DOSSIER

CHRONOLOGIE*1

1850.

(5 août) Naissance de Guy de Maupassant au château de Miromesnil, près de Dieppe (Seine-Maritime).

1854.

Nerval, Les Filles du feu. Mérimée, La Mosaïque. Contes et nouvelles (1re édition en 1842, rééditions jusqu’en 1868 puis à partir de 1881 (posthume). Musset, Contes (posthume).

1855.

Stendhal, Chroniques italiennes (posthume).

1856-1857.

Baudelaire, traduction des Histoires extraordinaires et Nouvelles Histoires extraordinaires de Poe.

1859.

Guy est élève au lycée Napoléon de Paris (actuel lycée Henri IV).

1861.

Leurs parents s’étant séparés, Guy et son frère Hervé s’installent à Étretat avec leur mère.

1864.

Zola, Contes à Ninon.

1863-1868.

Guy est élève à l’Institut ecclésiastique d’Yvetot (de la sixième à la seconde).

1865.

Baudelaire, traduction des Histoires grotesques et sérieuses de Poe.

1868-1869.

Guy achève ses études secondaires (rhétorique et philosophie, soit première et terminale) au lycée de Rouen. Il est reçu au baccalauréat.

Alphonse Daudet, Lettres de mon moulin.

1870.

(juillet) Guerre franco-prussienne. Versé dans l’Intendance, Maupassant assiste à la déroute de l’armée française. 4 septembre : proclamation de la République. Siège de Paris.

1871.

(mars-mai) Commune de Paris.

1872.

Maupassant entre au ministère de la Marine (surnuméraire non rémunéré). Parties de canotage sur la Seine avec ses camarades.

1873.

Il reçoit désormais un salaire de 125 francs par mois. – Mac-Mahon est élu président de la République pour sept ans : « Ordre moral ».

Alphonse Daudet, Contes du lundi.

1874.

Maupassant participe à Paris aux dimanches de Flaubert et y rencontre de nombreux écrivains (Tourgueniev, Goncourt, Zola, Daudet). Première exposition des « impressionnistes ».

Léon Cladel, Les Va-Nu-Pieds. Gobineau, Les Pléiades. Zola, Nouveaux Contes à Ninon. Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques (édition interdite).

1875.

Maupassant loue une chambre à Bezons. Il fait représenter en comité restreint une pièce libertine, À la feuille de rose. Maison turque, où un couple de bourgeois s’égare dans une maison close.

1876.

(mars) Sous le pseudonyme de Guy de Valmont, Maupassant publie un poème, « Au bord de l’eau », dans La République des Lettres de Catulle Mendès.

Gobineau, Nouvelles asiatiques.

1877.

Les élections portent une majorité républicaine à la Chambre des députés. Nouvelle représentation privée rue de Fleurus de La Feuille de rose. Maupassant perçoit les premiers signes de sa syphilis (2 mars, à R. Pinchon : « J’ai la grande vérole, celle dont est mort François Ier. ») Dîner avec Flaubert et Zola au restaurant Trapp (passage du Havre-rue Saint-Lazare), où s’organisera le groupe de Médan (Paul Alexis, Henri Céard, Huysmans).

Flaubert, Trois contes (« Un cœur simple », « Hérodias », « La Légende de saint Julien l’Hospitalier »).

1878.

De sérieuses inquiétudes de santé alarment Maupassant. Flaubert obtient qu’il soit nommé au ministère de l’Instruction publique.

1879.

(octobre) L’article de Maupassant « Gustave Flaubert » paraît dans La République des lettres.

1880.

Inquiété par la justice pour son poème « Une fille », Maupassant bénéficie d’un non-lieu. – Mort de Flaubert (8 mai). – Le 14 juillet devient fête nationale. Amnistie pour les condamnés de la Commune. – Maupassant, Des vers.

Paul Alexis, La Fin de Lucie Pellegrin.

(avril) Les Soirées de Médan, qui comprend six nouvelles : Zola (« L’Attaque du moulin »), Maupassant (« Boule de suif »), Huysmans (« Sac au dos »), Henri Céard (« La Saignée »), Léon Hennique (« L’Affaire du grand 7 »), Paul Alexis (« Après la bataille »).

1881.

Maupassant publie La Maison Tellier. Il voyage en Algérie au titre d’envoyé spécial du quotidien Le Gaulois. Publie des poèmes érotiques à Bruxelles dans le Nouveau Parnasse satyrique. Il est rayé des cadres du ministère de l’Instruction publique.

1882.

Krach de l’Union générale. Fondation de la Ligue des Patriotes de Paul Déroulède. – Maupassant publie Mademoiselle Fifi à Bruxelles.

Huysmans, À vau-l’eau.

1883.

Maupassant est soigné par un médecin qui pressent sa « fin lamentable ». Il publie Une vie et Contes de la bécasse.

Robert Caze, « La Sortie d’Angèle », dans Le Martyre d’Annil. Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques. Villiers de l’Isle-Adam, Contes cruels.

1884.

Maupassant publie Miss Harriet, Les Sœurs Rondoli. Clair de lune. Yvette. Il s’installe dans un hôtel particulier, 10, rue Montchanin, proche du parc Monceau (aujourd’hui rue Jacques-Bingen, dans le 17e arrondissement).

1885.

Mort de Victor Hugo. – Maupassant publie Bel-Ami, Contes du jour et de la nuit. Il préface une réédition de Manon Lescaut.

Oscar Méténier, La Chair (à Bruxelles). Léon Cladel, Héros et pantins.

1886.

Maupassant publie Toine, La Petite Roque et Monsieur Parent. Sa santé se dégrade toujours.

1887.

Maupassant publie Mont Oriol et Le Horla. – Crise boulangiste. Démission de Jules Grévy.

Jules Laforgue, Moralités légendaires.

1888.

Parution de Pierre et Jean (avec une préface intitulée « Étude sur le roman »), Sur l’eau et Le Rosier de Madame Husson. Il voyage en Afrique du Nord.

Villiers de l’Isle-Adam, Nouveaux Contes cruels. Huysmans, Un dilemme.

1889.

Exposition universelle à Paris (Tour Eiffel). – Maupassant publie La Main gauche et Fort comme la mort. Son frère meurt de la syphilis, à l’âge de trente-trois ans, à l’asile psychiatrique de Lyon-Bron.

1890.

Parution de La Vie errante et de L’Inutile Beauté.

1891.

Les consultations médicales se poursuivent en vain. Maupassant rédige son testament. Il perd le contrôle de soi.

Alphonse Allais, À se tordre. Histoires chatnoiresques. Marcel Schwob, Cœur double.

1892.

Après le réveillon du Nouvel An, Maupassant tente de se couper la gorge. Il entre à la clinique du docteur Blanche (à Passy) où il meurt le 6 juillet. Parmi les nombreux hommages, on relève ceux de Zola et de Mallarmé.

Alphonse Allais, Vive la vie !

1893.

Léon Bloy, Sueur de sang. Jean Lorrain, Buveurs d’âmes. Henri de Régnier, Contes à soi-même.

1894.

Léon Bloy, Histoires désobligeantes. Marcel Schwob, Le Livre de Monelle.

D. G.

*1. On trouvera des chronologies très complètes de la vie et de l’œuvre de Maupassant dans les éditions des Contes et nouvelles de la Pléiade (t. I, p. LXIII-LXXIX) et de « Bouquins » (t. I, p. 1-34). Voir aussi notre Bibliographie, ci-après. La présente chronologie signale les recueils de contes ou nouvelles d’un nombre choisi de contemporains de Maupassant.

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

ÉDITIONS CRITIQUES DES CONTES ET NOUVELLES DE MAUPASSANT RECUEILLIS DANS LA PRÉSENTE ÉDITION

Boule de suif et autres contes normands, édition de Marie-Claire Bancquart, Classiques Garnier, 1971.

