Chapitre I

Certain jeudi du mois de juillet 184… un monsieur, à l’heure de midi, suivait lentement le trottoir de la rue Saint-Honoré. Sans se préoccuper le moins du monde de l’ardent soleil qui lui grillait la face, il marchait le nez en l’air, étudiant des yeux, au-dessus de chaque porte cochère qu’il longeait, ces écriteaux qui annoncent les appartements à louer.

Vers le milieu de la rue, il tomba en arrêt devant une maison qui, sans doute, lui plut, car, après en avoir, pendant quelques minutes, examiné la façade, il s’engagea sous la voûte et vint, par le guichet de la loge, adresser cette question au concierge :

– Quel est l’appartement à louer ?

– Deuxième étage… Quatre mille francs… Sept pièces dont deux chambres à coucher… Trois chambres de bonnes et deux caves… L’eau et le gaz dans l’appartement, récita tout d’une haleine l’interrogé.

– On peut occuper immédiatement ?

– Pour ainsi dire, Monsieur. Nous sommes le 9 du mois et les locataires doivent déménager le 15, jour du terme. C’est donc six jours de patience à avoir.

– Est-il possible de visiter le local ?

– Oui, Monsieur, dit le portier qui, sortant de sa loge, dont il se contenta de refermer la porte au loquet, se mit à monter l’escalier devant l’inconnu.

Ils n’étaient pas encore arrivés au premier étage qu’une voix criait d’en bas, dans le vestibule :

– Eh ! Joulu, revenez donc.

C’était le facteur de la poste qui, en train de faire sa distribution, apportait à la maison son contingent de lettres.

Joulu, puisque tel était le nom du cerbère, jugea inutile de redescendre les marches montées, et après avoir, en se penchant sur la rampe, reconnu celui qui l’appelait, il répondit :

– Ah ! bien… Toutes affranchies, n’est-ce pas ? Ayez donc l’obligeance de les poser sur la table de la loge.

Et, pendant que le facteur faisait ce qu’on avait réclamé de lui, il continua son ascension, suivi par le visiteur qui, en atteignant le palier du premier étage, lui demanda :

– Êtes-vous marié ?

– Oui, Monsieur. Si vous n’avez pas vu ma femme, c’est que, dans ce moment, elle est allée faire une course pour un locataire.

– Je vous adresse cette question, parce que, jusqu’à mon mariage qui est fort prochain, je ne veux pas avoir de domestiques à demeure chez moi. Donc, pour le cas où l’appartement me plairait, je tiens à m’assurer s’il vous sera possible de vous charger, votre femme ou vous, du soin de mon ménage.

– Sans doute… et de votre ménage et de votre cuisine, car mon épouse a été dix ans le cordon-bleu de notre propriétaire.

– Ah ! le propriétaire habite-t-il dans la maison ?

– Non, Monsieur, mais il ne demeure pas bien loin… il réside dans l’immeuble voisin de celui-ci et qui lui appartient aussi.

– Oh ! mais alors, c’est un richard ?

– M. Léon Barutel passe pour être trois fois millionnaire.

– Barutel ? répéta le visiteur. Il me semble que je connais quelqu’un de ce nom. Votre propriétaire n’est-il ou n’a-t-il pas été banquier ?

– C’était le père de M. Léon… Il est mort depuis tantôt cinq ans. Ma femme et moi nous étions à son service intime en qualité de valet de chambre et de cuisinière. Quand il a perdu son père, M. Léon, qui avait ses domestiques à lui, nous a changés d’emploi en nous donnant la place de concierge dans sa seconde maison. Voilà pourquoi je disais à Monsieur que mon épouse Eudoxie pourrait se charger à la fois de son ménage et de sa cuisine.

– Oh ! peu m’importe la cuisine, fit l’inconnu en remuant la tête, car deux œufs et une tasse de thé me suffisent le matin, et, tous les soirs, je dîne en ville ou à mon cercle. Vos soins se réduiront donc, pour ainsi dire à mon seul ménage… et je les rétribuerai d’une somme mensuelle de cent francs.

Ces deux derniers mots, sur lesquels l’étranger avait appuyé, retentirent mélodieusement à l’oreille de Joulu, qui balbutia d’une voix reconnaissante :

– Monsieur peut compter d’avance sur mon zèle et sur celui d’Eudoxie.

