Le major, commandant prussien, comte de Farlsberg1, achevait de lire son courrier, le dos au fond d’un grand fauteuil de tapisserie et ses pieds bottés sur le marbre élégant de la cheminée, où ses éperons, depuis trois mois qu’il occupait le château d’Uville2, avaient tracé deux trous profonds, fouillés un peu plus tous les jours.
Une tasse de café fumait sur un guéridon de marqueterie maculé par les liqueurs, brûlé par les cigares, entaillé par le canif de l’officier conquérant qui, parfois, s’arrêtant d’aiguiser un crayon, traçait sur le meuble gracieux des chiffres ou des dessins, à la fantaisie de son rêve nonchalant.
Quand il eut achevé ses lettres et parcouru les journaux allemands que son vaguemestre venait de lui apporter, il se leva, et, après avoir jeté au feu trois ou quatre énormes morceaux de bois vert, car ces messieurs abattaient peu à peu le parc pour se chauffer, il s’approcha de la fenêtre.
La pluie tombait à flots, une pluie normande qu’on aurait dit jetée par une main furieuse, une pluie en biais, épaisse comme un rideau, formant une sorte de mur à raies obliques, une pluie cinglante, éclaboussante, noyant tout, une vraie pluie des environs de Rouen, ce pot de chambre de la France3.
L’officier regarda longtemps les pelouses inondées, et, là-bas, l’Andelle4 gonflée qui débordait ; et il tambourinait contre la vitre une valse du Rhin, quand un bruit le fit se retourner : c’était son second, le baron de Kelweingstein, ayant le grade équivalent à celui de capitaine.
Le major était un géant, large d’épaules, orné d’une longue barbe en éventail formant nappe sur sa poitrine ; et toute sa grande personne solennelle éveillait l’idée d’un paon militaire, un paon qui aurait porté sa queue déployée à son menton. Il avait des yeux bleus, froids et doux, une joue fendue d’un coup de sabre dans la guerre d’Autriche5 ; et on le disait brave homme autant que brave officier.
Le capitaine, un petit rougeaud à gros ventre, sanglé de force, portait presque ras son poil ardent, dont les fils de feu auraient fait croire, quand ils se trouvaient sous certains reflets, sa figure frottée de phosphore. Deux dents perdues dans une nuit de noce, sans qu’il se rappelât au juste comment, lui faisaient cracher des paroles épaisses qu’on n’entendait pas toujours ; et il était chauve du sommet du crâne seulement, tonsuré comme un moine, avec une toison de petits cheveux frisés, dorés et luisants, autour de ce cerceau de chair nue.
Le commandant lui serra la main, et il avala d’un trait sa tasse de café (la sixième depuis le matin), en écoutant le rapport de son subordonné sur les incidents survenus dans le service ; puis tous deux se rapprochèrent de la fenêtre en déclarant que ce n’était pas gai. Le major, homme tranquille, marié chez lui, s’accommodait de tout ; mais le baron capitaine, viveur tenace, coureur de bouges, forcené trousseur de filles, rageait d’être enfermé depuis trois mois dans la chasteté obligatoire de ce poste perdu.
Comme on grattait à la porte, le commandant cria d’ouvrir, et un homme, un de leurs soldats automates, apparut dans l’ouverture, disant par sa seule présence que le déjeuner était prêt.
Dans la salle ils trouvèrent les trois officiers de moindre grade : un lieutenant, Otto de Grossling ; deux sous-lieutenants, Fritz Scheunaubourg et le marquis Wilhem d’Eyrik, un tout petit blondin fier et brutal avec les hommes, dur aux vaincus, et violent comme une arme à feu.
Depuis son entrée en France, ses camarades ne l’appelaient plus que Mlle Fifi. Ce surnom lui venait de sa tournure coquette, de sa taille fine qu’on aurait dit tenue en un corset, de sa figure pâle où sa naissante moustache apparaissait à peine, et aussi de l’habitude qu’il avait prise, pour exprimer son souverain mépris des êtres et des choses, d’employer à tout moment la locution française – fi, fi donc, qu’il prononçait avec un léger sifflement.
La salle à manger du château d’Uville était une longue et royale pièce dont les glaces de cristal ancien, étoilées de balles, et les hautes tapisseries des Flandres, tailladées à coups de sabre et pendantes par endroits, disaient les occupations de Mlle Fifi, en ses heures de désœuvrement.
Sur les murs, trois portraits de famille, un guerrier vêtu de fer, un cardinal et un président, fumaient de longues pipes de porcelaine, tandis qu’en son cadre dédoré par les ans, une noble dame à poitrine serrée montrait d’un air arrogant une énorme paire de moustaches faites au charbon.
Et le déjeuner des officiers s’écoula presque en silence dans cette pièce mutilée, assombrie par l’averse, attristante par son aspect vaincu, et dont le vieux parquet de chêne était devenu sordide comme un sol de cabaret.
À l’heure du tabac, quand ils commencèrent à boire, ayant fini de manger, ils se mirent, de même que chaque jour, à parler de leur ennui. Les bouteilles de cognac et de liqueurs passaient de main en main ; et tous, renversés sur leurs chaises, absorbaient à petits coups répétés, en gardant au coin de la bouche le long tuyau courbé que terminait l’œuf de faïence, toujours peinturluré comme pour séduire des Hottentots.
Dès que leur verre était vide, ils le remplissaient avec un geste de lassitude résignée. Mais Mlle Fifi cassait à tout moment le sien, et un soldat immédiatement lui en présentait un autre.
Un brouillard de fumée âcre les noyait, et ils semblaient s’enfoncer dans une ivresse endormie et triste, dans cette saoulerie morne des gens qui n’ont rien à faire.
Mais le baron, soudain, se redressa. Une révolte le secouait ; il jura : « Nom de Dieu, ça ne peut pas durer, il faut inventer quelque chose à la fin. »
Ensemble le lieutenant Otto et le sous-lieutenant Fritz, deux Allemands doués éminemment de physionomies allemandes lourdes et graves, répondirent : « Quoi, mon capitaine ? »
Il réfléchit quelques secondes, puis reprit : « Quoi ? Eh bien, il faut organiser une fête, si le commandant le permet. »
Le major quitta sa pipe : « Quelle fête, capitaine ? »
Le baron s’approcha : « Je me charge de tout, mon commandant. J’enverrai à Rouen Le Devoir, qui nous ramènera des dames ; je sais où les prendre. On préparera ici un souper ; rien ne manque d’ailleurs, et, au moins, nous passerons une bonne soirée. »
Le comte de Farlsberg haussa les épaules en souriant : « Vous êtes fou, mon ami. »
Mais tous les officiers s’étaient levés, entouraient leur chef, le suppliaient : « Laissez faire le capitaine, mon commandant, c’est si triste ici. »
À la fin le major céda : « Soit », dit-il ; et aussitôt le baron fit appeler Le Devoir. C’était un vieux sous-officier qu’on n’avait jamais vu rire, mais qui accomplissait fanatiquement tous les ordres de ses chefs, quels qu’ils fussent.
Debout, avec sa figure impassible, il reçut les instructions du baron ; puis il sortit ; et, cinq minutes plus tard, une grande voiture du train militaire, couverte d’une bâche de meunier tendue en dôme, détalait sous la pluie acharnée, au galop de quatre chevaux.
Aussitôt un frisson de réveil sembla courir dans les esprits ; les poses alanguies se redressèrent, les visages s’animèrent et on se mit à causer.
Bien que l’averse continuât avec autant de furie, le major affirma qu’il faisait moins sombre, et le lieutenant Otto annonçait avec conviction que le ciel allait s’éclaircir. Mlle Fifi elle-même ne semblait pas tenir en place. Elle se levait, se rasseyait. Son œil clair et dur cherchait quelque chose à briser. Soudain, fixant la dame aux moustaches, le jeune blondin tira son revolver.
« Tu ne verras pas cela toi », dit-il ; et, sans quitter son siège, il visa. Deux balles successivement crevèrent les deux yeux du portrait.
Puis il s’écria : « Faisons la mine ! » Et brusquement les conversations s’interrompirent, comme si un intérêt puissant et nouveau se fût emparé de tout le monde.
La mine, c’était son invention, sa manière de détruire, son amusement préféré.
En quittant son château, le propriétaire légitime, le comte Fernand d’Amoys d’Uville, n’avait eu le temps de rien emporter ni de rien cacher, sauf l’argenterie enfouie dans le trou d’un mur. Or, comme il était fort riche et magnifique, son grand salon, dont la porte ouvrait dans la salle à manger, présentait, avant la fuite précipitée du maître, l’aspect d’une galerie de musée.
Aux murailles pendaient des toiles, des dessins et des aquarelles de prix, tandis que sur les meubles, les étagères, et dans les vitrines élégantes, mille bibelots, des potiches, des statuettes, des bonshommes de Saxe et des magots de Chine, des ivoires anciens et des verres de Venise, peuplaient le vaste appartement de leur foule précieuse et bizarre.
Il n’en restait guère maintenant. Non qu’on les eût pillés, le major comte de Farlsberg ne l’aurait point permis ; mais Mlle Fifi, de temps en temps, faisait la mine ; et tous les officiers, ce jour-là, s’amusaient vraiment pendant cinq minutes.
Le petit marquis alla chercher dans le salon ce qu’il lui fallait. Il rapporta une toute mignonne théière de Chine famille Rose qu’il emplit de poudre à canon, et, par le bec, il introduisit délicatement un long morceau d’amadou, l’alluma, et courut reporter cette machine infernale dans l’appartement voisin.
Puis il revint bien vite, en fermant la porte. Tous les Allemands attendaient, debout, avec la figure souriante d’une curiosité enfantine ; et, dès que l’explosion eut secoué le château, ils se précipitèrent ensemble.
Mlle Fifi, entrée la première, battait des mains avec délire devant une Vénus de terre cuite dont la tête avait enfin sauté ; et chacun ramassa des morceaux de porcelaine, s’étonnant aux dentelures étranges des éclats, examinant les dégâts nouveaux, contestant certains ravages comme produits par l’explosion précédente ; et le major considérait d’un air paternel le vaste salon bouleversé par cette mitraille à la Néron et sablé de débris d’objets d’art. Il en sortit le premier, en déclarant avec bonhomie : « Ça a bien réussi, cette fois. »
Mais une telle trombe de fumée était entrée dans la salle à manger, se mêlant à celle du tabac, qu’on ne pouvait plus respirer. Le commandant ouvrit la fenêtre, et tous les officiers, revenus pour boire un dernier verre de cognac, s’en approchèrent.
L’air humide s’engouffra dans la pièce, apportant une sorte de poussière d’eau qui poudrait les barbes et une odeur d’inondation. Ils regardaient les grands arbres accablés sous l’averse, la large vallée embrumée par ce dégorgement des nuages sombres et bas, et tout au loin le clocher de l’église dressé comme une pointe grise dans la pluie battante.
Depuis leur arrivée, il n’avait plus sonné. C’était, du reste, la seule résistance que les envahisseurs eussent rencontrée aux environs : celle du clocher. Le curé ne s’était nullement refusé à recevoir et à nourrir des soldats prussiens ; il avait même plusieurs fois accepté de boire une bouteille de bière ou de bordeaux avec le commandant ennemi, qui l’employait souvent comme intermédiaire bienveillant ; mais il ne fallait pas lui demander un seul tintement de sa cloche ; il se serait plutôt laissé fusiller. C’était sa manière à lui de protester contre l’invasion, protestation pacifique, protestation du silence, la seule, disait-il, qui convînt au prêtre, homme de douceur et non de sang ; et tout le monde, à dix lieues à la ronde, vantait la fermeté, l’héroïsme de l’abbé Chantavoine, qui osait affirmer le deuil public, le proclamer, par le mutisme obstiné de son église.
