Chapitre XIII

À présent que nous avons éclairci les antécédents du ménage Dagron, nous utiliserons ce long retour sur le passé pour abréger d’autant la confidence que César recueillait de la gracieuse blonde dans le boudoir de Crapichette.

Au moment où nous faisons rentrer nos personnages en scène, il y avait déjà plus d’une heure que la lorette avait quitté ses cartes pour venir s’asseoir, par terre, sur le tapis, devant le canapé sur lequel étaient ses invités.

– Ouf ! avait-elle fait, je lâche les réussites ; j’en ai assez ; la tête me craque… J’ai beau m’y prendre par tous les bouts, je rencontre toujours la tuile qui doit tomber sur le dos de notre amie… Allez-y de vos aventures, Madame Dagron, je vous écoute.

Sur cette invitation, Lucile avait donc poursuivi son histoire, qui, pendant notre exploration dans le passé, avait continué son cours et en était arrivée aux événements du jour même de la disparition du mari.

– Le matin, contait Lucile, à propos d’une somme de cent francs que je lui refusais, j’avais eu avec Dagron, pendant notre déjeuner, une violente scène qui s’était terminée par cet échange d’aménités :

– Oui, criait mon mari, j’ai assez d’une pareille existence… Aussi suis-je décidé à y mettre un terme.

Et comme je lui demandais si ce serait par le suicide, il répliqua :

– Oh ! ce n’est pas la vie qui m’est à charge, c’est uniquement la créature qui me la rend aussi malheureuse…

– Et pour te débarrasser de cette créature, tu as trouvé un moyen ?

– Oui, un infaillible moyen d’être délivré de ce joug trop pénible.

– Et ce moyen est ?…

– De s’arranger pour être libre.

Peut-on savoir quand tu comptes le mettre en pratique ?

Le plus tôt possible, ma chère. J’aurai cette galanterie dernière de ne pas te faire attendre, accentua mon mari d’un ton moqueur.

– Pourquoi ris-tu ? grand chien, demanda la lorette en interrompant la conteuse.

– Parce que j’ai été auditeur de la scène conjugale que rapporte Mme Dagron. Quand elle a eu lieu, je me trouvais précisément en train de visiter l’appartement et Stanislas m’avait fait arrêter dans le salon pour écouter les chamailleries de ses maîtres. En entendant les dernières paroles du mari, je me souviens que le drôle murmura : « Bigre ! il paraît que le patron pense à couper le sifflet à la bourgeoise ! » Il interprétait au tragique la phrase de Dagron.

Lucile haussa un peu dédaigneusement les épaules au souvenir des fureurs de son époux, puis elle continua :

– Dans ces querelles incessantes que faisait naître mon refus de lui donner un argent qu’il serait allé immédiatement perdre au jeu, Dagron m’avait déjà tant de fois répété qu’il avait assez de cette existence et qu’il était ma victime ; tant de fois aussi il m’avait adressé des menaces qu’il rétractait le lendemain pour obtenir un louis que, ce jour-là, je ne pris pas ses paroles au sérieux.

Le soir, au dîner, il était apaisé et me fit l’offre de me conduire au spectacle, proposition que je n’acceptai pas parce que ce Stanislas, dont vous venez de parler, devait ce soir-là quitter la maison et que je ne tenais pas à ce que les deux femmes que j’avais encore à mon service restassent seules.

Après le dîner, je réglai le compte du domestique, puis, sans plus m’inquiéter de lui, je passai dans mon boudoir, où Dagron vint me rejoindre.

La soirée s’écoula silencieuse comme d’habitude, moi lisant, lui étudiant, avec des cartes et des haricots, une marche de trente et quarante [2].

Sur les onze heures, il se mit à s’étirer les bras et, entre deux bâillements, il finit par dire :

– Je vais coucher le fils de mon père.

– Bonsoir, lui dis-je.

– Est-ce que tu ne vas pas suivre mon exemple ? demanda-t-il en se levant.

– Pas encore. Je tiens à finir ce roman qui m’intéresse beaucoup.

– Alors, tu ne seras pas au lit avant deux grandes heures, car tu en es tout au plus à la moitié du volume.

– C’est possible.

– Après tout, chacun à sa guise ; moi, j’aime bien mieux aller ronfler… À demain.

Et il partit sans que j’eusse remarqué rien de sa physionomie, car, durant cet échange de paroles, mes yeux n’avaient pas quitté le livre.

