PARTENAIRES

L’AMI PATIENCE

— Sais-tu ce qu’est devenu Leremy ?

— Il est capitaine au 6e dragons.

— Et Pinson ?

— Sous-préfet.

— Et Racollet ?

— Mort.

Nous cherchions d’autres noms qui nous rappelaient des figures jeunes coiffées du képi à galons d’or. Nous avions retrouvé plus tard quelques-uns de ces camarades barbus, chauves, mariés, pères de plusieurs enfants et ces rencontres avec ces changements nous avaient donné des frissons désagréables, nous montrant comme la vie est courte, comme tout passe, comme tout change1.

Mon ami demanda :

— Et Patience, le gros Patience ?

Je poussai une sorte de hurlement.

— Oh ! quant à celui-là, écoute un peu. J’étais, voici quatre ou cinq ans, en tournée d’inspection à Limoges, attendant l’heure du dîner. Assis devant le grand café de la place du Théâtre, je m’ennuyais ferme2. Les commerçants s’en venaient, à deux, trois ou quatre, prendre l’absinthe ou le vermouth, parlaient tout haut de leurs affaires et de celles des autres, riaient violemment ou baissaient le ton pour se communiquer des choses importantes et délicates.

Je me disais : « Que vais-je faire après dîner. » Et je songeais à la longue soirée dans cette ville de province, à la promenade lente et sinistre à travers les rues inconnues, à la tristesse accablante qui se dégage, pour le voyageur solitaire, de ces gens qui passent et qui vous sont étrangers en tout, par tout, par la forme du veston provincial, du chapeau et de la culotte, par les habitudes et l’accent local, tristesse pénétrante venue aussi des maisons, des boutiques, des voitures aux formes singulières, des bruits ordinaires auxquels on n’est point accoutumé, tristesse harcelante qui vous fait presser peu à peu le pas comme si on était perdu dans un pays dangereux qui vous oppresse, vous fait désirer l’hôtel, le hideux hôtel dont la chambre a conservé mille odeurs suspectes, dont le lit fait hésiter, dont la cuvette garde un cheveu collé dans la poussière du fond.

Je songeais à tout cela en regardant allumer le gaz, sentant ma détresse d’isolé accrue par la tombée des ombres. Que vais-je faire après dîner ? J’étais seul, tout seul, perdu lamentablement.

Un gros homme vint s’asseoir à la table voisine, et il commanda d’une voix formidable :

— Garçon, mon bitter3 !

Le mon sonna dans la phrase comme un coup de canon. Je compris aussitôt que tout était à lui, bien à lui, dans l’existence, et pas à un autre, qu’il avait son caractère, nom d’un nom, son appétit, son pantalon, son n’importe quoi d’une façon propre, absolue, plus complète que n’importe qui. Puis il regarda autour de lui d’un air satisfait. On lui apporta son bitter, et il appela :

— Mon journal !

Je me demandais : « Quel peut bien être son journal ? » Le titre, certes, allait me révéler son opinion, ses théories, ses principes, ses marottes, ses naïvetés.

Le garçon apporta Le Temps4. Je fus surpris. Pourquoi Le Temps, journal grave, gris, doctrinaire, pondéré ? Je pensai :

— C’est donc un homme sage, de mœurs sérieuses, d’habitudes régulières, un bon bourgeois, enfin.

Il posa sur son nez des lunettes d’or, se renversa et avant de commencer à lire, il jeta de nouveau un regard circulaire. Il m’aperçut et se mit aussitôt à me considérer d’une façon insistante et gênante. J’allais même lui demander la raison de cette attention, quand il me cria de sa place :

— Nom d’une pipe, c’est bien Gontran Lardois.

Je répondis :

— Oui, monsieur, vous ne vous trompez pas.

Alors il se leva brusquement, et s’en vint, les mains tendues :

— Ah ! mon vieux, comment vas-tu ?

Je demeurais fort gêné, ne le reconnaissant pas du tout. Je balbutiai :

— Mais… très bien… et… vous ?

Il se mit à rire :

— Je parie que tu ne me reconnais pas ?

— Non, pas tout à fait… Il me semble… cependant.

Il me tapa sur l’épaule :

— Allons, pas de blague. Je suis Patience, Robert Patience, ton copain, ton camarade.

Je le reconnus. Oui, Robert Patience, mon camarade de collège. C’était cela. Je serrai la main qu’il me tendait :

— Et toi, tu vas bien ?

— Moi, comme un charme.

Son sourire chantait le triomphe.

Il demanda :

— Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

J’expliquai que j’étais inspecteur des finances en tournée.

Il reprit, montrant ma décoration :

— Alors, tu as réussi ?

Je répondis :

— Oui, pas mal, et toi ?

— Oh ! moi, très bien !

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je suis dans les affaires.

— Tu gagnes de l’argent ?

— Beaucoup, je suis très riche. Mais, viens donc me demander à déjeuner, demain matin, midi, 17, rue du Coq-qui-Chante5 ; tu verras mon installation.

Il parut hésiter une seconde, puis reprit :

— Tu es toujours le bon zig d’autrefois ?

— Mais… je l’espère !

— Pas marié, n’est-ce pas ?

— Non.

— Tant mieux. Et tu aimes toujours la joie et les pommes de terre ?

Je commençais à le trouver déplorablement commun. Je répondis néanmoins :

— Mais oui.

— Et les belles filles ?

— Quant à ça, oui.

Il se mit à rire d’un bon rire satisfait :

— Tant mieux, tant mieux. Te rappelles-tu notre première farce à Bordeaux, quand nous avons été souper à l’estaminet Roupie. Hein, quelle noce ?

Je me rappelais, en effet, cette noce ; et ce souvenir m’égaya. D’autres faits me revinrent à la mémoire, d’autres encore, nous disions :

— Dis donc, et cette fois où nous avons enfermé le pion dans la cave du père Latoque6 ?

Et il riait, tapait du poing sur la table, reprenait.

— Oui… oui… oui…, et te rappelles-tu la gueule du professeur de géographie, M. Marin, quand nous avons fait partir un pétard dans la mappemonde au moment où il pérorait sur les principaux volcans du globe.