Le village entier, enthousiasmé par cette résistance, était prêt à soutenir jusqu’au bout son pasteur, à tout braver, considérant cette protestation tacite comme la sauvegarde de l’honneur national. Il semblait aux paysans qu’ils avaient ainsi mieux mérité de la patrie que Belfort et que Strasbourg6, qu’ils avaient donné un exemple équivalent, que le nom du hameau en deviendrait immortel ; et, hormis cela, ils ne refusaient rien aux Prussiens vainqueurs.
Le commandant et ses officiers riaient ensemble de ce courage inoffensif ; et comme le pays entier se montrait obligeant et souple à leur égard, ils toléraient volontiers son patriotisme muet.
Seul, le petit marquis Wilhem aurait bien voulu forcer la cloche à sonner. Il enrageait de la condescendance politique de son supérieur pour le prêtre : et chaque jour il suppliait le commandant de le laisser faire « Ding-don-don », une fois, une seule petite fois pour rire un peu seulement. Et il demandait cela avec des grâces de chatte, des cajoleries de femme, des douceurs de voix d’une maîtresse affolée par une envie ; mais le commandant ne cédait point, et Mlle Fifi, pour se consoler, faisait la mine dans le château d’Uville.
Les cinq hommes restèrent là, en tas, quelques minutes, aspirant l’humidité. Le lieutenant Fritz, enfin, prononça en jetant un rire pâteux : « Ces temoiselles técitément n’auront pas peau temps pour leur bromenate. »
Là-dessus, on se sépara, chacun allant à son service, et le capitaine ayant fort à faire pour les préparatifs du dîner.
Quand ils se retrouvèrent de nouveau à la nuit tombante, ils se mirent à rire en se voyant tous coquets et reluisants comme aux jours de grande revue, pommadés, parfumés, tout frais. Les cheveux du commandant semblaient moins gris que le matin ; et le capitaine s’était rasé, ne gardant que sa moustache, qui lui mettait une flamme sous le nez.
Malgré la pluie, on laissait la fenêtre ouverte ; et l’un d’eux parfois allait écouter. À six heures dix minutes le baron signala un lointain roulement. Tous se précipitèrent ; et bientôt la grande voiture accourut, avec ses quatre chevaux toujours au galop, crottés jusqu’au dos, fumants et soufflants.
Et cinq femmes descendirent sur le perron, cinq belles filles choisies avec soin par un camarade du capitaine à qui Le Devoir était allé porter une carte de son officier.
Elles ne s’étaient point fait prier, sûres d’être bien payées, connaissant d’ailleurs les Prussiens, depuis trois mois qu’elles en tâtaient, et prenant leur parti des hommes comme des choses. « C’est le métier qui veut ça », se disaient-elles en route, pour répondre sans doute à quelque picotement secret d’un reste de conscience.
Et tout de suite on entra dans la salle à manger. Illuminée, elle semblait plus lugubre encore en son délabrement piteux ; et la table couverte de viandes, de vaisselle riche et d’argenterie retrouvée dans le mur où l’avait cachée le propriétaire, donnait à ce lieu l’aspect d’une taverne de bandits qui soupent après un pillage. Le capitaine, radieux, s’empara des femmes comme d’une chose familière, les appréciant, les embrassant, les flairant, les évaluant à leur valeur de filles à plaisir ; et comme les trois jeunes gens voulaient en prendre chacun une, il s’y opposa avec autorité, se réservant de faire le partage, en toute justice, suivant les grades, pour ne blesser en rien la hiérarchie.
Alors, afin d’éviter toute discussion, toute contestation et tout soupçon de partialité, il les aligna par rang de taille, et s’adressant à la plus grande, avec le ton du commandement : « Ton nom ? »
Elle répondit en grossissant sa voix : « Paméla. »
Alors il proclama : « Numéro un, la nommée Paméla, adjugée au commandant. »
Ayant ensuite embrassé Blondine, la seconde, en signe de propriété, il offrit au lieutenant Otto la grosse Amanda, Éva la Tomate7 au sous-lieutenant Fritz, et la plus petite de toutes, Rachel, une brune toute jeune, à l’œil noir comme une tache d’encre, une Juive dont le nez retroussé confirmait la règle qui donne des becs courbes à toute sa race, au plus jeune des officiers, au frêle marquis Wilhem d’Eyrik.
Toutes, d’ailleurs, étaient jolies et grasses, sans physionomies bien distinctes, faites à peu près pareilles de tournure et de peau par les pratiques d’amour quotidiennes et la vie commune des maisons publiques.
Les trois jeunes gens prétendaient tout de suite entraîner leurs femmes, sous prétexte de leur offrir des brosses et du savon pour se nettoyer ; mais le capitaine s’y opposa sagement, affirmant qu’elles étaient assez propres pour se mettre à table et que ceux qui monteraient voudraient changer en descendant et troubleraient les autres couples. Son expérience l’emporta. Il y eut seulement beaucoup de baisers, des baisers d’attente.
Soudain, Rachel suffoqua, toussant aux larmes, et rendant de la fumée par les narines. Le marquis, sous prétexte de l’embrasser, venait de lui souffler un jet de tabac dans la bouche. Elle ne se fâcha point, ne dit pas un mot, mais elle regarda fixement son possesseur avec une colère éveillée tout au fond de son œil noir.
On s’assit. Le commandant lui-même semblait enchanté ; il prit à sa droite Paméla, Blondine à sa gauche et déclara, en dépliant sa serviette : « Vous avez eu là une charmante idée, capitaine. »
Les lieutenants Otto et Fritz, polis comme auprès de femmes du monde, intimidaient un peu leurs voisines ; mais le baron de Kelweingstein, lâché dans son vice, rayonnait, lançait des mots grivois, semblait en feu avec sa couronne de cheveux rouges. Il galantisait en français du Rhin ; et ses compliments de taverne, expectorés par le trou des deux dents brisées, arrivaient aux filles au milieu d’une mitraille de salive.
Elles ne comprenaient rien, du reste ; et leur intelligence ne sembla s’éveiller que lorsqu’il cracha des paroles obscènes, des expressions crues, estropiées par son accent. Alors toutes, ensemble, elles commencèrent à rire comme des folles, tombant sur le ventre de leurs voisins, répétant les termes que le baron se mit alors à défigurer à plaisir pour leur faire dire des ordures. Elles en vomissaient à volonté, soûles aux premières bouteilles de vin ; et, redevenant elles, ouvrant la porte aux habitudes, elles embrassaient les moustaches de droite et celles de gauche, pinçaient les bras, poussaient des cris furieux, buvaient dans tous les verres, chantaient des couplets français et des bouts de chansons allemandes appris dans leurs rapports quotidiens avec l’ennemi.
Bientôt les hommes eux-mêmes, grisés par cette chair de femme étalée sous leur nez et sous leurs mains, s’affolèrent, hurlant, brisant la vaisselle, tandis que, derrière leur dos, des soldats impassibles les servaient.
Le commandant seul gardait de la retenue.
Mlle Fifi avait pris Rachel sur ses genoux, et, s’animant à froid, tantôt il embrassait follement les frisons d’ébène de son cou, humant par le mince intervalle entre la robe et la peau la douce chaleur de son corps et tout le fumet de sa personne ; tantôt à travers l’étoffe, il la pinçait avec fureur, la faisant crier, saisi d’une férocité rageuse, travaillé par son besoin de ravage. Souvent aussi, la tenant à pleins bras, l’étreignant comme pour la mêler à lui, il appuyait longuement ses lèvres sur la bouche fraîche de la juive, la baisait à perdre haleine ; mais soudain il la mordit si profondément qu’une traînée de sang descendit sur le menton de la jeune femme et coula dans son corsage.
Encore une fois, elle le regarda bien en face, et, lavant la plaie, murmura : « Ça se paye, cela. » Il se mit à rire, d’un rire dur. « Je payerai », dit-il.
On arrivait au dessert ; on versait du champagne. Le commandant se leva, et du même ton qu’il aurait pris pour porter la santé de l’impératrice Augusta8, il but :
« À nos dames ! » Et une série de toasts commença, des toasts d’une galanterie de soudards et de pochards, mêlés de plaisanteries obscènes, rendues plus brutales encore par l’ignorance de la langue.
Ils se levaient l’un après l’autre, cherchant de l’esprit, s’efforçant d’être drôles ; et les femmes, ivres à tomber, les yeux vagues, les lèvres pâteuses, applaudissaient chaque fois éperdument.
Le capitaine, voulant sans doute rendre à l’orgie un air galant, leva encore une fois son verre, et prononça : « À nos victoires sur les cœurs ! »
Alors le lieutenant Otto, espèce d’ours de la forêt Noire, se dressa, enflammé, saturé de boissons. Et envahi brusquement de patriotisme alcoolique, il cria : « À nos victoires sur la France ! »
Toutes grises qu’elles étaient, les femmes se turent ; et Rachel, frissonnante, se retourna : « Tu sais, j’en connais des Français, devant qui tu ne dirais pas ça. »
Mais le petit marquis, la tenant toujours sur ses genoux, se mit à rire, rendu très gai par le vin : « Ah ! ah ! ah ! je n’en ai jamais vu, moi. Sitôt que nous paraissons, ils foutent le camp ! »
La fille, exaspérée, lui cria dans la figure : « Tu mens, salop ! »
Durant une seconde, il fixa sur elle ses yeux clairs, comme il les fixait sur les tableaux dont il crevait la toile à coups de revolver, puis il se mit à rire : « Ah ! oui, parlons-en, la belle ! serions-nous ici, s’ils étaient braves ! » Et il s’animait : « Nous sommes leurs maîtres ! à nous la France ! »
Elle quitta ses genoux d’une secousse et retomba sur sa chaise. Il se leva, tendit son verre jusqu’au milieu de la table et répéta : « À nous la France et les Français, les bois, les champs et les maisons de France ! »
Les autres, tout à fait soûls, secoués soudain par un enthousiasme militaire, un enthousiasme de brutes, saisirent leurs verres en vociférant : « Vive la Prusse ! » et les vidèrent d’un seul trait.
Les filles ne protestaient point, réduites au silence et prises de peur. Rachel elle-même se taisait, impuissante à répondre.
Alors, le petit marquis posa sur la tête de la Juive sa coupe de champagne emplie à nouveau : « À nous aussi, cria-t-il, toutes les femmes de France ! »
Elle se leva si vite, que le cristal, culbuté, vida, comme pour un baptême, le vin jaune dans ses cheveux noirs, et il tomba, se brisant à terre. Les lèvres tremblantes, elle bravait du regard l’officier qui riait toujours, et elle balbutia, d’une voix étranglée de colère : « Ça, ça, ça n’est pas vrai, par exemple, vous n’aurez pas les femmes de France. »
Il s’assit pour rire à son aise, et, cherchant l’accent parisien : « Elle est pien ponne, pien ponne, qu’est-ce alors que tu viens faire ici, pétite ? »
Interdite, elle se tut d’abord, comprenant mal dans son trouble, puis, dès qu’elle eut bien saisi ce qu’il disait, elle lui jeta, indignée et véhémente : « Moi ! moi ! Je ne suis pas une femme, moi, je suis une putain ; c’est bien tout ce qu’il faut à des Prussiens. »
Elle n’avait point fini qu’il la giflait à toute volée ; mais comme il levait encore une fois la main, affolée de rage, elle saisit sur la table un petit couteau de dessert à lame d’argent, et si brusquement, qu’on ne vit rien d’abord, elle le lui piqua droit dans le cou, juste au creux où la poitrine commence.
Un mot qu’il prononçait fut coupé dans sa gorge ; et il resta béant, avec un regard effroyable.