Il passa par mon cabinet de toilette et ma chambre à coucher, ce qui était son plus court chemin pour rentrer chez lui et j’entendis claquer sa porte qu’il refermait.

Avant de prolonger ma lecture, je songeai à envoyer se coucher la cuisinière et la femme de chambre, qu’il était inutile de laisser veiller, et je sonnai cette dernière pour qu’elle préparât mes couvertures. Cette fille entra avec une figure si joyeuse que je l’interrogeai sur la cause de sa gaieté.

– Je ris encore de toutes les balivernes que nous a contées Stanislas, qui vient de nous quitter pour grimper à sa mansarde préparer sa malle, me dit-elle.

– Comment ! à pareille heure ? Je le croyais parti depuis longtemps… Il paraît qu’il n’est plus aussi pressé d’entrer dans cette place pour laquelle il a refusé de faire ici ses huit jours.

Puis, ne tenant pas à m’occuper plus longtemps du domestique, je me remis à ma lecture sans écouter la réponse de ma femme de chambre, qui, après avoir promptement tout disposé pour mon coucher, s’en alla monter à sa chambre.

La demie après minuit sonnait au moment où je refermai mon livre achevé. Je me levai et j’entrai dans ma chambre à coucher en fredonnant je ne sais plus quel air entre mes dents… Si léger que fût mon chant, il sembla qu’il avait réveillé Dagron, car je l’entendis me demander d’une voix alourdie par le sommeil :

– Ah ! tu te couches ? il doit être bien tard… au moins trois heures du matin, n’est-ce pas ?

– Pas encore une heure.

– Tiens ! moi qui croyais avoir déjà fait un premier somme d’au moins quatre heures… Allons, je vais retaper de l’œil… Nouveau bonsoir.

Son ronflement, qui reprit presque aussitôt, m’annonça qu’il s’était rendormi.

Je n’étais entrée dans ma chambre à coucher que pour retirer et déposer dans une coupe mes bagues et mes pendants d’oreilles. Ceci fait, je repris la lumière et je passai dans mon cabinet de toilette, laissant la chambre à coucher dans la plus profonde obscurité.

La narration de Lucile fut, à ce point, coupée par Crapichette, qui leva la main en criant :

– Je demande la parole pour poser une question.

– On t’écoute, dit César.

– Avant de passer dans son cabinet de toilette, Mme Dagron avait-elle fermé le verrou de la porte qui ouvrait sur la chambre de son mari ?

– Non, je ne le fis qu’en revenant de mon cabinet de toilette, quinze ou vingt minutes après.

– Pensez-vous que Dagron, avant votre passage dans le cabinet de toilette, avait alors déjà fait son mauvais coup ?

– Je suis certaine que non.

– Parce que ?

– La coupe où je venais de déposer mes bijoux était précisément placée à côté de mon argent… environ six mille francs… dans ce petit meuble que la justice a trouvé ouvert et sur les tablettes duquel on a constaté des traces de sang… Quand j’y serrai mes bagues et boucles d’oreilles, l’argent était encore dans ce meuble auquel, pour les quelques minutes que je m’absentais, je laissai la clé dans la serrure.

– Donc, c’est pendant le grand quart d’heure qu’a duré votre toilette que, selon vous, Dagron est venu rincer le meuble de ces bijoux et des écus ?

– Bien évidemment, car, s’il eût davantage attendu, la chose lui fût devenue complètement impossible, puisque c’est à mon retour dans la chambre à coucher que je poussai les verrous de l’une et l’autre porte.

– C’est alors que vous vous aperçûtes du vol ? s’informa Désormeaux.

– Non, fit Lucile avec un sourire un peu embarrassé. Et regardant la lorette :

– Non, répéta-t-elle, et cela par la faute de Crapichette.

– Ah ! elle est cocasse, la raison !… En quoi diable suis-je fourrée là-dedans ? demanda la bonne fille fort étonnée.

En ce que, si vous n’aviez pas fait voler la lettre par laquelle Léon me donnait contre-ordre, en prétextant un voyage, je serais restée dans ma chambre à coucher…

– Tandis que ?

– Tandis que, ne sachant pas trouver visage de bois, aussitôt que j’eus verrouillé mes portes, je me hâtai de… partir en visite par l’armoire aux robes.

– À mon tour, une question, prononça Désormeaux.

– Vide-nous ton âme, dit Pichette.

– Comment expliquez-vous ce sang répandu partout ?… Est-ce celui de Dagron ?