Mais, brusquement, je lui demandai :

— Et toi, es-tu marié ?

Il cria :

— Depuis dix ans, mon cher, et j’ai quatre enfants, des mioches étonnants. Mais tu les verras avec la mère.

Nous parlions fort ; les voisins se retournaient pour nous considérer avec étonnement.

Tout à coup, mon ami regarda l’heure à sa montre, un chronomètre gros comme une citrouille, et il cria :

— Tonnerre, c’est embêtant, mais il faut que je te quitte ; le soir, je ne suis pas libre.

Il se leva, me prit les deux mains, les secoua comme s’il voulait m’arracher les bras et prononça :

— À demain, midi, c’est entendu !

— C’est entendu.

*

Je passai la matinée à travailler chez le trésorier-payeur général. Il voulait me retenir à déjeuner, mais j’annonçai que j’avais rendez-vous chez un ami. Devant sortir, il m’accompagna.

Je lui demandai :

— Savez-vous où est la rue du Coq-qui-Chante ?

Il répondit :

— Oui, c’est à cinq minutes d’ici. Comme je n’ai rien à faire, je vais vous conduire.

Et nous nous mîmes en route.

J’atteignis bientôt la rue cherchée. Elle était grande, assez belle, sur la limite de la ville et des champs. Je regardais les maisons et j’aperçus le 17. C’était une sorte d’hôtel avec un jardin derrière. La façade ornée de fresques à la mode italienne me parut de mauvais goût. On voyait des déesses penchant des urnes, d’autres dont un nuage cachait les beautés secrètes. Deux amours de pierre tenaient le numéro.

Je dis au trésorier-payeur général :

— C’est ici que je vais.

Et je tendis la main pour le quitter. Il fit un geste brusque et singulier, mais ne dit rien et serra la main que je lui présentais.

Je sonnai. Une bonne apparut. Je demandai :

— Monsieur Patience, s’il vous plaît.

Elle répondit :

— C’est ici, monsieur… C’est à lui-même que vous désirez parler ?

— Mais, oui.

Le vestibule était également orné de peintures dues au pinceau de quelque artiste du lieu. Des Paul et des Virginie s’embrassaient sous des palmiers noyés dans une lumière rose7. Une lanterne orientale et hideuse pendait au plafond. Plusieurs portes étaient masquées par des tentures éclatantes.

Mais ce qui me frappait surtout, c’était l’odeur. Une odeur écœurante et parfumée, rappelant la poudre de riz et la moisissure des caves. Une odeur indéfinissable dans une atmosphère lourde, accablante comme celle des étuves où l’on pétrit des corps humains. Je montai, derrière la bonne, un escalier de marbre que couvrait un tapis de genre oriental, et on m’introduisit dans un somptueux salon.

Resté seul, je regardai autour de moi.

La pièce était richement meublée, mais avec une prétention de parvenu polisson. Des gravures du siècle dernier, assez belles d’ailleurs, représentaient des femmes à haute coiffure poudrée, à moitié nues, surprises par des messieurs galants en des postures intéressantes. Une autre dame couchée en un grand lit ravagé batifolait du pied avec un petit chien noyé dans les draps ; une autre résistait avec complaisance à son amant dont la main fuyait sous les jupes. Un dessin montrait quatre pieds dont les corps se devinaient cachés derrière un rideau8. La vaste pièce, entourée de divans moelleux, était tout entière imprégnée de cette odeur énervante et fade qui m’avait déjà saisi. Quelque chose de suspect se dégageait des murs, des étoffes, du luxe exagéré, de tout.

Je m’approchai de la fenêtre pour regarder le jardin dont j’apercevais les arbres. Il était fort grand, ombragé, superbe. Un large chemin contournait un gazon où s’égrenait dans l’air un jet d’eau, entrait sous des massifs, en ressortait plus loin. Et tout à coup, là-bas, tout au fond, entre deux taillis d’arbustes, trois femmes apparurent. Elles marchaient lentement, se tenant par le bras, vêtues de longs peignoirs blancs ennuagés de dentelles. Deux étaient blondes, et l’autre brune. Elles rentrèrent aussitôt sous les arbres. Je demeurai saisi, ravi, devant cette courte et charmante apparition qui fit surgir en moi tout un monde poétique. Elles s’étaient montrées à peine, dans le jour qu’il fallait, dans ce cadre de feuilles, dans ce fond de parc secret et délicieux. J’avais revu, d’un seul coup, les belles dames de l’autre siècle errant sous les charmilles, ces belles dames dont les gravures galantes des murs rappelaient les légères amours. Et je pensais au temps heureux, fleuri, spirituel et tendre où les mœurs étaient si douces et les lèvres si faciles…

Une grosse voix me fit bondir sur place. Patience était entré, et, radieux, me tendit les mains.

Il me regarda au fond des yeux de l’air sournois qu’on prend pour les confidences amoureuses, et, d’un geste large et circulaire, d’un geste de Napoléon, il me montra son salon somptueux, son parc, les trois femmes qui repassaient au fond, puis, d’une voix triomphante où chantait l’orgueil :

— Et dire que j’ai commencé avec rien… ma femme et ma belle-sœur.

ÇA IRA

J’étais descendu à Barviller1 uniquement parce que j’avais lu dans un guide (je ne sais plus lequel) : Beau musée, deux Rubens, un Téniers, un Ribera.

Donc je pensais : « Allons voir ça. Je dînerai à l’hôtel de l’Europe, que le guide affirme excellent, et je repartirai le lendemain. »

Le musée était fermé : on ne l’ouvre que sur la demande des voyageurs ; il fut donc ouvert à ma requête, et je pus contempler quelques croûtes attribuées par un conservateur fantaisiste aux premiers maîtres de la peinture.

Puis je me trouvai tout seul, et n’ayant absolument rien à faire, dans une longue rue de petite ville inconnue, bâtie au milieu de plaines interminables, je parcourus cette artère2, j’examinai quelques pauvres magasins ; puis, comme il était quatre heures, je fus saisi par un de ces découragements qui rendent fous les plus énergiques.

