, et l’eau-de-vie de « Zone », « cet alcool brûlant » (voir p. 89), renversent ces hantises : l’ébriété donne la saveur de la vie en mouvement, qui renouvelle sans cesse les formes. Le recueil offre ainsi deux versants : l’un tourné vers la condition mortelle de l’homme, sentimental et élégiaque ; l’autre tourné vers l’exaltation de la vie créatrice, exprimée dans l’épreuve et la douleur. Faut-il dialectiser ces deux pans de l’œuvre ? Il est évident qu’Apollinaire le fera dans la suite de son œuvre, dans « La petite auto », « Guerre », « Les collines »16, ou encore dans son dernier drame, Couleur du temps. Il écrira à Lou ces vers le 30 janvier 1915 : « Le fatal giclement de mon sang sur le monde / Donnerait au soleil plus de vive clarté / Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l’onde / Un amour inouï descendrait sur le monde / L’amant serait plus fort dans ton corps écarté / Lou si je meurs là-bas souvenir qu’on oublie / […] Mon sang c’est la fontaine ardente du bonheur / Et sois la plus heureuse étant la plus jolie17 ».
Apollinaire aura donc fait le projet, pendant huit années, de ce premier recueil. Il faut voir dans cette lenteur le souci de parvenir à la publication la plus aboutie. Dans sa première forme, le recueil Alcools débutait avec « La Chanson du mal-aimé ». Sur les premières épreuves, Apollinaire modifie cet ordre primitif : il ouvre son recueil par « Zone », publié en décembre 1912 dans le numéro 11 des Soirées de Paris, suivi du « Pont Mirabeau », paru dans la même revue en février 1912. Il introduit aussi le monostiche « Chantre » entre « Palais » et « Crépuscule ». Le recueil a ainsi trouvé en octobre-novembre 1912 sa composition définitive et sa structure. Enfin, Apollinaire, qui publie pour la première fois un poème sans ponctuation en novembre 1912, « Vendémiaire », dans Les Soirées de Paris, supprime sur les dernières épreuves la ponctuation de toutes les pièces. Il modifie ainsi la typographie du poème, sa forme visible et la perception du lecteur, puisque l’unité de mesure du poème est non pas phrastique, mais prosodique, la strophe, ou bien le vers, une ligne précédée et suivie d’un blanc typographique. Peut-être est-ce là une des fonctions de « Chantre », de désigner le vers comme unité de mesure, ce qu’est un « cordeau » (voir p. 133). Désigner, et aussi dessiner : ce vers est le premier calligramme d’Apollinaire, où les lettres forment une ligne qui représente l’objet que désignent les mots du poème, un « unique cordeau ».
Apollinaire a opéré un choix dans l’ensemble des poèmes qu’il a écrits, et ce choix couvre sa production de la fin du XIXe siècle aux derniers mois de 1912. Aux pièces de la période rhénane, aux pièces écrites pour L’Année républicaine, s’ajoutent trois ensembles de textes prélevés parmi les poèmes publiés ou inédits : des poèmes antérieurs à 1901, en rupture avec le symbolisme ; les poèmes écrits de 1905 à 1909, dans l’euphorie de l’amour retrouvé (Marie Laurencin) et l’effervescence due à la rencontre des peintres et à la collaboration à la revue mallarméenne La Phalange ; les poèmes composés en 1911 et 1912 dans le contexte de la rupture avec Marie Laurencin, de la revue Les Soirées de Paris, et de la rivalité avec les futuristes et le dramatisme. Une brève lecture chronologique du recueil permet de situer Apollinaire en regard de ses contemporains et de bien prendre conscience de l’inscription des poèmes dans la vie littéraire où les jeunes poètes, « épris des mêmes paroles dont il faudra changer le sens » (voir p. 181) et désireux de « renouve[ler] le monde » (voir p. 179), sont confrontés aux héritages littéraires.
« Clair de lune », « L’ermite », « Merlin et la vieille femme », « Le larron » appartiennent aux années 1898-1901. Le premier poème, très verlainien, situe Apollinaire dans le sillage de la poésie décadente par un usage prudent des formes et du vers et une expression très maîtrisée du sentiment, qui contraste parfaitement avec le cri que sera « Zone » en 1912. Dans les trois autres pièces, Apollinaire suit la voie tracée par Adolphe Retté, Alfred Jarry, et avant eux Rimbaud, Laforgue ou Charles Cros, de poèmes allégoriques, érudits, délibérément obscurs, mêlant les registres nobles et triviaux, bref, constamment dissonants. Le rire transforme les pastiches en parodies blasphématoires. La satire exige une parfaite maîtrise des vers et de la forme tout en révélant combien le jeune poète recherche sa propre identité littéraire en traversant une tradition symboliste et parnassienne à bout de souffle. L’ironie peut être marquée très légèrement : dans « Clair de lune », où « les astres assez bien figurent les abeilles », il joue du cliché de la « lune de miel » ; au contraire, elle peut être très insistante, fondée sur des calembours et des grivoiseries, qui minent le discours spiritualiste : ainsi, dans « L’ermite », où Apollinaire compare le crâne humain à « un morceau de gruyère » ou déplace la flagellation de l’ermite sur les « jolis culs roses » (voir p. 221) du ciel au soleil couchant. « Merlin et la vieille femme », « Le larron » démythifient le christianisme et le chrétien pour réhabiliter les corps et le sexe, comme le feront le recueil de contes L’Hérésiarque et Cie et le récit L’Enchanteur pourrissant. C’est dire aussi combien Apollinaire dialogue avec les héritages littéraires et ses aînés, ce qu’il appelle la tradition, en se montrant iconoclaste, certes, mais aussi en s’interrogeant sur sa propre identité. Contre les valeurs morales du christianisme, il fait le choix de la vie et d’une « anti-morale » comme l’écrit Nietzsche dans l’« Essai d’autocritique » qui introduit La Naissance de la tragédie, dont Apollinaire avait un exemplaire dans sa bibliothèque. Il dissocie le sacré de la religion, la poésie du discours religieux, le poète de l’homme de foi.
Il faut opposer à ce premier groupe les poèmes composés en Rhénanie, dont une partie forme un ensemble, les « Rhénanes », dont une autre partie est disséminée dans le recueil (« Les colchiques », « Automne », « La maison des morts », « Automne malade »). Marquées par la simplicité, les légendes et traditions populaires, l’attention à la nature et aux humbles, ces pièces rompent avec le rire parodique, pour revenir à une réalité dont les poètes naturistes avaient fait le cœur de l’esthétique nouvelle. Cette réalité est chez Apollinaire existentielle, sentimentale, culturelle. C’est aussi par ce dernier trait qu’il s’écarte des naturistes. Dans sa conférence consacrée à « La Phalange nouvelle », en 1908, Apollinaire définit son parcours au sein du champ poétique, tel qu’il pénètre le recueil Alcools : « La plus importante manifestation poétique qui, frappant l’esprit des jeunes gens de ma génération, se soit opposée au symbolisme, dont elle découlait, s’est appelée : le naturisme. Il venait à son heure et séduisit beaucoup de nouveaux poètes. C’était avant tout comme indication, car le symbolisme, à cette époque, traînait encore un encombrant bagage d’accessoires légué par le Parnasse, qui le tenait des romantiques. Les naturistes balayèrent tout cela18. » Par contre, les poèmes écrits après la rencontre des peintres et de Max Jacob, en 1905, marquent un retour à l’imagination et à la fantaisie néo-symboliste (« Dans le palais de Rosemonde » ou « Palais », « L’émigrant de Landor Road », « Salomé », « Rosemonde »), à la dérision et à l’exigence d’un départ pour un nouveau monde lyrique : « L’émigrant de Landor Road » et, dans son sillage, « Poème lu au mariage d’André Salmon » ou « Lul de Faltenin » constituent à l’intérieur du recueil autant de bornes évidentes.