Contes et nouvelles, édition d’Albert-Marie Schmidt, avec la collaboration de Gérard Delaisement, Albin Michel, 1973.

Boule de suif et autres nouvelles, édition de Louis Forestier, Folio classique, 1973.

La Maison Tellier, Une partie de campagne et autres nouvelles, édition de Louis Forestier, Folio classique, 1973.

Contes et nouvelles, préface d’Armand Lanoux, texte établi et annoté par Louis Forestier, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I (1875-1884), 1974 (éd. revue, 2013) ; t. II (1884-1893), 1979 (éd. revue, 2013).

Mademoiselle Fifi et autres nouvelles, édition d’Hubert Juin, Folio classique, 1977.

La Parure et autres contes parisiens, édition de Marie-Claire Bancquart, Classiques Garnier, 1984.

Monsieur Parent et autres nouvelles, édition de Claude Martin, Folio classique, 1988.

Contes et nouvelles, notices et notes de Brigitte Monglond, t. I (1875-1884) ; t. II (1884-1890), Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1988.

Le Rosier de Madame Husson et autres nouvelles, édition de Louis Forestier, Folio classique, 1991.

Toine et autres nouvelles, édition de Louis Forestier, Folio classique, 1991.

« La Maison Tellier » et autres histoires de femmes galantes, édition de Pascaline Mourier-Casile, Pocket, 1991.

L’Inutile Beauté et autres nouvelles, édition de Claire Brunet, Folio classique, 1996.

Contes et nouvelles, édition de Louis Forestier, préface, vie, œuvre et notes de Martine Reid, Gallimard, coll. « Quarto », 2014.

D. G.

NOTICES

MADEMOISELLE FIFI

Tandis qu’il achève Une vie et en tire la substance de contes hebdomadaires pour les journaux, Maupassant revient à des thèmes qui lui ont déjà valu deux succès, avec « Boule de suif » et « La Maison Tellier » : les prostituées et l’invasion. Sans aucun doute, l’écrivain reprend sciemment ce qui lui a valu des triomphes, mais il ne refait ni l’une ni l’autre des nouvelles précédentes. Parlant de « Mademoiselle Fifi » à l’éditeur Kistemaeckers, il écrit, dans une lettre que je citerai à nouveau plus bas : « J’y tiens beaucoup, persuadé qu’elle est bonne. » Nous ne savons rien de la date ni des étapes de la composition, ni si la source du conte est une anecdote réelle, comme on l’a dit. En revanche, il est possible de se rendre compte, grâce aux variantes, des corrections exceptionnellement importantes que l’écrivain apporte à son œuvre entre la publication dans Gil Blas et l’édition en librairie.

Il modifie le nom du héros, justifie son surnom ; surtout, il récrit toute la fin du conte qui prend une signification goguenarde (à la fois dans son contenu et dans la forme qui l’exprime, parodie délibérée des fins heureuses et romanesques) ; peut-être, la nouvelle conclusion, qui insiste tant sur l’allégresse du carillon après le meurtre de l’officier prussien, souligne-t-elle une autre tendance du conte, plus cachée, même à l’auteur. Il s’agit de ce qu’on pourrait appeler l’esprit revanchard du texte ; Maupassant ne l’a peut-être pas consciemment voulu ; il ne s’en accorde pas moins à la représentation mythique que les principaux écrivains du temps se font de l’Allemagne et de l’Allemand : froid, cruel, lourd, sans-gêne et destructeur. On voit où et comment les doctrines nationalistes, qui conduiront à « l’été 14 », prennent leur forme littéraire.

Au-delà de ces réalités que le temps a effacées, il reste, au cœur de l’histoire, le face-à-face de Rachel et de « Mademoiselle Fifi », sanglant affrontement de l’homme et de la femme, conception irréductible de l’amour dont le dernier mot pourrait être la formule par laquelle Maupassant caractérise le jeune marquis : le « besoin de ravage ». Il ne faudrait pas pousser loin l’analyse pour trouver, ici, les structures du donjuanisme.

*

La nouvelle a paru, pour la première fois, dans Gil Blas du 23 mars 1882, signée Maufrigneuse. Quelques semaines plus tard, elle fut intégrée au recueil qui porte son nom, publié par l’éditeur belge Kistemaeckers (mai 1882), et qui connut, en 1883, une seconde édition, puis une troisième, revue (1893), dont j’adopte le texte.

Le succès fut certain. René Maizeroy le souligna dans un excellent compte rendu, paru à Gil Blas le 3 juillet 1882. En février 1883, la rédaction du même quotidien, annonçant la prochaine publication d’Une vie, pouvait écrire : « Le jeune romancier n’est pas un inconnu pour nos lecteurs qui n’ont pas oublié que Mademoiselle Fifi a paru dans ce journal sous un pseudonyme. » C’était du coup lever définitivement le masque transparent derrière lequel se dissimulait à peine Maufrigneuse !

LE LIT 29

L’histoire contée par Maupassant se situe dans la double tradition des récits de la guerre de 1870 et des aventures de filles. Sur la guerre, le sens de la nouvelle va volontairement à contre-courant de l’opinion publique, alors très sollicitée par la propagande revancharde de Déroulède et de sa Ligue des Patriotes fondée en 1882. Sur la prostitution, la documentation de l’écrivain et sa connaissance du rôle qu’elle joue dans l’armée (dès 1842, un arrêté du ministre avait été motivé par ce problème) sont extrêmement précises*1.

On est tenté d’établir un rapprochement entre l’aventure d’Irma et celle de Rachel dans « Mademoiselle Fifi ». Il se limite à la qualité des héroïnes et à leur hostilité finale à l’égard des envahisseurs. Il est impossible, en effet, de comparer deux nouvelles de structure et d’étendue si différentes. Notons seulement que « Le Lit 29 » laisse de côté les problèmes de guerre pour accentuer des observations déjà suggérées par le récit de 1882. Sont ainsi mis en relief : la gloire relative du militaire, l’incompréhension – autre qu’épidermique – entre l’homme et la femme, la médiocrité un peu veule de l’héroïne, le poids des préjugés sociaux. Sous ses apparences nettes et positives, le récit manifeste le plus absolu nihilisme. On sait, grâce aux travaux d’André Vial*2, que Maupassant tenait son sujet d’Henry Céard. Une note de ce dernier apporte les précisions suivantes :

C’est à bien longue distance qu’il se souvenait des récits qu’on lui faisait. Ainsi une nouvelle, Le Lit no 29, histoire d’une femme syphilitique, mourant à l’hôpital après avoir patriotiquement contaminé des Prussiens, vient d’une aventure réelle que je lui avais contée en 1876, avant Boule-de-Suif. C’était l’épisode de la fusillade d’une basse prostituée qui, condamnée à mort dans le département de la Haute-Marne, pour ses distributions de vérole à l’armée ennemie et ses infractions à des arrêtés l’expulsant de la ville où elle exerçait son métier et, par vengeance, communiquait son virus, mourait en criant au peloton d’exécution : « Je m’en fous ! Je vous ai fait plus de mal que l’artillerie. » Plus de dix ans après, il reprenait cette anecdote et la déformait singulièrement en même temps qu’il la compliquait d’un viol bien inutile. C’était par représailles de ce viol par les Allemands que, maintenant, la femme pourrissait les officiers d’une garnison : effet assurément moins beau et moins grand que celui de la pierreuse donnant la corruption et la mort par amour pour la Patrie. Chez Maupassant, l’héroïne des trottoirs est devenue une courtisane de marque, refusant de se livrer aux vainqueurs, même contre argent, et est prise de force, après les avoir insultés. Sans doute Maupassant craignit de recommencer une espèce de Rachel, de Boule-de-Suif et autres pensionnaires de La Maison Tellier ou du bouge du Port et donna de la dignité à la courtisane en la haussant dans la galanterie, précaution qui détruit tout le grandiose d’un épisode réel.