– Oui, dit en souriant le visiteur ; mais, avant tout, il faut d’abord que l’appartement me convienne.

Et, d’un geste de main, mettant fin à cette pause faite sur le carré du premier étage, il poussa doucement l’époux d’Eudoxie pour qu’il reprît l’ascension de l’escalier.

– C’est un prince ! Pour sûr, c’est un prince ! se disait, tout en montant, le concierge émerveillé par cette promesse de cent francs.

Nous ne serons pas aussi affirmatifs que Joulu sur la condition sociale du monsieur, mais nous annoncerons qu’il avait vraiment bon air. C’était un grand brun de trente-cinq ans, à l’œil hardi, à la physionomie railleuse. Barbe soignée, élégants habits très bien portés, taille fine, allure aisée, voilà, en abrégé, le signalement de cet homme qui, tel quel, pouvait encore, malgré son visage un peu fatigué, passer pour un fort beau garçon.

Arrivé au deuxième étage, devant la porte de l’appartement à louer, Joulu tendait la main vers le cordon de la sonnette quand, tout à coup, il arrêta son mouvement pour se retourner et venir se pencher encore sur la rampe de l’escalier.

– Est-ce toi, Eudoxie ? cria-t-il.

Aucune voix n’ayant répondu à cette question, il se redressa en disant :

– Je demande pardon à Monsieur de l’avoir fait attendre, mais il m’avait semblé entendre claquer la porte de la loge et je croyais que c’était ma femme qui rentrait de sa course.

– Craigniez-vous donc que votre absence l’inquiétât ?

– Oh ! non. Eudoxie n’est pas aussi facile à s’effrayer. Je voulais seulement lui recommander de distribuer bien vite aux locataires ces lettres que le facteur vient d’apporter.

Tout en parlant, il avait sonné à la porte qui, bientôt, lui fut ouverte par un grand diable de domestique, à la mine futée et au regard insolent.

– Stanislas, j’amène quelqu’un pour visiter l’appartement. Peut-on le voir sans trop déranger vos maîtres ? demanda Joulu.

– Parfaitement ; mes bourgeois sont en train de déjeuner, répondit le valet.

Et, s’adressant au jeune homme :

– Monsieur veut-il me suivre ?

Celui-ci se rendit à l’invitation et pénétra dans l’antichambre, accompagné, par le portier.

Le laquais Stanislas prit, sur sa droite, un couloir de dégagement qui conduisait à une petite pièce fort élégamment meublée.

– Boudoir de Madame, annonça-t-il.

– Véritable bonbonnière ! déclara le visiteur à la vue du mobilier.

Après avoir traversé un vaste cabinet de toilette, le cicerone poussa une porte et s’effaça pour laisser passer celui qu’il guidait.

– Chambre à coucher de Madame, dit-il.

– Oh ! oh ! oh ! fit l’étranger sur la gamme ascendante de la surprise en contemplant le luxe inouï qui s’offrait à ses yeux.

– Le fait est qu’il y en a ici pour gros d’argent, avança le valet en voyant cette admiration. Puis, après avoir ouvert une autre porte :

– Par exemple, reprit-il, on ne peut pas en dire autant de la chambre du mari de Madame.

– Il paraît que votre maître a les goûts plus modestes que sa femme, dit en souriant l’inconnu qui avait pénétré dans cette nouvelle pièce dont tout le mobilier, des plus vulgaires, ne valait pas cent écus.

– Il est bien forcé d’avoir des goûts modestes, ricana Stanislas, car Madame lui serre ferme les cordons de la bourse… Oh ! il ne demanderait pas mieux que de faire valser les écus, je vous en réponds.

– Hum ! hum ! fit Joulu pour rappeler à la prudence le domestique qui, en présence d’un tiers, s’oubliait trop sur le compte de ses maîtres.