Le choix des revues où Apollinaire publie une première fois ses poèmes n’est pas indifférent. La Revue blanche, La Plume et La Grande France, toutes marquées par un esprit d’ouverture qui n’a d’égal que leur éclectisme, accueillent les poèmes les plus anciens. Vers et prose, la prestigieuse revue fondée par Paul Fort en 1905, qui affiche sa filiation symboliste, est de même très éclectique. Apollinaire y publie régulièrement, jusqu’en 1912, certains poèmes, qui trouvent place dans Alcools. Par contre, la présence de publications d’Apollinaire, poèmes et textes critiques, dans La Phalange, revue néo-mallarméenne fondée par Jean Royère en 1906, a une tout autre signification. En effet, au moment où Apollinaire débute sa méditation sur la peinture nouvelle de Picasso, de Matisse, de Braque, il opère un retour sur l’enseignement de Mallarmé. À propos de Derain, dans « Le Salon des indépendants », article de mai 1908, à propos de Braque, dont il écrit la Préface au catalogue de l’exposition faite en novembre 1908 chez Kahnweiler, il cite Mallarmé, pour valider un art qui « purifie la réalité » et « doue d’authenticité la nature », sans effacer « rien qui ait été beau dans le passé19 ». En ces années, Apollinaire introduit dans son discours critique la catégorie du sublime, qui désigne le principe créateur de la réalité visible, métaphorisé dans les poèmes par la flamme et le feu. Il met donc l’accent sur le matériau, sur les formes, sur le travail de l’artiste qui donnent une nécessité à un monde en apparence régi par le hasard. Alors que les « Rhénanes » laissaient supposer un retour à la nature, Apollinaire affirme, à partir de 1906, un anti-naturalisme qui ne se démentira plus, et triomphera, les dernières années, dans son théâtre. Répondant à une enquête de la Revue littéraire de Paris et de Champagne, en 1906, il dit son choix d’« un art de fantaisie, de sentiment, et de pensée, aussi éloigné que possible de la nature avec laquelle il ne doit avoir rien de commun ». Si l’amour et le récit dramatique et sentimental demeurent présents dans ces pièces qu’Apollinaire tenait pour les plus achevées de son recueil, ils sont les matériaux et les préalables douloureux, voire sacrificiels, nécessaires à l’accès à un idéal de beauté et d’ordre qui exige effort et travail. Telle est bien la conclusion du poème « Cortège », qui répond à l’esthétique mise en place dans ces années par le poète : l’écart est creusé entre nature et art, entre imitation et création.
Le texte même du poème est transformé à ce moment du recueil. Nous l’avons vu, dans la genèse de ses poèmes, Apollinaire procède souvent par collage : telle pièce peut résulter de la juxtaposition de fragments de textes antérieurs et hétérogènes les uns aux autres. On observe ce phénomène dans « La Chanson du mal-aimé », bien que le poète en atténue la visibilité par une homogénéisation énonciative, formelle et thématique. Le manuscrit du poème « Les paroles étoiles » est instructif 20 : Apollinaire y reprend de nombreux vers de poèmes de jeunesse, « Le printemps » et « Les villes sont pleines d’amour… » ; il scinde ce premier état manuscrit en deux poèmes, « Les fiançailles » et « Le pyrée », qui devient « Le brasier » ; l’état final des « Fiançailles » résulte d’une fragmentation et d’un bouleversement de l’ordre du texte du manuscrit, lui-même en quatre parties. La discontinuité, dans ces poèmes, est donc visible et lisible : elle n’est plus seulement simple discordance de tons et de registres, comme dans les poèmes antérieurs ; elle résulte de la juxtaposition de parties autonomes. Cette poétique du disparate, qui s’accentuera dans la suite de l’œuvre, déplace l’attention sur le geste poétique qui ordonne en une unité une pluralité de matériaux différents. Par une constante référence, dans son discours critique et dans ses poèmes, à un ton religieux, Apollinaire élève la poésie, comme la peinture, au rang de pratique sacrée. « Chaque divinité crée à son image ; ainsi des peintres », écrit-il dans « Les trois vertus plastiques » en 190821. Ainsi des poètes, doit-on ajouter. Tel Dieu, le poète, dans « Les fiançailles », « médite divinement » (voir p. 297) et observe le repos du septième jour (voir p. 299).
Cette esthétique est confrontée, à partir de 1909, à deux interrogations majeures introduites dans le champ poétique. La question du modernisme, du moderne, de la vitesse et du rapport du poète à l’héritage culturel des musées et des académies est posée, brutalement, par Marinetti qui publie le 20 février 1909, en première page du Figaro, son manifeste « Le futurisme ». L’unanimisme soulève, à sa manière, les mêmes interrogations non pas pour proclamer la nécessité de la révolte et de la rupture, mais pour donner un fondement philosophique et sociologique à une écriture poétique en prise avec la vie immédiate. « Cortège », « Vendémiaire », « 1909 », « Poème lu au mariage d’André Salmon », dont la composition débute en 1909, se situent, thématiquement, dans le prolongement du « Brasier » et des « Fiançailles ». Mais Apollinaire abandonne la fragmentation en parties au profit d’une plus grande unité structurelle et énonciative. On observe, dans ces poèmes, un lyrisme de la répétition doublé d’une interrogation sur l’unité du sujet créateur du poème. Et cette unité repose sur l’intégration des traditions du passé. À l’impersonnalité du poète unanimiste qui se fond dans l’impersonnalité des âmes collectives actuelles du monde, à l’affirmation futuriste qui donne consistance au sujet par la rupture qu’il accomplit, Apollinaire répond par la puissante affirmation d’un moi qui est la somme de toutes les traditions culturelles de l’Europe, depuis l’Antiquité jusqu’à la période contemporaine. Dans les états manuscrits de « Cortège » et de « Vendémiaire », des vers, qui ne sont pas retenus dans l’état final, posent deux questions fondamentales : la modernité (« Pourquoi faut-il être moderne ? ») et la fin de la poésie à l’époque où les machines de l’industrie « fabriquent du réel à tant par heure » (voir p. 333)22.
Les poèmes composés après 1910 peuvent sembler ne pas répondre à ces présupposés esthétiques et poétiques, et ne pas être autant d’expérimentations qui répondent aux propositions faites par les autres créateurs à l’intérieur du champ littéraire. Il est évident que, dans ces poèmes, les épreuves de l’existence, l’amour et l’incarcération à la Santé, pourraient avoir fait passer au second plan les interrogations modernistes, et qu’Apollinaire renoue avec les thématiques antérieures des « Rhénanes ». Il faut être néanmoins prudent et se garder de jugements trop hâtifs. Dans « La Chanson du mal-aimé » se fait entendre une voix intérieure livrée aux élans de la mémoire : le poème oscille entre passé et présent, folie du désespoir amoureux et raison ordonnatrice ; le récit cadre – le présent de l’énonciation du poème – maintient une unité. « Marie », « Le pont Mirabeau », « Cors de chasse » sont aussi des poèmes de fin d’amour où Apollinaire semble revenir à la tonalité élégiaque des « Rhénanes » ; mais ils sont éloignés du réalisme populaire des poèmes de la période allemande. Et si, dans « Le pont Mirabeau », Apollinaire maintient la fiction d’une énonciation ancrée dans la présence sur le pont, cette fiction disparaît dans « Marie » et dans « Cors de chasse » : le poète met ainsi l’accent sur le discontinu, la juxtaposition ou l’association des souvenirs, des images et des époques. Dans « La Chanson du mal-aimé », il apostrophe sa mémoire, son « beau navire » (voir p. 99), qui divague. Dans les poèmes de 1911 et 1912, le moi et la mémoire ne font qu’un. Temps et Identité, au sens ontologique, sont au cœur de ces textes où disparaît la fiction d’un sujet maître du récit et de la parole. La série de poèmes « À la Santé », composés durant l’incarcération dans cette prison en septembre 1911 et après elle, a des accents très verlainiens qui l’apparentent aux poèmes des premières périodes du recueil ; toutefois, dès la première partie, une « voix sinistre ulule » : « Guillaume qu’es-tu devenu ».