– Parbleu ! fit la lorette. Notre animal, en préparant sa malle, ou en exécutant son vol, ou en accomplissant je ne sais quoi, se sera blessé à une patte… de là toutes les taches de sang et, surtout, l’empreinte de ses cinq doigts qu’il a laissée sur la porte en la refermant… À présent que j’ai gavé ta curiosité, grand chien, laisse continuer Mme Dagron.

– En ne trouvant pas Léon chez lui, je pris un livre et j’attendis. Trois heures s’écoulèrent sans qu’il fût de retour et, comme le sommeil me gagnait, je voulus retourner dans ma chambre. Alors je rencontrai un obstacle à ma retraite auquel je n’avais pas pensé.

J’étais prise dans une souricière !

Toutes les fois que les fermes qu’il possède en province ou que les nécessités d’autres affaires avaient obligé Barutel à s’absenter, j’en avais été préalablement avertie et, sur cet avis, je m’étais abstenue de me rendre chez lui… Donc, jusqu’à ce jour, à toutes mes visites, je l’avais toujours trouvé là pour me recevoir et, surtout, pour faciliter mon départ, attendu que la porte de communication qui, du côté du couloir, fermait par un facile loquet que je n’avais qu’à soulever pour entrer, ne s’ouvrait dans la chambre de Léon qu’à l’aide d’une petite clé dont la serrure, à peu près imperceptible, échappait, dans un ornement de la boiserie, aux regards des domestiques. Or, en arrivant, j’avais tiré la porte après moi et, maintenant il m’était impossible de la rouvrir. Je devais donc forcément attendre le retour de Barutel, qui portait cette clé confondue avec ses breloques de montre.

– Oui, fit Crapichette, une mignonne clé en or… j’ai même joué avec… Le maître sournois m’a conté que c’était une clé de portefeuille.

– Pensant donc que Léon avait été retenu à quelque soirée improvisée, je me dis qu’il allait arriver au point du jour et me délivrer, et, pour l’attendre, je me plaçai sur un divan où, immédiatement, le sommeil me surprit…

Il faisait grand jour lorsque je fus réveillée en sursaut par un bruit subit.

Du côté du fumoir, qui précédait la chambre de Barutel, quelqu’un tournait violemment le bouton de la porte en cherchant à entrer… Jugez de mon émotion quand, alors, j’entendis là voix d’un domestique qui disait :

– Monsieur aura, hier, donné un tour de clé en partant. Tant mieux ! c’est de l’ouvrage de moins à faire.

– Penses-tu qu’il restera longtemps en voyage ? demanda un autre valet.

– Quatre ou cinq jours… Du moins, c’est ce qu’il m’a annoncé quand je lui ai mis sa valise dans le fiacre.

Et ils s’éloignèrent sans se douter que, derrière cette porte fermée, se trouvait une captive que leurs paroles avaient terrifiée. Qu’allais-je devenir pendant ces cinq jours que devait durer l’absence de Léon ?

– Heu ! heu ! ricana Crapichette, ce n’est pas moi qui me serais demandé cela longtemps… Quel joli chabannais à ameuter tout le quartier je me serais payé !… J’y aurais perdu ma réputation, mais comme elle ne me gêne pas pour m’asseoir, je l’eusse volontiers sacrifiée pour me retrouver chez moi à l’heure du repas… Ah ! non ! par exemple, il ne faut pas plaisanter avec l’estomac. J’en suis revenue de ce temps où le cornichon était mon perdreau truffé.

– Je ne songeai pas d’abord à la faim qui m’attendait. J’employai mes premières heures à me demander quel était ce voyage dont Léon ne m’avait pas parlé ; et en quel pays il s’était rendu.

– Oh ! oh ! vous la connaissez maintenant la préfecture où il était venu s’établir, interrompit encore gaiement la lorette. Ah ! comme je vous aurais vite renvoyé le pèlerin, si j’avais pu me douter que vous étiez en cage.

– Tais-toi donc, maudite bavarde ! cria Désormeaux impatienté.

– Ne te fâche pas… Tiens, je vais imiter la carpe, poisson qui passe pour silencieux… bien que personne ne puisse affirmer avoir entendu bavarder des harengs… Continuez, madame Dagron.