Quoi qu’il en soit de l’incitation qui donne naissance à ce récit, Maupassant y fait preuve d’une grande maîtrise dans le style et la construction des épisodes, et cela n’appartient qu’à lui.

*

La nouvelle a été publiée dans Gil Blas du 8 juillet 1884, sous la signature Maufrigneuse, et recueillie dans Toine (1886) (dont nous suivons l’édition définitive).

L’ARMOIRE

Il s’agit ici des enfances de la prostituée. On comparera ce texte à « L’Odyssée d’une fille » et « Le Port ». On le confrontera également à la préface que Maupassant donne, en 1883, au roman de Jules Guérin, Fille de fille.

On trouve une peinture des premières « amours » d’une fille comparable à celle que donnent les romans contemporains qui ont abordé cette question : La Fille Élisa d’Edmond de Goncourt, Marthe de Huysmans, La Fin de Lucie Pellegrin de Paul Alexis. Maupassant pouvait tirer la substance du conte de son expérience personnelle et de divers ouvrages, célèbres au XIXe siècle : ceux du docteur Jeannel, De la prostitution […], et De la prostitution dans les grandes villes au XIXe siècle, et celui de Parent-Duchâtelet, De la prostitution dans la ville de Paris.

Quelle que soit la justesse du propos de Pol Neveux – « identifier Maupassant avec ses personnages, l’erreur est grossière*3 » –, on ne peut s’empêcher d’observer quelques concordances : le poids de la solitude, écrasant dans d’autres contes ; l’intrusion de détails relatifs à l’époque des canotiers ; la réflexion sur l’enfant naturel et sa place dans la vie. Parallèlement, et surtout à partir de 1884, l’émotion du narrateur, sa pitié devant les choses et les gens deviennent plus grandes.

*

La nouvelle a été publiée dans Gil Blas le 16 décembre 1884, sous la signature Maufrigneuse, et recueillie dans Toine (1886) (dont j’adopte le texte définitif).

LE PORT

En se fiant à quelques ressemblances de détail, on pourrait croire que Maupassant opère un retour aux sources et qu’il reprend, sous une autre forme, « La Maison Tellier » et, plus encore, « L’Odyssée d’une fille ». Il revient surtout sur un thème qui le préoccupe et qu’il a développé dans « Monsieur Jocaste » (voir dans Contes et nouvelles, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 717) et « L’Ermite » (voir dans La Petite Roque, Folio classique, p. 83) : celui de l’inceste. Il sert à illustrer, une fois de plus, la force inéluctable et aveugle de la destinée. « Le Port » est un conte du désespoir parmi les plus poignants que Maupassant ait écrits. Lui donner pour héroïne une fille qui, aux yeux de la morale et de la société, a atteint le plus bas et qui, de surcroît, commet même involontairement un inceste ne fait que décupler la force du conte.

« Le Port » a été publié dans L’Écho de Paris du 15 mars 1889 et recueilli quelques semaines plus tard dans La Main gauche (dont j’adopte le texte).

BOULE DE SUIF

Le 2 janvier 1880, Flaubert écrit à Maupassant : « Que 1880 vous soit léger, mon très aimé disciple. » Ce fut une année agréable et légère, en effet, toute remplie du triomphe de « Boule de suif ». Maupassant devenait vraiment célèbre du jour au lendemain.

*

La nouvelle fut écrite pour Les Soirées de Médan, volume collectif regroupant des nouvelles relatives à la guerre de 1870 que les auteurs (Zola, Maupassant, Huysmans, Céard, Hennique et Alexis) avaient d’abord songé à baptiser L’Invasion comique. Si le titre change, le propos reste le même. Une lettre de Maupassant à Flaubert (5 janvier 1880) le définit :

Du même coup, le volume allait apparaître comme le manifeste provocant de la nouvelle école naturaliste.

Maupassant écrit sa nouvelle dans les derniers mois de l’année 1879. Lors de sa visite à Croisset, en novembre, il en parle à Flaubert ; le 2 décembre 1879, il écrit à ce dernier : « Je travaille ferme à ma nouvelle sur les Rouennais et la guerre. Je serai désormais obligé d’avoir des pistolets dans mes poches pour traverser Rouen. »

Il lit sa nouvelle chez Zola, rue Clauzel, devant les divers collaborateurs du recueil : « Quand il eut terminé […], d’un élan spontané, avec une émotion dont ils gardèrent la mémoire, enthousiasmés par cette révélation, tous se levèrent et, sans phrases, le saluèrent en maître*4. » Nous sommes peut-être, ici encore, en présence de la légende dorée du naturalisme. En revanche, une chose est sûre : la hâte de Flaubert à lire l’œuvre annoncée. « J’ai grande envie de voir l’élucubration antipatriotique. Il faudrait qu’elle fût bien forte pour me révolter », écrit-il à Maupassant le 2 janvier 1880. Moins d’un mois plus tard, il était en possession des épreuves et il pouvait écrire à sa nièce, Mme Commanville : « Boule de suif, le conte de mon disciple, dont j’ai lu ce matin les épreuves, est un chef-d’œuvre ; je maintiens le mot, un chef-d’œuvre de composition, de comique et d’observation » (1er février 1880). Le même jour, il adresse une lettre à Maupassant : en même temps qu’il lui prodigue des éloges dont il y avait de quoi être fier (« chef-d’œuvre », « cela est d’un maître »), il lui soumet ce qu’il appelle des « remarques de pion » – notamment deux corrections que Maupassant suivit*5.

*

À la parution, chez Charpentier, en avril 1880, l’insolence calculée des six écrivains, l’astucieuse diligence qu’ils mirent à lancer leur recueil provoquèrent les journalistes.

Les comptes rendus furent nombreux ; retenons seulement deux ou trois appréciations portées sur « Boule de suif ». De Camille Lemonnier, cette phrase : « Guy de Maupassant (superbe, sa Boule de suif) a le tour français, point trop surchargé, une belle tenue de prosateur, un récit preste et coupé de courtes descriptions » (L’Europe politique, économique et financière, 1er juin 1880). Le Moniteur vinicole (21 juillet 1880) écrit : « M. de Maupassant a décrit un cruel, mais bien spirituel épisode de l’invasion en province » ; pour Frédéric Plessis (La Presse, 5 septembre 1880) : « Boule de suif de M. de Maupassant a obtenu un brillant succès. Ce n’est pas sans raison. M. de Maupassant, que j’ai eu l’occasion, ici même, de traiter sévèrement comme poète, est un prosateur très distingué. Un style serré, retenu, concentré au point d’en devenir presque sobre et correct, est mis, dans cette nouvelle, au service d’un esprit d’observation incontestable. Cela est du Flaubert tout pur, et quel talent ne faut-il pas pour pasticher cet excellent prosateur. » Il y a du fiel dans l’ambroisie ! Wolff, pour sa part, publia dans Le Figaro (19 avril) une critique si acerbe que Zola demanda une mise au point qui parut quelques jours plus tard.

Mais ce sont les jugements de Flaubert qui allaient marquer la véritable destinée du volume : « Ce petit conte restera, soyez-en sûr ! » (1er février 1880) ; « Tâche d’en faire une douzaine comme ça ! et tu seras un homme ! L’article de Wolff m’a comblé de joie. Ô eunuques ! » (20 [ou 21] avril 1880) ; « C’est bien original de conception, entièrement bien compris et d’un excellent style. Le paysage et les personnages se voient et la psychologie est forte » (1er février 1880). Et pour finir, la décision sans appel : « Boule de suif écrase le volume » (vers le 25 avril 1880). Le succès fut au rendez-vous : en mai 1880, moins de trois mois après la parution, Les Soirées de Médan atteignaient leur huitième édition*6.