Tous poussèrent un rugissement, et se levèrent en tumulte ; mais ayant jeté sa chaise dans les jambes du lieutenant Otto, qui s’écroula tout au long, elle courut à la fenêtre, l’ouvrit avant qu’on eût pu l’atteindre, et s’élança dans la nuit, sous la pluie qui tombait toujours.
En deux minutes, Mlle Fifi fut morte. Alors Fritz et Otto dégainèrent et voulurent massacrer les femmes, qui se traînaient à leur genoux. Le major, non sans peine, empêcha cette boucherie, fit enfermer dans une chambre, sous la garde de deux hommes, les quatre filles éperdues ; puis comme s’il eût disposé ses soldats pour un combat, il organisa la poursuite de la fugitive, bien certain de la reprendre.
Cinquante hommes, fouettés de menaces, furent lancés dans le parc. Deux cents autres fouillèrent les bois et toutes les maisons de la vallée.
La table, desservie en un instant, servait maintenant de lit mortuaire, et les quatre officiers, rigides, dégrisés, avec la face dure des hommes de guerre en fonctions, restaient debout près des fenêtres, sondaient la nuit.
L’averse torrentielle continuait. Un clapotis continu emplissait les ténèbres, un flottant murmure d’eau qui tombe et d’eau qui coule, d’eau qui dégoutte et d’eau qui rejaillit.
Soudain, un coup de feu retentit, puis un autre très loin ; et, pendant quatre heures, on entendit ainsi de temps en temps des détonations proches ou lointaines et des cris de ralliement, des mots étranges lancés comme appel par des voix gutturales.
Au matin, tout le monde rentra. Deux soldats avaient été tués, et trois autres blessés par leurs camarades dans l’ardeur de la chasse et l’effarement de cette poursuite nocturne.
On n’avait pas retrouvé Rachel.
Alors les habitants furent terrorisés, les demeures bouleversées, toute la contrée parcourue, battue, retournée. La Juive ne semblait pas avoir laissé une seule trace de son passage.
Le général, prévenu, ordonna d’étouffer l’affaire, pour ne point donner de mauvais exemples dans l’armée, et il frappa d’une peine disciplinaire le commandant, qui punit ses inférieurs. Le général avait dit : « On ne fait pas la guerre pour s’amuser et caresser des filles publiques. » Et le comte de Farlsberg, exaspéré, résolut de se venger sur le pays.
Comme il lui fallait un prétexte afin de sévir sans contrainte, il fit venir le curé et lui ordonna de sonner la cloche à l’enterrement du marquis d’Eyrik.
Contre toute attente, le prêtre se montra docile, humble, plein d’égards. Et quand le corps de Mlle Fifi, porté par des soldats, précédé, entouré, suivi de soldats qui marchaient le fusil chargé, quitta le château d’Uville, allant au cimetière, pour la première fois la cloche tinta son glas funèbre avec une allure allègre, comme si une main amie l’eût caressée.
Elle sonna le soir encore, et le lendemain aussi, et tous les jours ; elle carillonna tant qu’on voulut. Parfois même, la nuit, elle se mettait toute seule en branle, et jetait doucement deux ou trois sons dans l’ombre, prise de gaietés singulières, réveillée on ne sait pourquoi. Tous les paysans du lieu la dirent alors ensorcelée ; et personne, sauf le curé et le sacristain, n’approchait plus du clocher.
C’est qu’une pauvre fille vivait là-haut, dans l’angoisse et la solitude, nourrie en cachette par ces deux hommes.
Elle y resta jusqu’au départ des troupes allemandes. Puis, un soir, le curé ayant emprunté le char à bancs du boulanger, conduisit lui-même sa prisonnière jusqu’à la porte de Rouen. Arrivé là, le prêtre l’embrassa ; elle descendit et regagna vivement à pied le logis public, dont la patronne la croyait morte.
Elle en fut tirée quelque temps après par un patriote sans préjugés qui l’aima pour sa belle action, puis l’ayant ensuite chérie pour elle-même, l’épousa, en fit une Dame qui valut autant que beaucoup d’autres.
Oui, le souvenir de ce soir-là ne s’effacera jamais. J’ai eu, pendant une demi-heure, la sinistre sensation de la fatalité invincible ; j’ai éprouvé ce frisson qu’on a en descendant aux puits des mines. J’ai touché ce fond noir de la misère humaine ; j’ai compris l’impossibilité de la vie honnête pour quelques-uns.
Il était minuit passé. J’allais du Vaudeville à la rue Drouot1, suivant d’un pas pressé le boulevard où couraient des parapluies. Une poussière d’eau voltigeait plutôt qu’elle ne tombait, voilant les becs de gaz, attristant la rue. Le trottoir luisait, gluant plus que mouillé. Les gens pressés ne regardaient rien.
Les filles, la jupe relevée, montrant leurs jambes, laissant entrevoir un bas blanc à la lueur terne de la lumière nocturne, attendaient dans l’ombre des portes, appelaient, ou bien passaient pressées, hardies, vous jetant à l’oreille deux mots obscurs et stupides. Elles suivaient l’homme quelques secondes, se serrant contre lui, lui soufflant au visage leur haleine putride ; puis, voyant inutiles leurs exhortations, elles le quittaient d’un mouvement brusque et mécontent, et se remettaient à marcher en frétillant des hanches.
J’allais, appelé par toutes, pris par la manche, harcelé et soulevé de dégoût. Tout à coup, j’en vis trois qui couraient comme affolées, jetant aux autres quelques paroles rapides. Et les autres aussi se mettaient à courir, à fuir, tenant à pleines mains leurs robes pour aller plus vite.
On donnait ce jour-là un coup de filet à la prostitution2.
Et soudain je sentis un bras sous le mien, tandis qu’une voix éperdue me murmurait dans l’oreille : « Sauvez-moi, monsieur, sauvez-moi, ne me quittez pas. »
Je regardai la fille. Elle n’avait pas vingt ans, bien que fanée déjà. Je lui dis : « Reste avec moi. » Elle murmura : « Oh ! merci. »
Nous arrivions dans la ligne des agents. Elle s’ouvrit pour me laisser passer.
Et je m’engageai dans la rue Drouot.
Ma compagne me demanda : – Viens-tu chez moi ?
— Non.
— Pourquoi pas ? Tu m’as rendu un rude service que je n’oublierai pas.
Je répondis, pour me débarrasser d’elle : – Parce que je suis marié.
— Qu’est-ce que ça fait ?
— Voyons, mon enfant, ça suffit. Je t’ai tirée d’affaire. Laisse-moi tranquille maintenant.
La rue était déserte et noire, vraiment sinistre. Et cette femme qui me serrait le bras rendait plus affreuse encore cette sensation de tristesse qui m’avait envahi. Elle voulut m’embrasser. Je me reculai avec horreur ; et d’une voix dure :
— Allons, f…-moi la paix, n’est-ce pas ?
Elle eut une sorte de mouvement de rage, puis, brusquement, se mit à sangloter. Je demeurai éperdu, attendri, sans comprendre.
— Voyons, qu’est-ce que tu as ?
Elle murmura dans ses larmes : – Si tu savais, ça n’est pas gai, va.
— Quoi donc !
— C’te vie-là.
— Pourquoi l’as-tu choisie ?
— Est-ce que c’est ma faute ?
— À qui la faute, alors ?
— J’sais-ti, moi !
Une sorte d’intérêt me prit pour cette abandonnée.
Je lui demandai : – Dis-moi ton histoire ?
Elle me la conta.
— J’avais seize ans, j’étais en service à Yvetot, chez M. Lerable, un grainetier. Mes parents étaient morts. Je n’avais personne ; je voyais bien que mon maître me regardait d’une drôle de façon et qu’il me chatouillait les joues ; mais je ne m’en demandais pas plus long. Je savais les choses, certainement. À la campagne, on est dégourdi ; mais M. Lerable était un vieux dévot qu’allait à la messe chaque dimanche. Je l’en aurais jamais cru capable, enfin !
V’là qu’un jour il veut me prendre dans ma cuisine. Je lui résiste. Il s’en va.
Y avait en face de nous un épicier, M. Dutan, qui avait un garçon de magasin bien plaisant ; si tant est que je me laissai enjoler par lui3. Ça arrive à tout le monde, n’est-ce pas ? Donc je quittais la porte ouverte4, les soirs, et il venait me retrouver.
Mais v’là qu’une nuit M. Lerable entend du bruit. Il monte et il trouve Antoine qu’il veut tuer. Ça fait une bataille à coups de chaise, de pot à eau, de tout. Moi j’avais saisi mes hardes et je me sauvai dans la rue. Me v’là partie.
J’avais une peur, une peur de loup. Je m’habillai sous une porte. Puis je me mis à marcher tout droit. Je croyais pour sûr qu’il y avait quelqu’un de tué et que les gendarmes me cherchaient déjà. Je gagnai la grand’route de Rouen. Je me disais qu’à Rouen je pourrais me cacher très bien.
Il faisait noir à ne pas voir les fossés, et j’entendais des chiens qui aboyaient dans les fermes. Sait-on tout ce qu’on entend la nuit ? Des oiseaux qui crient comme des hommes qu’on égorge, des bêtes qui jappent, des bêtes qui sifflent, et puis tant de choses que l’on ne comprend pas. J’en avais la chair de poule. À chaque bruit, je faisais le signe de croix. On ne s’imagine point ce que ça vous émouve le cœur. Quand le jour parut, v’là que l’idée des gendarmes me reprit, et que je me mis à courir. Puis je me calmai.
Je me sentis faim tout de même, malgré ma confusion ; mais je ne possédais rien, pas un sou, j’avais oublié mon argent, tout ce qui m’appartenait sur terre, dix-huit francs.
Me v’là donc à marcher avec un ventre qui chante. Il faisait chaud. Le soleil piquait. Midi passe. J’allais toujours.
Tout à coup j’entends des chevaux derrière moi. Je me retourne. Les gendarmes ! Mon sang ne fait qu’un tour ; j’ai cru que j’allais tomber ; mais je me contiens. Ils me rattrapent. Ils me regardent. Il y en a un, le plus vieux, qui dit :
— Bonjour, mamzelle.
— Bonjour, monsieur.
— Ousque vous allez comme ça ?
— Je vas t’à Rouen, en service dans une place qu’on m’a offerte.
— Comme ça, pédestrement ?
— Oui, comme ça.
Mon cœur battait, monsieur, à ce que je ne pouvais plus parler. Je me disais : « Ils me tiennent. » Et j’avais une envie de courir qui me frétillait dans les jambes. Mais ils m’auraient rattrapée tout de suite, vous comprenez.
Le vieux recommença : – Nous allons faire route ensemble jusqu’à Barantin5, mamzelle, vu que nous suivons le même itinéraire.
— Avec satisfaction, monsieur.
Et nous v’là causant. Je me faisais plaisante autant que je pouvais, n’est-ce pas ; si bien qu’ils ont cru des choses qui n’étaient point. Or, comme je passais dans un bois, le vieux dit : – Voulez-vous, mamzelle, que j’allions faire un repos sur la mousse ?
Moi, je répondis sans y penser : – À votre désir, monsieur.
Donc il descend et il donne son cheval à l’autre, et nous v’là partis dans le bois tous deux.
Il n’y avait plus à dire non. Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? Il en prit ce qu’il a voulu ; puis il me dit : « Faut pas oublier le camarade. » Et il retourna tenir les chevaux, pendant que l’autre m’a rejointe. J’en étais honteuse que j’en aurais pleuré, monsieur. Mais je n’osais point résister, vous comprenez.
Donc nous v’là repartis. Je ne parlions plus. J’avais trop de deuil au cœur. Et puis je ne pouvais plus marcher tant j’avais faim. Tout de même, dans un village, ils m’ont offert un verre de vin, qui m’a r’donné des forces pour quelque temps. Et puis ils ont pris le trot pour pas traverser Barantin de compagnie. Alors je m’assis dans le fossé et je pleurai tout ce que j’avais de larmes.