– Bientôt la faim se fit sentir… mais mon embarras fut de courte durée ; car je me souvins que Barutel, qui souffre parfois de crampes d’estomac, avait donné l’ordre qu’on eût soin de lui mettre toujours dans un placard quelques menus comestibles qu’il pût trouver si, dans la nuit, il éprouvait une défaillance. Sept tablettes de chocolat, une douzaine de biscuits et une bouteille de malaga s’offrirent à moi comme seules provisions… Par bonheur, le dialogue des domestiques m’avait appris la durée probable de ma captivité, ce qui m’inspira la prudente idée de ménager mes ressources.

À cette dernière phrase, Crapichette éprouva le besoin de protester :

– Ah ! que les femmes sont dindes quand elles aiment… Sept tablettes en cinq jours… et, cela, pour ne pas compromettre un hypocrite !… Tout dépend des caractères… moi, j’aurais jeté les meubles par la fenêtre afin d’attirer l’attention.

– Les heures se traînèrent lentes et pénibles pour moi, mais elles finirent par amener ce cinquième jour qui devait être celui de la délivrance. Léon allait revenir et me rendre à la liberté ; mes angoisses touchaient à leur terme.

Je fus surtout persuadée que ma captivité ne tarderait pas à cesser en entendant les domestiques rentrer dans la pièce voisine, où ils n’avaient pas mis le pied depuis quatre jours. Pendant l’absence du maître, ils s’étaient donné du bon temps et avaient négligé le soin de l’appartement, mais le prochain retour de Léon avait ressuscité leur activité et ils jouaient énergiquement du balai et du plumeau pour se rattraper de leur paresse.

J’avais donc accueilli ce déploiement de zèle comme un heureux présage et je m’en réjouissais encore, quand la conversation de ces valets changea ma joie en une épouvante indicible.

– Crois-tu vraiment que le gueux de mari soit l’assassin ? demandait l’un.

– Évidemment, répondait l’autre. Tu sais bien que leurs domestiques ont déposé qu’ils faisaient un ménage d’enfer, toujours à se prendre de bec. Un beau jour, le mari en a eu plein le dos et il a étranglé la chère dame qu’il est allé, ensuite, jeter à l’eau… ce qui fait qu’on n’a pas retrouvé le cadavre.

– Oh ! étranglé ? non. Les sanglantes marques trouvées prouvent qu’il s’est servi d’une arme.

– Étranglée ou poignardée, la femme n’en est pas moins ad patres. Tout s’expliquera quand la police aura repigé le mari.

– Il paraît que la justice, en ce moment, est en train de mettre les scellés sur les portes… On a laissé toutes les choses en l’état, dans la chambre du crime comme dans celle de l’assassin où traînent encore les loques qu’il a rejetées en préparant sa malle.

– Il y a tout de même une circonstance qui m’intrigue ferme, car je ne me l’explique pas.

– Laquelle ?

– Celle des deux verrous intérieurement tirés dans une chambre où il n’y avait plus personne.

– Comment ? tu en es encore à ignorer ce truc-là, toi !… Il y a belle lurette que la police a éventé cette ruse de messieurs les voleurs et assassins… C’est simple comme bonjour et, avec un fil de soie, je me charge, du dehors, de te tirer intérieurement un verrou… Je te montrerai la chose quand tu voudras.

– Mais quel intérêt l’assassin avait-il à fermer ces verrous ?

– Un intérêt bien clair. La femme de chambre, le lendemain matin, à son heure habituelle d’entrer chez Madame, pouvait croire, en sentant le verrou mis, que sa maîtresse faisait la grasse matinée et attendre qu’un coup de sonnette la prévînt du réveil… Cela retardait d’autant la découverte du crime et donnait à l’assassin un temps plus long pour gagner le large.

– Ça ne l’empêchera pas d’être tout de même pincé par la police, qui lui a lâché ses plus fins limiers aux trousses.

– C’est possible, mais voilà le cinquième jour arrivé et on n’a pas encore découvert la piste du scélérat.

Depuis que je me trouvais pour ainsi dire en prison, j’étais sans aucune nouvelle du dehors. J’avais donc curieusement écouté ce dialogue des domestiques qui m’apprenait qu’un crime avait été commis dans le voisinage. Rien ne m’avait encore révélé le nom de la victime quand, après un court silence, un des deux causeurs reprit :

– Elle était fièrement gentille, la pauvre femme assassinée… je lui aurais bien fait la risette.

– Je te crois sans peine ! ce n’est pas moi qui l’aurais tuée, si j’avais été, dix minutes, à la place de son mari, cet infâme Dagron.