Que faire ? Mon Dieu, que faire ? J’aurais payé cinq cents francs l’idée d’une distraction quelconque ! Me trouvant à sec d’inventions, je me décidai tout simplement à fumer un bon cigare et je cherchai le bureau de tabac. Je le reconnus bientôt à sa lanterne rouge, j’entrai. La marchande me tendit plusieurs boîtes au choix ; ayant regardé les cigares, que je jugeai détestables, je considérai, par hasard, la patronne.

C’était une femme de quarante-cinq ans environ, forte et grisonnante. Elle avait une figure grasse, respectable, en qui il me sembla trouver quelque chose de familier. Pourtant je ne connaissais point cette dame ? Non, je ne la connaissais pas assurément. Mais ne se pouvait-il faire que je l’eusse rencontrée ? Oui, c’était possible ! Ce visage-là devait être une connaissance de mon œil, une vieille connaissance perdue de vue, et changée, engraissée énormément sans doute.

Je murmurai :

« Excusez-moi, madame, de vous examiner ainsi, mais il me semble que je vous connais depuis longtemps. »

Elle répondit en rougissant :

« C’est drôle… Moi aussi. »

Je poussai un cri : « Ah ! Ça ira ! »

Elle leva ses deux mains avec un désespoir comique, épouvantée de ce mot et balbutiant :

« Oh ! oh ! Si on vous entendait… » Puis soudain elle s’écria à son tour : « Tiens, c’est toi, Georges ! » Puis elle regarda avec frayeur si on ne l’avait point écoutée. Mais nous étions seuls, bien seuls !

« Ça ira. » Comment avais-je pu reconnaître Ça ira, la pauvre Ça ira, la maigre Ça ira, la désolée Ça ira, dans cette tranquille et grasse fonctionnaire du gouvernement3 ?

Ça ira ! Que de souvenirs s’éveillèrent brusquement en moi : Bougival, La Grenouillère, Chatou, le restaurant Fournaise4, les longues journées en yole au bord des berges, dix ans de ma vie passés dans ce coin de pays, sur ce délicieux bout de rivière.

Nous étions alors une bande d’une douzaine, habitant la maison Galopois, à Chatou, et vivant là d’une drôle de façon, toujours à moitié nus et à moitié gris. Les mœurs des canotiers d’aujourd’hui ont bien changé. Ces messieurs portent des monocles.

Or notre bande possédait une vingtaine de canotières, régulières et irrégulières. Dans certains dimanches, nous en avions quatre ; dans certains autres, nous les avions toutes. Quelques-unes étaient là, pour ainsi dire, à demeure, les autres venaient quand elles n’avaient rien de mieux à faire. Cinq ou six vivaient sur le commun, sur les hommes sans femmes, et, parmi celles-là, Ça ira.

C’était une pauvre fille maigre et qui boitait. Cela lui donnait des allures de sauterelle. Elle était timide, gauche, maladroite en tout ce qu’elle faisait. Elle s’accrochait avec crainte, au plus humble, au plus inaperçu, au moins riche de nous, qui la gardait un jour ou un mois, suivant ses moyens. Comment s’était-elle trouvée parmi nous, personne ne le savait plus. L’avait-on rencontrée, un soir de pochardise, au bal des Canotiers et emmenée dans une de ces rafles de femmes que nous faisions souvent ? L’avions-nous invitée à déjeuner, en la voyant seule, assise à une petite table, dans un coin ? Aucun de nous ne l’aurait pu dire ; mais elle faisait partie de la bande.

Nous l’avions baptisée Ça ira, parce qu’elle se plaignait toujours de la destinée, de sa mal[e]chance, de ses déboires. On lui disait chaque dimanche : « Eh bien, Ça ira, ça va-t-il ? » Et elle répondait toujours : « Non, pas trop, mais faut espérer que ça ira mieux un jour. »

Comment ce pauvre être disgracieux et gauche était-il arrivé à faire le métier qui demande le plus de grâce, d’adresse, de ruse et de beauté ? Mystère. Paris, d’ailleurs, est plein de filles d’amour laides à dégoûter un gendarme5.

Que faisait-elle pendant les six autres jours de la semaine ? Plusieurs fois, elle nous avait dit qu’elle travaillait. À quoi ? Nous l’ignorions, indifférents à son existence.

Et puis, je l’avais à peu près perdue de vue. Notre groupe s’était émietté peu à peu, laissant la place à une autre génération, à qui nous avions aussi laissé Ça ira. Je l’appris en allant déjeuner chez Fournaise de temps en temps.

Nos successeurs, ignorant pourquoi nous l’avions baptisée ainsi, avaient cru à un nom d’Orientale et la nommaient Zaïra6 ; puis ils avaient cédé à leur tour leurs canots et quelques canotières à la génération suivante. (Une génération de canotiers vit, en général, trois ans sur l’eau, puis quitte la Seine pour entrer dans la magistrature, la médecine ou la politique.)

Zaïra était alors devenue Zara, puis, plus tard, Zara s’était encore modifié en Sarah. On la crut alors israélite.

Les tout derniers, ceux à monocle, l’appelaient donc tout simplement « La Juive7 ».

Puis elle disparut.

Et voilà que je la retrouvais marchande de tabac à Barviller.

 

Je lui dis :

« Eh bien, ça va donc, à présent ? »

Elle répondit : « Un peu mieux. »

Une curiosité me saisit de connaître la vie de cette femme. Autrefois je n’y aurais point songé ; aujourd’hui, je me sentais intrigué, attiré, tout à fait intéressé. Je lui demandai :

« Comment as-tu fait pour avoir de la chance ?

— Je ne sais pas. Ça m’est arrivé comme je m’y attendais le moins.

— Est-ce à Chatou que tu l’as rencontrée ?

— Oh non !

— Où ça donc ?

— À Paris, dans l’hôtel que j’habitais.

— Ah ! Est-ce que tu n’avais pas une place à Paris ?

— Oui, j’étais chez Mme Ravelet.

— Qui ça, Mme Ravelet ?

— Tu ne connais pas Mme Ravelet ? Oh !

— Mais non.