Ces trois éléments – interrogation sur le temps présent, sur l’identité et sur l’intégration du tout d’une vie ou d’une époque dans le poème – sont au cœur des dernières pièces. « Zone », que préfigure « Le voyageur », est fondé sur un dialogue entre la première personne (je) et la deuxième (tu), sans que la juxtaposition des deux instances soit résolue dans une unité supérieure. Dans un désordre apparent, les souvenirs se suivent, heureux et malheureux, « douloureux » et « joyeux », beaux et laids, qui appartiennent tous à un présent qu’il est impossible de situer et de dater, présent des passés, présence intérieure du temps qui a la saveur de l’existence même. Rarement la poésie a ainsi atteint la vie même, dans sa diversité qu’il revient au poème de mettre en ordre. Tout trouve sa place dans ces pièces très structurées, où le vers libre est mis au service des élans de la mémoire : le pape et les émigrants, les « inscriptions » et les « plaques » professionnelles, « les agates de Saint-Vit » et les « pastèques », « le juge d’instruction » et les prostituées, les sténo-dactylos et « les laitiers », le Christ et les « fétiches d’Océanie et de Guinée » (« Zone »). Cette diversité est intensément dramatique, sans « pathétique », comme il est dit dans « Cors de chasse » : la notion de drame renvoie en fait aux conflits qui trament sans cesse la réalité, dus à la diversité même des formes que prend la vie dans la matière du réel. Cette philosophie, d’inspiration nietzschéenne, ne fait pas de l’homme la mesure du monde et refuse une psychologie unitaire. Au contraire, l’homme, ses sensations et son esprit, comme le montrent les poèmes « Le voyageur » et « Zone », sont constamment sollicités et dispersés par la profusion des images et des bruits d’un univers en mouvement constant. « Le voyageur » et « Zone », bien après « La Chanson du mal-aimé », posent donc les bases de ce qu’Apollinaire définit, en février 1913, dans la « Lettre de Paris » qu’il adressera à la revue Der Sturm : « Le dramatisme, puisqu’il faut l’appeler par son nom, exprime notre époque où l’universel et l’individuel se répondent, conflit permanent et admirable23. »
Car la réponse apportée à cette perte de l’unité du moi, si caractéristique de la modernité – on sait qu’Apollinaire sera attentif aux travaux des psychiatres et aux découvertes de Freud24 –, s’inscrit dans les débats qui animent les milieux littéraires et artistiques, à partir de 1911, autour de la notion de simultanéité25. Celle-ci, en fait, recouvre de multiples propositions esthétiques, très différentes les unes des autres. Le terme désigne la simultanéité visuelle, mentale et phonique des futuristes, créée par la typographie, les « mots en liberté », qui brisent la syntaxe, et l’« imagination sans fils26 ». Il recouvre aussi la simultanéité visuelle de la mise en page de Blaise Cendrars et Sonia Delaunay dans La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, « où des contrastes de couleurs habituaient l’œil à lire d’un seul regard l’ensemble d’un poème, comme un chef d’orchestre lit d’un seul coup les notes superposées dans la partition, comme on voit d’un seul coup les éléments plastiques et imprimés d’une affiche27 ». C’est aussi la simultanéité vocale et sonore recherchée dans les expérimentations de polyphonie, par exemple la lecture de « L’Église » de Jules Romains, où « les voix des quatre récitants se mêlaient, s’élevaient, parfois seules, parfois ensemble, et disant chacune des strophes différentes, s’enlaçaient en une véritable polyphonie28 ». C’est encore la simultanéité de la peinture cubiste, d’« un Picasso, un Braque, qui s’efforçaient de représenter des figures et des objets sous plusieurs faces à la fois29 » ; c’est enfin la « simultanéité des couleurs » dans les toiles de Delaunay : « par le contraste simultané […], voilà la seule réalité pour construire en peinture30 ». Les poèmes « Le voyageur » et « Zone » sont bien perçus comme des expériences de simultanisme. Et, rétrospectivement, Apollinaire fera des « Femmes », une des « Rhénanes », un poème-conversation, où les paroles des femmes se complètent pour donner un sens global, la mort du sacristain.
Cette simultanéité n’est pas la simultanéité figurative des poèmes-dessins qu’Apollinaire appellera « calligrammes », où la disposition des signes figure l’objet désigné par le titre et le texte du poème ; elle est spatiale et temporelle, fondée sur la complémentarité des discours de locuteurs présents dans un même lieu, ou sur l’ubiquité et l’uchronie. Fondamentalement, elle répond dans Alcools à deux interrogations : qu’est-ce que le présent ? et qu’est-ce que la présence ? Quant aux rapports qu’entretiennent entre eux les fragments divers, ils suscitent aussi une émotion maîtrisée, comme le montre la distinction établie par Apollinaire entre la peinture des cubistes et la peinture des futuristes italiens, dans « Le futurisme » publié dans L’Intermédiaire des chercheurs et des curieux le 10 octobre 1912 : alors que « les futuristes qui dispersent dans une toile les différents aspects d’un objet et les nombreux sentiments que provoquent les aspects arrivent aisément à la confusion », « les cubistes groupent les différentes idées qu’ils ont d’un objet, afin de provoquer une seule émotion » ; alors que les futuristes peignent « la réalité de vision », les cubistes peignent « la réalité conçue », ailleurs désignée comme la réalité de conception31. Il ne faudrait pas inconsidérément déplacer sur la poésie les réflexions d’esthétique picturale. Cela dit, Apollinaire insiste sur la nécessité de la maîtrise, de la lucidité, de l’ordre qui structure la diversité du monde.
La tentation est souvent forte de situer Apollinaire dans le sillage des nombreux mouvements poétiques et picturaux qui se manifestent de 1898 à 1913. Dans un milieu où peintres et poètes se côtoient et où les nouvelles réalisations picturales et poétiques circulent sans cesse, Apollinaire, il est vrai, contribue à l’effervescence théorique par ses interventions et la part qu’il prend aux débats et aux polémiques. Il n’est pourtant, nous l’avons vu, ni symboliste, ni naturiste, ni unanimiste, ni futuriste, ni fantaisiste. Les espaces littéraires, réels – quelques cafés, salons, ateliers de peintres – et symboliques – les revues, les expositions et les maisons d’édition –, sont des espaces de rapprochement et de dégagement. L’identité et la légitimité s’y conquièrent par des gestes symboliques – poèmes, articles, déclarations – qui singularisent et donnent une autorité. Apollinaire construit bien dans ses essais critiques une histoire de la poésie moderne et une histoire de la peinture moderne : Parnasse, symbolisme, naturisme, unanimisme, néo-symbolisme ; impressionnisme, Cézanne, cubisme de Picasso et Braque, pointillisme de Signac, Gauguin, Matisse, fauvisme, Delaunay, orphisme. Il reconnaît au futurisme une « importance », parce que, dans ses manifestes, il introduit une terminologie nouvelle et problématise l’art en regard de la modernité contemporaine, la vitesse, la machine, la violence, la perception nouvelle du monde, les héritages de l’antique, la langue. Mais le poète nie toute préséance au futurisme italien dans les réalisations artistiques : les futuristes italiens n’apportent qu’un « témoignage de l’action exercée dans le monde entier par la peinture française depuis Cézanne et par les cubistes32 ». La France et Paris sont le centre où les « tendances personnelles » convergent en des mouvements, picturaux et littéraires, qu’Apollinaire tente d’ordonner : il confère à Paris une suprématie et donc une autorité sur les artistes européens. Et, à l’intérieur de Paris, où il faut voir évidemment un espace symbolique conflictuel, il tente de conserver l’initiative et l’indépendance. C’est pourquoi, à l’époque de la publication d’Alcools, outre le futurisme, il distingue en peinture « le cubisme de Picasso » et « l’orphisme de Delaunay », en littérature le « dramatisme », qui « s’élève vers [le] lyrisme concret, direct, auquel des auteurs descriptifs ne sauraient atteindre », et l’orphisme littéraire. Le terme d’orphisme, qui désigne la peinture de Delaunay, recouvre aussi des notions propres à Apollinaire, la lumière et la couleur, et des réalisations qui, avec une « franche violence », tentent de « symboliser le mouvement de la vie ». Le poète précise, en 1913, que cet orphisme est un art de la « simultanéité », de la suggestion, du « contraste des complémentaires », allant jusqu’à confondre poésie et peinture (« À travers le Salon des indépendants », Montjoie !, 18 mars 191333). Lorsqu’il définit l’orphisme comme « une vision plus intérieure, plus populaire, plus poétique de l’univers et de la vie34 », il s’éloigne de la rigueur de la construction du cubisme pour souscrire à un art plus intuitif et plus centré sur le mouvement, la vie et son principe, la lumière (« Salon d’automne – Henri Matisse », Les Soirées de Paris, 15 novembre et 15 décembre 191335). Ces querelles terminologiques peuvent paraître futiles, d’autant plus que chacune des appellations, dramatisme, cubisme, orphisme, est assez large, et floue, pour englober une partie des poèmes d’Alcools. Elles rendent compte des débats qui opposent les poètes dont l’enjeu est l’autorité théorique et pratique sur le champ de la poésie d’avant-garde. La création de la notion d’orphisme donne à Apollinaire indépendance et liberté d’intervention. Cette posture théorique est l’envers de la volonté de ne se « ranger ni à la suite de quelqu’un ni en groupes arrivistes » et de ne pas s’attarder dans « ces écoles que l’on appelle encore de petites chapelles » (« Simultanisme-librettisme », Les Soirées de Paris, 15 juin 191436). Ces refus sont formulés dès décembre 1902, dans l’article consacré à l’humanisme de Fernand Gregh dans Tabarin : « La tendance n’est plus à la contrainte. Les poètes ne veulent plus être ni écolâtres, ni escholiers, ni écoliers, ni élèves, ni disciples : ni esclaves en un mot37 ».
L’ordre linéaire des poèmes du recueil ne respecte aucune chronologie, qu’elle soit biographique, de composition ou de pré-publication en revue. Alcools s’ouvre sur le poème le plus récent, « Zone », et s’achève sur « Vendémiaire », composé en 1909, et publié sans ponctuation en novembre 1912. La première impression produite est la diversité, la discontinuité, l’absence d’ordre. Les spécialistes d’Apollinaire ont cependant tenté de trouver dans la structure du recueil des principes formels d’organisation.