*

C’est d’un fonds de réalité que s’inspire « Boule de suif ». Les principaux acteurs de l’aventure ont existé : l’héroïne, Cornudet, Carré-Lamadon. Il est aisé d’identifier un grand nombre des lieux où se déroule l’action. Quant à l’anecdote qui constitue le centre du récit, elle serait vraie aussi et Maupassant l’aurait recueillie de la bouche même de son oncle Charles Cord’homme. Plus encore, l’atmosphère de la nouvelle est exacte. Maupassant, durant l’hiver 1870-1871, a été le témoin de la débandade des troupes françaises, de l’invasion allemande ; il a vécu ces heures en plein pays rouennais. Au moment où il composait « Boule de suif », il pouvait écrire à Flaubert (5 janvier 1880) : « Ce que je dis des Rouennais est encore beaucoup au-dessous de la vérité. »

*

Une des réussites de Maupassant, dans « Boule de suif », est d’avoir su concilier une anecdote « réaliste », la peinture d’une époque et de classes sociales, avec une profonde vérité humaine. Maupassant oppose à une femme dite « immorale » les représentants – nobles, gros bourgeois, religieuses – de ce qui va devenir bientôt l’ordre moral. Il est clair qu’en ce cloaque d’hypocrisies intéressées et d’égoïsmes sans pudeur, ce n’est pas Boule de suif, coupable aux yeux d’une certaine morale (et « sacrifiée » à ce titre sans hésitation), qui est condamnée. L’auteur souligne tout ce que cette fille garde de fierté, alors même que sa chair est lassée depuis longtemps. Il inaugure ici un des éléments de sa psychologie des prostituées : leur émotivité, leur courage, et leur volonté de transférer en un autre domaine le sens moral que leur métier les empêche d’attacher, comme d’autres le font, aux questions physiques (voir « La Maison Tellier », « Mademoiselle Fifi », « Le Lit 29 »). Ce qu’il y a de grave dans le complot dont est victime Boule de suif, c’est qu’il empêche le personnage d’être fidèle à une certaine idée de sa dignité. Cette défaite de l’être humain vis-à-vis de lui-même, cette lâcheté de tous – y compris du « démoc » Cornudet –, cette inutilité de l’acte consenti, cet arrière-plan d’effondrement militaire du pays, tout concourt à donner à la nouvelle la dimension qui la place d’emblée hors du temps : celle de l’absurde des choses, celle d’un pessimisme foncier.

LA MAISON TELLIER

C’est à la fin de l’année 1880 et au début de 1881 que Maupassant compose la nouvelle « La Maison Tellier ». Il se montrait assez satisfait de sa nouvelle et la jugeait même supérieure à « Boule de suif*7 ». Œuvre « raide et très audacieuse », disait de son côté son éditeur*8. En effet, l’idée d’envoyer un contingent de prostituées assister à une première communion pouvait paraître délicate à traiter. Ses amis naturalistes, devant qui l’écrivain s’était ouvert de son projet, avaient crié à l’impossibilité de le mener à terme. De tels doutes ne rebutèrent pas Maupassant.

La condition des prostituées avait inspiré les écrivains naturalistes. À Francisque Sarcey qui s’en offusque, Maupassant réplique :

La prostituée acquiert ses lettres de noblesse dans la littérature naturaliste : qu’on se rappelle Marthe de Huysmans (1876), La Fille Élisa d’Edmond de Goncourt (1877) et, en 1880, Nana d’Émile Zola et La Fin de Lucie Pellegrin de Paul Alexis. Toutefois, si tous ces romans mettent en scène des prostituées, officielles ou clandestines, et des demi-mondaines, aucun ne donne à la maison close une importance primordiale.

*

Divers témoignages laissent supposer que Maupassant bâtit sa nouvelle à partir d’une anecdote réelle, ce qui est bien dans sa manière d’observateur des menus faits quotidiens. L’événement se serait passé non loin de Rouen ; quant à la « maison Tellier », elle aurait été située dans cette même ville, rue des Cordeliers. L’écrivain la transporte à Fécamp et place la première communion dans un village fictif. Les critiques, Zola le premier, virent bien que l’intérêt ne résidait pas dans l’anecdote pure et simple, mais dans « une note très humaine, remuant le fond même de la créature. Ces malheureuses agenouillées dans une église et sanglotant l’ont tenté comme un bel exemple de l’éducation de jeunesse reparaissant sous les habitudes si abominables qu’elles puissent être*10 ». Et Zola précise : « Toute l’étude porte dès lors sur l’échappée de ces filles, sur leur jeunesse qui repousse au milieu des grandes herbes ».

*

« La Maison Tellier » parut dans un recueil auquel elle donne son titre, en mai 1881, chez Victor Havard*11, un jeune éditeur qui avait l’ambition de concurrencer Charpentier, libraire attitré des naturalistes. Il flairait dans les œuvres de Maupassant une bonne affaire financière. Le livre rencontra immédiatement, auprès du public, un succès considérable qui entraîna plusieurs rééditions. En revanche, le directeur du Figaro, Francis Magnard, se montra, comme toute la rédaction du journal, « indigné » et « scandalisé ». La maison Hachette, qui avait le monopole de la distribution des bibliothèques de gare, jugeait le volume inadmissible. Léon Chapron, dans L’Événement, qualifiait l’œuvre d’« ordure ». D’autres voix s’élevèrent pour rétablir l’équilibre. Celle de Zola, celle de Banville qui, plus tard, écrivit à Maupassant : « Vous faites voir les filles telles qu’elles sont, bêtes et sentimentales, sans les relever ou les flétrir, et en ne les traînant pas dans la boue, ni dans les étoiles*12. »

*

Tous les commentateurs s’accordent à louer la perfection et l’audace de la nouvelle. Celle-ci ne tient pas seulement à la qualité des héroïnes, mais à ce parfum de libre contestation des valeurs qui flotte à travers ces pages : Maupassant jette le même regard sur le sacré et le profane, il confond (à tous les sens du terme) dans la même aventure la respectabilité bourgeoise et la prétendue déchéance des filles. Pour elles, cette journée, c’est la liberté d’être femmes comme elles l’entendent, mais c’est aussi la pureté de l’enfance retrouvée ; en un mot, c’est le miracle, dérisoire et fugitif peut-être, mais manifestation bien présente d’un bonheur (différent du plaisir) sur quoi l’auteur s’interroge avec une évidente pitié et qui est peut-être parfois de ce monde, en tout cas pas d’un autre. Si bien que cette histoire, qui pourrait être scabreuse, est pleine de tendresse, d’humour, de fraîcheur.

L’AMI PATIENCE

Maupassant réussit, dans ce conte, à fondre en une parfaite unité des réflexions disparates sur la fuite du temps, l’art, la beauté féminine. Le tout s’insère en une histoire dont le sens ne s’éclaire que lorsque le dernier mot est prononcé, décuplant l’effet de tous les éléments mis en attente.

*

« L’Ami Patience » fut publié pour la première fois dans Gil Blas (4 septembre 1883), sous la signature Maufrigneuse, et recueilli, en 1886, dans Toine (1886) (nous adoptons le texte de la 2e édition de ce recueil, parue la même année).

NUIT DE NOËL

C’est une étrange « nativité » que nous présente Maupassant, à la fois grotesque, émouvante et sarcastique. Il y avait là de quoi faire réfléchir ses lecteurs – à moins qu’ils n’aient rien pensé du tout.

*

« Nuit de Noël » a paru dans Gil Blas du 26 décembre 1882, signé Maufrigneuse. Il fut recueilli dans la deuxième édition de Mademoiselle Fifi (1883) (nous adoptons le texte de la dernière édition revue, parue en 1893).

LOUIS FORESTIER

*1. Pour plus de détails, on se reportera à l’article d’André Vial, « Maupassant et la Vénus vénale », recueilli dans Faits et significations (Nizet, 1973).

*2. Guy de Maupassant et l’art du roman, Nizet, 1954, p. 314.

*3. Étude sur Guy de Maupassant, en tête de la préface aux Œuvres de Maupassant, éd. Conard, t. I, 1907, p. XXX.