— La modiste, la grande modiste de la rue de Rivoli8. »

Et la voilà qui se met à me raconter mille choses de sa vie ancienne, mille choses secrètes de la vie parisienne, l’intérieur d’une maison de modes, l’existence de ces demoiselles, leurs aventures, leurs idées, toute l’histoire d’un cœur d’ouvrière, cet épervier de trottoir qui chasse par les rues, le matin, en allant au magasin, le midi, en flânant, nu-tête, après le repas, et le soir en montant chez elle.

Elle disait, heureuse de parler de l’autrefois :

 

Si tu savais comme on est canaille… et comme on en fait de roides. Nous nous les racontions chaque jour. Vrai, on se moque des hommes, tu sais !

Moi, la première rosserie que j’ai faite, c’est au sujet d’un parapluie. J’en avais un vieux en alpaga, un parapluie à en être honteuse. Comme je le fermais en arrivant, un jour de pluie, voilà la grande Louise qui me dit : « Comment ! tu oses sortir avec ça !

— Mais je n’en ai pas d’autre, et en ce moment, les fonds sont bas. »

Ils étaient toujours bas, les fonds !

Elle me répond : « Va en chercher un à la Madeleine. »

Moi ça m’étonne.

Elle reprend : « C’est là que nous les prenons, toutes ; on en a autant qu’on veut. » Et elle m’explique la chose. C’est bien simple.

Donc, je m’en allai avec Irma à la Madeleine. Nous trouvons le sacristain et nous lui expliquons comment nous avons oublié un parapluie la semaine d’avant. Alors il nous demande si nous nous rappelons son manche, et je lui fais l’explication d’un manche avec une pomme d’agate. Il nous introduit dans une chambre où il y avait plus de cinquante parapluies perdus ; nous les regardons tous et nous ne trouvons pas le mien ; mais moi j’en choisis un beau, un très beau, à manche d’ivoire sculpté. Louise est allée le réclamer quelques jours après. Elle l’a décrit avant de l’avoir vu, et on le lui a donné sans méfiance.

Pour faire ça, on s’habillait très chic.

 

Et elle riait en ouvrant et laissant retomber le couvercle à charnières de la grande boîte à tabac.

Elle reprit :

 

Oh ! on en avait des tours, et on en avait de si drôles. Tiens, nous étions cinq à l’atelier, quatre ordinaires et une très bien, Irma, la belle Irma. Elle était très distinguée, et elle avait un amant au conseil d’État. Ça ne l’empêchait pas de lui en faire porter joliment. Voilà qu’un hiver elle nous dit : « Vous ne savez pas, nous allons en faire une bien bonne. » Et elle nous conta son idée.

Tu sais Irma, elle avait une tournure à troubler la tête de tous les hommes, et puis une taille, et puis des hanches qui leur faisaient venir l’eau à la bouche. Donc, elle imagina de nous faire gagner cent francs à chacune pour nous acheter des bagues, et elle arrangea la chose que voici :

Tu sais que je n’étais pas riche, à ce moment-là, les autres non plus ; ça n’allait guère, nous gagnions cent francs par mois au magasin, rien de plus. Il fallait trouver. Je sais bien que nous avions chacune deux ou trois amants habitués qui donnaient un peu, mais pas beaucoup. À la promenade de midi, il arrivait quelquefois qu’on amorçait un monsieur qui revenait le lendemain ; on le faisait poser quinze jours, et puis on cédait. Mais ces hommes-là, ça ne rapporte jamais gros. Ceux de Chatou, c’était pour le plaisir ! Oh ! si tu savais les ruses que nous avions ; vrai, c’était à mourir de rire. Donc, quand Irma nous proposa de nous faire gagner cent francs, nous voilà toutes allumées. C’est très vilain ce que je vais te raconter, mais ça ne fait rien ; tu connais la vie, toi, et puis quand on est resté quatre ans à Chatou…

Donc elle nous dit : « Nous allons lever au bal de l’Opéra ce qu’il y a de mieux à Paris comme hommes, les plus distingués et les plus riches. Moi, je les connais. »

Nous n’avons pas cru, d’abord, que c’était vrai ; parce que ces hommes-là ne sont pas faits pour les modistes, pour Irma oui, mais pour nous, non. Oh ! elle était d’un chic, cette Irma ! Tu sais, nous avions coutume de dire à l’atelier que si l’empereur l’avait connue, il l’aurait certainement épousée.

Pour lors, elle nous fit habiller de ce que nous avions de mieux et elle nous dit : « Vous, vous n’entrerez pas au bal, vous allez rester chacune dans un fiacre dans les rues voisines. Un monsieur viendra qui montera dans votre voiture. Dès qu’il sera entré, vous l’embrasserez le plus gentiment que vous pourrez ; et puis vous pousserez un grand cri pour montrer que vous vous êtes trompée, que vous en attendiez un autre. Ça allumera le pigeon de voir qu’il prend la place d’un autre et il voudra rester par force ; vous résisterez, vous ferez les cent coups pour le chasser… et puis… vous irez souper avec lui… Alors il vous devra un bon dédommagement. »

Tu ne comprends point encore, n’est-ce pas ? Eh bien, voici ce qu’elle fit, la rosse.

Elle nous fit monter toutes les quatre dans quatre voitures, des voitures de cercle, des voitures bien comme il faut, puis elle nous plaça dans des rues voisines de l’Opéra. Alors, elle alla au bal, toute seule. Comme elle connaissait, par leur nom, les hommes les plus marquants de Paris, parce que la patronne fournissait leurs femmes, elle en choisit d’abord un pour l’intriguer. Elle lui en dit de toutes les sortes, car elle a de l’esprit aussi. Quand elle le vit bien emballé, elle ôta son loup, et il fut pris comme dans un filet. Donc il voulut l’emmener tout de suite, et elle lui donna rendez-vous, dans une demi-heure, dans une voiture en face du no 20 de la rue Taitbout. C’était moi, dans cette voiture-là ! J’étais bien enveloppée et la figure voilée. Donc, tout d’un coup, un monsieur passa sa tête à la portière, et il dit : « C’est vous ? »

Je réponds tout bas : « Oui, c’est moi, montez vite. »

Il monte ; et moi je le saisis dans mes bras et je l’embrasse, mais je l’embrasse à lui couper la respiration ; puis je reprends :

« Oh ! Que je suis heureuse ! que je suis heureuse ! »

Et, tout d’un coup, je crie :

« Mais ce n’est pas toi ! Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu ! » Et je me mets à pleurer.