Je marchai encore plus de trois heures durant avant Rouen. Il était sept heures du soir quand j’arrivai. D’abord toutes ces lumières m’éblouirent. Et puis je ne savais point où m’asseoir. Sur les routes, y a les fossés et l’herbe ousqu’on peut même se coucher pour dormir. Mais dans les villes, rien.
Les jambes me rentraient dans le corps, et j’avais des éblouissements à croire que j’allais tomber. Et puis, il se mit à pleuvoir, une petite pluie fine, comme ce soir, qui vous traverse sans que ça ait l’air de rien. J’ai pas de chance les jours qu’il pleut. Je commençai donc à marcher dans les rues. Je regardais toutes ces maisons en me disant : « Y a tant de lits et tant de pain dans tout ça, et je ne pourrai point seulement trouver une croûte et une paillasse. » Je pris par des rues où il y avait des femmes qui appelaient les hommes de passage. Dans ces cas-là, monsieur, on fait ce qu’on peut. Je me mis, comme elles, à inviter le monde. Mais on ne me répondait point. J’aurais voulu être morte. Ça dura bien jusqu’à minuit. Je ne savais même plus ce que je faisais. À la fin, v’là un homme qui m’écoute. Il me demande : « Ousque tu demeures ? » On devient vite rusée dans la nécessité. Je répondis : « Je ne peux pas vous mener chez moi, vu que j’habite avec maman. Mais n’y a-t-il point de maisons où l’on peut aller ? »
Il répondit : « Plus souvent que je vas dépenser vingt sous de chambre. »
Puis il réfléchit et ajouta : « Viens-t’en. Je connais un endroit tranquille ousque nous ne serons point interrompus. »
Il me fit passer un pont et puis il m’emmena au bout de la ville, dans un pré qu’était près de la rivière. Je ne pouvais pus le suivre.
Il me fit asseoir et puis il se mit à causer pourquoi nous étions venus. Mais comme il était long dans son affaire, je me trouvai tant percluse de fatigue que je m’endormis.
Il s’en alla sans rien me donner. Je ne m’en aperçus seulement pas. Il pleuvait, comme je vous l’disais. C’est d’puis ce jour-là que j’ai des douleurs que je n’ai pas pu m’en guérir, vu que j’ai dormi toute la nuit dans la crotte.
Je fus réveillée par deux sergots qui me mirent au poste, et puis, de là, en prison, où je restai huit jours, pendant qu’on cherchait ce que je pouvais bien être et d’où je venais. Je ne voulus point le dire par peur des conséquences.
On le sut pourtant et on me lâcha, après un jugement d’innocence.
Il fallait recommencer à trouver du pain. Je tâchai d’avoir une place, mais je ne pus pas, à cause de la prison d’où je venais.
Alors je me rappelai d’un vieux juge qui m’avait tourné de l’œil, pendant qu’il me jugeait, à la façon du père Lerable, d’Yvetot. Et j’allai le trouver. Je ne m’étais point trompée. Il me donna cent sous quand je le quittai, en me disant : « T’en auras autant toutes les fois ; mais viens pas plus souvent que deux fois par semaine. »
Je compris bien ça, vu son âge. Mais ça me donna une réflexion. Je me dis : « Les jeunes gens, ça rigole, ça s’amuse ; mais il n’y a jamais gras, tandis que les vieux, c’est autre chose. » Et puis je les connaissais maintenant, les vieux singes, avec leurs yeux en coulisse et leur petit simulacre de tête.
Savez-vous ce que je fis, monsieur ? Je m’habillai en bobonne qui vient du marché, et je courais les rues en cherchant mes nourriciers. Oh ! je les pinçais du premier coup. Je me disais : « En v’là un qui mord. »
Il s’approchait. Il commençait :
— Bonjour, mamzelle.
— Bonjour, monsieur.
— Ousque vous allez, comme ça ?
— Je rentre chez mes maîtres.
— Ils demeurent loin, vos maîtres ?
— Comme ci, comme ça.
Alors il ne savait plus quoi dire. Moi je ralentissais le pas pour le laisser s’expliquer.
Alors il prononçait, tout bas, quelques compliments, et puis il me demandait de passer chez lui. Je me faisais prier, vous comprenez, puis je cédais. J’en avais de la sorte deux ou trois pour chaque matin, et toutes mes après-midi libres. Ç’a été le bon temps de ma vie. Je ne me faisais pas de bile.
Mais voilà. On n’est jamais tranquille longtemps. Le malheur a voulu que je fisse la connaissance d’un grand richard du grand monde. Un ancien président qui avait bien soixante-quinze ans.
Un soir, il m’emmena dîner dans un restaurant des environs. Et puis, vous comprenez, il n’a pas su se modérer. Il est mort au dessert.
J’ai eu trois mois de prison, vu que je n’étais point sous la surveillance6.
C’est alors que je vins à Paris.
Oh ! ici, monsieur, c’est dur de vivre. On ne mange pas tous les jours, allez. Y en a trop. Enfin, tant pis, chacun sa peine, n’est-ce pas ?
Elle se tut. Je marchais à son côté, le cœur serré. Tout à coup elle se remit à me tutoyer.
— Alors tu ne montes pas chez moi, mon chéri ?
— Non, je te l’ai déjà dit.
— Eh bien ! au revoir, merci tout de même, sans rancune. Mais je t’assure que tu as tort.
Et elle partit, s’enfonçant dans la pluie fine comme un voile. Je la vis passer sous un bec de gaz, puis disparaître dans l’ombre. Pauvre fille !
Quand le capitaine Epivent passait dans la rue, toutes les femmes se retournaient. Il présentait vraiment le type du bel officier de hussards. Aussi paradait-il toujours et se pavanait-il sans cesse, fier et préoccupé de sa cuisse, de sa taille et de sa moustache. Il les avait superbes, d’ailleurs, la moustache, la taille et la cuisse. La première était blonde, très forte, tombant martialement sur la lèvre en un beau bourrelet couleur de blé mûr, mais fin, soigneusement roulé, et qui descendait ensuite des deux côtés de la bouche en deux puissants jets de poils tout à fait crânes. La taille était mince comme s’il eût porté corset, tandis qu’une vigoureuse poitrine de mâle, bombée et cambrée, s’élargissait au-dessus. Sa cuisse était admirable, une cuisse de gymnaste, de danseur, dont la chair musclée dessinait tous ses mouvements sous le drap collant du pantalon rouge.
Il marchait en tendant le jarret et en écartant les pieds et les bras, de ce pas un peu balancé des cavaliers, qui sied bien pour faire valoir les jambes et le torse, qui semble vainqueur sous l’uniforme, mais commun sous la redingote.
Comme beaucoup d’officiers, le capitaine Epivent portait mal le costume civil. Il n’avait plus l’air, une fois vêtu de drap gris ou noir, que d’un commis de magasin. Mais en tenue il triomphait. Il avait d’ailleurs une jolie tête, le nez mince et courbé, l’œil bleu, le front étroit. Il était chauve, par exemple, sans qu’il eût jamais compris pourquoi ses cheveux étaient tombés1. Il se consolait, en constatant qu’avec de grandes moustaches un crâne un peu nu ne va pas mal.
Il méprisait tout le monde en général avec beaucoup de degrés dans son mépris.
D’abord, pour lui, les bourgeois n’existaient point. Il les regardait, ainsi qu’on regarde les animaux, sans leur accorder plus d’attention qu’on n’en accorde aux moineaux ou aux poules. Seuls les officiers comptaient dans le monde, mais il n’avait pas la même estime pour tous les officiers. Il ne respectait, en somme, que les beaux hommes, la vraie, l’unique qualité du militaire devant être la prestance. Un soldat c’était un gaillard, que diable, un grand gaillard créé pour faire la guerre et l’amour, un homme à poigne, à crins et à reins, rien de plus. Il classait les généraux de l’armée française en raison de leur taille, de leur tenue et de l’aspect rébarbatif de leur visage. Bourbaki lui apparaissait comme le plus grand homme de guerre des temps modernes2.
Il riait beaucoup des officiers de la ligne3 qui sont courts et gros et soufflent en marchant, mais il avait surtout une invincible mésestime qui frisait la répugnance pour les pauvres gringalets sortis de l’école polytechnique, ces maigres petits hommes à lunettes, gauches et maladroits, qui semblent autant faits pour l’uniforme qu’un lapin pour dire la messe, affirmait-il. Il s’indignait qu’on tolérât dans l’armée ces avortons aux jambes grêles qui marchent comme des crabes, qui ne boivent pas, qui mangent peu, et qui semblent mieux aimer les équations que les belles filles.
Le capitaine Epivent avait des succès constants, des triomphes auprès du beau sexe.
Toutes les fois qu’il soupait en compagnie d’une femme, il se considérait comme certain de finir la nuit en tête-à-tête, sur le même sommier, et si des obstacles insurmontables empêchaient sa victoire le soir même, il était sûr au moins de la « suite à demain ». Les camarades n’aimaient pas lui faire rencontrer leurs maîtresses, et les commerçants en boutiques qui avaient de jolies femmes au comptoir de leur magasin, le connaissaient, le craignaient et le haïssaient éperdument.
Quand il passait, la marchande échangeait, malgré elle, avec lui, un regard, à travers les vitres de la devanture ; un de ces regards qui valent plus que les paroles tendres, qui contiennent un appel et une réponse, un désir et un aveu. Et le mari qu’une sorte d’instinct avertissait, se retournant brusquement, jetait un coup d’œil furieux sur la silhouette fière et cambrée de l’officier. Et quand le capitaine était passé, souriant et content de son effet, le commerçant, bousculant d’une main nerveuse les objets étalés devant lui, déclarait :
— En voilà un grand dindon. Quand est-ce qu’on finira de nourrir tous ces propres à rien qui traînent leur ferblanterie dans les rues. Quant à moi, j’aime mieux un boucher qu’un soldat. S’il a du sang sur son tablier, c’est du sang de bête au moins ; et il est utile à quelque chose, celui-là ; et le couteau qu’il porte n’est pas destiné à tuer des hommes. Je ne comprends pas qu’on tolère sur les promenades que ces meurtriers publics promènent leurs instruments de mort. Il en faut, je le sais bien, mais qu’on les cache au moins, et qu’on ne les habille pas en mascarade avec des culottes rouges et des vestes bleues. On n’habille pas le bourreau en général, n’est-ce pas4 ?
La femme, sans répondre, haussait imperceptiblement les épaules, tandis que le mari, devinant le geste sans le voir, s’écriait :
— Faut-il être bête pour aller voir parader ces cocos-là.
La réputation de conquérant du capitaine Epivent était d’ailleurs établie dans toute l’armée française.
*
Or, en 1868, son régiment, le 102e hussards, vint tenir garnison à Rouen5.
Il fut bientôt connu dans la ville. Il apparaissait tous les soirs, vers cinq heures, sur le cours Boïeldieu, pour prendre l’absinthe au café de la Comédie6, mais avant d’entrer dans l’établissement, il avait soin de faire un tour sur la promenade pour montrer sa jambe, sa taille et sa moustache.
Les commerçants rouennais qui se promenaient aussi, les mains derrière le dos, préoccupés des affaires, et parlant de la hausse et de la baisse, lui jetaient cependant un regard et murmuraient :
— Bigre, voilà un bel homme.
Puis, quand ils le connurent :
— Tiens, le capitaine Epivent ! Quel gaillard tout de même !