En entendant prononcer ce nom qui m’apprenait tout, je fus instantanément paralysée par une stupeur immense. Ainsi donc je passais pour morte depuis cinq jours, et la justice, à cause de ce faux assassinat, poursuivait Dagron en fuite !

Au bout de dix minutes, j’avais retrouvé tout mon calme et j’envisageais ma position étrange sous son excellent côté.

J’étais débarrassée de mon mari !

Pour que Dagron se fût enfui, il fallait qu’il fût coupable… non pas de ma mort, car, sur ce point, j’étais la preuve de son innocence… mais de quelque bonne canaillerie qui l’empêcherait de revenir, et j’eus immédiatement la certitude qu’il avait dû me voler mes bijoux et mon argent.

Pas un seul instant, je ne songeai à la justice devant laquelle il me faudrait rendre compte de ma disparition ; je comprenais si peu la gravité de la situation qui m’était faite par les événements, que ma pensée fut toute à Léon… mon pauvre Léon !… qui allait être en proie au plus violent désespoir en apprenant ma mort tragique… Je le voyais d’avance pâle, défait, brisé par la douleur, étouffé par les sanglots et les larmes, se glissant la nuit dans ma chambre pour couvrir de ses baisers ardents tous les souvenirs de celle qui n’était plus de ce monde.

En me figurant cette désolation suprême, je pensais aussi au délire de joie qui la suivrait quand, après avoir assisté à la scène, cachée derrière les rideaux de mon lit, j’apparaîtrais à Barutel en lui disant : « Sèche tes larmes, je suis rendue à ton amour. » Alors je…

Mme Dagron eut encore une fois la parole coupée par Crapichette, qui se roulait de rire sur le tapis en bégayant :

– Voilà ce qu’on appelle se fourrer le doigt dans l’œil jusqu’à la jarretière… Non, vrai ! on n’est pas plus naïve… Enfin je vous pardonne parce que vous aimiez et qu’une femme qui aime, c’est comme un éléphant auquel on a retiré sa trompe… mais permettez-moi de vous dire que vous gardiez des illusions d’un épais à en faire des bottes… Là, poursuivez.

– Pour avoir cette preuve de l’amour que je supposais à Léon, il me fallait à toutes forces retourner dans ma chambre et, malheureusement, la communication fermée s’y opposait. Autant j’étais impatiente, une heure auparavant, de voir arriver Barutel, autant je craignais maintenant son retour. Ce projet de lui causer une immense joie s’était si bien logé en ma cervelle que j’étais désespérée de ne pouvoir l’exécuter. Je restais là, devant cette porte fermée, l’œil fixé sur le trou de la serrure dont j’aurais payé la clé de deux ans de ma vie… Je croyais la voir cette clé, si petite, si mignonne que le mécanisme qu’elle faisait jouer, doux et facile comme un travail d’horlogerie, devait céder à la simple pression d’une barbe de plume… Il est bien vrai que la nécessité rend ingénieux, car, à ce moment, me vint l’idée de tenter un essai auquel je n’avais pas pensé les jours précédents… c’est-à-dire de chercher à ouvrir avec une épingle à cheveux tordue en crochet, ainsi que j’avais fait, la semaine d’avant, pour un coffret dont j’avais égaré la clé. Je retirai donc une épingle de ma chevelure. J’essayais de la plier, quand elle s’échappa de mes doigts pour aller tomber sur le plancher, dans l’angle obscur d’un meuble. Je me baissai pour la ramasser et, jugez de ma surprise lorsque ma main, qui tâtait, se posa sur un amas d’objets durs et froids que je soulevai… C’était un trousseau de fausses clés !

– Oh ! fit moqueusement la lorette.

– Tais donc un peu ton grelot, commanda César, agacé par ces perpétuelles interruptions.

– Est-ce que ce trousseau de fausses clés ne te semble pas arriver comme dans les féeries quand la princesse s’écrie : « Que je voudrais avoir un pélican ! » et qu’il lui en sort un de la soupière… Je ne m’explique pas le trousseau de fausses clés.

– Moi je me l’explique.

– Monsieur daignera-t-il m’éclairer sur ce point ?

– Plus tard. Laisse d’abord Lucile finir son récit. Alors, Mme Dagron, jouez des fausses clés, on vous écoute.

– Cinq minutes après j’avais ouvert la porte et je rentrais chez moi.

– En rapportant le trousseau ? appuya César.

– Non. Autant qu’il m’en souvient, je crois l’avoir jeté dans le petit couloir de communication.