Alcools respecte un principe d’alternance qui est évident : un poème long est suivi d’un poème court, la longueur et la brièveté étant des critères définis en contexte ; par exemple, « Le pont Mirabeau » est plus bref que « Zone » et que « La Chanson du mal-aimé », ou « La porte » est plus bref que « Salomé » et « Merlin et la vieille femme ». On observe un même principe d’alternance de poème à poème dans l’usage des vers et des strophes, libres ou réguliers. La convergence des effets de cette double alternance aboutit à une grande variété dans le recueil, qui rompt constamment l’accoutumance du lecteur et le surprend en permanence. Indéniablement, Apollinaire recherche la nouveauté et la rupture. « Annie », qui est écrit en vers irréguliers, variant autour de l’octosyllabe, en quintils et quatrains inaboutis si l’on considère les rimes, fait suite à « Crépuscule » où, dans des quatrains d’octosyllabes à la césure bien visible (3/5, 4/4), alternent des schémas de rimes très classiques (ABBA, CCDD, EFEF, GHHG, IIJJ). Pris entre deux poèmes longs, écrits en vers libres, « Clotilde » est composé de quatrains, trois heptasyllabes suivis d’un octosyllabe à rimes croisées.
Un second principe structure le recueil, plus rhétorique et plus esthétique : le chiasme, que l’on décèle dans le vers, la strophe, le poème, le recueil. Le chiasme est une figure de clôture, qui consiste à inverser l’ordre des termes dans les parties symétriques de deux membres de phrase, de manière à former un parallèle ou une antithèse (abba). Elle permet à Apollinaire d’enfermer dans un ordre les oppositions, contrastes et paradoxes, d’ordonner le chaos en des symétries sémantiques ou formelles marquées, ou des ressemblances sémantiques et thématiques. « Chantre » offre un parfait exemple de vers en chiasme : « Et l’unique cordeau des trompettes marines » se décompose en deux hémistiches, l’un au singulier, l’autre au pluriel, comprenant chacun un groupe nominal, adjectif + nom d’un côté, nom + adjectif de l’autre. Une strophe peut être ordonnée selon ce principe ; le refrain de « La Chanson du mal-aimé » a cette structure, puisque les trois vers centraux, sémantiquement et thématiquement, concernent le bas, la terre, les fleuves, l’humain, alors que les deux autres vers concernent le haut, le ciel, les constellations :
Voie lactée ô sœur lumineuse (A)
Des blancs ruisseaux de Chanaan (B)
Et des corps blancs des amoureuses (B)
Nageurs morts suivrons-nous d’ahan (B)
Ton cours vers d’autres nébuleuses (A) (voir p. 101, 111, 121).
On retrouve le même principe dans la structuration d’un poème. « Zone » est fait de deux parties énumératives qui opposent l’enfance à la période actuelle, l’élévation spirituelle et dans le ciel à la descente dans les profondeurs, la lumière du Christ et les couleurs des oiseaux au rouge de la misère. On pourrait multiplier les exemples d’effets de symétrie d’une partie à l’autre : Christ et « fétiches d’Océanie et de Guinée », scènes matinales des kiosques à journaux et du laitier, « directeurs, ouvriers et belles sténo-dactylographes » et prostituées, nuit dans la chapelle du collège et « nuit dans un grand restaurant » se répondent. Le même chiasme se retrouve à l’échelle d’une séquence : les « Rhénanes » distribuent autour d’un centre qui donne une synthèse thématique, « La Loreley », les poèmes deux à deux : « Nuit rhénane » a son pendant en « Les femmes », comme se répondent « Mai » et « Les sapins », « La synagogue » et « Rhénane d’automne », « Les cloches » et « Schinderhannes ». Le recueil obéit au même principe : « Zone » trouve son pendant parfait dans « Vendémiaire », dont les trois derniers vers forment un excellent préambule au début de « Zone ».
Alternance et chiasme donnent cependant une structure suffisamment souple pour laisser au lecteur initiative et invention. La rigueur de ces symétries est équilibrée par des liens plus subtils qui unissent, dans leur succession, les poèmes. Un simple mot, « portes », lie « Marizibill » au « Voyageur ». La maraude unit « Saltimbanques » au « Larron ». Le souvenir de la mère relie « La porte » à « Merlin et la vieille femme ». Apollinaire pense ainsi son recueil comme un espace de textes où tout l’effort du poète au travail s’achève en ce que Mallarmé appelait une « structure », une organisation qui ne soit pas l’imitation du temps (la chronologie) ou du vécu, mais qui soit l’acte créateur même qui impose une logique au hasard. Il faut citer ce qu’Apollinaire écrit à propos de Matisse le 15 décembre 1907 dans La Phalange : « Henri Matisse échafaude ses conceptions, il construit ses tableaux au moyen de couleurs et de lignes jusqu’à donner de la vie à ses combinaisons, jusqu’à ce qu’elles soient logiques et forment une composition fermée dont on ne pourrait enlever ni une couleur ni une ligne sans réduire l’ensemble à la rencontre hasardeuse de quelques lignes et de quelques couleurs38. »
Équilibre classique et ruptures incessantes sont les maîtres mots d’Alcools. Ils garantissent le poète contre toute fidélité excessive à la tradition. Et aussi bien contre tout abandon aux excès de la rupture et de la recherche de la nouveauté. Apollinaire reproche en particulier au futurisme ses excès de nouveauté, puisque, en appelant avec les « mots en liberté » à une écriture qui renonce à la syntaxe, il délaisse la « phrase » et « surtout le vers : rythmique ou cadencé, pair ou impair »39. De même Apollinaire reproche à l’unanimisme de se concentrer sur la perception immédiate qu’il exprime dans un vers prosaïque. La tradition est donc constamment sollicitée dans le recueil. Ce terme recouvre un ensemble d’héritages que le poète juge incontournables : la langue française, la poésie française, la civilisation française marquée par le catholicisme et en constants échanges avec les cultures des autres pays, l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre et les États-Unis. L’étude de l’œuvre d’Apollinaire ouvre ainsi sur des questions actuelles, la place de la langue française dans le monde, les échanges culturels et la construction d’un espace européen, voire mondial, qui a un centre, et qui partage des valeurs de civilisation communes. Ces questions deviendront cruciales, pour le poète, pendant la Première Guerre mondiale. Mais, dès avant 1914, elles reçoivent des réponses très fortes. Ainsi Apollinaire fait dire à Jean Moréas, poète d’origine grecque : « Les autres langues sont ridicules. Depuis l’Antiquité, il n’y a qu’une langue, le français, qui ait été travaillée par de véritables écrivains, et qui soit devenue un monument comparable au grec ancien » (« Jean Moréas », Les Marges, mars 1911). Dans le recueil Alcools, cette perfection de la langue poétique française est évoquée à travers le « langage » qu’inventent en chemin tous ceux qui participent à l’identité du poète (voir p. 163), ou encore dans le mystérieux poème « Hôtels », nouvelle Babel dont tous les occupants savent la « langue » (voir p. 327). Le poème « Palais » (voir p. 127) peut passer pour un conseil donné au lecteur et un contrat de lecture : il ne faut pas dévorer le poème comme le fait tout convive, « ventre affamé [qui] n’a pas d’oreilles » ; il faut au contraire écouter « tous ces mets », ces « langues de feu », riches des apports de toutes les langues, au service des « pensées de tous pays de tous les temps » (voir p. 131).