Les femmes, à sa rencontre, avaient un petit mouvement de tête tout à fait drôle, une sorte de frisson de pudeur comme si elles s’étaient senties faibles ou dévêtues devant lui. Elles baissaient un peu la tête avec une ombre de sourire sur les lèvres, un désir d’être trouvées charmantes et d’avoir un regard de lui. Quand il se promenait avec un camarade, le camarade ne manquait jamais de murmurer avec une jalousie envieuse, chaque fois qu’il revoyait le même manège :
— Ce bougre d’Epivent, a-t-il de la chance.
Parmi les filles entretenues de la ville, c’était une lutte, une course, à qui l’enlèverait. Elles venaient toutes, à cinq heures, l’heure des officiers, sur le cours Boïeldieu, et elles traînaient leurs jupes, deux par deux, d’un bout à l’autre du cours, tandis que, deux par deux, lieutenants, capitaines et commandants, traînaient leurs sabres sur le trottoir, avant d’entrer au café.
Or, un soir, la belle Irma, la maîtresse, disait-on, de M. Templier-Papon7, le riche manufacturier, fit arrêter sa voiture en face de la Comédie, et descendant, eut l’air d’aller acheter du papier ou commander des cartes de visite chez M. Paulard, le graveur, cela pour passer devant les tables d’officiers et jeter au capitaine Epivent un regard qui voulait dire : « Quand vous voudrez » si clairement que le colonel Prune, qui buvait la verte liqueur8 avec son lieutenant-colonel, ne put s’empêcher de grogner :
— Cré cochon. A-t-il de la chance ce bougre-là ?
Le mot du colonel fut répété ; et le capitaine Epivent ému de cette approbation supérieure passa le lendemain, en grande tenue, et plusieurs fois de suite, sous les fenêtres de la belle.
Elle le vit, se montra, sourit.
Le soir même il était son amant.
Ils s’affichèrent, se donnèrent en spectacle, se compromirent mutuellement, fiers tous deux d’une pareille aventure.
Il n’était bruit dans la ville que des amours de la belle Irma avec l’officier. Seul, M. Templier-Papon les ignorait.
Le capitaine Epivent rayonnait de gloire ; et, à tout instant il répétait :
— Irma vient de me dire – Irma me disait cette nuit – hier, en dînant avec Irma…
Pendant plus d’un an il promena, étala, déploya dans Rouen cet amour, comme un drapeau pris à l’ennemi. Il se sentait grandi par cette conquête, envié, plus sûr de l’avenir, plus sûr de la croix tant désirée, car tout le monde avait les yeux sur lui, et il suffit de se trouver bien en vue pour n’être pas oublié.
*
Mais voilà que la guerre éclata et que le régiment du capitaine fut envoyé à la frontière un des premiers. Les adieux furent lamentables. Ils durèrent toute une nuit.
Sabre, culotte rouge, képi, dolman chavirés du dos d’une chaise, par terre ; les robes, les jupes, les bas de soie répandus, tombés aussi, mêlés à l’uniforme, en détresse sur le tapis, la chambre bouleversée comme après une bataille, Irma, folle, les cheveux dénoués, jetait ses bras désespérés autour du cou de l’officier, l’étreignant, puis, le lâchant, se roulait sur le sol, renversait les meubles, arrachait les franges des fauteuils, mordait leurs pieds, tandis que le capitaine, fort ému, mais inhabile aux consolations, répétait :
— Irma, ma petite Irma, pas à dire, il le faut.
Et il essuyait parfois, du bout du doigt, une larme éclose au coin de l’œil.
Ils se séparèrent au jour levant. Elle suivit en voiture son amant jusqu’à la première étape. Et elle l’embrassa presque en face du régiment à l’instant de la séparation. On trouva même ça très gentil, très digne, très bien, et les camarades serrèrent la main du capitaine en lui disant :
— Cré veinard, elle avait du cœur tout de même, cette petite.
On voyait vraiment là-dedans quelque chose de patriotique9.
*
Le régiment fut fort éprouvé pendant la campagne. Le capitaine se conduisit héroïquement et reçut enfin la croix, puis, la guerre terminée il revint à Rouen en garnison.
Aussitôt de retour, il demanda des nouvelles d’Irma, mais personne ne put lui en donner de précises.
D’après les uns, elle avait fait la noce avec l’état-major prussien.
D’après les autres, elle s’était retirée chez ses parents, cultivateurs aux environs d’Yvetot.
Il envoya même son ordonnance à la mairie pour consulter le registre des décès. Le nom de sa maîtresse ne s’y trouva pas.
Et il eut un grand chagrin dont il faisait parade. Il mettait même au compte de l’ennemi son malheur, attribuait aux Prussiens qui avaient occupé Rouen la disparition de la jeune femme et déclarait :
— À la prochaine guerre, ils me le payeront, les gredins.
Or, un matin, comme il entrait au mess à l’heure du déjeuner, un commissionnaire, vieil homme en blouse, coiffé d’une casquette cirée, lui remit une enveloppe. Il l’ouvrit et lut :
Mon chéri,
Je suis à l’hôpital, bien malade, bien malade. Ne reviendras-tu pas me voir ? Ça me ferait tant plaisir !
IRMA.
Le capitaine devint pâle, et, remué de pitié, il déclara :
— Nom de nom, la pauvre fille. J’y vais aussitôt le déjeuner.
Et pendant tout le temps il raconta à la table des officiers qu’Irma était à l’hôpital ; mais qu’il l’en ferait sortir, cré mâtin. C’était encore la faute de ces sacré nom de Prussiens. Elle avait dû se trouver seule, sans le sou, crevant de misère, car on avait certainement pillé son mobilier.
— Ah ! les salopiauds !
Tout le monde était ému en l’écoutant.
À peine eut-il glissé sa serviette roulée dans son rond de bois, qu’il se leva ; et, ayant cueilli son sabre au porte-manteau, bombant sa poitrine pour se faire mince, il agrafa son ceinturon, puis partit d’un pas accéléré pour se rendre à l’hôpital civil10.
Mais l’entrée du bâtiment hospitalier où il s’attendait à pénétrer immédiatement, lui fut sévèrement refusée et il dut même aller trouver son colonel à qui il expliqua son cas et dont il obtint un mot pour le directeur.
Celui-ci, après avoir fait poser quelque temps le beau capitaine dans son antichambre, lui délivra enfin une autorisation, avec un salut froid et désapprobateur.
Dès la porte il se sentit gêné dans cet asile de la misère, de la souffrance et de la mort. Un garçon de service le guida.
Il allait sur la pointe des pieds, pour ne pas faire de bruit, dans les longs corridors où flottait une odeur fade de moisi, de maladie et de médicaments. Un murmure de voix, par moments, troublait seul le grand silence de l’hôpital.
Parfois, par une porte ouverte, le capitaine apercevait un dortoir, une file de lits dont les draps étaient soulevés par la forme des corps. Des convalescentes assises sur des chaises au pied de leurs couches, cousaient, vêtues d’une robe d’uniforme en toile grise, et coiffées d’un bonnet blanc.
Son guide soudain s’arrêta devant une de ces galeries pleines de malades. Sur la porte on lisait, en grosses lettres : « Syphilitiques ». Le capitaine tressaillit ; puis il se sentit rougir. Une infirmière préparait un médicament sur une petite table de bois à l’entrée.
— Je vais vous conduire, dit-elle, c’est au lit 29.
Et elle se mit à marcher devant l’officier.
Puis elle indiqua une couchette :
— C’est là.
On ne voyait rien qu’un renflement des couvertures. La tête elle-même était cachée sous le drap.
Partout des figures se dressaient au-dessus des couches, des figures pâles, étonnées, qui regardaient l’uniforme, des figures de femmes, de jeunes femmes et de vieilles femmes, mais qui semblaient toutes laides, vulgaires, sous l’humble caraco réglementaire.
Le capitaine tout à fait troublé, qui soutenait son sabre d’une main et portait son képi de l’autre, murmura :
— Irma.
Un grand mouvement se fit dans le lit et le visage de sa maîtresse apparut, mais si changé, si fatigué, si maigre, qu’il ne le reconnaissait pas.
Elle haletait, suffoquée par l’émotion, et elle prononça :
— Albert !… Albert !… C’est toi !… Oh !… c’est bien… c’est bien…
Et des larmes coulèrent de ses yeux.
L’infirmière apportait une chaise :
— Asseyez-vous, monsieur.
Il s’assit, et il regardait la face pâle, si misérable de cette fille qu’il avait quittée si belle et si fraîche.
Il dit :
— Qu’est-ce que tu as eu ?
Elle répondit, tout en pleurant :
— Tu as bien vu, c’est écrit sur la porte.
Et elle cacha ses yeux sous le bord de ses draps.
Il reprit, éperdu, honteux :
— Comment as-tu attrapé ça, ma pauvre fille ?
Elle murmura :
— C’est ces salops11 de Prussiens. Ils m’ont prise presque de force et ils m’ont empoisonnée.
Il ne trouvait plus rien à ajouter. Il la regardait et tournait son képi sur ses genoux.
Les autres malades le dévisageaient et il croyait sentir une odeur de pourriture, une odeur de chair gâtée et d’infamie dans ce dortoir plein de filles atteintes du mal ignoble et terrible.
Elle murmurait :
— Je ne crois pas que j’en réchappe. Le médecin dit que c’est bien grave.
Puis apercevant la croix sur la poitrine de l’officier, elle s’écria :
— Oh ! tu es décoré, que je suis contente ! Que je suis contente ! Oh ! si je pouvais t’embrasser ?
Un frisson de peur et de dégoût courut sur la peau du capitaine, à la pensée de ce baiser.
Il avait envie de s’en aller maintenant, d’être à l’air, de ne plus voir cette femme. Il restait cependant, ne sachant comment faire pour se lever, pour lui dire adieu. Il balbutia :
— Tu ne t’es donc pas soignée.
Une flamme passa dans les yeux d’Irma : « Non, j’ai voulu me venger, quand j’aurais dû en crever ! Et je les ai empoisonnés aussi, tous, tous, le plus que j’ai pu. Tant qu’ils ont été à Rouen je ne me suis pas soignée. »
Il déclara, d’un ton gêné, où perçait un peu de gaieté :
— Quant à ça, tu as bien fait.
Elle dit, s’animant, les pommettes rouges :
— Oh oui, il en mourra plus d’un par ma faute, va. Je te réponds que je me suis vengée.
Il prononça encore :
— Tant mieux.
Puis, se levant :
— Allons, je vais te quitter parce qu’il faut que je sois chez le colonel à quatre heures.
Elle eut une grosse émotion :
— Déjà ! tu me quittes déjà ! Oh ! tu viens à peine d’arriver !…
Mais il voulait partir à tout prix. Il prononça :
— Tu vois bien que je suis venu tout de suite ; mais il faut absolument que je sois chez le colonel à quatre heures.
Elle demanda :
— C’est toujours le colonel Prune ?
— C’est toujours lui. Il a été blessé deux fois.
Elle reprit :
— Et tes camarades, y en a-t-il eu de tués ?
— Oui. Saint-Timon, Savagnat, Poli, Sapreval, Robert, de Courson, Pasafil, Santal, Caravan et Poivrin sont morts. Sahel a eu le bras emporté et Courvoisin une jambe écrasée, Paquet a perdu l’œil droit.
Elle écoutait, pleine d’intérêt. Puis tout à coup elle balbutia :
— Veux-tu m’embrasser, dis, avant de me quitter, madame Langlois n’est pas là.
Et malgré le dégoût qui lui montait aux lèvres, il les posa sur ce front blème, tandis qu’elle, l’entourant de ses bras, jetait des baisers affolés sur le drap bleu de son dolman.
Elle reprit :
— Tu reviendras, dis, tu reviendras. Promets-moi que tu reviendras.
— Oui, je te le promets.
— Quand ça. Peux-tu jeudi ?
— Oui, jeudi.