– Ah ! c’est donc ça ! fit le jeune homme.

La curiosité était un des péchés mignons de Crapichette. Aussi les derniers mots de César la rendirent-elle impatiente d’en connaître la signification, et ce fut avec un peu d’aigreur qu’elle s’écria : Est-ce que tu te mets à poser au sphinx, toi ? Tu sais que si tu ne parles pas, je vais te mordre le nez… Je t’en préviens pour que, si tu es fier de ton nez, tu saches ce qui t’attend.

– Un peu de patience, Pichette. J’ai besoin d’entendre encore Mme Dagron pour bien parler à coup sûr.

– Vite, en wagon ! en wagon ! Lucile, et forcez de vapeur, car j’ai hâte que le grand chien daigne enfin se fendre d’une révélation.

– La fin, vous la savez, reprit la blonde. Pendant deux jours, j’attendis inutilement dans ma chambre la scène de larmes de Barutel… et c’est alors que je fis la connaissance de M. César par l’œil-de-bœuf… en lui répondant que je tentais une épreuve quand il s’étonna de ma persistance à vouloir rester sous scellés.

– J’ai dû vous causer un bien grand crève-cœur lorsque je vous annonçai que Barutel songeait à épouser Gabrielle Cambart ? demanda Désormeaux.

– Oui, et c’est alors, comme je vous l’ai dit, que je retournai, au milieu de la nuit, chez Léon, qui était en soirée de jeu ici même, faire une fouille, pour découvrir quelque preuve de sa trahison… fouille qui n’a eu d’autre résultat que de me faire trouver, sur la cheminée, cette lettre d’invitation de Crapichette, qui m’inspira la jalouse idée de venir ici prendre des renseignements sur celui qui m’a indignement trahie… Voilà mon histoire entière.

– Là ! fit vivement Pichette, c’est maintenant le quart d’heure, grand chien, de nous lâcher ce que tu sais sur le trousseau de fausses clés.

– J’ai d’abord une question à adresser à Mme Dagron, répondit César.

Depuis qu’il avait été question de ce trousseau de clés, que Crapichette trouvait si étrangement découvert à propos, Désormeaux s’était souvenu de la curieuse scène entre Barutel et Cambart, écoutée par lui derrière la porte de communication. Il n’avait primitivement ajouté aucune créance à ce vol de trois cent mille francs dont le propriétaire s’était déclaré la victime au moment où Cambart, alléché, croyait qu’il allait palper les fonds du cautionnement de leur fameuse affaire.

Puis, après avoir cru que le propriétaire avait menti, César, on doit s’en souvenir, était revenu de cette première idée en soupçonnant Mme Dagron de s’être alloué les cent mille écus à titre d’indemnité due par celui qui projetait de l’abandonner.

À cette deuxième opinion, la circonstance du trousseau de clés en avait substitué une troisième dans l’esprit du jeune homme. Ce fut donc pour s’éclairer sur ce dernier point qu’il se tourna vers la jolie blonde en demandant :

– Me promettez-vous d’être bien franche ?… C’est, je le jure, dans votre intérêt que j’agis.

– Parlez.

– Au moment du dîner, quand nous avons déjà causé de cette perquisition que la jalousie vous a fait faire dans la chambre de Léon, pendant qu’il était en soirée chez Crapichette, vous avez parlé d’un meuble dans lequel le propriétaire place ses papiers importants et ses valeurs… Vous le rappelez-vous ?

– Oui.

– Vous souvient-il aussi que je vous ai adressé cette question : Dans ce meuble, n’avez-vous rien trouvé, ni rien pris ?

– Et je vous ai répondu non.

– Oui, mais en vous troublant… et, tenez, voici la rougeur qui vous monte encore au front, à présent que j’insiste… Voyons, ma gentille cachottière, avouez que vous avez pris quelque chose,

– C’est vrai, déclara Lucile après une courte hésitation.

– De l’argent, n’est-ce pas ?

– Oh ! fit la jeune femme, d’une voix qu’accentuait une nuance d’indignation.

Alors, mettant la main à sa poche, elle en tira un petit médaillon à double verre, contenant des cheveux, et le tendit à Désormeaux en ajoutant :

– Je lui ai repris ce souvenir d’amour dont il n’était plus digne.

– Ah ! une tresse de vos cheveux ! fit Crapichette. Cela me fait penser que de Jurassieux me demande une mèche des miens… je la couperai sur la tignasse de Mme Joulu… Vous voyez ça d’ici quand, sa mèche à la main, le sournois ira consulter une somnambule sur mon compte.