*4. Pol Neveux, préface aux Œuvres de Maupassant, éd. Conard, t. I, 1907, p. XVII.

*5. En particulier la suppression du mot « tétons » (voir p. 123, n. 2).

*6. Nous retenons ici le texte de la dernière réédition, de 1890.

*7. Dans une lettre à sa mère de janvier 1881 : « J’ai presque fini ma nouvelle sur les femmes de bordel à la première communion. Je crois que c’est au moins égal à Boule de suif, sinon supérieur. »

*8. Victor Havard, dans une lettre du 8 mars 1881 (Souvenirs sur Maupassant, Rome, Bocca frères, 1905, édition d’A. Lumbroso, p. 391).

*9. « Chronique », Le Gaulois, 20 juillet 1882.

*10. Le Figaro, 11 juillet 1881.

*11. Nous retenons le texte de l’édition définitive parue chez Ollendorff en 1891.

*12. Gil Blas, 1er juillet 1883.

*13. L’anecdote est racontée par Léon Vérane dans Humilis poète errant (Bernard Grasset, 1929, p. 217).

NOTES

MADEMOISELLE FIFI

1. Farlsberg : les noms propres, dans cette nouvelle, sont imaginaires. On notera que, pour lui donner une couleur plus germanique, Maupassant a modifié le nom de son héros qui s’appelait d’abord Rego d’Anglesse.

2. Uville : on ne connaît pas de château de ce nom en Normandie. L’auteur a pu l’imaginer à partir d’Urville qu’on rencontre dans la Manche et le Calvados.

3. On pense aux jugements de Flaubert sur le climat de Croisset : sans aller jusqu’à des expressions aussi énergiques, il déplore la pluie et les bourrasques fréquentes (voir, par exemple, la lettre à sa nièce Caroline, du 14-15 janvier 1879).

4. L’Andelle est une rivière normande qui prend sa source non loin de Forges-les-Eaux et se jette dans la Seine en amont de Pont-de-l’Arche, après avoir traversé l’Eure et la Seine-Maritime. De lieux déjà évoqués dans « Boule de suif » ou « Le Mariage du lieutenant Laré », on a des points de vue sur l’Andelle : c’est qu’une bonne part des événements de 1870 rapportés par Maupassant a été située dans une région délimitée par les bourgades de Buchy, Lyons-la-Forêt et Blainville.

5. Guerre d’Autriche : il s’agit du conflit qui opposa l’Autriche et la Prusse et aboutit à la victoire de cette dernière à Sadowa, en 1866.

6. Strasbourg, assiégée par les troupes prussiennes, résista près de deux mois (9 août-28 septembre) et ne se rendit qu’après trente-neuf jours de bombardements ; quelques semaines plus tard, la place de Belfort allait opposer, sous la conduite de Denfert-Rochereau, une résistance non moins acharnée (novembre 1870-février 1871). Le célèbre « Lion de Belfort » taillé à même le roc par Bartholdi, pour commémorer la défense de la ville, avait été inauguré en 1880.

7. La grosse Amanda, Éva la Tomate : le docteur Reuss, dans La Prostitution (1889), souligne, d’une part, la mode des surnoms chez les prostituées (Élisabeth Rousset est plus connue sous le nom de Boule de suif ; la Maison Tellier nous a fait connaître Rosa-la-Rosse, Louise Cocote et Flora Balançoire), d’autre part, la vogue des noms en -a ; et il ajoute que ces surnoms sont empruntés « au livre, à la pièce de théâtre à succès ou à la chanson de café-concert en vogue ». Précisément, depuis 1877, une scie de caf’conc’ connaissait un triomphe sans précédent : L’Amant d’Amanda, de Carré et Durandeau.

8. L’impératrice Augusta (1811-1890) avait épousé Frédéric-Guillaume, roi de Prusse, qui devint empereur d’Allemagne sous le nom de Guillaume Ier. En 1882, le lecteur français de l’impératrice s’appelait Jules Laforgue.

1. Le théâtre du Vaudeville avait été reconstruit sur le boulevard des Capucines en 1869 ; environ vingt ans plus tard, en 1888, La Paix du ménage, pièce de Maupassant, y fut reçue, mais ne fut jamais jouée. Le trajet que suit le narrateur est le plus parisien qui soit : les Boulevards dans leur portion la plus animée, du carrefour Drouot à la Madeleine. C’est là que se situe aussi le début de Bel-Ami.

2. On donnait ce jour-là un coup de filet à la prostitution : le docteur Reuss, dans son livre sur La Prostitution (1889), écrit : « La police, en tant qu’institution administrative, a deux missions à remplir : protéger la sécurité et la moralité de la rue, protéger la Santé publique […]. Il est donc du devoir de la police d’empêcher les filles de faire de la rue un marché où elles débattraient le prix de leurs faveurs. » Un certain nombre de conditions étaient mises à la fréquentation du trottoir (certaines rues étaient interdites, certaines heures prohibées). Naturellement, le règlement de police était journellement enfreint, ce qui motivait la rafle. À cette occasion, il n’était pas rare de voir des passants prendre la défense des filles.

3. Je me laissai enjoler par lui : dans la lettre-préface à Fille de fille, Maupassant parle de la « fillette exaltée » qui ouvrira son lit « au commis d’en face, idéalisé par son rêve, devenu un héros, un personnage de roman ».

4. Je quittais : je laissais.

5. Barantin (la bonne orthographe serait Barentin) est à mi-chemin entre Yvetot et Rouen.

6. Je n’étais point sous la surveillance : les prostituées se répartissaient en deux catégories : les clandestines et les femmes inscrites auprès des services de police ; ces dernières étaient soumises à des visites médicales périodiques (voir « La Maison Tellier »). L’héroïne est en triple infraction aux yeux de l’usage du XIXe siècle : elle est mineure, elle est clandestine, elle est trouvée dans un cabaret en compagnie d’un homme qu’elle a provoqué (instruction du 15 octobre 1878).

LE LIT 29

1. Ironie évidente de Maupassant qui sait fort bien, lui (pour l’avoir expérimenté), que la fréquentation des prostituées peut entraîner des maladies dont l’une des manifestations est la chute des cheveux.

2. Charles Bourbaki (1816-1897) se fit connaître par ses hardiesses durant la campagne de Crimée. En janvier 1871, il commandait l’armée de l’Est.

La réflexion proposée ici doit s’entendre à deux niveaux. D’une part, le point de vue du personnage mis en scène, vers 1868 : le jugement correspond bien à ce que la moyenne des officiers pensait alors de Bourbaki ; d’autre part, le point de vue que le lecteur de 1884 ne peut s’empêcher d’adopter : à cette date, le général, entré dans le cadre de réserve, s’est trouvé mêlé – volontairement ou non – à diverses initiatives réactionnaires sans grande portée ; son nom y perdit un peu de son prestige. Par un procédé dont il est coutumier, Maupassant subvertit le passé par tout le poids de son aboutissement présent. Tout se passe comme si le nihilisme s’exerçait aussi dans le domaine des leçons de l’histoire.

3. Ligne : ce terme désigne ici, un peu abusivement, l’infanterie, par opposition à la cavalerie, arme noble dont fait partie le capitaine Epivent.

4. On n’habille pas le bourreau : ces propos prêtés à un esprit petit-bourgeois peuvent ne relever que de l’idée reçue. Mais ils sont scandaleux et invraisemblables, dans la bouche d’un tel personnage, en un temps où le nationalisme s’affirme. On les trouve, en revanche, dans la bouche des individualistes, tentés par le nihilisme ou l’anarchie.

5. C’est aussi en 1868 que Maupassant entre comme interne au lycée de Rouen : il n’a qu’à plonger dans ses souvenirs pour évoquer l’atmosphère de cette ville durant « l’avant-guerre » de 1870.