— Jeudi, deux heures.
— Oui, jeudi deux heures.
— Tu me le promets ?
— Je te le promets.
— Adieu, mon chéri.
— Adieu.
Et il s’en alla, confus, sous les regards du dortoir, pliant sa haute taille pour se faire petit ; et quand il fut dans la rue, il respira.
*
Le soir, ses camarades lui demandèrent :
— Eh bien ! Irma ?
Il répondit d’un ton gêné :
— Elle a eu une fluxion de poitrine, elle est bien mal.
Mais un petit lieutenant, flairant quelque chose à son air, alla aux informations et, le lendemain, quand le capitaine entra au mess, il fut accueilli par une décharge de rires et de plaisanteries. On se vengeait, enfin.
On apprit, en outre, qu’Irma avait fait une noce enragée avec l’état-major prussien, qu’elle avait parcouru le pays à cheval avec un colonel de hussards bleus et avec bien d’autres encore, et que, dans Rouen, on ne l’appelait plus que la « femme aux Prussiens ».
Pendant huit jours le capitaine fut la victime du régiment. Il recevait, par la poste, des notes révélatrices, des ordonnances, des indications de médecins spécialistes, même des médicaments dont la nature était inscrite sur le paquet.
Et le colonel, mis au courant, déclara d’un ton sévère :
— Eh bien, le capitaine avait là une jolie connaissance. Je lui en ferai mes compliments.
Au bout d’une douzaine de jours, il fut appelé par une nouvelle lettre d’Irma. Il la déchira avec rage, et ne répondit pas.
Huit jours plus tard, elle lui écrivit de nouveau qu’elle était tout à fait mal, et qu’elle voulait lui dire adieu.
Il ne répondit pas.
Après quelques jours encore, il reçut la visite de l’aumônier de l’hôpital.
La fille Irma Pavolin, à son lit de mort, le suppliait de venir.
Il n’osa pas refuser de suivre l’aumônier, mais il entra dans l’hôpital le cœur gonflé de rancune méchante, de vanité blessée, d’orgueil humilié.
Il ne la trouva guère changée et pensa qu’elle s’était moquée de lui.
— Qu’est-ce que tu me veux ? dit-il.
— J’ai voulu te dire adieu. Il paraît que je suis tout à fait bas.
Il ne la crut pas.
— Écoute, tu me rends la risée du régiment, et je ne veux pas que ça continue.
Elle demanda :
— Qu’est-ce que je t’ai fait, moi ?
Il s’irrita de n’avoir rien à répondre.
— Ne compte pas que je reviendrai ici pour [me] faire moquer de moi par tout le monde !
Elle le regarda de ses yeux éteints où s’allumait une colère, et elle répéta :
— Qu’est-ce que je t’ai fait, moi ? Je n’ai pas été gentille avec toi, peut-être ? Est-ce que je t’ai quelquefois demandé quelque chose ? Sans toi, je serais restée avec M. Templier-Papon et je ne me trouverais pas ici aujourd’hui. Non, vois-tu, si quelqu’un a des reproches à me faire, ça n’est pas toi.
Il reprit, d’un ton vibrant :
— Je ne te fais pas de reproches, mais je ne peux pas continuer à venir te voir, parce que ta conduite avec les Prussiens a été la honte de toute la ville.
Elle s’assit, d’une secousse, dans son lit :
— Ma conduite avec les Prussiens ? Mais quand je te dis qu’ils m’ont prise, et quand je te dis que, si je ne me suis pas soignée, c’est parce que j’ai voulu les empoisonner. Si j’avais voulu me guérir, ça n’était pas difficile, parbleu ! mais je voulais les tuer, moi, et j’en ai tué, va !
Il restait debout :
— Dans tous les cas, c’est honteux, dit-il.
Elle eut une sorte d’étouffement, puis reprit :
— Qu’est-ce qui est honteux, de m’être fait mourir pour les exterminer, dis ? Tu ne parlais pas comme ça quand tu venais chez moi, rue Jeanne-d’Arc12 ! Ah ! c’est honteux ! Tu n’en aurais pas fait autant, toi, avec ta croix d’honneur ! Je l’ai plus méritée que toi, vois-tu, plus que toi, et j’en ai tué plus que toi, des Prussiens !…
Il demeurait stupéfait devant elle, frémissant d’indignation.
— Ah ! tais-toi… tu sais… tais-toi… parce que… ces choses-là… je ne permets pas… qu’on y touche…
Mais elle ne l’écoutait guère :
— Avec ça que vous leur avez fait bien du mal aux Prussiens ! Ça serait-il arrivé si vous les aviez empêchés de venir à Rouen ? Dis ? C’est vous qui deviez les arrêter, entends-tu. Et je leur ai fait plus de mal que toi, moi, oui, plus de mal, puisque je vais mourir, tandis que tu te balades, toi, et que tu fais le beau pour enjôler les femmes…
Sur chaque lit une tête s’était dressée et tous les yeux regardaient cet homme en uniforme qui bégayait :
— Tais-toi… tu sais… tais-toi…
Mais elle ne se taisait pas. Elle criait :
— Ah ! oui, tu es un joli poseur. Je te connais, va. Je te connais. Je te dis que je leur ai fait plus de mal que toi, moi, et que j’en ai tué plus que tout ton régiment réuni… va donc… capon13 !
Il s’en allait, en effet, il fuyait, allongeant ses grandes jambes, passant entre les deux rangs de lits où s’agitaient les syphilitiques. Et il entendait la voix haletante, sifflante, d’Irma, qui le poursuivait :
— Plus que toi, oui, j’en ai tué plus que toi, plus que toi…
Il dégringola l’escalier quatre à quatre, et courut s’enfermer chez lui.
Le lendemain, il apprit qu’elle était morte.
On parlait de filles, après dîner, car de quoi parler, entre hommes ?
Un de nous dit :
— Tiens, il m’est arrivé une drôle d’histoire à ce sujet.
Et il conta.
— Un soir de l’hiver dernier, je fus pris soudain d’une de ces lassitudes désolées, accablantes, qui vous saisissent l’âme et le corps de temps en temps. J’étais chez moi, tout seul, et je sentis bien que si je demeurais ainsi j’allais avoir une effroyable crise de tristesse, de ces tristesses qui doivent mener au suicide quand elles reviennent souvent.
J’endossai mon pardessus, et je sortis sans savoir du tout ce que j’allais faire. Étant descendu jusqu’aux boulevards, je me mis à errer le long des cafés presque vides, car il pleuvait, il tombait une de ces pluies menues qui mouillent l’esprit autant que les habits, non pas une de ces bonnes pluies d’averse, s’abattant en cascade et jetant sous les portes cochères les passants essoufflés, mais une de ces pluies si fines qu’on ne sent point les gouttes, une de ces pluies humides qui déposent incessamment sur vous d’imperceptibles gouttelettes et couvrent bientôt les habits d’une mousse d’eau glacée et pénétrante.
Que faire ? J’allais, je revenais, cherchant où passer deux heures, et découvrant pour la première fois qu’il n’y a pas un endroit de distraction, dans Paris, le soir. Enfin, je me décidai à entrer aux Folies-Bergère, cette amusante halle aux filles1.
Peu de monde dans la grande salle. Le long promenoir en fer à cheval ne contenait que des individus de peu, dont la race commune apparaissait dans la démarche, dans le vêtement, dans la coupe des cheveux et de la barbe, dans le chapeau, dans le teint. C’est à peine si on apercevait de temps en temps, un homme qu’on devinât lavé, parfaitement lavé, et dont tout l’habillement eût un air d’ensemble. Quant aux filles, toujours les mêmes, les affreuses filles que vous connaissez, laides, fatiguées, pendantes, et allant de leur pas de chasse, avec cet air de dédain imbécile qu’elles prennent, je ne sais pourquoi.
Je me disais que vraiment pas une de ces créatures avachies, graisseuses plutôt que grasses, bouffies d’ici et maigres de là, avec des bedaines de chanoines et des jambes d’échassiers cagneux, ne valait le louis qu’elles obtiennent à grand’peine après en avoir demandé cinq.
Mais soudain j’en aperçus une petite qui me parut gentille, pas toute jeune, mais fraîche, drôlette, provocante. Je l’arrêtai, et bêtement, sans réfléchir, je fis mon prix, pour la nuit. Je ne voulais pas rentrer chez moi, seul, tout seul ; j’aimais encore mieux la compagnie et l’étreinte de cette drôlesse.
Et je la suivis. Elle habitait une grande, grande maison, rue des Martyrs. Le gaz était éteint déjà dans l’escalier. Je montai lentement, allumant d’instant en instant une allumette-bougie2, heurtant les marches du pied, trébuchant et mécontent, derrière la jupe dont j’entendais le bruit devant moi.
Elle s’arrêta au quatrième étage, et ayant refermé la porte du dehors, elle demanda :
— Alors tu restes jusqu’à demain ?
— Mais oui. Tu sais bien que nous en sommes convenus.
— C’est bon, mon chat, c’était seulement pour savoir. Attends-moi ici une minute, je reviens tout à l’heure.
Et elle me laissa dans l’obscurité. J’entendis qu’elle fermait deux portes, puis il me sembla qu’elle parlait. Je fus surpris, inquiet. L’idée d’un souteneur m’effleura. Mais j’ai des poings et des reins solides. « Nous verrons bien », pensai-je.
J’écoutai de toute l’attention de mon oreille et de mon esprit. On remuait, on marchait, doucement, avec de grandes précautions. Puis une autre porte fut ouverte, et il me sembla bien que j’entendais encore parler, mais tout bas.
Elle revint, portant une bougie allumée :
— Tu peux entrer, dit-elle.
Ce tutoiement était une prise de possession. J’entrai, et après avoir traversé une salle à manger où il était visible qu’on ne mangeait jamais, je pénétrai dans la chambre de toutes les filles, la chambre meublée, avec des rideaux de reps, et l’édredon de soie ponceau tigré de taches suspectes.
Elle reprit :
— Mets-toi à ton aise, mon chat.
J’inspectais l’appartement d’un œil soupçonneux. Rien cependant ne me paraissait inquiétant.
Elle se déshabilla si vite qu’elle fut au lit avant que j’eusse ôté mon pardessus. Elle se mit à rire :
— Eh bien, qu’est-ce que tu as. Es-tu changé en statue de sel ? Voyons, dépêche-toi.
Je l’imitai et je la rejoignis.
Cinq minutes plus tard j’avais une envie folle de me rhabiller et de partir. Mais cette lassitude accablante qui m’avait saisi chez moi, me retenait, m’enlevait toute force pour remuer, et je restais malgré le dégoût qui me prenait dans ce lit public. Le charme sensuel que j’avais cru voir en cette créature, là-bas, sous les lustres du théâtre, avait disparu entre mes bras, et je n’avais plus contre moi, chair à chair, que la fille vulgaire, pareille à toutes, dont le baiser indifférent et complaisant avait un arrière-goût d’ail.
Je me mis à lui parler.
— Y a-t-il longtemps que tu habites ici, lui dis-je.
— Voilà six mois passés au 15 janvier.
— Où étais-tu, avant ça ?
— J’étais rue Clauzel3. Mais la concierge m’a fait des misères et j’ai donné congé.
Et elle se mit à me raconter une interminable histoire de portière qui avait fait des potins sur elle.
Mais tout à coup j’entendis remuer tout près de nous. Ça avait été d’abord un soupir, puis un bruit léger, mais distinct, comme si quelqu’un s’était retourné sur une chaise.
Je m’assis brusquement dans le lit, et je demandai :
— Qu’est-ce que ce bruit-là ?
Elle répondit avec assurance et tranquillité :
— Ne t’inquiète pas, mon chat, c’est la voisine. La cloison est si mince qu’on entend tout comme si c’était ici. En voilà des sales boîtes. C’est en carton.
