À Max Jacob2.
Vers le palais de Rosemonde au fond du Rêve
Mes rêveuses pensées pieds nus vont en soirée3
Le palais don du roi comme un roi nu s’élève
4 Des chairs fouettées des roses de la roseraie4
On voit venir au fond du jardin mes pensées
Qui sourient du concert joué par les grenouilles
Elles ont envie des cyprès grandes quenouilles
8 Et le soleil miroir des roses s’est brisé5
Le stigmate sanglant des mains contre les vitres6
Quel archer mal blessé du couchant le troua7
La résine qui rend amer le vin de Chypre8
12 Ma bouche aux agapes9 d’agneau blanc l’éprouva
Sur les genoux pointus du monarque adultère10
Sur le mai de son âge et sur son trente et un11
Madame Rosemonde roule avec mystère
16 Ses petits yeux tout ronds pareils aux yeux des Huns
Dame de mes pensées au cul de perle fine12
Dont ni perle ni cul n’égale l’orient
Qui donc attendez-vous
20 De rêveuses pensées en marche à l’Orient
Mes plus belles voisines
Toc toc13 Entrez dans l’antichambre le jour baisse
La veilleuse dans l’ombre est un bijou d’or cuit14
24 Pendez vos têtes aux patères par les tresses
Le ciel presque nocturne a des lueurs d’aiguilles
On entra dans la salle à manger les narines
Reniflaient une odeur de graisse et de graillon
28 On eut vingt potages dont trois couleur d’urine
Et le roi prit deux œufs pochés dans du bouillon
Puis les marmitons apportèrent les viandes
Des rôtis de pensées mortes dans mon cerveau
32 Mes beaux rêves mort-nés en tranches bien saignantes
Et mes souvenirs faisandés en godiveaux15
Or ces pensées mortes depuis des millénaires
Avaient le fade goût des grands mammouths gelés16
36 Les os ou songe-creux venaient des ossuaires
En danse macabre aux plis de mon cervelet
Et tous ces mets criaient des choses nonpareilles
Mais nom de Dieu !
40 Ventre affamé n’a pas d’oreilles
Et les convives mastiquaient à qui mieux mieux
Ah ! nom de Dieu ! qu’ont donc crié ces entrecôtes
Ces grands pâtés ces os à moelle et mirotons17
44 Langues de feu où sont-elles mes pentecôtes18
Pour mes pensées de tous pays de tous les temps
1 Pré-originale : Revue littéraire de Paris et de Champagne, n° 32, novembre 1905, avec le titre : « Dans le palais de Rosemonde ». Manquent dans cet état du poème le premier quatrain, le troisième, les vers 17-25. La strophe 2 devient la strophe 6 dans l’édition d’Alcools. Le motif du banquet revient dans « Le larron » (voir p. 201) et aussi dans « Le Roi-Lune » (Pr, 1, p. 305-306) ou La Femme assise (Pr, 1, p. 466-469). Apollinaire établit dans son œuvre une analogie entre le culinaire et le littéraire, qui sont tous deux affaire de goût et de saveur. Faut-il rappeler que la première revue fondée avec ses amis parisiens s’appelle Le Festin d’Ésope (novembre 1903) ? Cette analogie se retrouve dans « L’ami Méritarte » (Pr, 1, p. 378). Dans « Le gastro-astronomisme, ou la cuisine nouvelle », publié sous le titre « Le cubisme culinaire » dans Fantasio le 1er janvier 1913, Apollinaire « établit, avec humour, une analogie entre une “nouvelle école de cuisine” et ce que le “cubisme” est “à l’ancienne peinture” » (Pr, 1, p. 401 suiv.). Dans « La quatrième journée », la contribution d’Apollinaire à un ouvrage collectif publié à Paris en 1919, L’Heptaméron des gourmets, ou les Délices de la cuisine française, est établie une analogie entre la gastronomie et la musique : « un repas est comme un orchestre avec ses accords, ses arpèges, ses soli, ses ensembles, ses adagios et ses fortissimos » (Pr, 1, p. 537).
2 La dédicace à Max Jacob peut expliquer la fantaisie du poème : les pensées du poète deviennent actrices d’un décor et d’une scène oniriques. Cet onirisme, tout en ruptures de ton, tient à distance une forme d’interrogation poétique sur l’être au monde dont Hamlet était le symbole et qui était la cible de Max Jacob, après avoir été celle de Jules Laforgue. Le banquet est l’occasion d’une dévoration de l’intériorité du poète. Apollinaire a rencontré Max Jacob à l’été 1905. Le poème serait postérieur à cette rencontre. Enfin, rappelons que Marinetti publie en 1905 Le Roi Bombance.