6. Le cours Boïeldieu existait effectivement à Rouen : il était parallèle à l’actuel quai de la Bourse. Je n’ai pas trouvé trace du café de la Comédie, soit qu’il ne figure pas aux annuaires, soit – plus vraisemblablement – que Maupassant donne ce nom au célèbre café de la Bourse, proche du théâtre des Arts.

7. Templier-Papon : ce nom fictif sonne comme celui de Carré-Lamadon, personnage de « Boule de suif », dans lequel on a cru reconnaître le bien réel Pouyer-Quertier, puissant industriel et homme politique rouennais.

8. La verte liqueur, c’est l’absinthe. En 1884, désigner l’absinthe par les termes de liqueur verte relève du cliché. Maupassant le souligne, précisément, en antéposant l’adjectif au nom. Il y aurait toute une étude à faire sur la fée verte vue par les peintres et les poètes (Degas, Manet, Cros, Verlaine, Ponchon, etc.).

10. L’hôpital civil : il s’agit de l’Hôtel-Dieu de Rouen, que Maupassant pouvait connaître plus intimement par Flaubert car son père et son frère y avaient exercé.

11. Salop : c’est bien ainsi que le mot s’orthographiait couramment au XIXe siècle ; d’où dérive le féminin salope.

12. Rue Jeanne-d’Arc : une des principales artères perpendiculaires à la Seine, sur la rive droite. Elle était, et est toujours, bordée d’imposantes maisons bourgeoises : Irma était vraiment « installée ».

13. Capon : poltron. Le mot est apparenté à chapon, qui est bien la pire injure qu’on puisse lancer à un capitaine habitué à prendre les femmes à la hussarde.

L’ARMOIRE

1. Les Folies-Bergère avaient été inaugurées en 1869 sur l’emplacement qu’elles occupent encore. On y donna d’abord des attractions internationales ; puis des comédies musicales. C’était un lieu où se pratiquait « la galanterie tarifée ». Duroy, dans Bel-Ami (I, I), hante lui aussi la salle de la rue du Faubourg-Montmartre, avec son ami Forestier ; il se fait enlever, à la sortie, par une « grosse brune ».

3. Maupassant lui-même demeura au 17 de la rue Clauzel dans le IXe arrondissement, de 1876 à 1880.

4. Marin d’eau douce : à défaut d’un établissement ainsi nommé, on trouvait à Argenteuil une auberge du Petit-Matelot. Maupassant fréquenta ces lieux vers 1873.

5. On trouve une situation presque analogue dans « Un fils », récit publié en 1882 et recueilli dans les Contes de la bécasse.

6. Il est possible que Maupassant ait réellement connu un médecin versé dans ces questions.

Ce qui est sûr, c’est que les ouvrages théoriques de l’époque débattaient de ces problèmes : Jeannel et Parent-Duchâtelet en font l’exposé, statistiques à l’appui, et se montrent moins affirmatifs que Maupassant (voir A. Vial, Guy de Maupassant et l’art du roman, op. cit., p. 232-233). Un autre technicien, le docteur Reuss (La Prostitution, Baillière, 1889, p. 41), s’exprime ainsi :

Les observations de Parent-Duchâtelet et de M. Jeannel, qui concordent avec les miennes, prouvent qu’une forte proportion des prostituées inscrites est fournie par d’anciennes domestiques. Quelles sont les raisons qui poussent ainsi les servantes dans la prostitution ?

Il me semble, qu’avant tout, il faut faire justice de la croyance, accréditée par certains moralistes, que la séduction des servantes par leurs maîtres est une des grandes causes de la prostitution. […]

Un grand nombre de filles, je le répète, ont été séduites avant de se placer ; pour quelques-unes d’entre elles c’est leur mauvaise conduite qui les a obligées à quitter le pays natal et de chercher une place au-dehors.

7. Stupide comme ses pareilles : la bêtise de la prostituée est unanimement décrite par les romanciers, au point que cela devient un cliché ou une idée reçue. Edmond de Goncourt écrit dans La Fille Élisa en 1877 :

Les médecins qui ont la pratique de ces femmes vous peignent l’interrogation stupide de leurs yeux étonnés, de leurs bouches entrouvertes, à la moindre parole qui sort du cadre étroit de leur pensée. Ils vous les montrent vivant dans un nombre si restreint de sentiments et de notions des choses que leur état intellectuel avoisine presque le degré inférieur qui fait appeler un être humain : un innocent.

8. La religiosité des prostituées est une chose bien connue des experts, à cette époque. Maupassant, dans « La Maison Tellier », l’a mise en évidence (voir p. 176-180). Le docteur Jeannel et Parent-Duchâtelet la soulignent.

LE PORT

1. Le bateau retour d’Amérique du Sud constitue un motif récurrent. On le trouve, par exemple, dans Le Horla. Tout se passe comme si ce navire était chargé de malheur : choléra, être invisible et néfaste, fatalité de l’inceste.

2. On trouve, tout au début de Au soleil, une description de Marseille dont le ton est bien différent : colorée, vive, pétillante. Ici, au contraire, Maupassant souligne l’aspect dépréciatif, donnant par avance le ton du conte.

3. Ce déguisement des filles était une réalité. Il avait déjà fait l’objet d’une notation dans « La Maison Tellier » : Louise Cocote et Flora Balançoire étaient costumées, respectivement, en « Liberté avec une ceinture tricolore » et en « Espagnole de fantaisie avec des sequins de cuivre qui dansaient dans ses cheveux » (voir ici).

4. Dans le jargon des matelots, le mot mathurin avait d’abord désigné un navire à voiles. Il désigna ensuite, familièrement, le marin lui-même.

5. On rapprochera ce passage des confidences analogues recueillies dans « L’Odyssée d’une fille ». La « carrière » de Françoise est rigoureusement celle que décrivaient, alors, les spécialistes de la prostitution (Parent-Duchâtelet ou le docteur Reuss) : très jeune, fille de paysans et venue à son état par l’intermédiaire de la domesticité (voir aussi « L’Armoire » et note 6).

6. En mesurant toutes les différences, on comparera « Le Port » à ces lignes extraites des Lettres de jeunesse de Saint-Exupéry (Gallimard, 1953, p. 70-71) :

Hier soir j’ai causé avec une pauvre poule. Elle m’a dit : « Je suis mannequin chez Drecoll. Je gagne six cents francs par mois. Mon mari vient de m’abandonner avec un gosse. J’ai dû pour travailler mettre le petit en nourrice. Ça me coûte trois cents francs par mois. Il m’en reste trois cents. Et que faire d’autre ? Pas une femme à Paris ne gagne même mille francs par mois. Alors je fais la grue. J’essaie. Je me couche à cinq heures du matin et je n’ai que trois heures à dormir à cause de mon métier de mannequin. Mais je me débrouille mal. Je suis timide et les camarades rient de moi. Maintenant j’ai une bronchite et quelque chose au poumon gauche. Ça n’ira pas longtemps. Alors je vais entrer “en maison” puisque je ne sais pas racoler et n’en peux plus. Là on me choisira si on en a envie. Et que voulez-vous que je cherche d’autre ? Je vivrai, et mon gosse. C’est déjà quelque chose. »

En effet c’est déjà « quelque chose », et que vouliez-vous que je réponde ?

Et c’est une histoire banale pour les gens qui ne puisent dans ces histoires-là que ce qu’ils puisent dans les scènes de gigolettes au Music-Hall : une émotion, une pitié truquée. C’est très 1880, très mélodrame.

BOULE DE SUIF

1. On surnommait moblots les soldats de garde de ligne, formation réorganisée en 1868, peu disciplinée et mal entraînée. Les culottes rouges désignent l’infanterie, dont le célèbre pantalon garance subsista jusqu’en 1914 ; les artilleurs étaient vêtus de gris et les dragons portaient un casque à crinière. Les francs-tireurs, aux noms à consonance révolutionnaire, constituaient des unités en marge de l’armée régulière. La Garde nationale était recrutée, dans les agglomérations, parmi les hommes de vingt-cinq à cinquante ans ; son efficacité était limitée ! – Après s’être préparée à soutenir un siège, Rouen fut abandonnée sans combat. Les Prussiens y entrèrent le 5 décembre 1870.

2. Saint-Sever est un faubourg de Rouen, sur la rive gauche ; Bourg-Achard est un petit village, à mi-chemin de Rouen à Pont-Audemer.

3. Sainte-Catherine, Darnétal, Bois-Guillaume : trois faubourgs de Rouen, sur la rive droite, par lesquels, effectivement, les Prussiens entrèrent simultanément dans la ville.

5. L’armée française conserva la poche du Havre jusqu’après l’armistice.

6. Hôtel de Normandie : cet hôtel de Rouen est aussi celui où Homais offre à déjeuner à Léon, dans Madame Bovary (IIIe partie, chap. VI).

7. Une pluie de coton : la comparaison utilisée par le « Rouennais pur sang » est inspirée du textile – et particulièrement des cotonnades –, principale production industrielle de Rouen à l’époque.

8. Rue Grand-Pont : ancienne rue commerçante du centre de Rouen (détruite en 1944). Elle allait de la cathédrale au pont suspendu, aujourd’hui pont Boïeldieu.

9. Orléaniste : royaliste partisan des princes de la famille d’Orléans. Ceux-ci étaient représentés, en 1870, par les trois fils de Louis-Philippe : le duc de Nemours, le prince de Joinville et le duc d’Aumale. Au début du second Empire, beaucoup d’orléanistes s’étaient ralliés au nouveau régime, avant d’entrer dans l’opposition en 1860.

10. Démoc : abréviation familière pour démocrate, partisan du pouvoir populaire. Il était naturellement mal vu de la bourgeoisie.

11. Le 4 septembre 1870 : date de la déchéance du second Empire et de la proclamation de la troisième République. « Un coup d’État », conte recueilli dans Clair de lune, narre un de ces événements rocambolesques survenus à l’occasion du changement de régime.

13. Tôtes : sur la route de Dieppe, à 29 kilomètres de Rouen. Flaubert avait situé dans ce village les débuts de Charles Bovary comme médecin.

14. Régence : nom local d’un pain léger consommé avec le café.

15. Badinguet : surnom de Napoléon III. Il lui vient du nom de l’ouvrier maçon qui lui céda son vêtement et lui permit de s’évader, en 1846, du fort de Ham où Louis-Philippe le tenait emprisonné.

16. Timoniers : chevaux attelés de part et d’autre du timon (par opposition aux chevaux de volée, attelés en avant du timon).

17. Le compte est faux : inadvertance de Maupassant !

18. L’original de l’Hôtel du Commerce est l’Hôtel du Cygne, à Tôtes. Voir une reproduction d’époque dans l’Album Flaubert de la Bibliothèque de la Pléiade (1972, p. 107).

19. Un numéro parlant : jusqu’à la fin du XIXe siècle, on désignait parfois les toilettes par le numéro 100 inscrit sur la porte, conséquence d’un déplorable jeu de mots entre cent et sent.

21. Maupassant avait d’abord écrit (manuscrit) : « Boule de suif dont le ventre et les tétons se mêlaient sous un peignoir » ; Flaubert avait conseillé d’enlever le mot tétons : le disciple a suivi la suggestion du maître.

22. Le gros numéro : voir p. 119, n. 1.

23. Madras : mouchoir noué autour de la tête.

24. Le fils de Napoléon III et de l’impératrice Eugénie avait quatorze ans en 1870. Il fut tué au Zoulouland en 1879.

25. Trente et un : jeu de cartes qui consiste à réunir ou approcher trente et un points.

26. Écarté : jeu où l’on a la faculté de mettre de côté, ou écarter, les cartes qui ne conviennent pas.

27. Le lait de poule est le nom d’une boisson adoucissante faite d’un jaune d’œuf et de sucre battus dans du lait chaud.

28. À partir d’ici, Maupassant fait dresser par ses personnages un panorama plus que cursif d’histoire ancienne et biblique. Judith, étant sortie de la ville de Béthulie, assiégée par Holopherne, se rendit auprès de celui-ci, le séduisit et le tua ; le viol de Lucrèce par Sextus Tarquin entraîna la chute de la royauté à Rome ; Cléopâtre sut triompher, sentimentalement parlant, de ses vainqueurs, César et Marc-Antoine ; Tite-Live (livre XXIII, chap. XVIII) rapporte bien que, au lieu de marcher sur Rome, Hannibal laissa ses soldats se délecter à Capoue, mais les femmes romaines n’y contribuèrent en rien.

29. Pincer un quadrille : expression populaire pour dire s’essayer à ou exécuter un quadrille (danse en vogue au XIXe siècle où chaque groupe de danseurs, en nombre pair, exécute diverses figures codifiées).

30. Bésigue : jeu de cartes analogue à celui communément appelé « mariage ».

31. En 1880, La Marseillaise n’est hymne national que depuis un an seulement. Avant cette date, elle gardait, pour certains, un caractère séditieux.

LA MAISON TELLIER

1. L’église Saint-Étienne : de Fécamp. Du chevet de l’église, dans la rue des Prés, on aperçoit les bassins du port, avec, au fond, les dominant, la chapelle Notre-Dame-du-Salut.

2. Sa vieille chapelle toute grise : il s’agit de la chapelle Notre-Dame-du-Salut, élevée entre le XIe et le XIVe siècle sur la falaise nord de Fécamp. C’était un lieu de pèlerinage très fréquenté.

3. « Le Préjugé du déshonneur » est le titre que Maupassant donne à une chronique parue dans Le Gaulois du 26 mai 1881. Il y traite de la susceptibilité masculine en matière d’adultère.

4. La rivière de Valmont coule dans une agréable vallée, à l’ouest de Fécamp. C’est le pays d’enfance de Maupassant qui en tirera l’un de ses premiers pseudonymes : Guy de Valmont.

5. La chopine représente un peu moins du demi-litre ; la canette, petite bouteille de verre épais spécialement conçue pour la bière, était de contenance variable : elle pouvait aller de 33 cl jusqu’au litre.

6. Dans À la feuille de rose, pièce libre de Maupassant, jouée en privé en 1875, Raphaële est aussi le nom de la fille dont Guy interprétait le rôle en travesti.

7. Rosa la Rosse (contrepoint de « rosa, la rose », modèle de la première déclinaison latine, bien connue des collégiens !) possède la morphologie de Boule de suif.

8. Securitatis causa : en latin, « pour raison de sécurité ». On observe que le nom du médecin cité tout de suite après, le docteur Borde, est – à une lettre près – celui par lequel on désignait vulgairement le genre de « maison » tenue par Mme Tellier.

9. Une mesure de police sanitaire : la législation exigeait des filles de maisons closes une visite médicale périodique. Elles offraient donc une sécurité relativement plus grande que les prostituées non déclarées ou clandestines.

10. Rue […] Sous-le-bois : actuellement, quai Guy-de-Maupassant. C’est là que s’élevait la maison familiale de la mère de l’écrivain.

11. L’abbaye : l’abbaye des bénédictins de Fécamp, transformée en fabrique de liqueur. De l’endroit où l’on peut situer la maison Tellier, on s’y rend par la rue Saint-Étienne.

13. Allumette-bougie : voir note 2.

14. Il n’y a pas de Virville dans l’Eure ; quant au Virville de la Seine-Maritime, il ne répond nullement au trajet de chemin de fer indiqué plus loin. Maupassant a brouillé les pistes.

15. Un wagon de seconde classe : les chemins de fer comportaient, alors, trois classes. Voyager en seconde implique une certaine tenue et un désir de paraître : les ouailles Tellier ne sortent pas de n’importe quelle « maison » !