Tu juges si voilà un homme embarrassé ! Il cherche d’abord à me consoler ; il s’excuse, proteste qu’il s’est trompé aussi !

Moi, je pleurais toujours, mais moins fort ; et je poussais de gros soupirs. Alors il me dit des choses très douces. C’était un homme tout à fait comme il faut ; et puis ça l’amusait maintenant de me voir pleurer de moins en moins.

Bref, de fil en aiguille, il m’a proposé d’aller souper. Moi, j’ai refusé ; j’ai voulu sauter de la voiture ; il m’a retenue par la taille ; et puis embrassée ; comme j’avais fait à son entrée.

Et puis… et puis… nous avons… soupé… tu comprends… et il m’a donné… devine… voyons, devine… il m’a donné cinq cents francs !… crois-tu qu’il y en a des hommes généreux.

Enfin, la chose a réussi pour tout le monde. C’est Louise qui a eu le moins avec deux cents francs. Mais, tu sais, Louise, vrai, elle était trop maigre !

 

La marchande de tabac allait toujours, vidant d’un seul coup tous ses souvenirs amassés depuis si longtemps dans son cœur fermé de débitante officielle. Tout l’autrefois pauvre et drôle remuait son âme. Elle regrettait cette vie galante et bohème du trottoir parisien, faite de privations et de caresses payées, de rire et de misère, de ruses et d’amour vrai par moments.

Je lui dis : « Mais comment as-tu obtenu ton débit de tabac ? »

Elle sourit : « Oh ! c’est toute une histoire. Figure-toi que j’avais dans mon hôtel, porte à porte, un étudiant en droit, mais tu sais, un de ces étudiants qui ne font rien. Celui-là, il vivait au café, du matin au soir ; et il aimait le billard, comme je n’ai jamais vu aimer personne.

« Quand j’étais seule, nous passions la soirée ensemble quelquefois. C’est de lui que j’ai eu Roger.

— Qui ça, Roger ?

— Mon fils.

— Ah !

— Il me donna une petite pension pour élever le gosse, mais je pensais bien que ce garçon-là ne me rapporterait rien, d’autant plus que je n’ai jamais vu un homme aussi fainéant, mais là, jamais. Au bout de dix ans, il en était encore à son premier examen. Quand sa famille vit qu’on n’en pourrait rien tirer, elle le rappela chez elle en province ; mais nous étions demeurés en correspondance à cause de l’enfant. Et puis, figure-toi qu’aux dernières élections, il y a deux ans9, j’apprends qu’il a été nommé député dans son pays. Et puis il a fait des discours à la Chambre. Vrai, dans le royaume des aveugles, comme on dit… Mais pour finir, j’ai été le trouver et il m’a fait obtenir, tout de suite, un bureau de tabac comme fille de déporté10… C’est vrai que mon père a été déporté, mais je n’avais jamais pensé non plus que ça pourrait me servir.

« Bref… Tiens, voilà Roger. »

 

Un grand jeune homme entrait, correct, grave, poseur.

Il embrassa sur le front sa mère qui me dit :

« Tenez, monsieur, c’est mon fils, chef de bureau à la mairie… Vous savez… c’est un futur sous-préfet. »

Je saluai dignement ce fonctionnaire, et je sortis pour gagner l’hôtel, après avoir serré, avec gravité, la main tendue de Ça ira.

NUIT DE NOËL

« Le Réveillon ! le Réveillon ! Ah ! mais non, je ne réveillonnerai pas ! »

Le gros Henri Templier disait cela d’une voix furieuse, comme si on lui eût proposé une infamie.

Les autres, riant, s’écrièrent : « Pourquoi te mets-tu en colère ? »

Il répondit : « Parce que le réveillon m’a joué le plus sale tour du monde, et que j’ai gardé une insurmontable horreur pour cette nuit stupide de gaieté imbécile.

— Quoi donc ?

— Quoi ? Vous voulez le savoir ? Eh bien, écoutez. »

*

Vous vous rappelez comme il faisait froid, voici deux ans, à cette époque ; un froid à tuer les pauvres dans la rue. La Seine gelait ; les trottoirs glaçaient les pieds à travers les semelles des bottines ; le monde semblait sur le point de crever.

J’avais alors un gros travail en train et je refusai toute invitation pour le réveillon, préférant passer la nuit devant ma table. Je dînai seul ; puis je me mis à l’œuvre. Mais voilà que, vers dix heures, la pensée de la gaieté courant Paris, le bruit des rues qui me parvenait malgré tout, les préparatifs de souper de mes voisins, entendus à travers les cloisons, m’agitèrent. Je ne savais plus ce que je faisais ; j’écrivais des bêtises ; et je compris qu’il fallait renoncer à l’espoir de produire quelque chose de bon cette nuit-là.

Je marchai un peu à travers ma chambre. Je m’assis, je me relevai. Je subissais, certes, la mystérieuse influence de la joie du dehors, et je me résignai.

Je sonnai ma bonne et je lui dis : « Angèle, allez m’acheter de quoi souper à deux : des huîtres, un perdreau froid, des écrevisses, du jambon, des gâteaux. Montez-moi deux bouteilles de champagne ; mettez le couvert et couchez-vous. »

Elle obéit, un peu surprise. Quand tout fut prêt, j’endossai mon pardessus, et je sortis.

Une grosse question restait à résoudre : Avec qui allais-je réveillonner ? Mes amies étaient invitées partout. Pour en avoir une, il aurait fallu m’y prendre d’avance. Alors, je songeai à faire en même temps une bonne action. Je me dis : Paris est plein de pauvres et belles filles qui n’ont pas un souper sur la planche, et qui errent en quête d’un garçon généreux. Je veux être la Providence de Noël d’une de ces déshéritées.

Je vais rôder, entrer dans les lieux de plaisir, questionner, chasser, choisir à mon gré.