Apollinaire est un amateur de mots, de bons mots et de mots rares, qu’il note dès ses cahiers de jeunesse. Alcools est riche de mots découverts dans des lectures, faites en particulier à la Bibliothèque Sainte-Geneviève ou à la Mazarine : « quintaine », « nénie », « cou coupé », « argyraspide », « ancolie », « pi-mu ». Le goût de la langue française n’est donc pas synonyme de clarté : il introduit une part de mystère, voire d’hermétisme dans les poèmes, et contribue à l’effet de surprise qu’il veut produire sur le lecteur. Ce goût de la langue et cette recherche d’une poésie qui se fait dans la bouche insufflent une nouveauté non pas de registres, mais de mélange des registres. De ses poèmes, Apollinaire n’exclut aucun registre : l’« aséité » des philosophes, les « vertus théologales » des théologiens, y côtoient les « baisers florentins » ; la crudité du bordel et du « bar crapuleux » cohabite avec la noblesse du palais ; ce dernier, il est vrai, est bien mis à mal par celle qui l’occupe, « Dame de [ses] pensées au cul de perle fine ». La langue du peuple, ses jurons et ses proverbes (« Mais nom de Dieu ! / Ventre affamé n’a pas d’oreilles », voir p. 131), retentit au milieu de la langue des symbolistes dans le poème « Palais ». Il ne faut pas faire une règle absolue de ce contraste : « Clotilde » est une variation menée sur le jardin symboliste hanté de « déités », y compris chez Rimbaud (voir p. 157) ; par contre « Annie » s’en démarque, en déplaçant l’attention de la rose fleur au bouton de vêtement (voir p. 139). Apollinaire orchestre un carnaval de la langue, où le registre bas, du corps, défait fréquemment la noblesse de l’édifice poétique que l’auteur, un temps, laisse espérer. Les poèmes des « Rhénanes », derrière leur apparente simplicité, montrent ce conflit de langue : le « pet » de « Schinderhannes », le « bâtard conçu pendant les règles » de « La synagogue », les « cloches » du village, la triviale banalité de la conversation des femmes (voir p. 279 s.) empêchent toute idéalisation et ramènent à la réalité toute brutale des corps et de la mort. L’équilibre qu’imposerait le respect de la langue trop pure est rompu par la joie et le rire : l’hyperbole, chez Apollinaire, tire le poème tantôt vers le noble et le sublime, tantôt vers l’humble, le bas, voire le trivial, à l’image de ce quintil en chiasme (ABABA) de « La Chanson du mal-aimé », où, aux chants nobles réservés aux autres, « reines » (A), « esclave » (A) et « sirènes » (A), répondent les genres populaires de la « complainte » (B) et de la « romance » (B) :
Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d’esclave aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes
Et le poète dispose d’autres armes : le double sens et le calembour. Dans « L’ermite », « Le larron », « Palais », « Salomé », le lexique végétal et animal prend fréquemment une signification charnelle et triviale. Dans « Marie », « aimer à peine » a deux significations : « un peu, légèrement », et « avec pour conséquence la peine ». Bien avant les surréalistes, sur les traces de Laforgue, Apollinaire réactive le sens des locutions figées pour leur donner le poids de la fatalité. Dans « Chantre », le « cordeau » recouvre le corps d’eau des sirènes, elles-mêmes désignées comme des « trompettes marines », parce que la sirène mythique trompe et parce que les navires ont des sirènes comme figures de proue ; le calembour donne ainsi sa logique à ce bref poème. Utilisé à la rime dans « La blanche neige » et « Marie », il rompt brutalement la description pour revenir sur le sujet et son désespoir :
Les brebis s’en vont dans la neige
[…]
Des soldats passent et que n’ai-je
Un cœur à moi ce cœur changeant (« Marie »)
Ah ! tombe neige
Tombe et que n’ai-je
Ma bien-aimée entre mes bras (« La blanche neige »)
Alcools a fait l’objet, de la part des spécialistes, d’une impressionnante recherche de sources littéraires et savantes. Grand lecteur de poètes, Apollinaire connaît Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Laforgue et les derniers symbolistes, Leconte de Lisle et les parnassiens, Baudelaire, quoiqu’il dise l’avoir très peu lu, Vigny, Villon. Le recueil puise très peu dans le romantisme de Lamartine, Hugo ou Musset, et néglige les poètes des XVIIe et XVIIIe siècles. Quelques références sont faites à Shakespeare, à Dante, et à la mythologie grecque : Hercule, Orphée, le récit de la quête des Argonautes. Dans Alcools fermentent aussi les fruits cueillis dans maintes lectures qu’on aurait tort de limiter à la seule poésie : ce sont aussi des historiens, comme Renan, des érudits découverts dans une revue, des éléments de folklore, de la littérature populaire qui fournissent au poète son matériau. Cette mémoire des œuvres antérieures est sélective. Elle a au moins trois fonctions. Elle participe à la surprise que le poète veut provoquer chez son lecteur. Cryptés et condensés, les intertextes contribuent très souvent à l’hermétisme des poèmes. Le retour aux textes premiers, ou hypotextes, peut aider le lecteur : par exemple, la compréhension du très opaque « Lul de Faltenin » est facilitée par la référence au roman Thaïs d’Anatole France et au petit roman L’Exil de la volupté, ou l’Histoire de Thays Égyptienne convertie par Pafnuce, qu’Apollinaire associe dans un article, « L’exil de la volupté », publié dans le Mercure de France en juin 190440. Seconde fonction : le poète dialogue avec ses grands aînés, parnassiens, symbolistes, décadents, et poètes du XVIe siècle, inventeurs de la tradition poétique française. Apollinaire n’est aucunement un imitateur ; au contraire, ces dialogues avec d’autres textes sont des prises de position dans le champ littéraire qui le singularisent. À cela s’ajoute une troisième fonction : la construction du moi, par une absorption de toutes les traditions, telle qu’elle est décrite dans « Cortège » ou « Vendémiaire », figure l’écriture telle que la pense Apollinaire : sans culture, et il faut donner à ce terme un sens très large, élitiste et populaire, à la mesure d’une immense curiosité, il ne peut y avoir de poésie.
Le traitement du vers répond aux mêmes préoccupations. Si Apollinaire constate, dans sa conférence « La Phalange nouvelle » du 25 avril 1908, que « les symbolistes ont délivré la poésie captive de la prosodie, et, qu’ils le veuillent ou non, [que] tous les poètes écrivent aujourd’hui en vers libres41 », il ne renonce pas pour autant au vers et à la strophe traditionnels. Les alexandrins, disposés en quatrains, les octosyllabes, disposés en quintils, côtoient des rythmes plus rares, impairs en particulier, et des vers libérés ou des vers libres, où l’unité métrique correspond à une unité morphosyntaxique, phrase simple, proposition principale ou subordonnée, groupe nominal sujet ou circonstanciel, etc.42. Rejets et contre-rejets, enjambements internes et externes, sont rares et au service du sens, comme dans « Rosemonde ». Dans cette versification, l’oralité s’impose, et donc le rythme accentuel et sonore des assonances et allitérations. C’est la mélodie d’un chant qui entraîne le lecteur, plutôt que le « ronron toujours binaire de l’ancien vers » dénoncé par Gustave Kahn, l’initiateur du vers libre à la fin du XIXe siècle. La question du vers ne peut se réduire à une opposition entre mètre régulier et vers libre. Dans l’entretien accordé à Gaston Picard en juin 1917 pour Le Pays, certes postérieur au recueil qui nous occupe, Apollinaire déclare que « toutes les formes sont bonnes » et que « le vers peut être libre, régulier, libéré, calligrammatique43 ». La liberté du poète importe avant tout face aux formes que la tradition met à sa disposition. Le « Poème lu au mariage d’André Salmon » met en scène la brisure du vers dans « les verres [qui] tombèrent » d’une table, figurant « le dernier regard d’Orphée » (voir p. 181) : la brisure est placée sous le signe de la conquête de la liberté où s’affirme l’indépendance du poète à l’égard de tout système. Dans une lettre adressée à Jeanne-Yves Blanc, le 30 octobre 1915, Apollinaire reprend cette idée : « Pour ce qui est de la poésie libre d’Alcools, il ne peut y avoir aujourd’hui de lyrisme authentique sans la liberté complète du poète et même s’il écrit en vers réguliers c’est la liberté qui le convie à ce jeu ; hors de cette liberté il ne saurait plus y avoir de poésie. Si vous ne reconnaissez pas cette vérité essentielle votre esprit étouffé dans les limites d’une convention qui n’a plus de raison d’être ne pourra se développer ». Apollinaire transgresse donc les conventions, avec adresse et sans lourdeur. Initialement, les vers 2 et 3 des « Colchiques » n’en faisaient qu’un. La rupture de l’alexandrin en deux hexasyllabes crée un enjambement, mais aussi une pause, qui donne au participe présent « paissant » toute sa valeur durative, redoublée par l’adverbe « lentement ». Dans la lenteur, le drame se noue. La rupture a un autre effet : ce qui aurait pu être un sonnet d’alexandrins, sur un thème d’idylle pastorale traditionnel, est un poème informe, travaillé par le poison, à la mélodie rompue par « l’harmonica », le « vent dément », où le mètre de douze syllabes devient introuvable (voir p. 125).