3 Afin de la protéger de la vengeance de la reine, Henri II d’Angleterre fit construire un palais pour sa maîtresse Rosemonde. Apollinaire évoque plusieurs fois ce personnage, dans « Je vis un soir la zézayante » (Po, p. 327), « Le Dôme de Cologne » (Pr, p. 538), Le Bestiaire (Po, p. 15). Le motif du palais et celui du rêve sont symbolistes : voir, par exemple, Retté, L’Archipel en fleurs, « Jeux sentimentaux », « Dédicaces pour le paradoxe sur l’amour », V : « Parmi l’automne et parmi des fleurs pécheresses / Vers un rêve adoré, vers un rêve abhorré » (éd. citée, p. 53). Le palais est indissociable du rêve et du désir, comme dans « Le songe de la forêt » d’Henri de Régnier (Poèmes anciens et romanesques, Tel qu’en songe, augmentés de plusieurs poèmes, Mercure de France, 1897, p. 103 : « Et les Palais comme en rêve »). Ce motif du palais est associé à l’amour charnel et à la volupté, par exemple dans Poèmes à Madeleine, « Le onzième poème secret » (Po, p. 635) ; aussi est-il, dès le symbolisme, opposé à l’aventure poétique, par exemple dans Une belle dame passa d’Adolphe Retté, « Soir trinitaire », V (Œuvres complètes, t. I, 1898, p. 145 suiv.), et objet d’ironie, chez Laforgue dont on relira la « Complainte du roi de Thulé » proche, à bien des égards, du poème d’Apollinaire.
4 Voir p. 221 « L’ermite ».
5 Grenouilles, quenouilles-cyprès et roses forment un décor idéal, très symboliste, par exemple dans « L’amoureuse » (Po, p. 848), décor qu’Apollinaire désacralise dans « Palais » par des allusions charnelles et érotiques.
6 Le stigmate est la cicatrice que laisse une blessure ou une plaie. En religion, les stigmates font référence aux blessures que reçoit le Christ aux mains, aux pieds, au flanc, lors de la crucifixion. Saint François d’Assise reçut les stigmates du Christ.
7 Cet archer pourrait être Apollon, dieu solaire.
8 Dans l’Antiquité grecque et latine, on utilisait la résine pour empêcher la porosité des amphores. Elle donnait un goût amer au vin. Elle fut ensuite intégrée au moût en fermentation. La résine devint ainsi nécessaire au goût du vin, en particulier en Grèce et à Chypre. La forme moderne du vin résiné grec est le retsina.
9 Festins.
10 Voir Rimbaud, Une saison en enfer, ***** : « Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. / Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée ». Voir aussi Alfred de Vigny, Les Destinées, « La Maison du berger », II : « Tu tombas dès l’enfance, et, dans la folle Grèce, / Un vieillard, t’enivrant de son baiser jaloux, / Releva le premier ta robe de prêtresse, / Et, parmi les garçons, t’assit sur ses genoux. »
11 Jeu sur la locution figée « le printemps de son âge », et peut-être sur la manière familière d’indiquer l’âge de quelqu’un : « il a trente et un printemps ». « Être sur son trente et un » signifie aussi se mettre en grande tenue.
12 Voir Alfred de Vigny, Les Destinées, « La Maison du berger », II : « Poésie ! ô trésor ! perle de la pensée ! »
13 Sur cette double onomatopée, voir « Le printemps » (Po, p. 556), repris dans « La dame » (voir p. 287). Jean Moréas, dans « Nocturne », poème de Cantilènes, écrit : « Toc, toc, toc, toc, – il cloue à coups pressés, / Toc, toc, – le menuisier des trépassés » (Léon Vanier, 1886, p. 69).
14 Souvenir d’une phrase du Roman de Dumart le Galois notée dans un cahier de jeunesse dit de Stavelot : « Le topaze a le color d’or cuit » (James Lawler, « Apollinaire inédit : le séjour à Stavelot », Mercure de France, 1er février 1955, p. 308).
15 Hachis de viande, de graisse de rognons de bœuf, d’œufs ou de poisson, utilisé comme farce pour les quenelles ou pour la garniture de pâtés ; par métonymie, les boulettes de hachis elles-mêmes, ou les pâtés chauds, ou les vol-au-vent, où entrent ces garnitures.
16 Voir note 14, « La maison des morts ».
17 Plat de bœuf bouilli coupé en tranches et servi avec une sauce aux oignons, ou dessert composé de pommes en tranches et en compote.
18 La fête de la Pentecôte est célébrée le septième dimanche après Pâques et commémore la descente du Saint-Esprit sur les apôtres (Actes, 2, 1-4) : « Des langues, semblables à des langues de feu, leur apparurent, séparées les unes des autres, et se posèrent sur chacun d’eux. Et ils furent tous remplis du Saint-Esprit, et se mirent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer ».