Pieter Bruegel l’Ancien, La Parabole des aveugles, 1568.
Tempera sur toile, 85,5 x 154 cm. Galleria Nazionale di Capodimonte, Naples.
En dépit de la décadence croissante de l’Italie, le prestige qu’elle exerçait au-dehors n’avait pas, en effet, cessé de grandir. Dans les Pays-Bas surtout, si profondément troublés à cette époque, le mouvement d’émigration des artistes au-delà des monts ne pouvait manquer de se développer, car, à la perspective d’enseignements très réputés, se joignait pour eux l’espoir d’une existence moins difficile. Au sortir des plaines flamandes, dont quelques faibles ondulations rompent à peine la monotonie, l’aspect des contrées pittoresques et grandioses qu’ils rencontraient sur leur chemin était, du reste, bien fait pour les frapper. Mais si émerveillés qu’ils fussent tous de pareils spectacles, quelques-uns d’entre eux, plus foncièrement attachés à leur patrie, sentaient mieux, avec le temps, le regret de l’avoir quittée, et, sans céder aux séductions qui retenaient en Italie un grand nombre de leurs confrères, avaient hâte de regagner leurs foyers. Parmi ces derniers, Bruegel l’Ancien (vers 1525/30-1569) est certainement une des figures les plus curieuses et les plus franchement caractérisées.
Né vers 1525, Pieter Bruegel était originaire d’une famille de paysans, qui tenait son nom d’un village du Brabant, situé près de Bréda. Il conserva jusqu’au bout, dans son talent comme dans le choix de ses sujets, la marque de cette rusticité. Il fut mis en apprentissage à Anvers, chez un artiste alors très célèbre, Pieter Coecke van Aelst, homme d’un esprit très ouvert, qui avait voyagé en Orient, et cultivait également la peinture, la sculpture et l’architecture. Il recevait ensuite les leçons de Jérôme Cock (Hieronymus Kock, 1507-1570), connu surtout comme graveur, et qui tenait aussi un commerce d’estampes fort achalandé.
Ainsi que l’avaient fait ses deux maîtres, le jeune Bruegel, à peine émancipé et devenu membre de la guilde de Saint-Luc en 1551, cédait au courant qui entraînait ses confrères vers l’Italie. Il passa par la France, et, ainsi que le prouve l’inscription d’une de ses gravures, il était à Rome en 1553.
Bruegel, pourtant, n’a pas dû prolonger beaucoup son séjour en Italie ; ni son éducation, ni ses goûts, ne pouvaient l’y retenir, et il avait hâte de regagner son pays. En tout cas, il était de retour en Flandre en 1553. L’artiste se retrouvait à l’aise parmi ses compatriotes. Ami des paysans, il se plaisait à vivre au milieu d’eux : il s’intéressait à leurs travaux, assistait à leurs fêtes, et il les peignait tels qu’ils étaient, étrangers à toutes les grâces, gauches et lourds, avec leurs carnations basanées, leurs mains déformées et calleuses. Ces personnages rustiques, Bruegel les a scrupuleusement placés dans leur milieu ; derrière eux se déroule la campagne où ils vivent, avec leurs chaumières misérables et leurs horizons familiers. Nous les retrouvons dans La Pie sur le gibet, aussi bien que dans les sujets tirés des Livres Saints qu’il transpose à la flamande, comme Le Massacre des innocents, auquel le ciel assombri d’un jour de neige ajoute ses tristesses, et dans cette Parabole des aveugles. Le coin paisible, théâtre de ce dernier épisode, a été rendu par l’artiste avec autant de vérité que de poésie. Le vert franc des prairies, la légèreté et la profondeur du ciel argentin, l’aspect modeste du village et de sa petite église, la colline basse qui ferme l’horizon et le ruisseau où viennent aboutir les pas incertains des aveugles, tout cela a été vu et exprimé par Bruegel en dehors de toutes les conventions reçues, avec une originalité de conception, une justesse de dessin, une force et une délicatesse de coloris.