Sur les dernières épreuves d’Alcools, Apollinaire, on l’a vu, a supprimé la ponctuation. Mallarmé avait inauguré cette suppression avant qu’elle ne soit un des douze points du « Manifeste technique de la littérature futuriste » de Marinetti en mai 1912 ; Marinetti invite les poètes à renoncer à l’« inanité ridicule de la vieille syntaxe héritée d’Homère », à « dispos[er] les substantifs au hasard de leur naissance », et à recourir à l’infinitif, pour « donner le sens continu de la vie et l’élasticité de l’intuition qui la perçoit ». Cette citation n’est pas inutile, car elle montre combien Apollinaire suit une autre voie. Il demeure à l’intérieur de la langue, respectant la syntaxe, faisant un usage très fin des temps et modes verbaux. Mais, parce que le poème exprime une voix soumise à l’oralité et au rythme intérieurs, la ponctuation s’avère inutile. Apollinaire a commenté cette suppression, dans sa réponse à Henri Martineau qui avait fait un compte rendu d’Alcools dans la revue Le Divan de juillet-août 1913 : « Pour ce qui concerne la ponctuation, je ne l’ai supprimée que parce qu’elle m’a paru inutile et elle l’est en effet, le rythme même et la coupe des vers, voilà la véritable ponctuation et il n’en est point besoin d’une autre. Mes vers ont presque tous été publiés sur le brouillon même. Je compose généralement en marchant et en chantant sur deux ou trois airs qui me sont venus naturellement et qu’un de mes amis a notés. La ponctuation courante ne s’appliquerait point à de telles chansons44. » Si cette réponse, souvent citée, a pu contribuer à la légende d’un Apollinaire inspiré qui improvise ses poèmes, ce que démentent les manuscrits, elle a le mérite de mettre l’accent sur le rythme qui suscite le chant lorsqu’est évoquée la marche. Le poète veut dire que le vers a partie liée avec la vie profonde du sujet, corps et esprit. Il est indissociable d’un souffle. En décembre 1913, enregistrant aux Archives de la parole certains de ses poèmes, Apollinaire marque un silence à la fin de chaque vers dit d’un seul souffle, sans pause, comme psalmodié sur un ton monotone. Cette inscription du souffle dans le mètre rend inutile le marquage, par des signes de ponctuation, des phrases, des segments qui les constituent, des liens logiques qui les unissent. Il revient donc au lecteur de rétablir la hiérarchie des segments et les articulations du texte quand il est confronté à un ensemble typographique net et homogène. C’est dans la diction que les phrases, la logique et le sens se font.
L’argument du rythme recouvre ainsi la question de la signification du vers et du poème. À Gaston Picard, qui l’interroge dans Le Pays du 24 juin 1917 sur la suppression de la ponctuation, Apollinaire répond : « Sans doute ! Je reviens aux principes. La ponctuation permet aux mauvais écrivains de justifier leur style. Quelques tirets, une virgule par-ci par-là, et tout semble se tenir. Au reste, cette suppression donne plus d’élasticité au sens lyrique des mots45. » Que faut-il entendre par « élasticité » ? Probablement la souplesse des mots, leur capacité à se prêter au contexte et à unifier en un même ensemble sémantique et sentimental ce que la ponctuation diviserait et séparerait. De grandes séquences textuelles, portées par l’anaphore en tête de vers d’un même syntagme, témoignent de l’importance du rythme, qui rend inutile tout signe de ponctuation : on relira dans « Zone » la séquence des huit définitions du Christ, empruntée à la liturgie, qui exprime la ferveur de l’enfant qui prie, la nuit, dans la chapelle du collège (voir p. 78-79). Mais on observera aussi que la disparition des signes de ponctuation crée bien des ambiguïtés. Si dans les plus anciens poèmes, des majuscules, des tirets, la typographie en italique (« L’ermite », « Les femmes »), aident le lecteur à structurer le texte, dans les poèmes postérieurs à 1901, Apollinaire renonce à ces signes, même rares. Ainsi surgissent bien des incertitudes. Dans « Marie », le vers 9, un alexandrin, vient rompre la régularité de l’octosyllabe : à qui l’attribuer, à Marie ou au poète ? Avec ce vers, « Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine » (voir p. 173), se fait entendre le souvenir précis, douloureux, de l’amante, qui contraste avec le silence des « masques », la « musique […] lointaine », et appelle le « mal délicieux » (voir p. 173). La strophe se fait espace de rapports sémantiques et sonores, où se dit l’émotion. Brouillant le temps du récit et le temps du commentaire, par l’insertion de syntagmes qui rompent la continuité et l’homogénéité, Apollinaire fait du poème un espace où le sentiment et l’affect font irruption sur la scène du souvenir et dans le récit de la mémoire. Voici des exemples où l’italique désigne ces amphibologies :
Au tournant d’une rue brûlant
De tous les feux de ses façades
Plaies du brouillard sanguinolent
Où se lamentaient les façades
Une femme lui ressemblant
C’était son regard d’inhumaine
La cicatrice à son cou nu
Sortit saoule d’une taverne
Au moment où je reconnus
La fausseté de l’amour même (voir p. 97)
Brûle mes doigts endoloris
Triste et mélodieux délire
J’erre à travers mon beau Paris
Sans avoir le cœur d’y mourir (voir p. 123)
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine (voir p. 91)
Une logique associative domine les poèmes. Qu’ils soient fondés sur l’énumération et l’accumulation (« Cortège », « Vendémiaire », « Zone »), la variation (« Le pont Mirabeau »), la juxtaposition de strophes qui rend impossible une unité du temps, du lieu, du récit (« La tzigane », « Hôtels », « Cors de chasse »), les poèmes exigent du lecteur un effort de recomposition des liens implicites qui unissent le texte, vers et strophes. Voix intérieure tramée de voix lointaines qui alternent et se fondent, comme le dit très clairement le début du poème « Vendémiaire », qui s’effacent jusqu’à faire perdre la parole au poète, comme le montre le poème « Marie », tel est le lyrisme d’Apollinaire.
Dans les poèmes d’Alcools, l’image contribue à produire la même surprise que la suppression de la ponctuation. On trouve évidemment dans les poèmes de simples comparaisons qui explicitent le rapport du comparé au comparant : « Comme la femme de Mausole / Je reste fidèle et dolent » (voir p. 105). Mais on lit aussi des images condensées et brutales, fondées sur les synesthésies, l’ouïe et la vue : « une jolie rue dont j’ai oublié le nom / Neuve et propre du soleil elle était le clairon » (« Zone », voir p. 77), « Les tramways feux verts sur l’échine / Musiquent au long des portées / De rails leur folie de machines » (voir p. 123) ; fondées aussi sur les souvenirs de bergeries littéraires et les mêmes synesthésies : « Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin » (« Zone », voir p. 75). C’est dire que l’image d’Apollinaire n’est pas pure figure rhétorique : l’analyse sémantique de la métaphore ou de la comparaison n’en épuise pas le pouvoir de suggestion. Plusieurs fois, dans sa critique picturale, Apollinaire a dit l’insuffisance des sensations à la création artistique : dans « La sculpture aujourd’hui », une conférence de 1913, il s’insurge de ce que « le sculpteur et le peintre seraient toujours des esclaves obligés d’imiter sans cesse les modèles que leurs sens, leurs yeux imparfaits mettent seuls à leur disposition » ; les « belles formes » ne doivent pas être tirées « de la nature, mais issues de l’imagination46 ». Mais l’image, même surprenante par sa nouveauté et son sujet, par exemple l’agressivité des lumières et des bruits de la ville moderne, dans « Zone » ou « La Chanson du mal-aimé », doit venir s’insérer dans un ordre. L’imagination est cette faculté ordonnatrice, qui recompose le sensible, dans la microstructure du vers, de la strophe, du poème, et dans la macrostructure des grands poèmes. Dans « La Chanson du mal-aimé », dominée par la couleur blanche, cette strophe s’ordonne autour de la blancheur et des courbes du corps féminin, en une série d’images qui métamorphosent le souvenir de la femme aimée, mimant en quelque sorte le refus d’oublier :
Je ne veux jamais l’oublier
Ma colombe ma blanche rade
Ô marguerite exfoliée
Mon île au loin ma Désirade
Ma rose mon giroflier (voir p. 113)
Cet ordonnancement des images a une autre finalité, plus culturelle. L’image de « Zone », « Pupille Christ de l’œil », demeure incompréhensible si elle n’est replacée dans le contexte proche, « Vingtième pupille des siècles il sait y faire » (voir p. 79). Certes, un calembour sur « cristallin » et « Christ » explicite la métaphore, d’autant que le mot latin pupilla signifie pupille et petite poupée – la forme que prend dans l’œil la pupille assimilée au Christ enfant. Cette rhétorique et cette érudition n’épuisent pas la métaphore. Car « pupille », au masculin, désigne l’enfant mineur placé sous l’autorité d’une personne majeure. Dans l’ère chrétienne, inaugurée par le Christ, le XXe siècle est le « vingtième pupille ». Le Christ est ainsi un être fondateur et ordonnateur, qui réunit autour de lui pour leur donner sens la multiplicité des images des êtres qui volent. Apollinaire veut dire que, dans le corps même du sujet qui parle, la culture chrétienne informe la sensation et lui donne sens. De même, « Cortège » se fonde sur « les cinq sens et quelques autres », indissociables de la culture européenne (voir p. 161). « Vendémiaire » organise les tableaux qui le composent, autour du sang, du vin, de la vision sacrificielle que partagent les différentes villes et époques de l’Europe, chrétienne et païenne, antique et moderne (voir p. 331-343). Car l’image poétique a une fonction de connaissance hautement affirmée par le poète. Le Christ est l’archétype de l’homme qui vole, qui rassemble autour de lui les êtres volants, du mythe (Icare), du monde animal, de la technique moderne (les aviateurs et les avions). L’image révèle ainsi la vérité, non pas celle que la science et la technique établissent, mais celle des possibilités du monde et de l’humain. L’homme vole et le mythe énonce cette vérité. Dissociant vérité et science positive, Apollinaire rend à la poésie et à l’art la puissance visionnaire dont les romantiques les dotaient avant la période de désenchantement ouverte par Baudelaire. Le poète peut donc écrire, dans une section des « Fiançailles » où il multiplie les images :
À la fin les mensonges ne me font plus peur
C’est la lune qui cuit comme un œuf sur le plat
Ce collier de gouttes d’eau va parer la noyée
Voici mon bouquet de fleurs de la Passion
Qui offrent tendrement deux couronnes d’épines (voir p. 301)
C’est parce qu’elle est mensonge que la poésie accroît la réalité. La beauté n’est évidemment pas le moindre de ses apports.