Cet appel fut bien compris par le valet ; mais, loin de se conformer au conseil, il haussa dédaigneusement les épaules en disant :

– Je me fiche pas mal d’eux ! J’en ai plein le clos… Je quitte ce soir même leur baraque sans même accorder les huit jours pour qu’on me trouve un remplaçant… Ah ! oui, j’en ai assez de ces bourgeois qui braillent à la journée… ils me…

Il s’interrompit tout à coup pour s’écrier, en tendant la main dans la direction de la salle à manger :

– Tenez, écoutez-les. Au lieu d’ouvrir la bouche pour s’y fourrer du fricot, voici à quoi ils occupent le temps du déjeuner… Hein, ne s’imaginerait-on pas être dans une ménagerie ?

En effet, deux voix, trop éloignées pour qu’on pût en entendre les paroles, retentissaient à l’autre bout de l’appartement avec une violence qui attestait, de part et d’autre, une colère furibonde.

Au plus fort de cette tempête conjugale, Stanislas éclata de rire en disant :

– On ne croirait pas que ces deux beugleurs-là ont fait un mariage d’amour… n’est-ce pas, Joulu ?

– C’est vrai, avoua le portier mis en cause, car Madame était riche, tandis que Monsieur n’avait pas le sou.

– L’épouse apportait sans doute des écus pour compenser sa laideur et sa vieillesse ? demanda le jeune homme dont la curiosité s’éveillait.

– Elle, laide et vieille ? reprit le domestique, détrompez-vous, car elle a vingt-deux ans et elle est jolie comme un cœur.

– C’est donc qu’elle s’est amourachée d’un beau garçon dont elle a voulu faire le bonheur et la fortune ?

Cette supposition du monsieur fit se tordre Stanislas d’un tel rire, qu’il eut grand’peine à bégayer :

– Ah ! ah ! le bourgeois bel homme !… elle est drôle, celle-là… Grand comme ma botte, moins dodu qu’un hareng saur, plus jaune qu’un citron et, avec ça, des lunettes. Quand ils sortent ensemble, Madame a l’air de promener son singe, le voilà votre beau garçon.

Puis, s’arrêtant de rire, le laquais ajouta :

– Au fait, le monstre n’est pas dans un sac. Venez visiter la salle à manger où le ménage se trouve en ce moment, vous vous régalerez de la vue du sapajou.

– Allons ! dit l’étranger.

Ils revinrent donc par les chambres déjà traversées jusqu’au grand salon de l’appartement, qui séparait le boudoir de la salle à manger.

À mesure que la distance se raccourcissait, les voix devenaient plus distinctes pour les arrivants qui pouvaient maintenant en saisir les paroles.

Au milieu du salon, dont l’épais tapis avait étouffé le bruit de leurs pas, Stanislas s’arrêta, le sourire aux lèvres, en invitant du geste le visiteur à écouter d’abord les époux avant de se présenter devant eux.

– Oui, criait le mari d’une voix brève, j’ai assez d’une pareille vie… Aussi suis-je décidé à y mettre bientôt un terme.

– Est-ce par le suicide ? demandait railleusement la dame.

– Non, ce serait trop bête.

– Puisque tu dis que cette existence te semble insupportable…

– Oh ! ce n’est pas elle qui m’est à charge, c’est uniquement la créature qui me la rend aussi pénible.

– Et, pour te débarrasser de cette créature, tu as trouvé un moyen ?

– Comme tu le dis… un infaillible moyen pour être délivré de ce joug trop humiliant.

– Et ce moyen est ?…

– De s’arranger pour être libre.

– Peut-on savoir quand tu comptes le mettre en pratique ?

– Le plus tôt possible, ma chère. J’aurai cette galanterie dernière de ne pas trop te faire attendre, accentua le mari d’un ton moqueur.

Il faut croire que Stanislas avait interprété la phrase d’une façon sinistre, car, se penchant vers le visiteur et Joulu, qui avaient entendu sans bouger de place, il leur murmura :

– Bigre ! il paraît que le bourgeois pense à lui couper le sifflet… Je regrette à présent de quitter la baraque ce soir, j’aurais assisté au grabuge et je me…

Fût-ce le dégoût de se trouver plus longtemps en contact avec cet ignoble laquais ? fût-ce aussi que l’étranger crut indigne de lui de continuer son rôle d’écouteur aux portes ? nous ne saurions préciser lequel de ces deux sentiments lui fit interrompre le domestique en disant d’une voix sèche :

– Frappez vite à cette porte !