Dès qu’il avait entendu la réponse de la blonde, le jeune homme avait poussé un soupir de satisfaction.

– Mais que m’accusiez-vous donc d’avoir pu dérober ? reprit Lucile.

– Une somme de trois cent mille francs, déclara franchement César.

– Trois cent mille francs ! répéta Mme Dagron d’un ton moqueur, mais il n’y avait pas un sou dans le meuble !

Désormeaux secoua la tête en souriant :

– Oui, dit-il, mais parce que votre mari les avait volés un peu auparavant… et volés, j’en suis certain, à l’aide de ce trousseau de fausses clés qu’il avait abandonné dans sa fuite et qui a été trouvé par vous.

– Quel aimable gredin que ce Dagron ! ricana la lorette.

En écoutant César, la figure de Lucile, d’abord rieuse, avait pris l’expression pensive d’une personne qui interroge sa mémoire.

– Oui, dit-elle lentement, Léon devait garder cette somme… ou, du moins, il me prétendait l’avoir en sa possession. Elle était destinée, m’affirmait-il, à l’acquisition d’un petit hôtel qu’il voulait m’offrir si, au bout de trois mois de séjour, je déclarais m’y plaire.

– Des craques ! des craques ! il vous en contait, ma crédule amie ! avança Pichette.

– Mais il me souvient, à présent, qu’il m’a même offert de me montrer la somme déjà prête pour cette acquisition.

– Oui, mais à la fin des trois mois, il n’eût rien acheté et il aurait tout bonnement gardé l’hôtel en location… Peut-être même qu’il n’aurait plus été là pour payer le terme… Le cafard mitonnait en sourdine de vous quitter. Aussi je parierais la tête de Mme Joulu qu’il a dû accueillir la nouvelle de votre mort avec le contentement d’un homme qui se sent délivré d’un crampon… Si jamais le faux compère vous eût pleurée, c’est que, en même temps, il eût épluché des oignons… Oui, il méditait de vous abandonner, et qui sait si, en apprenant votre trépas, il ne s’est point mis en campagne pour vous remplacer et s’il…

Au lieu d’achever sa phrase, Crapichette, surprise par une idée soudaine, se mit encore à se rouler sur le tapis, en proie à une gaieté folle et bégayant :

– Ah ! elle serait d’un rude tonneau celle-là ! Je paierais cher pour que ma supposition se soit réalisée… Ah ! j’en rirais à me faire enfermer.

– Que supposes-tu ? demanda César.

– Tu sais ? toi, il faut rentrer ta curiosité dans son étui. Tout à l’heure, quand je t’interrogeais sur le trousseau de clés, ta réponse avait l’air d’être une grosse dent du fond qu’on ne pouvait pas t’arracher… Tu attendras donc, à ton tour, qu’il me plaise de t’expliquer ce qui me réjouit si fort le tempérament.

Et Pichette se reprit de plus belle à se trémousser sur le tapis en s’exclamant :

– Nom d’un fumiste ! qu’elle serait drôle ! Si cela arrivait, je garderais un médecin à domicile de peur d’en mourir de rire.

César, renonçant à faire parler la joyeuse créature, revint à Mme Dagron.

– Parlons encore de ces trois cent mille francs, reprit-il. Vous êtes bien certaine qu’à un moment quelconque, Barutel vous a dit avoir cette somme chez lui et vous a proposé de vous la montrer ?

– Oui, c’était dans ma chambre, où il était venu me rendre visite, et en me parlant de l’hôtel qu’il prétendait vouloir m’offrir… Ceci se passait tout au plus deux jours avant le bel exploit de mon mari.

– Alors, soyez certaine que Dagron, qui devait être aux écoutes, a entendu cette confidence. Vos bijoux et votre argent représentaient une trop minime valeur pour qu’il tentât le coup… C’est la somme de Barutel qui l’a décidé… et il a commis son vol, chez vous et chez le propriétaire, pendant les vingt minutes que vous êtes restée dans le cabinet de toilette… À coup sûr, il devait savoir que Barutel n’était pas chez lui, et il a agi au bon moment, parce qu’il avait bien étudié vos habitudes… S’il s’y fût pris plus tôt, il risquait d’être surpris par vous quand vous arriveriez dans votre chambre pour retirer vos bagues et vos boucles d’oreilles. En attendant plus tard, les verrous mis s’opposaient à son expédition… Depuis le premier jour, il devait savoir le secret de l’armoire aux robes.