Et je me mis à parcourir la ville.

Certes, je rencontrai beaucoup de pauvres filles cherchant aventure, mais elles étaient laides à donner une indigestion, ou maigres à geler sur pied si elles s’étaient arrêtées.

J’ai un faible, vous le savez, j’aime les femmes nourries. Plus elles sont en chair, plus je les préfère. Une colosse me fait perdre la raison.

Soudain, en face du théâtre des Variétés1, j’aperçus un profil à mon gré. Une tête, puis, par-devant, deux bosses, celle de la poitrine, fort belle, celle du dessous surprenante : un ventre d’oie grasse. J’en frissonnai, murmurant : Sacristi, la belle fille ! Un point me restait à éclaircir : le visage.

Le visage, c’est le dessert ; le reste c’est… c’est le rôti.

Je hâtai le pas, je rejoignis cette femme errante, et, sous un bec de gaz, je me retournai brusquement.

Elle était charmante, toute jeune, brune, avec de grands yeux noirs.

Je fis ma proposition, qu’elle accepta sans hésiter.

Un quart d’heure plus tard, nous étions attablés dans mon appartement.

Elle dit en entrant : « Ah ! on est bien ici. »

Et elle regarda autour d’elle avec la satisfaction visible d’avoir trouvé la table et le gîte en cette nuit glaciale. Elle était superbe, tellement jolie qu’elle m’étonnait, et grosse à ravir mon cœur pour toujours.

Elle ôta son manteau, son chapeau ; s’assit et se mit à manger ; mais elle ne paraissait pas en train ; et parfois sa figure un peu pâle tressaillait comme si elle eût souffert d’un chagrin caché.

Je lui demandai : « Tu as des embêtements ? »

Elle répondit : « Bah ! oublions tout. »

Et elle se mit à boire. Elle vidait d’un trait son verre de champagne, le remplissait et le revidait encore, sans cesse.

Bientôt un peu de rougeur lui vint aux joues ; et elle commença à rire.

Moi, je l’adorais déjà, l’embrassant à pleine bouche, découvrant qu’elle n’était ni bête, ni commune, ni grossière comme les filles du trottoir. Je lui demandai des détails sur sa vie. Elle répondit : « Mon petit, cela ne te regarde pas ! »

Hélas ! une heure plus tard…

Enfin, le moment vint de se mettre au lit, et, pendant que j’enlevais la table dressée devant le feu, elle se déshabilla vivement et se glissa sous les couvertures.

Mes voisins faisaient un vacarme affreux, riant et chantant comme des fous ; et je me disais : « J’ai eu rudement raison d’aller chercher cette belle fille ; je n’aurais jamais pu travailler. »

Un profond gémissement me fit me retourner. Je demandai : « Qu’as-tu, ma chatte ? » Elle ne répondit pas, mais elle continuait à pousser des soupirs douloureux, comme si elle eût souffert horriblement.

Je repris : « Est-ce que tu te trouves indisposée ? »

Et soudain elle jeta un cri, un cri déchirant. Je me précipitai une bougie à la main.

Son visage était décomposé par la douleur, et elle se tordait les mains, haletante, envoyant du fond de sa gorge ces sortes de gémissements sourds qui semblent des râles et qui font défaillir le cœur.

Je demandai, éperdu : « Mais qu’as-tu ? dis-moi, qu’as-tu ? »

Elle ne répondit pas et se mit à hurler.

Tout à coup les voisins se turent, écoutant ce qui se passait chez moi.

Je répétais : « Où souffres-tu, dis-moi, où souffres-tu ? »

Elle balbutia : « Oh ! mon ventre ! mon ventre ! »

D’un seul coup je relevai la couverture, et j’aperçus…

Elle accouchait, mes amis.

Alors je perdis la tête ; je me précipitai sur le mur que je heurtai à coups de poing, de toute ma force, en vociférant : « Au secours, au secours ! »

Ma porte s’ouvrit ; une foule se précipita chez moi, des hommes en habit, des femmes décolletées, des Pierrots, des Turcs, des Mousquetaires2. Cette invasion m’affola tellement que je ne pouvais même plus m’expliquer.

Eux, ils avaient cru à quelque accident, à un crime peut-être, et ne comprenaient plus.

Je dis enfin : « C’est… c’est… cette… cette femme qui… qui accouche. »

Alors tout le monde l’examina, dit son avis. Un capucin surtout prétendait s’y connaître, et voulait aider la nature.

Ils étaient gris comme des ânes. Je crus qu’ils allaient la tuer ; et je me précipitai, nu-tête, dans l’escalier pour chercher un vieux médecin qui habitait dans une rue voisine.

Quand je revins avec le docteur, toute ma maison était debout ; on avait rallumé le gaz de l’escalier ; les habitants de tous les étages occupaient mon appartement ; quatre débardeurs attablés achevaient mon champagne et mes écrevisses.

À ma vue, un cri formidable éclata, et une laitière me présenta dans une serviette un affreux petit morceau de chair ridée, plissée, geignante, miaulant comme un chat ; et elle me dit : « C’est une fille. »

Le médecin examina l’accouchée, déclara douteux son état, l’accident ayant eu lieu immédiatement après un souper, et il partit en annonçant qu’il allait m’envoyer immédiatement une garde-malade et une nourrice.

Les deux femmes arrivèrent une heure après, apportant un paquet de médicaments.

Je passai la nuit dans un fauteuil, trop éperdu pour réfléchir aux suites.

Dès le matin, le médecin revint. Il trouva la malade assez mal.

Il me dit : « Votre femme, monsieur… »

Je l’interrompis : « Ce n’est pas ma femme. »

Il reprit : « Votre maîtresse, peu m’importe. » Et il énuméra les soins qu’il lui fallait, le régime, les remèdes.

Que faire ? Envoyer cette malheureuse à l’hôpital ? J’aurais passé pour un manant dans toute la maison, dans tout le quartier.

Je la gardai. Elle resta dans mon lit six semaines.

L’enfant ? Je l’envoyai chez des paysans de Poissy. Il me coûte encore cinquante francs par mois. Ayant payé dans le début, me voici forcé de payer jusqu’à ma mort.