Ce ton d’autorité coupa net la familiarité du drôle qui, sans ajouter un mot, cogna sur le panneau plusieurs coups dont le bruit fit aussitôt cesser la dispute.

– On vient pour visiter l’appartement… j’ai déjà montré les autres chambres… reste la salle à manger que la personne désirerait voir, annonça-t-il aux époux en passant la tête par la porte entr’ouverte.

– Laissez entrer, répondit la dame.

Sur cette réponse, le monsieur franchit le seuil et, après un muet salut, il promena, autour de la pièce, des regards qui, tout en examinant le local, revinrent plusieurs fois sur le ménage.

En disant que sa maîtresse était jolie comme un cœur, Stanislas était encore resté bien au-dessous de la vérité, car il eût été impossible de trouver une plus séduisante personne que cette femme blonde aux grands yeux noirs. Élancée, gracieuse, distinguée, elle aurait tenté un saint tant elle était ravissante avec son peignoir du matin et sa riche chevelure qui, mal rassemblée au saut du lit, entourait de ses épaisses touffes ébouriffées son visage tout étincelant de jeunesse et de fraîcheur.

Par contre, le domestique avait un peu exagéré en faisant une caricature du mari. Certes, il n’était pas un Adonis, mais ce n’était pas non plus le monstre décrit. Si chétif et petit qu’il fût, on devinait, sous cette apparence grêle, une de ces vitalités nerveuses et actives qui ne s’arrêtent jamais devant un obstacle ; non pas qu’elles le renversent violemment, mais dont elles finissent par avoir toujours raison à force de ruse patiente. Il y avait beaucoup de la nature traîtresse du chat en cet homme, dont la physionomie demeurait lettre close pour l’observateur ; car, avec une barbe qui lui envahissait presque toute la face, il abritait, sous des lunettes aux verres bleuâtres, ses petits yeux gris, aux paupières malades, mais dont l’expression aurait pu trahir ses instincts cauteleux et bas. Bref, son aspect, loin d’exciter le rire, inspirait plutôt une répulsion secrète.

Pour expliquer comment une femme jeune, belle et riche avait épousé cet homme sans le sou, il fallait bien admettre) si monstrueuse que soit cette conclusion, qu’elle avait cédé à un de ces étranges caprices du cœur féminin qui justifient ce proverbe que les jolies filles appartiennent de droit aux plus vilains garçons.

Maître Stanislas, aussitôt l’étranger introduit dans la salle à manger, avait trouvé bon de s’en aller. Le concierge Joulu était donc resté seul et, respectueusement immobile à côté de la porte, il attendait, pour le reconduire, que le visiteur eût fini son inspection.

Il fut aperçu par la femme dont le regard s’était d’abord curieusement fixé sur le jeune homme qu’il avait amené.

– Joulu, demanda-t-elle, n’est-il pas arrivé de lettre pour nous ?

Et, ce disant, malgré le « nous » qui comprenait son mari aussi bien qu’elle-même, elle fît au concierge un prompt et léger clignement d’yeux qui, peut-être, ne fut pas aperçu par l’époux, mais que surprit le visiteur qui, profitant de ce qu’elle tournait la tête vers Joulu, avait trouvé sa charmante figure fort agréable à regarder.

– Non, madame Dagron, il n’en est pas venu par la première distribution… si j’en reçois une par la seconde, je me hâterai de la monter, répondit le portier qui jugea inutile d’avouer que les lettres de cette seconde distribution attendaient sur la table de sa loge.

Son examen terminé, l’étranger, en s’excusant de l’avoir importuné, s’inclina devant le couple, qui lui rendit son salut, et il s’éloigna précédé par Joulu qui avait hâte de se trouver sur l’escalier pour savoir s’il devait considérer comme acquis les fameux cent francs par mois.

– L’appartement plaît-il à Monsieur ? s’informa-t-il, dès la première marche, d’une voix émue.

Le visiteur devait être encore sous le coup de l’impression produite, car, au lieu de répondre à l’interrogation, il secoua doucement la tête en disant :

– Elle est bien jolie, cette Mme Dagron. Puis, après une petite pause :

– Est-ce qu’elle a des amants ?

