À Félix Fénéon2
Un ermite déchaux3 près d’un crâne blanchi
Cria Je vous maudis martyres et détresses
Trop de tentations malgré moi me caressent
4 Tentations de lune et de logomachies4
Trop d’étoiles s’enfuient quand je dis mes prières
Ô chef de morte Ô vieil ivoire Orbites Trous
Des narines rongées J’ai faim Mes cris s’enrouent
8 Voici donc pour mon jeûne un morceau de gruyère5
Ô Seigneur flagellez les nuées du coucher
Qui vous tendent au ciel de si jolis culs roses6
Et c’est le soir les fleurs de jour déjà se closent
12 Et les souris dans l’ombre incantent le plancher
Les humains savent tant de jeux l’amour la mourre
L’amour jeu des nombrils ou jeu de la grande oie7
La mourre jeu du nombre illusoire des doigts8
16 Seigneur faites Seigneur qu’un jour je m’énamoure
J’attends celle qui me tendra ses doigts menus
Combien de signes blancs aux ongles les paresses
Les mensonges pourtant j’attends qu’elle les dresse
20 Ses mains énamourées devant moi l’Inconnue9
Seigneur que t’ai-je fait Vois Je suis unicorne
Pourtant malgré son bel effroi concupiscent
Comme un poupon chéri mon sexe est innocent
24 D’être anxieux seul et debout comme une borne
Seigneur le Christ est nu jetez jetez sur lui
La robe sans couture éteignez les ardeurs
Au puits vont se noyer tant de tintements d’heures
28 Quand isochrones choient des gouttes d’eau de pluie10
J’ai veillé trente nuits sous les lauriers-roses
As-tu sué du sang Christ dans Gethsémani
Crucifié réponds Dis non Moi je le nie
32 Car j’ai trop espéré en vain l’hématidrose11
J’écoutais à genoux toquer les battements
Du cœur le sang roulait toujours en ses artères
Qui sont de vieux coraux ou qui sont des clavaires12
36 Et mon aorte était avare éperdument
Une goutte tomba Sueur Et sa couleur
Lueur Le sang si rouge et j’ai ri des damnés
Puis enfin j’ai compris que je saignais du nez
40 À cause des parfums violents de mes fleurs
Et j’ai ri du vieil ange qui n’est point venu
De vol très indolent me tendre un beau calice13
J’ai ri de l’aile grise et j’ôte mon cilice
44 Tissé de crins soyeux par de cruels canuts
Vertuchou Riotant14 des vulves des papesses
De saintes sans tétons j’irai vers les cités
Et peut-être y mourir pour ma virginité
48 Parmi les mains les peaux les mots et les promesses
Malgré les autans bleus je me dresse divin
Comme un rayon de lune adoré par la mer
En vain j’ai supplié tous les saints aémères15
52 Aucun n’a consacré mes doux pains sans levain16
Et je marche Je fuis ô nuit Lilith17 ulule
Et clame vainement et je vois de grands yeux
S’ouvrir tragiquement Ô nuit je vois tes cieux
56 S’étoiler calmement de splendides pilules
Un squelette de reine innocente est pendu
À un long fil d’étoile en désespoir sévère
La nuit les bois sont noirs et se meurt l’espoir vert
60 Quand meurt le jour avec un râle inattendu
Et je marche je fuis ô jour l’émoi de l’aube
Ferma le regard fixe et doux de vieux rubis
Des hiboux et voici le regard des brebis
64 Et des truies aux tétins roses comme des lobes
Des corbeaux éployés comme des tildes18 font
Une ombre vaine aux pauvres champs de seigle mûr
Non loin des bourgs où des chaumières sont impures
68 D’avoir des hiboux morts cloués à leur plafond
Mes kilomètres longs Mes tristesses plénières
Les squelettes de doigts terminant les sapins
Ont égaré ma route et mes rêves poupins
72 Souvent et j’ai dormi au sol des sapinières19
Enfin Ô soir pâmé Au bout de mes chemins
La ville m’apparut très grave au son des cloches
Et ma luxure meurt à présent que j’approche
76 En entrant j’ai béni les foules des deux mains
Cité j’ai ri de tes palais tels que des truffes
Blanches au sol fouillé de clairières bleues
Or mes désirs s’en vont tous à la queue leu leu
80 Ma migraine pieuse a coiffé sa cucuphe20
Car toutes sont venues m’avouer leurs péchés
Et Seigneur je suis saint par le vœu des amantes
Zélotide et Lorie Louise et Diamante
84 Ont dit Tu peux savoir ô toi l’effarouché
Ermite absous nos fautes jamais vénielles
Ô toi le pur et le contrit que nous aimons
Sache nos cœurs sache les jeux que nous aimons
88 Et nos baisers quintessenciés comme du miel
Et j’absous les aveux pourpres comme leur sang
Des poétesses nues des fées des fornarines21
Aucun pauvre désir ne gonfle ma poitrine
92 Lorsque je vois le soir les couples s’enlaçant
Car je ne veux plus rien sinon laisser se clore
Mes yeux couple lassé au verger pantelant
Plein du râle pompeux des groseilliers sanglants
96 Et de la sainte cruauté des passiflores22
1 Pré-originale : La Revue blanche, no 228, 1er décembre 1902. Ce poème s’inspire de Thaïs d’Anatole France, de La Tentation de saint Antoine de Flaubert, et de « L’ermite », seconde des XIII Idylles diaboliques de Retté. Ce poème de quatrains d’alexandrins est contemporain de « Merlin et la vieille femme » et du « Larron ». On relira le poème « L’automne et l’écho » où parle un personnage proche de l’ermite (Po, p. 588).