Ma paresse était si forte que je me renfonçai sous les draps. Et nous nous remîmes à causer. Harcelé par la curiosité bête qui pousse tous les hommes à interroger ces créatures sur leur première aventure, à vouloir lever le voile de leur première faute, comme pour trouver en elles une trace lointaine d’innocence, pour les aimer peut-être dans le souvenir rapide, évoqué par un mot vrai, de leur candeur et de leur pudeur d’autrefois, je la pressai de questions sur ses premiers amants.
Je savais qu’elle mentirait. Qu’importe ? Parmi tous ces mensonges je découvrirais peut-être une chose sincère et touchante.
— Voyons, dis-moi qui c’était.
— C’était un canotier, mon chat.
— Ah ! Raconte-moi. Où étiez-vous ?
— J’étais à Argenteuil.
— Qu’est-ce que tu faisais ?
— J’étais bonne dans un restaurant.
— Au Marin d’eau douce4. Le connais-tu ?
— Parbleu, chez Bonanfan.
— Oui, c’est ça.
— Et comment t’a-t-il fait la cour, ce canotier ?
— Pendant que je faisais son lit. Il m’a forcée5.
Mais brusquement je me rappelai la théorie d’un médecin de mes amis, un médecin observateur et philosophe qu’un service constant dans un grand hôpital met en rapports quotidiens avec des filles-mères et des filles publiques, avec toutes les hontes et toutes les misères des femmes, des pauvres femmes devenues la proie affreuse du mâle errant avec de l’argent dans sa poche.
— Toujours, me disait-il, toujours une fille est débauchée par un homme de sa classe et de sa condition. J’ai des volumes d’observations là-dessus. On accuse les riches de cueillir la fleur d’innocence des enfants du peuple. Ça n’est pas vrai. Les riches payent le bouquet cueilli ! Ils en cueillent aussi, mais sur les secondes floraisons ; ils ne les coupent jamais sur la première6.
Alors me tournant vers ma compagne, je me mis à rire.
— Tu sais que je la connais, ton histoire. Ce n’est pas le canotier qui t’a connue le premier.
— Oh ! si, mon chat, je te le jure.
— Tu mens, ma chatte.
— Oh ! non, je te promets !
— Tu mens. Allons, dis-moi tout.
Elle semblait hésiter, étonnée.
Je repris :
— Je suis sorcier, ma belle enfant, je suis somnambule. Si tu ne me dis pas la vérité, je vais t’endormir et je la saurai.
Elle eut peur, étant stupide comme ses pareilles7. Elle balbutia :
— Comment l’as-tu deviné ?
Je repris.
— Allons, parle.
— Oh ! la première fois, ça ne fut presque rien. C’était à la fête du pays. On avait fait venir un chef d’extra, M. Alexandre. Dès qu’il est arrivé, il a fait tout ce qu’il a voulu dans la maison. Il commandait à tout le monde, au patron, à la patronne, comme s’il avait été un roi… C’était un grand bel homme qui ne tenait pas en place devant son fourneau. Il criait toujours : « Allons, du beurre, – des œufs, – du madère. » Et il fallait lui apporter ça tout de suite en courant, ou bien il se fâchait et il vous en disait à vous faire rougir jusque sous les jupes.
Quand la journée fut finie, il se mit à fumer sa pipe devant la porte. Et comme je passais contre lui avec une pile d’assiettes, il me dit comme ça : « Allons, la gosse, viens-t’en jusqu’au bord de l’eau pour me montrer le pays ? » Moi j’y allai, comme une sotte ; et à peine que nous avons été sur la rive, il m’a forcée si vite, que je n’ai pas même su ce qu’il faisait. Et puis il est parti par le train de neuf heures. Je ne l’ai pas revu, après ça.
Je demandai :
— C’est tout ?
Elle bégaya :
— Oh ! je crois bien que c’est à lui Florentin !
— Qui ça, Florentin ?
— Ah ! très bien. Et tu as fait croire au canotier qu’il en était le père, n’est-ce pas ?
— Pardi ?
— Il avait de l’argent, le canotier ?
— Oui, il m’a laissé une rente de trois cents francs sur la tête de Florentin.
Je commençais à m’amuser. Je repris :
— Très bien ma fille, c’est très bien. Vous êtes toutes moins bêtes qu’on ne croit, tout de même. Et quel âge a-t-il, Florentin, maintenant ?
Elle reprit :
— V’là qu’il a douze ans. Il fera sa première communion au printemps.
— C’est parfait, et depuis ça, tu fais ton métier en conscience8.
Elle soupira, résignée :
— On fait ce qu’on peut…
Mais un grand bruit, parti de la chambre même, me fit sauter du lit d’un bond, le bruit d’un corps tombant et se relevant avec des tâtonnements de mains sur un mur.
J’avais saisi la bougie et je regardais autour de moi, effaré et furieux. Elle s’était levée aussi, essayant de me retenir, de m’arrêter en murmurant :
— Ça n’est rien, mon chat, je t’assure que ça n’est rien.
Mais, j’avais découvert, moi, de quel côté était parti ce bruit étrange. J’allai droit vers une porte cachée à la tête de notre lit et je l’ouvris brusquement… et j’aperçus, tremblant, ouvrant sur moi des yeux effarés et brillants, un pauvre petit garçon pâle et maigre assis à côté d’une grande chaise de paille, d’où il venait de tomber.
Dès qu’il m’aperçut, il se mit à pleurer, et ouvrant les bras vers sa mère :
— Ça n’est pas ma faute, maman, ça n’est pas ma faute. Je m’étais endormi et j’ai tombé. Faut pas me gronder, ça n’est pas ma faute.
Je me retournai vers la femme. Et je prononçai :
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Elle semblait confuse et désolée. Elle articula, d’une voix entrecoupée :
— Qu’est-ce que tu veux ? Je ne gagne pas assez pour le mettre en pension, moi ! Il faut bien que je le garde, et je n’ai pas de quoi me payer une chambre de plus, pardi. Il couche avec moi quand j’ai personne. Quand on vient pour une heure ou deux, il peut bien rester dans l’armoire, il se tient tranquille ; il connaît ça. Mais quand on reste toute la nuit, comme toi, ça lui fatigue les reins de dormir sur une chaise, à cet enfant… Ça n’est pas sa faute non plus… Je voudrais bien t’y voir toi… dormir toute la nuit sur une chaise… Tu m’en dirais des nouvelles…
Elle se fâchait, s’animait, criait.
L’enfant pleurait toujours. Un pauvre enfant chétif et timide, oui, c’était bien l’enfant de l’armoire, de l’armoire froide et sombre, l’enfant qui revenait de temps en temps reprendre un peu de chaleur dans la couche un instant vide.
Moi aussi, j’avais envie de pleurer.
Et je rentrai coucher chez moi.
Sorti du Havre le 3 mai 1882, pour un voyage dans les mers de Chine, le trois-mâts carré Notre-Dame-des-Vents, rentra au port de Marseille le 8 août 1886, après quatre ans de voyages. Son premier chargement déposé dans le port chinois où il se rendait, il avait trouvé sur-le-champ un fret nouveau pour Buenos-Ayres, et, de là, avait pris des marchandises pour le Brésil1.
D’autres traversées, encore des avaries, des réparations, les calmes de plusieurs mois, les coups de vent qui jettent hors la route, tous les accidents, aventures et mésaventures de mer, enfin, avaient tenu loin de sa patrie ce trois-mâts normand qui revenait à Marseille le ventre plein de boîtes de fer-blanc contenant des conserves d’Amérique.
Au départ il avait à bord, outre le capitaine et le second, quatorze matelots, huit Normands et six Bretons. Au retour il ne lui restait plus que cinq Bretons et quatre Normands, le Breton était mort en route, les quatre Normands disparus en des circonstances diverses avaient été remplacés par deux Américains, un nègre et un Norvégien racolé, un soir, dans un cabaret de Singapour.
Le gros bateau, les voiles carguées, vergues en croix sur sa mâture, traîné par un remorqueur marseillais qui haletait devant lui, roulant sur un reste de houle que le calme survenu laissait mourir tout doucement, passa devant le château d’If, puis sous tous les rochers gris de la rade que le soleil couchant couvrait d’une buée d’or, et il entra dans le vieux port où sont entassés, flanc contre flanc, le long des quais, tous les navires du monde, pêle-mêle, grands et petits, de toute forme et de tout gréement, trempant comme une bouillabaisse de bateaux en ce bassin trop restreint, plein d’eau putride où les coques se frôlent, se frottent, semblent marinées dans un jus de flotte2.
Notre-Dame-des-Vents prit sa place, entre un brick italien et une goélette anglaise qui s’écartèrent pour laisser passer ce camarade ; puis, quand toutes les formalités de la douane et du port eurent été remplies, le capitaine autorisa les deux tiers de son équipage à passer la soirée dehors.
La nuit était venue. Marseille s’éclairait. Dans la chaleur de ce soir d’été, un fumet de cuisine à l’ail flottait sur la cité bruyante, pleine de voix, de roulements, de claquements, de gaieté méridionale.
Dès qu’ils se sentirent sur le port, les dix hommes que la mer roulait depuis des mois se mirent en marche tout doucement, avec une hésitation d’êtres dépaysés, désaccoutumés des villes, deux par deux, en procession.
Ils se balançaient, s’orientaient, flairant les ruelles qui aboutissent au port, enfiévrés par un appétit d’amour qui avait grandi dans leurs corps pendant leurs derniers soixante-six jours de mer. Les Normands marchaient en tête, conduits par Célestin Duclos, un grand gars fort et malin qui servait de capitaine aux autres chaque fois qu’ils mettaient pied à terre. Il devinait les bons endroits, inventait des tours de sa façon et ne s’aventurait pas trop dans les bagarres si fréquentes entre matelots dans les ports. Mais quand il y était pris il ne redoutait personne.
Après quelque hésitation entre toutes les rues obscures qui descendent vers la mer comme des égouts et dont sortent des odeurs lourdes, une sorte d’haleine de bouges, Célestin se décida pour une espèce de couloir tortueux où brillaient, au-dessus des portes, des lanternes en saillie portant des numéros énormes sur leurs verres dépolis et colorés. Sous la voûte étroite des entrées, des femmes en tablier, pareilles à des bonnes, assises sur des chaises de paille, se levaient en les voyant venir, faisant trois pas jusqu’au ruisseau qui séparait la rue en deux et coupaient la route à cette file d’hommes qui s’avançaient lentement, en chantonnant et en ricanant, allumés déjà par le voisinage de ces prisons de prostituées.
Quelquefois, au fond d’un vestibule, apparaissait, derrière une seconde porte ouverte soudain et capitonnée de cuir brun, une grosse fille dévêtue, dont les cuisses lourdes et les mollets gras se dessinaient brusquement sous un grossier maillot de coton blanc. Sa jupe courte avait l’air d’une ceinture bouffante ; et la chair molle de sa poitrine, de ses épaules et de ses bras, faisait une tache rose sur un corsage de velours noir bordé d’un galon d’or. Elle appelait de loin : « Venez-vous, jolis garçons ? » et parfois sortait elle-même pour s’accrocher à l’un d’eux et l’attirer vers sa porte, de toute sa force, cramponnée à lui comme une araignée qui traîne une bête plus grosse qu’elle. L’homme, soulevé par ce contact, résistait mollement, et les autres s’arrêtaient pour regarder, hésitant[s] entre l’envie d’entrer tout de suite et celle de prolonger encore cette promenade appétissante. Puis, quand la femme après des efforts acharnés avait attiré le matelot jusqu’au seuil de son logis, où toute la bande allait s’engouffrer derrière lui, Célestin Duclos, qui s’y connaissait en maisons, criait soudain : « Entre pas là, Marchand, c’est pas l’endroit. »
L’homme alors, obéissant à cette voix, se dégageait d’une secousse brutale et les amis se reformaient en bande, poursuivis par les injures immondes de la fille exaspérée, tandis que d’autres femmes, tout le long de la ruelle, devant eux, sortaient de leurs portes, attirées par le bruit, et lançaient avec des voix enrouées des appels pleins de promesses. Ils allaient donc de plus en plus allumés, entre les cajoleries et les séductions annoncées par le chœur des portières d’amour de tout le haut de la rue, et les malédictions ignobles lancées contre eux par le chœur d’en bas, par le chœur méprisé des filles désappointées. De temps en temps ils rencontraient une autre bande, des soldats qui marchaient avec un battement de fer sur la jambe, des matelots encore, des bourgeois isolés, des employés de commerce. Partout, s’ouvraient de nouvelles rues étroites, étoilées de fanaux louches. Ils allaient toujours dans ce labyrinthe de bouges, sur ces pavés gras où suintaient des eaux putrides, entre ces murs pleins de chair de femme.