– Oh ! fit le concierge scandalisé.

– Répondez oui ou non, insista le questionneur, qui, se rappelant le coup d’œil échangé entre la dame et le pipelet, supposait que ce dernier en savait long sur la belle blonde.

– Non. C’est un ange de vertu, déclara le portier, ainsi sommé de se prononcer.

Cette déclaration ne satisfit pas le curieux, qui reprit en riant :

– Puisqu’elle doit quitter la maison, vous n’avez plus d’intérêt à la ménager… tandis que moi qui vais devenir votre locataire…

– Ah ! Monsieur prend donc l’appartement ? interrompit Joulu joyeux.

– Répondez d’abord à ma demande : Mme Dagron a-t-elle des amants ?

Le préposé au cordon étendit solennellement la main et d’un ton qui vibrait de sincérité, il articula :

– Je vous jure que je n’ai jamais rien vu ni entendu dire qui puisse entacher la réputation de cette dame.

– Ah ! fit le jeune homme dépité, alors cette fidélité à un magot, avec lequel elle se chamaille de si aigre façon, est vraiment extraordinaire.

– Est-ce que Monsieur prend l’appartement ? répéta Joulu revenant à ses moutons.

– Oui ! Ne m’avez-vous pas dit que le propriétaire, M. Léon Barutel, habite près d’ici ?

– Dans la maison contiguë à celle-ci… et qui lui appartient pareillement, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous l’annoncer.

– À quel étage ?

– Aussi au second… le même étage que les époux Dagron.

– Alors je vais faire connaissance avec mon futur propriétaire en lui demandant quelques petites réparations qui me paraissent utiles, dit le monsieur en quittant Joulu devant la porte de sa loge à laquelle ils étaient arrivés tout en causant.

Une minute ne s’était pas écoulée que le visiteur reparaissait au moment où le portier finissait de s’assurer que, parmi les lettres déposées sur sa table par le facteur, il ne s’en trouvait aucune adressée à Mme Dagron.

– Monsieur n’a pas été long à s’entendre avec M. Barutel, dit le cerbère étonné de ce prompt retour.

– Votre collègue de la maison voisine vient de m’apprendre que le propriétaire est parti ce matin, de bonne heure, pour un voyage qui doit durer quelques jours… Je suppose que vous avez pouvoir pour rendre valable une location faite en cette absence ?

– Ce sera absolument comme si Monsieur avait traité avec M. Barutel en personne.

– Alors vous pouvez retirer l’écriteau. Voici votre denier à Dieu.

Et le jeune homme, après avoir posé deux louis sur la table, ajouta :

– Prenez par écrit l’adresse des endroits où vous devrez aller aux renseignements.

– Des renseignements, répéta Joulu respectueux, je m’en voudrais de vous faire l’injure d’aller aux renseignements… Je sais trop à qui j’ai affaire.

– Inscrivez au moins mon nom.

– Ce sera pour obéir à Monsieur.

– César Désormeaux, dicta le généreux locataire. Après avoir attendu que le bonhomme eût fini d’écrire, il reprit :

– Je reviendrai probablement demain en amenant mon tapissier pour lui faire prendre là-haut quelques mesures.

– Moi et Eudoxie, que je regrette de n’avoir pu lui présenter aujourd’hui, nous nous tiendrons à l’entière disposition de Monsieur, débita le portier, en accompagnant jusqu’à la rue M. Désormeaux qui partait.

En effet, le jour suivant, ce dernier reparut suivi du tapissier annoncé.

Le concierge le reçut, cette fois, avec une figure bouleversée et des yeux effarés.

– Ah ! ça, vous ne me reconnaissez donc pas ? demanda le jeune homme.

– Si, si… c’est Monsieur qui est venu louer l’appartement du second.

– Oui… Eh bien ! Qu’y a-t-il ?

– Il y a que j’ai le regret d’annoncer à Monsieur qu’il sera impossible de lui livrer le local pour le terme.

– Bah ! Mme Dagron a-t-elle retiré son congé ?

– Ah ! la pauvre chère âme ! je souhaiterais que cela lui fût possible… Je la vois encore quand, là où vous êtes, elle est entrée hier dans ma loge, en partant pour sa promenade, afin de me demander une seconde fois s’il n’était pas venu de lettre pour elle.