2 Écrivain et critique, qui fonda la Revue indépendante et collabora à La Revue blanche. Il fut un des défenseurs de l’impressionnisme, du néo-impressionnisme, de Seurat, Bonnard, des nabis, et aida les jeunes talents littéraires.
3 Déchaussé ; se dit des carmes de la réforme de sainte Thérèse, qui ne portent point de bas et n’ont que des sandales.
4 Disputes sur des mots, puis assemblages de mots vides dans un raisonnement.
5 Dans la pré-originale, viennent à la suite ces quatrains, supprimés dans la version d’Alcools : « Tu es un crâne féminin, sûrement, / Car le gruyère est fait avec du lait de vache, / Ô crâne dont j’ai peur en mon âme bravache ! / Ô tête, j’ai baisé tes dents comme un amant. / Entendez-vous, Seigneur, quand d’horreur je l’écrase, / Craquer comme une noix le crâne féminin ? / Ayez pitié, Seigneur, de mes soupirs bénins. / Doux Seigneur, pardonnez au printemps qui viédaze. / Flagellez, flagellez les nuées du coucher. » (« Viédaze » est un substantif vieilli qui désigne un sot.)
6 Voir p. 127, v. 4 « Palais » et voir p. 193, v. 1-8 « Merlin et la vieille femme ».
7 Le jeu de l’oie est connu.
8 Jeu de hasard dans lequel deux personnes se montrent simultanément et rapidement un certain nombre de doigts dressés en criant un chiffre pouvant exprimer ce nombre. Sur la mourre, voir Le Poète assassiné, « Giovanni Moroni » (Pr, 1, p. 327), « La Favorite » (Pr, 1, p. 332).
9 L’inconnue, idéal mystérieux de féminité et de poésie, est une caractéristique symboliste. Chez Henri de Régnier, Poèmes anciens et romanesques (1897), ou Adolphe Retté, L’Archipel en fleurs (1895), « Trois dialogues nocturnes », cet idéal littéraire d’amour est distancié et critiqué, en raison de l’inconstance féminine, de la vanité de l’amour et de sa réalité charnelle. Apollinaire continue ce procès de l’idéal symboliste.
10 Apollinaire reprend pour modèle la clepsydre qui mesure le temps par écoulement de l’eau.
11 Sueur teintée de sang. Si l’Évangile de Matthieu évoque « tristesse et angoisse » du Christ (26, 37), Luc mentionne le sang mêlé à la sueur (22, 44).
12 Champignon en forme de petit arbre à rameaux.
13 L’agonie dans le jardin est un motif pictural inspiré des Évangiles de Matthieu et de Luc. La scène illustre en partie Matthieu, 26, 39 : « Mon Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi ! Cependant non pas comme je veux, mais comme tu veux ! » Elle représente un jardin, les apôtres endormis, et un ange qui tend une coupe au Christ, par exemple dans les tableaux de Giovanni Bellini (1465) et d’Andrea Mantegna (1460).
14 Rioter : rire à demi, doucement.
15 Qui n’ont pas de fête spéciale dans l’année liturgique, le jour de leur mort étant inconnu.
16 Les hosties.
17 Voir Isaïe, 34, 14. Première femme d’Adam selon la Kabbale ; démon femelle dont l’ululement est mentionné dans Le Poète assassiné, dans « La maison de cristal », deuxième poème du « Triptyque de l’Homme » (Po, p. 711), et dans « Lecture » (Po, p. 714).
18 Signe diacritique en forme de S couché (~).
19 Voir « Fagnes de Wallonie » (Po, p. 370), « Ô mon cœur… » (Po, p. 517).
20 Mot inusité ; sorte de bonnet piqué.
21 Le mot se retrouve dans L’Hérésiarque et Cie, « Le passant de Prague » (Pr, 1, p. 91), pour désigner une femme de Sienne infidèle. Apollinaire reprend le surnom de la maîtresse de Raphaël, Margarita la Fornarina, dont le père était boulanger (fornaro en italien). La boulangère infidèle est un lieu commun chez Apollinaire et dans la tradition populaire (voir p. 259 « Les cloches »). Dans Les Mamelles de Tirésias, Thérèse, métamorphosée en homme, est « la boulangère » (Po, p. 895).
22 Plante à larges fleurs étoilées, présentant un pistil muni de trois styles comparés aux clous de la Passion, et à feuilles aiguës comparées à la lance qui perce le flanc du Christ.