Et, plus tard, il me croira son père.

Mais, pour comble de malheur, quand la fille a été guérie… elle m’aimait… elle m’aimait éperdument, la gueuse !

*

« Eh bien ?

— Eh bien, elle était devenue maigre comme un chat de gouttière ; et j’ai flanqué dehors cette carcasse qui me guette dans la rue, se cache pour me voir passer, m’arrête le soir quand je sors, pour me baiser la main, m’embête enfin à me rendre fou.

« Et voilà pourquoi je ne réveillonnerai plus jamais. »

LES VINGT-CINQ FRANCS DE LA SUPÉRIEURE

Ah ! certes, il était drôle, le père Pavilly1, avec ses grandes jambes d’araignée et son petit corps, et ses longs bras, et sa tête en pointe surmontée d’une flamme de cheveux rouges sur le sommet du crâne.

C’était un clown, un clown paysan, naturel, né pour faire des farces, pour faire rire, pour jouer des rôles, des rôles simples puisqu’il était fils de paysan, paysan lui-même, sachant à peine lire. Ah ! oui, le bon Dieu l’avait créé pour amuser les autres, les pauvres diables de la campagne qui n’ont pas de théâtres et de fêtes ; et il les amusait en conscience. Au café, on lui payait des tournées pour le garder, et il buvait intrépidement, riant et plaisantant, blaguant tout le monde, sans fâcher personne, pendant qu’on se tordait autour de lui.

Il était si drôle que les filles elles-mêmes ne lui résistaient pas, tant elles riaient, bien qu’il fût très laid. Il les entraînait, en blaguant, derrière un mur, dans un fossé, dans une étable, puis il les chatouillait et les pressait, avec des propos si comiques qu’elles se tenaient les côtes en le repoussant. Alors il gambadait, faisait mine de se vouloir pendre, et elles se tordaient, les larmes aux yeux ; il choisissait un moment et les culbutait avec tant d’à-propos qu’elles y passaient toutes, même celles qui l’avaient bravé, histoire de s’amuser.

Donc, vers la fin de juin il s’engagea pour faire la moisson, chez maître Le Harivau près de Rouville2. Pendant trois semaines entières il réjouit les moissonneurs, hommes et femmes, par ses farces, tant le jour que la nuit. Le jour on le voyait dans la plaine, au milieu des épis fauchés, on le voyait coiffé d’un vieux chapeau de paille qui cachait son toupet roussâtre, ramassant avec ses longs bras maigres et liant en gerbes le blé jaune ; puis s’arrêtant pour esquisser un geste drôle qui faisait rire à travers la campagne le peuple des travailleurs qui ne le quittait point de l’œil. La nuit il se glissait comme une bête rampante, dans la paille des greniers où dormaient les femmes, et ses mains rôdaient, éveillaient des cris, soulevaient des tumultes. On le chassait à coups de sabots et il fuyait à quatre pattes, pareil à un singe fantastique au milieu des fusées de gaieté de la chambrée tout entière.

Le dernier jour, comme le char des moissonneurs, enrubanné et cornemusant, plein de cris, de chants, de joie et d’ivresse, allait sur la grande route blanche, au pas lent de six chevaux pommelés, conduits par un gars en blouse portant cocarde à sa casquette, Pavilly, au milieu des femmes vautrées dansait un pas de satyre ivre qui tenait, bouche bée, sur les talus des fermes les petits garçons morveux et les paysans stupéfaits de sa structure invraisemblable3.

Tout à coup, en arrivant à la barrière de la ferme de maître Le Harivau, il fit un bond en élevant les bras, mais par malheur il heurta, en retombant, le bord de la longue charrette, culbuta par-dessus, tomba sur la roue et rebondit sur le chemin.

Ses camarades s’élancèrent. Il ne bougeait plus, un œil fermé, l’autre ouvert, blême de peur, ses grands membres allongés dans la poussière.

Quand on toucha sa jambe droite, il se mit à pousser des cris et, quand on voulut le mettre debout, il s’abattit.

« Je crais ben qu’il a une patte cassée », dit un homme.

Il avait, en effet, une jambe cassée.

Maître Le Harivau le fit étendre sur une table, et un cavalier courut à Rouville pour chercher le médecin, qui arriva une heure après.

Le fermier fut très généreux et annonça qu’il paierait le traitement de l’homme à l’hôpital.

Le docteur emporta donc Pavilly dans sa voiture et le déposa dans un dortoir peint à la chaux où sa fracture fut réduite.

Dès qu’il comprit qu’il n’en mourrait pas et qu’il allait être soigné, guéri, dorloté, nourri à rien faire, sur le dos, entre deux draps, Pavilly fut saisi d’une joie débordante, et il se mit à rire d’un rire silencieux et continu qui montrait ses dents gâtées.

Dès qu’une sœur approchait de son lit, il lui faisait des grimaces de contentement, clignait de l’œil, tordait sa bouche, remuait son nez qu’il avait très long et mobile à volonté. Ses voisins de dortoir, tout malades qu’ils étaient, ne pouvaient se tenir de rire, et la sœur supérieure venait souvent à son lit pour passer un quart d’heure d’amusement. Il trouvait pour elle des farces plus drôles, des plaisanteries inédites et comme il portait en lui le germe de tous les cabotinages, il se faisait dévot pour lui plaire, parlait du bon Dieu avec des airs sérieux d’homme qui sait les moments où il ne faut plus badiner.

Un jour, il imagina de lui chanter des chansons. Elle fut ravie et revint plus souvent ; puis, pour utiliser sa voix, elle lui apporta un livre de cantiques. On le vit alors assis dans son lit, car il commençait à se remuer, entonnant d’une voix de fausset les louanges de l’Éternel, de Marie et du Saint-Esprit, tandis que la grosse bonne sœur, debout à ses pieds, battait la mesure avec un doigt en lui donnant l’intonation. Dès qu’il put marcher, la supérieure lui offrit de le garder quelque temps de plus pour chanter les offices dans la chapelle, tout en servant la messe et remplissant aussi les fonctions de sacristain. Il accepta. Et pendant un mois entier on le vit, vêtu d’un surplis blanc, et boitillant, entonner les répons et les psaumes avec des ports de tête si plaisants que le nombre des fidèles augmenta, et qu’on désertait la paroisse pour venir à vêpres à l’hôpital.

