Elle ne sait pas lire à la Toussaint !

La maman de Zoé est une jeune femme posée et souriante mais qui semble un peu fatiguée. Elle m’explique que Zoé, 6 ans, adore le dessin et le trampoline, mais beaucoup moins la lecture et que cela ne posait pas de problème jusqu’à la rentrée de la Toussaint du cours préparatoire.

Ah ! cette date fatidique qui génère immanquablement des angoisses institutionnelles et parentales quasi délirantes lorsque l’enfant ne sait pas « au moins lire un peu » ! Suivies de prises de rendez-vous frénétiques chez les différents experts que sont les orthophonistes, neuropsys et autres thérapeutes de tout poil comme moi !

En effet, la maman de Zoé me le confirme, fin novembre, la jeune institutrice lui a indiqué que les progrès en lecture de sa fille étaient très largement insuffisants, que c’était inquiétant et qu’il serait sans doute indiqué de consulter.

Jusqu’alors, la maman de Zoé avait une vision du monde tout à fait personnelle, qui consistait à penser que les enfants se développent de façon hétérogène sur les différentes disciplines et que, pour l’instant, Zoé, c’était le dessin, pour la lecture, ça viendrait plus tard. Sage vision du monde s’il en est.

Mais les mamans modernes ont un terrain anxiogène remarquablement fertile et l’air inquiet de la maîtresse déclenche donc un rendez-vous chez l’orthophoniste qui décèle une légère dyslexie et donne des exercices particuliers de lecture à haute voix à faire à la maison, tandis que la maîtresse, de son côté, demande à ce que des séances de lecture de quinze minutes par soir soient faites par Zoé.

Pour ce faire, on lui confisque pendant un temps sa boîte de feutres chérie.

C’est ainsi que se passent donc les soirées depuis environ deux mois quand cette maman vient me voir :

« Zoé, au boulot, on fait la séance de lecture.

– Non, je veux pas lire, je veux dessiner, lire, c’est nul.

– Zoé, dépêche-toi, il faut que tu lises, c’est important.

– Je veux pas, je veux pas, je veux pas.

– Écoute, ça suffit maintenant, on ne va pas y passer une heure comme hier soir. »

Zoé se met à ânonner en faisant exprès de lire très mal.

Ce qui excite considérablement sa maman, qui prend sur elle, puis finalement explose évidemment et hurle à Zoé des horreurs que je préfère taire ici.

À la question : est-ce que, depuis un mois, Zoé a fait des progrès en lecture, la réponse est un « non, même pas » découragé.

Nous voici donc devant une enfant de 6 ans qui déteste la lecture peut-être encore plus qu’avant, sa maîtresse (ce qui est assez ennuyeux tant il est vrai que la relation à l’enseignant est un facteur déterminant dans la qualité des apprentissages), et dont la relation avec sa maman est en train de se tendre.

Bel exemple de ce que nous générons chez les enfants lorsque nous oublions la notion primordiale de plaisir en matière d’instruction.

Nous nous trouvons, au sens de la thérapie brève et stratégique dans ce cas, devant deux personnes avec lesquelles travailler car elles ont un problème :

Toutes deux utilisent un certain nombre d’actions depuis plus d’un mois qui visiblement ne fonctionnent pas. De jolies tentatives de régulation comme nous avons tenté de les synthétiser dans le schéma ci-après.

Zoé, quant à elle, n’a pas de problème, si ce n’est visiblement celui de la perte de ses feutres, problème que je vais tenter de résoudre sans la recevoir en séance, sinon je me mêlerai à la cohorte de gens bien intentionnés mais improductifs qui considèrent que c’est elle qui a un problème.

Comme l’écrit fort joliment et justement Daniel Pennac dans Comme un roman 1 : « Le verbe lire ne supporte pas l’impératif. » Aversion qu’il partage avec quelques autres : le verbe « aimer », le verbe « rêver ».

On peut toujours essayer, bien sûr. Allez-y :

« Aime-moi ! »

« Rêve ! »

« Lis ! »

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« Mais lis donc, bon sang, je t’ordonne de lire ! »

« Monte dans ta chambre et lis ! »

Résultat ? Néant.

En effet, l’une des caractéristiques de la tentative de régulation, c’est qu’elle provoque l’inverse de ce que nous visons, puisque cherchant à résoudre le problème elle l’amplifie. Cependant, la plupart du temps, devant cette inefficacité, la première conclusion est de se dire que l’on n’a pas essayé assez fort. Et la première conséquence est que nous redoublons d’efforts dans cet improductif mouvement. En faisant, comme le disait Watzlawick, toujours plus de la même chose et en augmentant donc l’intensité du problème et des souffrances qui y sont associées.