Enfin Duclos se décida et s’arrêtant devant une maison d’assez belle apparence, il y fit entrer tout son monde.
La fête fut complète ! Quatre heures durant, les dix matelots se gorgèrent d’amour et de vin. Six mois de solde y passèrent.
Dans la grande salle du café, ils étaient installés en maîtres, regardant d’un œil malveillant les habitués ordinaires qui s’installaient aux petites tables, dans les coins, où une des filles demeurées libres, vêtue en gros baby ou en chanteuse de café-concert3, courait les servir, puis s’asseyait près d’eux.
Chaque homme, en arrivant, avait choisi sa compagne qu’il garda toute la soirée, car le populaire n’est pas changeant. On avait rapproché trois tables et, après la première rasade, la procession dédoublée, accrue d’autant de femmes qu’il y avait de mathurins4, s’était reformée dans l’escalier. Sur les marches de bois, les quatre pieds de chaque couple sonnèrent longtemps, pendant que s’engouffrait, dans la porte étroite qui menait aux chambres, ce long défilé d’amoureux.
Puis on redescendit pour boire, puis on remonta de nouveau, puis on redescendit encore.
Maintenant, presque gris, ils gueulaient ! Chacun d’eux, les yeux rouges, sa préférée sur les genoux, chantait ou criait, tapait à coups de poing la table, s’entonnait du vin dans la gorge, lâchait en liberté la brute humaine. Au milieu d’eux, Célestin Duclos, serrant contre lui une grande fille aux joues rouges, à cheval sur ses jambes, la regardait avec ardeur. Moins ivre que les autres, non qu’il eût moins bu, il avait encore d’autres pensées, et, plus tendre, cherchait à causer. Ses idées le fuyaient un peu, s’en allaient, revenaient et disparaissaient sans qu’il pût se souvenir au juste de ce qu’il avait voulu dire.
Il riait, répétant :
« Pour lors, pour lors… v’là longtemps que t’es ici ?
— Six mois », répondit la fille.
Il eut l’air content pour elle, comme si c’eût été une preuve de bonne conduite, et il reprit :
« Aimes-tu c’te vie là ? »
Elle hésita, puis résignée :
« On s’y fait. C’est pas plus embêtant qu’autre chose. Être servante ou bien rouleuse, c’est toujours des sales métiers. »
Il eut l’air d’approuver encore cette vérité.
« T’es pas d’ici ? » dit-il.
Elle fit « Non » de la tête, sans répondre.
« T’es de loin ? »
Elle fit « Oui » de la même façon.
Elle parut chercher, rassembler des souvenirs, puis murmura :
« De Perpignan. »
Il fut de nouveau très satisfait et dit :
« Ah oui ! »
À son tour elle demanda :
« Toi, t’es marin ?
— Oui, ma belle.
— Tu viens de loin ?
— Ah oui ! J’en ai vu des pays, des ports et de tout.
— T’as fait le tour du monde, peut-être ?
— Je te crois, plutôt deux fois qu’une. »
De nouveau elle parut hésiter, chercher en sa tête une chose oubliée, puis, d’une voix un peu différente, plus sérieuse :
« T’as rencontré beaucoup de navires dans tes voyages ?
— Je te crois, ma belle.
— T’aurais pas vu Notre-Dame-des-Vents, par hasard ? »
Il ricana :
« Pas plus tard que l’autre semaine. »
Elle pâlit, tout le sang quittant ses joues, et demanda :
« Vrai, bien vrai ?
— Vrai, comme je te parle.
— Tu mens pas, au moins ? »
Il leva la main.
« D’vant l’bon Dieu ! dit-il.
— Alors, sais-tu si Célestin Duclos est toujours dessus ? »
Il fut surpris, inquiet, voulut, avant de répondre, en savoir davantage.
« Tu l’connais ? »
À son tour, elle devint méfiante.
« Oh, pas moi ! c’est une femme qui l’connaît !
— Une femme d’ici ?
— Non, d’à côté.
— Dans la rue ?
— Non, dans l’autre.
— Qué femme ?
— Mais, une femme donc, une femme comme moi.
— Qué qué l’y veut, c’te femme ?
— Je sais t’y mé, quéque payse ! »
Ils se regardèrent au fond des yeux, pour s’épier, sentant, devinant que quelque chose de grave allait surgir entre eux.
Il reprit.
« Je peux t’y la voir, c’te femme ?
— Quoi que tu l’y dirais ?
— J’y dirais… j’y dirais… que j’ai vu Célestin Duclos.
— Il se portait ben, au moins ?
— Comme toi et moi, c’est un gars. »
Elle se tut encore rassemblant ses idées, puis, avec lenteur :
« Oùsqu’elle allait, Notre-Dame-des-Vents ?
— Mais, à Marseille, donc. »
Elle ne put réprimer un sursaut.
« Ben vrai ?
— Ben vrai !
— Tu l’connais Duclos ?
— Oui je l’connais. »
Elle hésita encore, puis tout doucement :
« Ben. C’est ben !
— Qué que tu l’y veux ?
— Écoute, tu y diras… non rien ! »
Il la regardait toujours de plus en plus gêné. Enfin il voulut savoir.
« Tu l’connais itou, té ?
— Non, dit-elle.
— Alors qué que tu l’y veux ? »
Elle prit brusquement une résolution, se leva, courut au comptoir où trônait la patronne, saisit un citron qu’elle ouvrit et dont elle fit couler le jus dans un verre, puis elle emplit d’eau pure ce verre, et, le rapportant :
« Bois ça !
— Pourquoi ?
— Pour faire passer le vin. Je te parlerai d’ensuite. »
Il but docilement, essuya ses lèvres d’un revers de main, puis annonça :
« Ça y est, je t’écoute.
— Tu vas me promettre de ne pas l’y conter que tu m’as vue, ni de qui tu sais ce que je te dirai. Faut jurer. »
Il leva la main, sournois.
« Ça, je le jure.
— Su l’bon Dieu ?
— Su l’bon Dieu.
— Eh ben, tu l’y diras que son père est mort, que sa mère est morte, que son frère est mort, tous trois en un mois, de fièvre typhoïde, en janvier 1883, v’là trois ans et demi. »
À son tour, il sentit que tout son sang lui remuait dans le corps, et il demeura pendant quelques instants tellement saisi qu’il ne trouvait rien à répondre ; puis il douta et demanda :
« T’es sûre ?
— Je suis sûre.
— Qué qui te l’a dit ? »
Elle posa les mains sur ses épaules, et le regardant au fond des yeux :
« Tu jures de ne pas bavarder.
— Je le jure.
— Je suis sa sœur ! »
Il jeta ce nom, malgré lui :
« Françoise ? »
Elle le contempla de nouveau fixement, puis, soulevée par une épouvante folle, par une horreur profonde, elle murmura tout bas, presque dans sa bouche :
« Oh ! oh ! c’est toi, Célestin ? »
Ils ne bougèrent plus, les yeux dans les yeux.
Autour d’eux, les camarades hurlaient toujours. Le bruit des verres, des poings, des talons scandant les refrains et les cris aigus des femmes se mêlaient au vacarme des chants.
Il la sentait sur lui, enlacée à lui, chaude et terrifiée, sa sœur ! Alors, tout bas, de peur que quelqu’un l’écoutât, si bas qu’elle-même l’entendit à peine :
« Malheur ! j’avons fait de la belle besogne ! »
Elle eut, en une seconde, les yeux pleins de larmes et balbutia :
« C’est-il de ma faute ? »
Mais lui soudain :
« Alors ils sont morts ?
— Le pé, la mé, et le fré ?
— Les trois en un mois, comme je t’ai dit. J’ai resté seule, sans rien que mes hardes, vu que je devions le pharmacien, l’médecin et l’enterrement des trois défunts, que j’ai payé avec les meubles.
« J’entrai pour lors comme servante chez maît’e Cacheux, tu sais bien, l’boiteux. J’avais quinze ans tout juste à çu moment-là pisque t’es parti quand j’en avais point quatorze. J’ai fait une faute avec li. On est si bête quand on est jeune. Pi j’allai comme bonne du notaire, qui m’a aussi débauchée et qui me conduisit au Havre dans une chambre5. Bientôt il n’est point r’venu ; j’ai passé trois jours sans manger et pi ne trouvant pas d’ouvrage, je suis entrée en maison, comme bien d’autres. J’en ai vu aussi du pays, moi ! ah ! et du sale pays ! Rouen, Évreux, Lille, Bordeaux, Perpignan, Nice, et pi Marseille, où me v’là ! »
Les larmes lui sortaient des yeux et du nez, mouillaient ses joues, coulaient dans sa bouche.
Elle reprit :
« Je te croyais mort aussi, té ! mon pauv’e Célestin. »
Il dit :
« Je t’aurais point r’connue, mé, t’étais si p’tite alors, et te v’là si forte ! mais comment que tu ne m’as point reconnu, té ? »
Elle eut un geste désespéré.
« Je vois tant d’hommes qu’ils me semblent tous pareils. »
Il la regardait toujours au fond des yeux, étreint par une émotion confuse et si forte qu’il avait envie de crier comme un petit enfant qu’on bat. Il la tenait encore dans ses bras, à cheval sur lui, les mains ouvertes dans le dos de la fille, et voilà qu’à force de la regarder il la reconnut enfin, la petite sœur laissée au pays avec tous ceux qu’elle avait vus mourir, elle, pendant qu’il roulait sur les mers. Alors prenant soudain dans ses grosses pattes de marin cette tête retrouvée, il se mit à l’embrasser comme on embrasse de la chair fraternelle. Puis des sanglots d’homme, longs comme des vagues, montèrent dans sa gorge pareils à des hoquets d’ivresse.
Il balbutiait :
« Te v’là, te r’voilà, Françoise, ma p’tite Françoise… »
Puis tout à coup il se leva, se mit à jurer d’une voix formidable en tapant sur la table un tel coup de poing que les verres culbutés se brisèrent. Puis il fit trois pas, chancela, étendit les bras, tomba sur la face. Et il se roulait par terre en criant, en battant le sol de ses quatre membres, et en poussant de tels gémissements qu’ils semblaient des râles d’agonie.
Tous ses camarades le regardaient en riant.
« Il est rien soûl, dit l’un.
— Faut le coucher, dit un autre, s’il sort on va le fiche au bloc. »
Alors comme il avait de l’argent dans ses poches, la patronne offrit un lit, et les camarades, ivres eux-mêmes à ne pas tenir debout, le hissèrent par l’étroit escalier jusqu’à la chambre de la femme qui l’avait reçu tout à l’heure, et qui demeura sur une chaise, au pied de la couche criminelle, en pleurant autant que lui, jusqu’au matin6.