Désormeaux n’en put dire plus long, car la lumière du jour envahit le boudoir en même temps que Crapichette, qui venait de tirer les rideaux de la fenêtre, criait en tendant son chapeau au jeune homme :

– Il est l’heure de laisser le monde se coucher ! Allons, grand chien, prends la route de ton traversin.

Contre ce congé, qui le séparait brusquement de l’aimable blonde, César essaya de protester.

– Déjà ! fit-il, mais il n’est encore que quatre heures du matin.

– Oui, c’est un peu tôt pour les omnibus, mais c’est fort tard pour deux faibles femmes qui tombent de sommeil.

– J’aurais bien voulu être là quand Cambart va venir te rendre sa visite matinale, dit le jeune homme en essayant de ce prétexte pour garder la place.

– Comme, jusqu’à l’arrivée du vieux phoque, il y a encore le temps de faire un bon somme, je ne vois pas la nécessité de m’en priver.

La lorette devait avoir compris le secret motif qui rendait Désormeaux si peu empressé à se retirer, car elle ajouta d’un ton devenu sérieux :

– Mon cher, le meilleur moyen de prouver qu’on s’intéresse aux gens, c’est de leur être promptement utile… Écoute donc la consigne : Aussitôt que tu seras réveillé, tu iras chez le juge d’instruction lui apprendre que Mme Dagron n’est pas morte… Tâche seulement que le magistrat digère bien la chose qu’on a fait poser la justice pendant sept jours… Du reste, l’affaire doit être facile à rabibocher. Dis-lui que Lucile, à la suite d’une querelle de ménage, s’était réfugiée chez une amie de pension… la pension me fera une réclame… et qu’elle ignorait complètement qu’on eût interprété son absence d’une aussi grave façon… Du moment que Barutel n’a pas porté plainte pour son vol de cent mille écus, la coquinerie de Dagron ne regarde pas la justice… Ce chenapan-là, au lieu de passer pour un assassin, n’est plus qu’un époux qui, mécontent de la vie conjugale, a tiré aussi de son côté… car il est inutile d’apprendre au juge qu’avant de partir, il a chipé les bijoux et l’argent de sa femme… Quant aux traces de sang, tu inventeras n’importe quoi… Tiens, par exemple, que, dans la querelle dernière du ménage, Dagron s’est blessé à la main sur l’angle d’un meuble en gesticulant avec fureur… Lucile dira comme toi, et je doute que ce voleur de Dagron revienne pour nous démentir… Tu vois que ta tâche est facile.

– Du moment que la présence de Mme Dagron prouvera qu’il n’y a pas eu d’assassinat, il est indubitable que la justice acceptera cette version fort croyable que deux époux, ne pouvant s’entendre, ont filé chacun de son côté, approuva Désormeaux convaincu.

– L’affaire ira donc sur des roulettes, car elle est encore plus simple que bonjour, insista gaiement Crapichette.

Et une seconde fois elle présenta son chapeau à César en ajoutant :

– Allons, embrasse ton public et imite le macaroni… file gentiment.

Sans trop d’hésitation, Lucile tendit sa joue sur laquelle le jeune homme posa ses lèvres si longuement que la lorette lui cria :

– Est-ce que tu t’es endormi ?

Une demi-heure après, Désormeaux était de retour chez lui et murmurait avant de se laisser aller au sommeil :

– Oui, l’affaire de Mme Dagron s’arrangera avec une extrême facilité.

Il eût peut-être encore ronflé longtemps si, sur les dix heures, il n’eût été réveillé par Joulu qui lui disait de sa respectueuse voix :

– Je demande pardon à Monsieur de ma liberté grande de troubler son repos, mais je crois de mon devoir de le prévenir : pruno, qu’un monsieur Cambart s’est déjà présenté deux fois pour le voir ; segondo, que le propriétaire, M. Barutel, fait demander si Monsieur veut bien le recevoir, et troisiemmo, que le juge d’instruction est, en ce moment, dans la chambre du crime où il manigance je ne sais quoi avec un vieux bonhomme de la campagne.

– Tiens ! pensa César, je n’aurai pas la peine d’aller parler au magistrat dans son cabinet.

Et, tout haut, à Joulu :

– Avertissez M. Barutel que je me tiens à sa disposition, annonça-t-il.

[2] Le trente et quarante, jeu de hasard qui se joue avec des cartes (Littré).