J’ai donc dans un premier temps proposé à la maman de Zoé le plan d’action suivant : « Je vais vous demander d’opérer un virage radical par rapport à ce qui a été fait jusqu’à maintenant, puisque, comme vous le constatez, l’impératif accolé à la lecture ne fonctionne absolument pas sur Zoé, voire la démobilise tous les jours un peu plus. Je vous propose donc de dire à Zoé la chose suivante : “Chérie, j’ai bien réfléchi. Pour moi, la lecture, c’est superimportant, parce que je trouve que ça rend libre. Mais je me rends compte qu’en te forçant à lire, ça ne marche pas du tout. Je vais donc arrêter ça. Nous allons aller dans une librairie et tu achèteras le livre qui te fait le plus plaisir au monde, mais tu auras interdiction absolue de le lire, puisque c’est moi qui te le lirai. Tous les soirs. Ah, j’oubliais, évidemment je vais te rendre ta boîte de feutres.” »

À la maîtresse j’ai écrit le courrier suivant :

« Madame, il est comme vous des enseignants mobilisés et dynamiques qui mettent tout en œuvre pour que les enfants réussissent.

Je tenais déjà à vous remercier de tout ce que vous faites pour Zoé et son trouble de la lecture. Elle a de la chance de vous avoir comme institutrice.

Je viens de détecter chez Zoé une potentielle difficulté affective qui pourrait avoir des conséquences sur ses apprentissages et j’aurais besoin de vous pour la confirmer ou l’infirmer, car, comme vous êtes au centre de ses apprentissages, vous êtes vraiment au poste d’observation idéal.

Pourriez-vous avoir l’amabilité de ne plus du tout parler de lecture à Zoé, de ne regarder que le reste, pendant, disons, environ quinze jours, et d’observer quel impact cela a sur son caractère, sur ses autres apprentissages, sur ses aptitudes relationnelles ? Je me permettrai de vous appeler pour que nous évaluions les résultats ensemble2. »

Lorsque la maman de Zoé lui a tenu le discours à 180° que nous avions concocté (donc, non seulement sa maman ne lui demandait plus de lire, mais, bien plus, elle lui interdisait de le faire), la petite fille a fait, on la comprend, une moue dubitative. À la librairie, pour tester la véracité des propos maternels, Zoé a choisi un manga, celui dont la couverture semblait la plus éloignée de toute velléité éducative un tant soit peu sensée et l’a tendu en souriant à sa mère qui sans broncher (la courageuse maman !) est allée payer à la caisse.

De retour à la maison, au moment du coucher de Zoé, sa maman a commencé de droite à gauche, donc, à lire les différentes onomatopées guerrières avec beaucoup de conviction. Un soir, deux soirs, trois soirs (c’était, on l’a compris, un long manga). Le quatrième soir, Zoé est venue s’installer à côté de sa mère qui l’a gentiment repoussée en disant : « Non, chérie, c’est moi qui lis, toi, pour l’instant, c’est trop tôt, tu dois te contenter d’écouter. »

Zoé a dit : « Je veux pas lire, juste regarder les images.

– Ah bon, a dit la maman, faussement soulagée, tu me promets que tu n’en profites pas pour lire ?

– Non, promis », a dit Zoé.

Puis fort stratégiquement, la jeune femme a fait semblant de buter sur un mot et Zoé a corrigé. « Zoé, l’a tancée gentiment sa maman, je t’ai dit que je t’interdisais de lire, c’est beaucoup trop tôt. » Jusqu’à ce que Zoé tape du pied pour lire son manga le 6e soir.

Cette persévérance remarquable qui a fini d’éteindre les soupçons de notre jeune rebelle, associée à un changement tout aussi structurant en classe avec l’institutrice a recréé le désir de lire chez Zoé, désir qui a fini par se transformer en plaisir ; Zoé est en seconde et pense faire une première littéraire.

Elle trouve que la lecture, c’est important pour la liberté.

1. Daniel Pennac, Comme un roman, Paris, Folio, 1995.

2. Petit aparté pour mes lecteurs enseignants : je dis fréquemment en conférence dans quelle estime inconditionnelle, comme fille et petite-fille de profs, enseignante à l’ESPE et travaillant avec bon nombre de ses représentants, je tiens ce difficile métier. Mais je suis parfois obligée d’être stratège pour qu’ils assouplissent certains de leurs points de vue. C’est ma posture avec cette jeune enseignante qui le sait, et est devenue une de nos plus ferventes prescriptrices aux parents.