– Mais enfin que lui est-il donc arrivé, à cette charmante femme ?

– Elle a été assassinée la nuit dernière ! bégaya douloureusement Joulu.

Tout en remettant à plus tard le récit de ses antécédents, nous dirons que César Désormeaux était un homme dont la vie quelque peu débraillée avait fort émoussé la sensibilité. Néanmoins, en apprenant la mort violente de cette gracieuse créature qu’il avait vue, la veille, si exubérante de jeunesse et de force, il ne put retenir ce cri de pitié :

– Ah ! la malheureuse !… Et quel est le misérable qu’on accuse de ce crime ?

Le portier étendit les bras, leva les mains au ciel, rentra sa tête dans les épaules et répondit en homme prudent :

– On ne sait pas encore. Les uns disent ceci, les autres prétendent cela.

– Qui ça, les uns, les autres ?

– Les voisins, les domestiques, le commissaire, le juge, les agents…

– La justice est donc arrivée ?

– Oui, Monsieur, depuis huit heures du matin. C’est moi qui ai été prévenir le commissaire aussitôt que j’ai eu appris la nouvelle par la femme de chambre de Mme Dagron. Eudoxie, qui venait de prendre son chocolat, en a été tellement effrayée qu’elle s’est évanouie… Si je n’ai pas encore l’honneur de la présenter à Monsieur, c’est parce qu’elle est couchée dans notre soupente.

Ces détails sur l’état de santé de la pauvre Eudoxie laissèrent indifférent le jeune homme dont le court attendrissement, éprouvé pour la jolie Mme Dagron, se trouvait être déjà étouffé par l’égoïsme.

– Je ne vois pas trop, reprit-il, en quoi ce dramatique événement m’empêchera de prendre l’appartement. Nous sommes le 10 et, jusqu’à l’arrivée du terme, il y a cinq jours pendant lesquels l’enquête aura grandement le temps d’être faite… On ne peut pas garder toujours là-haut le corps de la morte.

À ces paroles, Joulu remua la tête en disant :

– Le corps n’est pas là-haut.

– La justice l’a-t-elle déjà fait enlever ?

– Non, Monsieur. On suppose que le coupable, après le meurtre, a voulu faire disparaître la preuve du crime en emportant le cadavre de sa victime.

Le concierge disait la vérité, car voici ce qui s’était passé :

À sept heures du matin, la cuisinière et la femme de chambre de Mme Dagron, qui couchaient dans les mansardes de la maison, étaient descendues et avaient commencé leur service. Pour la cuisinière, ce service débutait par une tasse de café noir qu’il fallait préparer au mari et lui porter dans sa chambre où, plus matinal que sa femme, on le trouvait toujours sur pied.

À son entrée, tasse en main, chez son maître, la cuisinière avait non seulement constaté l’absence de M. Dagron, mais elle avait vu la chambre dans un état d’inexprimable désordre. Outre que le lit intact témoignait que l’époux ne s’était pas couché, tous les meubles, les placards et tiroirs se trouvaient ouverts et vidés de leur contenu. De nombreux vêtements étaient semés dans la pièce ; mais tous, vieux ou passés de mode, prouvaient que celui qui avait opéré la fouille dans les meubles avait fait choix, pour les emporter, des hardes les plus neuves. La première pensée de la cuisinière fut que son bourgeois, qu’elle savait coutumier du fait, était parti pour une petite excursion et que, pressé par le temps, il s’était hâté de faire sa valise en remettant à d’autres le soin de réparer le désarroi qu’il laissait derrière lui.

L’absence de M. Dagron et la disparition d’une malle qui, la veille encore, était placée dans un coin de la chambre, témoignant donc suffisamment en faveur de sa supposition d’un voyage de son patron, la cuisinière allait quitter la chambre quand un spectacle inattendu lui causa une terrible surprise.

En plein milieu du panneau de la porte qui séparait la chambre à coucher du mari de celle de sa femme se voyait l’empreinte d’une main ensanglantée.

Au moment où lui apparaissait cette sinistre marque, la cuisinière s’entendit appeler par la voix épouvantée de la femme de chambre, occupée sur un autre point de l’appartement.