À sa parution, Alcools a fait l’objet de nombreux comptes rendus et échos, qui reflètent la diversité du recueil, le contraste entre le recours à la tradition poétique et le désir de nouveauté, l’originalité du lyrisme d’Apollinaire. Cette réception est faite d’éloges et de critiques, parfois sévères, qui définissent autant les positions occupées par leurs auteurs dans le champ poétique et la vie littéraire, qu’elles situent Apollinaire à l’intérieur de cet espace littéraire. À leur manière, les échotiers et journalistes rendent compte de l’état du champ littéraire et de ses clivages. Dans Le Courrier français du 22 février 1913, le recueil est la cible de l’ironie cinglante du « Masque bleu » : « Et le cu-cubisme réapparaît en vedette, sous les auspices de Picasso, vous le connaissez ? Il a fait le portrait de M. Guillaume Apollinaire, et ce portrait servira de frontispice au volume de vers… sans ponctuation… N’y a-t-il pas là de quoi révolutionner la rive gauche, voire même de ressusciter la guerre des Deux-Rives ? Remettez-vous, je vous en prie, tout s’est arrangé. Il paraît que les vers sans ponctuation seront désormais le genre artisse… ». L’ironie révèle le partage, très schématique, de l’espace littéraire en deux camps, une rive gauche novatrice, une rive droite conservatrice.
La suppression de la ponctuation sera au cœur du débat littéraire ; Henri Martineau la soulève dans Le Divan de juillet-août 1913 et Georges Duhamel dans le Mercure de France du 16 juin 1913 : « Pour comble de singularité, [M. Apollinaire] a enlevé, aux épreuves, toute la ponctuation de son ouvrage, si bien que, dans ces deux cents pages, on chercherait en vain une virgule ». Duhamel, qui répond, tardivement, au compte rendu très sévère qu’Apollinaire avait donné de L’Armée dans la ville de Jules Romains dans La Nouvelle Revue française en 1911, propose ainsi une lecture très négative de la surprise recherchée par Apollinaire ; la surprise devient bizarrerie, « une des caractéristiques de la brocante » selon Duhamel. Henri Martineau parle, lui aussi, des « richesses de ce passionnant brocanteur ». La boutique du brocanteur n’est pas le magasin de l’antiquaire : on y trouve de tout. Aussi le terme est-il péjoratif. Il qualifie la poésie d’Apollinaire de recyclage de matériaux hétérogènes, de valeur inégale. Cette bizarrerie entretient la légende d’un Apollinaire farceur et mystificateur, désireux de tromper ses lecteurs, par ses excès interprétés comme des provocations. Henri Martineau écrit : « Nous savons aussi combien il excelle à pousser la farce jusqu’à la mystification. » Dans Les Marges d’août 1913, Pierre Lièvre fait écho : « Les autres [vers] sont pleins de moqueries stridentes. Ils sont alimentés par la verve et la fantaisie, par l’imagination abondante, par la culture curieuse, par tous les moyens précieux dont dispose M. Apollinaire. Ils nous divertissent presque toujours, nous effarent aussi, et parfois nous inquiètent, car au spectacle de cette raillerie universelle, nous nous demandons par moments, s’il n’arrive pas à l’auteur de se moquer de lui-même et de nous. » La diversité du recueil, lexicale, thématique, prosodique et formelle, la multiplicité des poètes et ouvrages auxquels Apollinaire se réfère, et son érudition curieuse et déroutante, sont perçues et interprétées comme les exercices d’un virtuose, dont la poésie tend au « sentiment de l’universel », comme l’écrit un critique anonyme dans le Gil Blas du 10 avril 1913, ou, ce qui n’est pas un compliment, au cosmopolitisme. C’est Georges Duhamel qui introduit cette critique d’un « cosmopolitisme bariolé dont il est permis d’abhorrer, mais dont il faut reconnaître la saveur. Par là, le recueil de M. Apollinaire ne sent point uniquement la bibliothèque, mais encore le tabac rare, le palace hôtel, le train de luxe et les boissons étrangères ». D’autres critiques reprennent l’argument. Dans la Gazette de France du 27 juin 1913, Graville écrit : « Des mètres bizarres, des vers blancs, des étrangetés laborieuses, un cosmopolitisme forcené, de l’argot, des jurons, de la bohème, d’esprit et de cœur, vous choqueront dans ce volume. » Dans L’Écho littéraire du boulevard du 1er juillet 1913, Henri Bachelin s’étonne : « Ses Alcools ? Il les a bus dans tous les pays du monde, et même sur le zinc des bistros de Paris. “Je suis ivre d’avoir bu tout l’univers !” s’écrie-t-il. » C’est, en définitive, la compréhension par le lecteur même du texte d’Apollinaire qui fait débat. Alors que les critiques sont souvent tempérées par des concessions sur l’émotion vraie suscitée par les poèmes, Henriette Charasson, une critique très attachée à la tradition, à une versification classique, à la clarté et la rigueur, conclut à une artificialité d’Alcools : « Tout cela, qui nous plaît, nous semble trop un jeu intellectuel ; et, sous cette littérature intéressante, l’on ne sent point frémir l’humanité, et l’on voudrait qu’il se les répétât jusqu’à s’en convaincre, ses vers spirituels et mélancoliques. » Elle rattache Apollinaire à un « cénacle », où prévalent l’individualisme contre la collectivité, « le culte de la Révolution et ses conséquences ». Apollinaire serait ainsi l’aboutissement de la Révolution française, qui aurait détruit les élites qui dictaient le bon goût à la société française : « Ce qui manque assurément le plus à nos littérateurs, pour contrôler leurs œuvres, c’est une société polie et cultivée et purement française, telle que la connut l’ancien régime, société à qui soumettre les livres, de qui importerait le jugement, et pour qui l’on écrirait. Nous n’avons plus une société mais des sociétés diverses ; […] l’écrivain de cénacle perd la notion du goût et de la mesure, […] l’originalité s’appuya toujours sur la tradition ; le goût et le sentiment de la mesure intervinrent inconsciemment chez les plus farouches novateurs. » Paul Bourget, dans ses Études et portraits, développe en ces mêmes années une critique semblable, de droite, fondée sur le traditionalisme politique.