16. Beuzeville : Bréauté-Beuzeville. Embranchement de la ligne Rouen-Le Havre vers Fécamp et Étretat.

17. Cachemire : étoffe très fine de poils de chèvre, souvent ornée d’impressions, fabriquée au Cachemire ou au Tibet. Les industries rouennaises en produisaient des imitations. La cousine Bette était, selon Balzac, « en proie à l’admiration des cachemires ».

18. Bolbec : première gare après Bréauté en direction de Rouen.

19. Motteville : à trente kilomètres de Rouen. Embranchement de la ligne de Saint-Valery-en-Caux.

20. Porte-balle était le terme par lequel on désignait un mercier ambulant.

21. Oissel : à peu de distance au sud de Rouen ; changement pour Elbeuf. La première gare après Oissel est Tourville.

22. Andouille et omelette composent aussi le repas campagnard typiquement normand dont la mère Duroy régale son fils et sa belle-fille dans Bel-Ami (Folio classique, p. 250).

23. Boitailler : verbe rare, affecté d’une nuance péjorative, au sens de boiter.

24. Caraco : vêtement féminin de longueur variable ajusté comme un corsage.

25. Jusqu’aux lois Ferry de 1882 sur l’instruction primaire obligatoire, l’instituteur accompagnait les élèves aux principaux offices religieux.

26. Serpent : instrument de musique à vent, de forme contournée, et qui tenait lieu d’orgue dans la plupart des églises de village. Les musicologues lui reprochaient ses sonorités fausses.

28. Le Gros Curé de Meudon relève du répertoire de salle de garde ; mais Ma grand’mère n’est pas davantage un cantique de première communion ! On y célèbre l’atavisme en matière de légèreté féminine.

29. L’épinette était une sorte de clavecin. Elle n’était plus communément usitée depuis près d’un siècle.

30. Le quadrille dansé à la maison Tellier se recommande par la sagesse et la tenue qui conviennent aux endroits bien fréquentés !

L’AMI PATIENCE

1. Comme tout passe, comme tout change : ce sentiment du vieillissement, lié à la notion de mort et de destruction, s’accentue à partir de 1884, tandis que s’aggrave le mal de Maupassant.

2. Le quartier du théâtre, à Limoges, a été complètement rebâti depuis la guerre de 1939-1945. Les lieux évoqués par Maupassant ont totalement disparu.

3. Bitter : apéritif alors fort répandu composé d’une macération de diverses épices dans une eau-de-vie de genièvre.

4. Le Temps : fondé en 1861 et repris en 1871 par Adrien Hébrard, ce quotidien affichait des opinions d’un républicanisme modéré, recrutait ses rédacteurs parmi les meilleurs écrivains et s’adressait à une clientèle de lecteurs sérieux et posés. Il disparut en 1942. Après la Seconde Guerre mondiale, Le Monde remplit partiellement la place qu’il avait laissée vide.

5. Rue du Coq-qui-chante : cette rue n’a jamais existé à Limoges. Maupassant se laisse aller à une gaudriole de circonstance : comme on sait, le coq chante après avoir accompli l’acte sexuel.

6. Latoque : Maupassant s’amuse peut-être à placer ici le surnom de son vieil ami et ancien condisciple au lycée de Rouen, Robert Pinchon.

7. L’aspect idyllique d’une partie du décor n’est qu’un parmi tous les éléments qui, une fois le conte achevé, apparaîtront comme autant de contrastes : Patience homme de mœurs sérieuses, apparition séraphique des jeunes femmes, etc. L’auteur joue avec maîtrise d’un procédé qui consiste à informer et dérouter son lecteur tout à la fois.

8. Ces lignes renvoient, de toute évidence, à la maison des Goncourt chez qui Maupassant avait pu voir quelques-unes de ces pièces. Parmi ce lot de gravures « pour les vieux polissons », comme eût dit Goncourt, on reconnaît La Gimbelette de Fragonard et des sujets qui évoquent Watteau, Boucher ou Chardin.

ÇA IRA

2. Artère : au sens de voie de communication, ce mot était bien attesté au temps de Maupassant : l’Académie et Littré le donnent. Si le terme est en italique, c’est pour souligner le peu de vitalité de cette agglomération. Maupassant voyageait volontiers, il eut mainte fois l’occasion d’éprouver – et de traduire en ses contes – l’impression de « déréliction » que laisse une ville inconnue où l’on n’a rien d’autre à faire qu’attendre un train ou tuer le temps (voir notamment « L’Ami Patience », p. 194).

3. Cette tranquille et grasse fonctionnaire du gouvernement : celui, ou celle, à qui l’on octroyait un bureau de tabac devenait – par conséquence du monopole – fonctionnaire de l’État. Le rendement de ces bureaux, réservés à l’origine à d’anciens officiers ou à leurs ayants droit, était très inégal : à la fin de 1874, il y avait un peu moins de trente mille bureaux de tabac qui rapportaient à leurs titulaires de 1 000 francs et plus (25 % de l’ensemble environ) à moins de 300 francs. Il faut noter que l’octroi des bureaux se faisait surtout, par relations politiques, à la dernière catégorie de ceux qui pouvaient légalement postuler : « 4e catégorie. Les personnes qui auront accompli dans un intérêt public des actes de courage ou de dévouement dûment attestés. » C’est évidemment dans l’inflation de cette catégorie que rentre « Ça ira ». Gagne-petit des monopoles de l’État, elle exploite elle-même : beaucoup de gros titulaires sous-traitaient leur prébende.

5. La laideur de la prostituée est une des idées constantes – mais non dominantes – de Maupassant (André Vial l’a bien montré dans Faits et significations, « Maupassant et la Vénus vénale », op. cit., p. 231).

6. Je ne peux m’empêcher de croire que cette Zaïra l’Orientale est chargée d’une lourde hérédité littéraire. Elle tire probablement ses lettres de noblesse de Zoraïde Turc de L’Éducation sentimentale, elle-même inspiratrice de la pochade érotique intitulée par Maupassant À la feuille de rose, maison turque.

7. La Juive est un opéra de Bizet. La veuve de ce dernier, née Halévy, se remaria à l’avocat Straus et tint un salon littéraire que fréquenta Maupassant et qui revit en celui de la duchesse de Guermantes chez Proust. Les israélites commencent à tenir une grande place dans l’imagination de Maupassant – Mont-Oriol va bientôt le confirmer.

8. Certes, l’Annuaire du commerce recense de nombreuses modistes rue de Rivoli, plutôt du côté du Marais que de celui de la Concorde ; mais aucune ne paraît « grande », et aucune ne se nomme Ravelet.

9. Ce recul dans le temps est d’autant plus cocasse qu’il y eut effectivement des élections en octobre 1885. Maupassant joue et ne joue pas sur l’histoire : le fait est notable.

10. Déporté : il s’agit, bien entendu, d’un communard, déporté à la suite des événements de 1871. En bref, « Ça ira » pouvait manger à tous les râteliers : ceux de la « gauche » et ceux de la République « modérée ». Une chose est sauve : le nihilisme !

NUIT DE NOËL

1. Depuis 1807, le théâtre des Variétés se trouvait au 7, boulevard Montmartre.

2. Cette irruption de masques a quelque chose d’étrange et d’inquiétant, comme dans la Sortie du bal masqué, tableau de Gérôme cité par Villiers de L’Isle-Adam dans « Le Convive des dernières fêtes » (dans les Contes cruels), ou comme dans le bal chez la Maréchale qui constitue un moment important de L’Éducation sentimentale.

LES VINGT-CINQ FRANCS DE LA SUPÉRIEURE

1. Le nom de Pavilly est aussi celui d’un village proche de Rouen où se trouvait une abbaye de femmes, désaffectée.

2. Il existe un château de Rouville près de Pont-de-l’Arche, et un bourg de Rouville dans le canton de Bolbec, tous deux en Haute-Normandie.

3. C’était une vieille tradition campagnarde que de fêter joyeusement la première et, surtout, la dernière gerbe de la moisson.