Par suite du départ de Stanislas qui, on le sait, avait quitté sa place la veille au soir, la femme de chambre avait entrepris de balayer l’antichambre. À son troisième coup de balai sur le plancher, elle avait remarqué que l’instrument laissait après lui d’humides traînées, et, en se baissant pour se rendre compte du fait, elle avait aperçu une file de gouttelettes rougeâtres qui, venant du couloir par lequel on gagnait la chambre de M. Dagron, se dirigeait vers la porte de sortie de l’antichambre.

C’était après avoir reconnu que cette trace n’était autre que du sang répandu qu’elle avait poussé cet appel effrayé entendu par la cuisinière.

Affolées par cette double découverte, les deux femmes avaient été frapper, à coups de poing, sur la porte, intérieurement fermée, qui, du cabinet de toilette, ouvrait sur la chambre à coucher de leur maîtresse. Malgré ce retentissant vacarme, qui aurait réveillé un mort, Mme Dagron n’avait pas répondu et ce silence avait redoublé la terreur des domestiques. Elles étaient donc descendues chez le concierge qui, pareillement saisi d’effroi, avait aussitôt couru chez le commissaire de police, sans s’attarder à secourir la sensible Eudoxie à laquelle, suivant son expression, cette nouvelle venait de figer son chocolat sur l’estomac.

Sur les renseignements que les portes de la chambre à coucher de Mme Dagron étaient fermées à clé, le commissaire de police s’était fait suivre par un serrurier.

Pour conserver bien intacte à l’enquête l’empreinte de la main restée sur la porte du mari, l’officier de police voulut pénétrer chez la femme par le cabinet de toilette et, à son ordre, le serrurier introduisit son crochet dans la serrure de cette communication. L’ouvrier eut bien vite raison du mécanisme, mais quand, après avoir fait jouer le pêne, il tenta de pousser la porte, il éprouva une résistance qui lui fit dire :

– Le verrou est mis.

– Alors entrons par l’autre porte, ordonna le commissaire, forcé de revenir sur sa décision.

On retourna donc dans la chambre du mari et, après qu’il lui eût été bien recommandé d’éviter de toucher à la trace ensanglantée, le serrurier se remit à l’œuvre sur cette nouvelle serrure qu’il ouvrit tout aussi facilement que la première, puis il pesa sur la porte qui demeura immobile.

– Encore un verrou, déclara-t-il.

Cette circonstance du verrou tiré intérieurement à l’une et l’autre porte atténuait fort les probabilités d’un crime. À moins que le meurtrier se fût réfugié chez sa victime, il était permis de supposer que Mme Dagron, dans cette chambre où elle s’était enfermée, avait été prise d’un mal subit, d’une syncope, par exemple, qui l’avait empêchée de répondre au bruyant appel de ses domestiques. En admettant ce cas, il fallait aussi entrer au plus vite pour porter secours à la malade. Ce fut ce que comprit le magistrat qui ordonna d’enfoncer la porte, tâche dont le serrurier vint promptement à bout.

La chambre était plongée dans une obscurité produite par les volets rembourrés et les épais rideaux des fenêtres qui se trouvaient fermés. Après avoir fait le jour dans la pièce, le commissaire chercha vainement trace de son habitante. Morte ou vivante, Mme Dagron n’était pas là, et son lit, dont la couverture était faite depuis la veille, prouvait qu’elle aussi ne s’était pas couchée.

Le fait qui avait amené sa disparition devait avoir eu lieu dans les premières heures de la nuit, alors qu’elle se préparait à se mettre au lit, car, dans le cabinet de toilette, où revint le magistrat par la porte de communication, l’éparpillement des brosses, flacons et autres ustensiles, ainsi que la cuvette encore pleine d’eau, attestaient que Mme Dagron avait dû procéder à sa toilette du soir.

Sur cette donnée, le commissaire rentra dans la chambre à coucher pour s’y livrer à un minutieux examen. Rien ne trahissait une de ces luttes terribles, entre la victime et l’assassin, qui renversent les meubles et jonchent le parquet de débris. Tout, dans cette fastueuse retraite, bondée de mille bibelots, était à sa place. Seule, une lourde et large armoire d’ébène se trouvait ouverte et laissait voir, accrochée à son fond, une demi-douzaine de robes magnifiques.