D’autres voix se font entendre, qui reconnaissent dans les traits les plus originaux du recueil des nouveautés. Gaston Picard, dans Der Sturm, en mai 1913, loue une obscurité toute mallarméenne : « Ainsi les poèmes se présentent-ils comme de merveilleux secrets. D’abord on tâtonne, on hésite ; on saisit ici une lueur, là une autre. Puis la lumière se fait plus apparente. Enfin les beautés apparaissent. C’est une volupté inédite que de promener une curiosité constante dans ces poèmes, constante jusqu’à l’instant où la lumière vous baigne, où la vérité vous étreint, où le secret pénétré s’érige dans le souvenir en triomphateur, avec son magique cortège de réticences et de demi-aveux. » Jean Royère justifie, avec clairvoyance, la dimension expérimentale du recueil, une expérimentation qui s’affirmera davantage encore dans Calligrammes ; Apollinaire a un « don trop rare de condensation » et, à l’exemple de Mallarmé, « ne refait pas le même poème, et par suite, son livre, complexe, est très riche. Il représente, si l’on veut, vingt volumes, à supposer qu’il y ait vingt types de poèmes différents dans son recueil (je ne les ai pas comptés). Le premier bénéfice est, pour le lecteur, une jouissance de variété ». En réponse au portrait d’Apollinaire en « charlatan crépusculaire » est tracé le portrait d’un poète unique, indépendant, qui trace la voie de la poésie à venir. Dans La Démocratie sociale, le 18 août 1913, Toussaint-Luca, un ami proche d’Apollinaire, écrit : « Guillaume Apollinaire établit que l’artiste doit être SOI : il ne l’est qu’en rejetant les émotions accessibles de l’âme vulgaire et en parlant un langage éloigné des rhétoriques banales. » Certains sont conscients que naît, chez Apollinaire et chez d’autres écrivains contemporains, une sensibilité nouvelle, indissociable d’un monde qui voue l’homme à la profusion et à la dispersion. Ainsi Francis Carco, dans Le Petit Niçois du 31 juillet 1913, peut écrire : « Guillaume Apollinaire a noté jusqu’aux nuances les plus subtiles du découragement qui s’empare d’un homme à qui tout s’offre, à chaque instant, dans le spectacle de sa dispersion. Il voudrait, hélas ! que la minute qui passe fût éternelle. Il s’attache aux formes les plus périssables du moment et les supplie de ne pas le décevoir. »
La voie est ainsi tracée pour qu’André Breton déclare, dans le deuxième des Entretiens radiophoniques avec André Parinaud de 1952 : « C’était un très grand personnage, en tout cas comme je n’en ai plus vu depuis. Assez hagard, il est vrai. Le lyrisme en personne. Il traînait sur ses pas le cortège d’Orphée. / Il était l’auteur de “La Chanson du mal-aimé” et de “Zone”, de “L’émigrant de Landor Road” et du “Musicien de Saint-Merry”, le champion du poème-événement, c’est-à-dire l’apôtre de cette conception qui exige de tout nouveau poème qu’il soit une refonte totale des moyens de son auteur, qu’il coure son aventure propre hors des chemins déjà tracés, au mépris des gains réalisés antérieurement. Quelle mise en garde contre les poncifs dont on devait si peu nous faire grâce après lui ! Et vous savez qu’il était de force à tenir cette gageure… »
Didier ALEXANDRE.
1 Méditations esthétiques. Les peintres cubistes. « Peintres nouveaux, Picasso », Pr, 2, p. 23. [On trouvera la liste des abréviations p. 71.]
2 Voir La Poésie partout – Apollinaire, homme-époque (1898-1918), Seuil, coll. « Liber », 2001, p. 154.
3 Méditations esthétiques…, Pr, 2, p. 22.
4 Tendre comme le souvenir, 30 juillet 1915, p. 70.
5 Nous reprenons une phrase souvent citée, par Michel Décaudin ou Laurence Campa, extraite d’un manuscrit du Poète assassiné.
6 Voir note 4 de l’Introduction.
7 Méditations esthétiques…, Pr, 2, p. 13.
8 Méditations esthétiques…, Pr, 2, p. 48.
9 Voir p. 401-404 le Dossier.
11 Voir Jules Romains, La Vie unanime, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1983 : « En résumé, je crois fermement que les rapports de sentiments entre un homme et sa ville, que la pensée totale, les larges mouvements de conscience, les ardeurs colossales des groupes humains sont capables de créer un lyrisme très pénétrant ou un superbe cycle épique. Je crois qu’il y a place dans l’art pour un unanimisme » (« Les sentiments unanimes et la poésie », Le Penseur, avril 1905). « Mais c’est nous, membres des sociétés modernes, qui composons ces agglomérations multiples. Notre âme personnelle aide les autres âmes à produire ces sentiments unanimes. Un coin de notre “moi” est donc occupé par des impressions, des douleurs, des joies qui ne se rapportent pas à notre être propre, et qui sont en nous comme l’écho ou le prolongement des émotions collectives » (Revue des Poètes, 10 septembre 1905, « Sur la poésie actuelle »).
12 Méditations esthétiques…, Pr, 2, p. 35.
13 Jules Romains, La Vie unanime, op. cit., Préface de 1925, p. 34.
14 Œuvres complètes, Balland et Lecat, 1965-1966, t. IV, p. 911.
15 Pr, 2, p. 962-963.
16 Poèmes du recueil Calligrammes, Po, p. 207, p. 228, p. 171.
17 « Si je mourais là-bas… », Po, p.392-393.
18 Voir p. 422 le Dossier.
19 Pr, 2, p. 105.
20 Voir p. 401-404 le Dossier.
21 Pr, 2, p. 8.
22 Voir Michel Décaudin, Le Dossier d’« Alcools », Genève, Droz-Paris, Minard, 1971, p. 126. Voici les vers du manuscrit de « Vendémiaire », qui seront partiellement repris dans « 1909 » : « Il naissait chaque jour quelques êtres nouveaux / Le fer était leur sang, la flamme, leur cerveau / Et parmi tout le peuple habile des machines / La poésie errait, plaintive et si divine ! / Je la pris dans mes bras, moi, poète inconnu / Et le seul de mon temps qui m’en sois souvenu » (ibid., p. 225).
23 Pr, 2, p. 966. Peter Read cite un fragment inédit de 1916 qui définit ce conflit : « J’étais la voix qui clame dans les cris de la foule et cet appel solitaire qui seul était la mélodie s’accordait par sa justesse à l’harmonie du monde. C’est ainsi qu’au-dessus du lyrisme personnel, au-dessus de l’impersonnalité collective, j’avais conçu un lyrisme plus élevé où ces deux alternatives de l’être se répondraient, s’aimeraient, se combattraient. C’est ainsi qu’avec tout ce que les lettres et les arts comptent de plus pur, de plus élevé, je me passionnai pour le drame universel » (Apollinaire et « Les Mamelles de Tirésias ». La revanche d’Éros, Presses universitaires de Rennes, 2000, p. 61).
24 Voir Œuvres en prose, t. III, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, « La disparition du Dr Otto Gross » (p. 177-178) et « Les collines » : « Profondeurs de la conscience / On vous explorera demain » (Po, p. 172).
25 Cette question de la simultanéité a son origine dans « L’ère du drame. Essai de synthèse poétique » qu’en 1912 publie le poète Barzun, un moment compagnon de route de l’Abbaye et de l’unanimisme. Apollinaire salue cet essai dans sa « Lettre de Paris » adressée à Der Sturm en mars 1913. La simultanéité provoque des polémiques, entre futuristes et Delaunay, entre Barzun et Cendrars, entre Barzun et Apollinaire. Sur cette notion chez Apollinaire, voir ses textes, « À travers le Salon des indépendants » (Montjoie !, 18 mars 1913, Pr, 2, p. 529-530), « Nos amis les futuristes » (Les Soirées de Paris, 15 février 1914, Pr, 2, p. 970), « Simultanisme-librettisme » (Les Soirées de Paris, 15 juin 1914, Pr, 2, p. 974), « À propos de la poésie nouvelle » (Paris-Journal, 29 juin 1914, Pr, 2, p. 979), « À propos de l’art orphique – Le mot de la fin » (Paris-Journal, 3 juillet 1914, Pr, 2, p. 983), « Point final » (Paris-Journal, 11 juillet 1914, Pr, 2, p. 984).
26 Ces idées sont formulées par Marinetti dans le « Manifeste technique de la littérature futuriste » (11 mai 1912) et dans le manifeste « L’imagination sans fils et les mots en liberté » (11 mai 1913).
27 Apollinaire, « Simultanisme-librettisme » (Les Soirées de Paris, 15 juin 1914).
28 Ibid.
29 Ibid.
30 Apollinaire, « Réalité. Peinture pure » (Les Soirées de Paris, décembre 1912).
31 Pr, 2, p. 488.
32 « Le futurisme n’est pas sans importance… », Pr, 2, p. 489.
33 Pr, 2, p. 530.
34 « Le Salon des indépendants », L’intransigeant, 25 mars 1913, Pr, 2, p. 547.
35 Pr, 2, p. 616.
36 Ibid., p. 974.
37 Ibid., p. 957.
38 Pr, 2, p. 101.
39 « Nos amis les futuristes », Les Soirées de Paris, 15 février 1914, Pr, 2, p. 971.
40 Pr, 2, p. 1094-1106.
41 Voir p. 421 le Dossier.
42 Par exemple, dans « Zone » : « L’angoisse de l’amour te serre le gosier / Comme si tu ne devais jamais plus être aimé / Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère ».
43 Pr, 2, p. 989.
44 Œuvres complètes, op.cit., p. 768.
45 Pr, 2, p. 989.
46 Pr, 2, p. 595.
47 Voir p. 348-382 le Dossier.