Mais comme tout finit en ce monde, il fallut bien le congédier quand il fut tout à fait guéri. La supérieure, pour le remercier, lui fit cadeau de vingt-cinq francs.

Dès que Pavilly se vit dans la rue avec cet argent dans sa poche, il se demanda ce qu’il allait faire. Retournerait-il au village ? Pas avant d’avoir bu un coup certainement, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps, et il entra dans un café. Il ne venait pas à la ville plus d’une fois ou deux par an, et il lui était resté, d’une de ces visites en particulier, un souvenir confus et enivrant d’orgie.

Donc il demanda un verre de fine qu’il avala d’un trait pour graisser le passage, puis il s’en fit verser un second afin d’en prendre le goût.

Dès que l’eau-de-vie, forte et poivrée, lui eut touché le palais et la langue, réveillant plus vive, après cette longue sobriété, la sensation aimée et désirée de l’alcool qui caresse, et pique, et aromatise, et brûle la bouche, il comprit qu’il boirait la bouteille et demanda tout de suite ce qu’elle valait, afin d’économiser sur le détail. On la lui compta trois francs, qu’il paya ; puis il commença à se griser avec tranquillité.

Il y mettait pourtant de la méthode voulant garder assez de conscience pour d’autres plaisirs. Donc aussitôt qu’il se sentit sur le point de voir saluer les cheminées il se leva, et s’en alla, d’un pas hésitant, sa bouteille sous le bras, en quête d’une maison de filles.

Il la trouva, non sans peine, après l’avoir demandée à un charretier qui ne la connaissait pas, à un facteur qui le renseigna mal, à un boulanger qui se mit à jurer en le traitant de vieux porc, et, enfin, à un militaire qui l’y conduisit obligeamment, en l’engageant à choisir la Reine.

Pavilly, bien qu’il fût à peine midi, entra dans ce lieu de délices où il fut reçu par une bonne qui voulait le mettre à la porte. Mais il la fit rire par une grimace, montra trois francs, prix normal des consommations spéciales du lieu, et la suivit avec peine le long d’un escalier fort sombre qui menait au premier étage.

Quand il fut entré dans une chambre il réclama la venue de la Reine et l’attendit en buvant un nouveau coup au goulot même de sa bouteille.

La porte s’ouvrit, une fille parut. Elle était grande, grasse, rouge, énorme. D’un coup d’œil sûr, d’un coup d’œil de connaisseur, elle toisa l’ivrogne écroulé sur un siège et lui dit :

« T’as pas honte à c’t’heure-ci ? »

Il balbutia :

« De quoi, princesse ?

— Mais de déranger une dame avant qu’elle ait seulement mangé la soupe. »

Il voulut rire.

« Y a pas d’heure pour les braves.

— Y a pas d’heure non plus pour se soûler, vieux pot. »

Pavilly se fâcha.

« Je sieus pas un pot, d’abord, et puis je sieus pas soûl.

— Pas soûl ?

— Non, je sieus pas soûl.

— Pas soûl, tu pourrais pas seulement te tenir debout. »

Elle le regardait avec une colère rageuse de femme dont les compagnes dînent.

Il se dressa.

« Mé, mé, que je danserais une polka. »

Et, pour prouver sa solidité, il monta sur la chaise, fit une pirouette et sauta sur le lit où ses gros souliers vaseux plaquèrent deux taches épouvantables.

« Ah ! salaud ! » cria la fille.

S’élançant, elle lui jeta un coup de poing dans le ventre, un tel coup de poing que Pavilly perdit l’équilibre, bascula sur les pieds de la couche, fit une complète cabriole, retomba sur la commode entraînant avec lui la cuvette et le pot à l’eau, puis s’écroula par terre en poussant des hurlements.

Le bruit fut si violent et ses cris si perçants que toute la maison accourut, monsieur, madame, la servante et le personnel.

Monsieur, d’abord, voulut ramasser l’homme, mais, dès qu’il l’eut mis debout, le paysan perdit de nouveau l’équilibre, puis se mit à vociférer qu’il avait la jambe cassée, l’autre, la bonne, la bonne !

C’était vrai. On courut chercher un médecin. Ce fut justement celui qui avait soigné Pavilly chez maître Le Harivau.

« Comment, c’est encore vous ? dit-il.

— Oui, m’sieu.

— Qu’est-ce que vous avez ?

— L’autre qu’on m’a cassée itou, m’sieu l’Docteur.

— Qu’est-ce qui vous a fait ça, mon vieux ?

— Une femelle donc. »

Tout le monde écoutait. Les filles en peignoir, en cheveux, la bouche encore grasse du dîner interrompu, madame furieuse, monsieur inquiet.

« Ça va faire une vilaine histoire, dit le médecin. Vous savez que la municipalité vous voit d’un mauvais œil. Il faudrait tâcher qu’on ne parlât point de cette affaire-là.

— Comment faire ? demanda monsieur.

— Mais, le mieux, serait d’envoyer cet homme à l’hôpital, d’où il sort, d’ailleurs, et de payer son traitement. »

Monsieur répondit :

« J’aime encore mieux ça que d’avoir des histoires. »

Donc Pavilly, une demi-heure après, rentrait ivre et geignant dans le dortoir d’où il était sorti une heure plus tôt.

La supérieure leva les bras, affligée, car elle l’aimait, et souriante, car il ne lui déplaisait pas de le revoir.

« Eh bien ! mon brave, qu’est-ce que vous avez ?

— L’autre jambe cassée, madame la bonne sœur.

— Ah ! vous êtes donc encore monté sur une voiture de paille, vieux farceur ! »

Et Pavilly, confus et sournois, balbutia :

« Non… non… Pas cette fois… pas cette fois… Non… non… C’est point d’ma faute, point d’ma faute… C’est une paillasse qu’en est cause. »

Elle ne put en tirer d’autre explication et ne sut jamais que cette rechute était due à ses vingt-cinq francs.