L’état de la toilette et cette armoire aux robes ainsi béante donnèrent un instant au commissaire le soupçon que Mme Dagron, au lieu de se mettre au lit, s’était habillée pour quelque sortie nocturne.

– Ne suis-je pas chez une femme qui a tout bonnement découché ? se demanda-t-il.

Mais pour plaider contre une telle supposition, il y avait cette trace de sang laissée dans l’antichambre et l’horrible empreinte de la main restée sur la porte.

Une autre preuve ne tarda pas à convaincre le magistrat qu’un crime avait été commis. En voulant ouvrir un mignon bonheur du jour[1], vrai chef-d’œuvre de marqueterie, sur lequel la clé était restée, il sentit ses doigts s’engluer d’un visqueux enduit qui couvrait cette clé.

C’était du sang coagulé !

À coup sûr, la main sanglante du meurtrier avait ouvert ce meuble, et le commissaire en fut convaincu quand il en eut visité l’intérieur. Le vol avait suivi le crime, car les marques de sang se retrouvaient nombreuses sur une tablette où se voyaient quelques louis éparpillés qui avaient échappé à l’avidité de l’assassin.

Quel était le coupable ?

L’absence du mari, et, surtout, le désordre de sa chambre, où tous ses vêtements jetés à terre attestaient avec quelle précipitation il avait empli sa malle, donnaient à sa disparition toutes les compromettantes apparences d’une fuite brusquement motivée et hâtivement exécutée.

Après les premières constatations, le commissaire avait donc prévenu le parquet qui, sans tarder, avait envoyé un juge d’instruction. Celui-ci était déjà arrivé depuis une heure, au moment où César Désormeaux se présentait avec son tapissier auquel il voulait faire prendre les mesures utiles à son prochain emménagement.

Tel était le récit, que nous avons résumé, fait par le portier au jeune homme, qui l’avait écouté attentivement.

– Ainsi, c’est M. Dagron qu’on accuse d’avoir tué sa femme ? demanda-t-il.

– Oui, Monsieur, et d’en avoir enlevé le cadavre pour le faire disparaître.

– Ah ça ! Joulu, on entre donc dans votre maison ou on en sort pendant la nuit sans que vous vous en doutiez !

Le concierge se sentait probablement dans son tort, car il répondit d’un air piteux :

– Eudoxie et moi nous avons le sommeil un peu lourd. Quelqu’un qui veut mal faire peut en profiter. La cuisinière de la pauvre morte m’a révélé ce matin, en confidence, qu’en poussant le vasistas de la loge, il est facile d’allonger la main jusqu’au cordon de la porte-cochère.

– Et, par conséquent, de décamper, sans avoir besoin de vous réveiller.

– Oui, Monsieur. C’est ce que M. Dagron a dû faire quand il a emporté la victime.

César secoua la tête en signe de doute.

– C’est bien étonnant ce que vous me contez là, mon maître.

– Est-ce que Monsieur me prend pour un complice ? s’écria Joulu avec un bond d’épouvante.

– Dame ! écoutez donc… Hier j’ai vu M. Dagron, et il ne m’a paru nullement être un colosse de force… Qu’il ait emporté sa malle, je veux bien l’admettre… Si elle n’était pas trop lourde, il a pu en arriver à bout… mais il n’était ni de taille, ni de vigueur à soulever le corps de sa femme et surtout, quand, avec un pareil fardeau, il y avait deux étages à descendre… Donc, il s’est fait aider par un complice.

– Voilà ce que le juge d’instruction vient de dire tout à l’heure, après avoir interrogé la femme de chambre sur ce qu’était physiquement M. Dagron… Aussi soupçonne-t-il quelqu’un.

– Bah ! qui donc ?

– Stanislas. Vous savez bien, ce domestique qui vous a fait, hier, visiter l’appartement. Son départ de la maison, juste un peu avant le crime, a paru suspect au juge… Je crois que la police va se mettre à ses trousses.

[1] Bonheur du jour, sorte de petit meuble où l'on serre les papiers et les petits objets auxquels on tient (Littré).